
Hector Mendez
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Descriptif auteur
Structure professionnelle : CRISES – Centre de Recherches Interdisciplinaires en Sciences humaines et Sociales de Montpellier.Université Paul-Valéry. Site Saint Charles. Place Albert I. Montpellier.
Titre(s), Diplôme(s) : Docteur en philosophie
Fonction(s) actuelle(s) : Juriste
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LES CONTRIBUTIONS DE L’AUTEUR
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
LES GILETS JAUNES. Interrogations et attentes.
Avant de commencer, je voudrais dire deux choses que j'estime importantes:
Bien que mon intérêt pour le mouvement des gilets jaunes provienne de mes recherches actuelles sur l'expression politique des mouvements populaires, je ne ferai pas, pour autant, une conférence académique. C'est pourquoi j'ai omis de citer mes sources et je ne mentionne pas l'origine des données que je présente. Les sources existent, bien sûr, mais s'agissant d'un mouvement en pleine évolution, elles sont essentiellement journalistiques, commentaires d'éditorialistes politiques et surtout des documents audiovisuels issus des nombreux sites des gilets jaunes sur Facebook. Il serait donc pratiquement impossible de les mentionner dans chaque cas. Mais en outre, le phénomène des gilets jaunes est, à mon avis, un événement totalement inédit. Dans cette mesure, il n'est pas encore possible d'avoir le recul nécessaire pour le comprendre pleinement. Il serait donc prétentieux de ma part de présenter ces simples pistes de réflexion comme une véritable analyse.
Deuxièmement, en prévision des critiques, je tiens à préciser que ma position n'est en aucun cas impartiale. Je suis un fervent partisan des gilets jaunes et je leur donne raison. D'ailleurs, je suis depuis toujours convaincu qu'il n'existe pas d'observateurs impartiaux des phénomènes sociaux. Au mieux, quand ils se prétendent neutres, ils sont complices, plus ou moins involontaires, du statu quo. Mais partialité ne signifie pas manque d'objectivité. Tout mouvement populaire authentique, même s'il comporte toujours une dose d'utopie et de subjectivité, doit être conscient de la réalité sociale dans laquelle il agit. Il ne se rend pas service en la défigurant.
Ces précisions étant faites, et vu le peu d'informations (et souvent l'abondance de déformations) sur le mouvement des gilets jaunes, je me sens presque obligé d'évoquer rapidement les premiers pas de ce mouvement, qui dès le départ ont marqué sa spécificité.
Depuis le début de l'année 2018, le mécontentement exprimé sur les réseaux sociaux à propos de la hausse des prix du carburant était palpable. Mais l'annonce d'une nouvelle hausse, prévue pour janvier 2019, destinée, selon le gouvernement, à financer la transition écologique, a provoqué une large indignation. Sa première manifestation a été la vidéo d'une illustre inconnue, Jacqueline Moraud, interpellant directement le président Macron sur la destination de l'argent collecté par les taxes sur le carburant. Cette vidéo a récolté le nombre incroyable de 1 500 000 vues et a été suivie peu après par l'appel lancé par un chauffeur routier, Eric Drouet, à bloquer les routes de France le samedi 17 novembre 2018. Cet appel a reçu une approbation inattendue sur les médias sociaux et a été le point de départ de l'organisation de cette manifestation nationale.
Quelques jours plus tard, un autre chauffeur routier a eu l'idée, absolument géniale en termes de communication, d'identifier les participants au mouvement par l'utilisation d'un gilet jaune, un équipement de sécurité obligatoire que tous les conducteurs de voitures en France doivent avoir. Non seulement elle donnait une visibilité particulière aux participants au mouvement, mais elle permettait également à tous ceux qui se sentaient solidaires du mouvement de montrer leur soutien, par exemple en plaçant visiblement le gilet jaune sur le tableau de bord de la voiture.
La première manifestation, acte I des gilets jaunes, le 17 novembre 2018 a signifié plus de 2000 blocages de circulation sur des ronds-points, péages, routes, etc. Dans toute la France, près de 300 000 personnes ont participé à ces actions. La surprise du gouvernement devant l'ampleur du mouvement a été totale, mais malgré cela, le Premier ministre lui-même a réaffirmé sa décision de maintenir ces augmentations.
Si la participation a été moins importante lors de l'acte II du mouvement, le 24 novembre (on dit qu'il n'y avait que 100 000 manifestants) elle a trouvé des participants beaucoup plus déterminés et les affrontements avec la police ont été nombreux. Face à la persistance du mouvement, le gouvernement a tenté de négocier, croyant avoir affaire à un mouvement de protestation classique.
Le 27 novembre, à l'invitation de la Ministre de l'Écologie, deux des gilets jaunes les plus connus sur les réseaux, Eric Drouet et Priscilla Ludosky, l'ont rencontré brièvement et ont filmé l'entretien (on ne sait pas s'ils avaient l'autorisation ou non), qu'ils ont ensuite publié sur les réseaux sociaux. Trois jours plus tard, le Premier ministre a également invité ce qu'il pensait être les "représentants" de ce mouvement atypique. Le résultat a été surprenant. Sur les huit "représentants" convoqués, seuls deux se sont présentés et l'un d'eux a rapidement quitté le siège du ministère lorsqu'on lui a refusé que l'interview soit filmée et diffusée en direct. À partir de ce moment, et face à la demande permanente de publicité des entretiens, les autorités ont définitivement abandonné toute tentative de négociation.
L'acte III, qui s'est déroulé comme chaque samedi le 1er décembre, a rassemblé encore plus de manifestants que le précédent, et la violence des affrontements entre les gilets jaunes et les forces de répression a rapidement augmenté, notamment à Paris. Les violences contre les symboles économiques et politiques du régime, comme les banques, se sont multipliées et un ministère a même été attaqué à la pelleteuse par les manifestants. Face à l'aggravation de la situation, le gouvernement commence à parler d'un moratoire sur l'augmentation des taxes sur le carburant.
Finalement, après l'acte IV, le président Macron, qui était resté silencieux depuis le début des manifestations, annonce une série de mesures censées répondre aux revendications des gilets jaunes. Il a ainsi annoncé une augmentation de la prime d'activité pour les salaires minimums (qui est, bien sûr, une augmentation de salaire payée par l'État), une réduction minimale des impôts sur les retraites les plus basses, la défiscalisation des heures supplémentaires et une prime de fin d'année volontaire, également défiscalisée, payée par les entreprises qui le souhaitent. Avec l'annulation de l'augmentation prévue du prix du carburant, il s'agissait des premières et seules concessions faites aux manifestants, mais elles représentaient également le premier revers du gouvernement depuis son élection. Les gilets jaunes considérant qu'elles ne répondaient pas à leurs revendications ont poursuivi leurs actions hebdomadaires du samedi.
Depuis lors, la situation est dans l'impasse. Les manifestations hebdomadaires, notamment à Paris, rassemblent un nombre plus ou moins stable de manifestants malgré une violence policière sans précédent, et les manifestations dans les villes de province se poursuivent également, malgré de multiples interdictions de manifester. La seule réponse du gouvernement a été de proposer un grand débat national, qui s'est terminé il y a quelques jours par une mascarade de présentation de conclusions, montrant clairement que son objectif n'était autre que d'obtenir que l'État finance la campagne électorale du parti de Macron en vue des prochaines élections européennes.
Aujourd'hui, après l'acte 25 de samedi dernier et la manifestation du 1er mai, le mouvement ne montre aucun signe d'essoufflement malgré une répression jamais vue en France contre un mouvement de protestation sociale. Plus de 22 manifestants ont perdu un il à cause des balles en caoutchouc, une demi-douzaine ont perdu une main, arrachée par des grenades de gaz lacrymogène ou explosives, 11 morts dans divers accidents lors des manifestations (gilets jaunes percutés par des voitures), dont une spectatrice touchée par une grenade, plus de 3000 manifestants et policiers blessés ainsi que plus de 5000 interpellations suivies de plusieurs centaines de condamnations. Une répression extrême dont l'objectif est de dissuader les gens, par la peur, de participer à la mobilisation. Ce n'est pas pour rien que les gilets jaunes appellent les victimes de la répression : " les mutilés pour l'exemple ".
La stratégie du gouvernement, jusqu'à présent infructueuse, est claire : la répression et une guerre idéologique et médiatique sans relâche, visant à discréditer les mouvements. A cette fin, tous les arguments habituels pour disqualifier un mouvement social ont été utilisés. Les gilets jaunes ont été traités de mouvement d'extrême droite, fasciste, antisémite, raciste, homophobe, extrémiste violent et même insurrectionnel. Or, aujourd'hui, deux mois après, sans cesser d'utiliser ces épithètes et d'agiter le spectre de la violence, le gouvernement Macron semble avoir compris que la meilleure stratégie pour les rendre invisibles est de parler d'eux le moins possible.
Cette stratégie de dénigrement montre que le gouvernement ne semble pas encore avoir compris que les médias destinés au grand public ne jouissent d'aucune confiance auprès de la population, qui préfère s'informer sur Internet. Les médias officiels en France ne parlent qu'aux partisans convaincus de l'ordre. Il est à craindre par conséquent que la prochaine cible de la censure et de l'autocensure soit, comme dans tous les régimes dictatoriaux, de fermer également cette source d'information.
Cette chronique quasi policière de l'affrontement entre les gilets jaunes et le gouvernement n'explique cependant pas les deux difficultés que pose l'analyse de ce mouvement. Premièrement, qu'est-ce qui fait qu'un mouvement, sans représentants, sans organisation nationale apparente, avec des objectifs concrets et limités, a eu un impact aussi important et dure si longtemps. Et deuxièmement, phénomène encore plus important, pourquoi il continue à bénéficier d'un tel niveau d'acceptation populaire à ce jour. En effet, si au début du mouvement, ce soutien avoisinait les 80%, cinq mois plus tard et malgré une campagne médiatique acharnée, l'approbation est toujours de 50%. Le phénomène est surprenant si l'on tient compte du fait que le mouvement ne s'oppose pas seulement au gouvernement de Macron, mais pratiquement à l'ensemble de l'establishment médiatique, politique et même syndical.
L'objectif principal de ma présentation sera donc de tenter d'expliquer ces deux phénomènes.
Il est incontestable qu'il existe en France un mécontentement populaire qui va au-delà des groupes de gilets jaunes mobilisés. Les raisons de cette situation se sont accumulées au cours des deux premières années du quinquennat de Macron et de ses mesures fiscales profitant aux secteurs les plus riches de la population : suppression de l'impôt sur la fortune mobilière, suppression de la progressivité de l'impôt sur le capital, simplification et augmentation des subventions aux grandes entreprises. Dans le même temps, les allocations de logement pour les secteurs les plus pauvres de la population ont été réduites et les cotisations de sécurité sociale sur les pensions ont été augmentées. Tout cela dans le contexte d'une réduction sensible des salaires des secteurs les plus précaires, des employés à temps partiel, des mères chefs de famille, etc. et d'une dégradation incessante de leurs conditions de vie, notamment en matière de logement.
Ce dernier point est l'une des conséquences les moins connues des politiques néolibérales. Dans leur quête de compétitivité, tous les centres urbains de France cherchent à attirer des investisseurs censés créer des emplois de qualité et bien rémunérés. L'un des instruments de cette politique est constitué par les plans de rénovation urbaine et la restauration des centres historiques afin d'accueillir une nouvelle clientèle de salariés à hauts revenus ou de touristes. En même temps, pour des raisons d'économie et pour faciliter la vie de ces groupes sociaux privilégiés, les centres urbains rénovés concentrent la plupart des ressources, des investissements et des services publics.
Les salariés pauvres, incapables de payer les loyers d'un habitat rénové, sont expulsés à la périphérie des grandes villes ou plus loin encore, dans de petites agglomérations semi-rurales, ou dans des quartiers créés de toutes pièces en pleine campagne. Les meilleures chances d'accéder à un logement abordable se paient pour ces catégories sociales par l'absence de services publics et du minimum de commerces nécessaires pour assurer une vie de proximité. Leurs habitants sont donc condamnés à de longs et perpétuels déplacements, pour le travail, pour les achats, pour les soins médicaux, pour toute démarche dans les bureaux publics ou les banques, etc.
Il en résulte qu'un certain nombre de dépenses - voiture, Internet, téléphones portables - deviennent indispensables. Ce n'est pas pour rien que les deux mesures, apparemment anodines, qui ont marqué le début de la colère populaire ont été la réduction de la vitesse maximale sur route de 90 à 80 km/h et l'augmentation déjà mentionnée des taxes sur le diesel, le carburant bon marché utilisé par les classes travailleuses. Ces mesures ont compromis le fragile équilibre économique de leur vie.
Cette répartition géographique de la pauvreté explique sans doute certains aspects du mouvement : sa diffusion sur tout le territoire, son implantation dans les petites villes, les blocages massifs de routes dans la première phase du mouvement, qui ont été faciles à réaliser grâce à leur implantation locale. Il explique également la composition sociale des campements qui s'installent sur les ronds-points, composés de salariés, d'artisans, de petits commerçants, de retraités, tous pauvres et contraints de vivre à la périphérie. Cette explication, exclusivement géographique était en vogue au début du mouvement. Tout le monde pensait (surtout le gouvernement) qu'il s'agissait d'un nouvel épisode de protestations locales, épisodes qui, par le passé, s'étaient rapidement essoufflés sans aucun résultat comme ce fut le cas avec les bonnets rouges bretons.
Ce malentendu a conduit le gouvernement à commettre une grave erreur tactique : traiter les travailleurs comme des ignorants, faciles à convaincre avec un peu de pédagogie. Mais le vocabulaire du mépris utilisé, foules haineuses, simples rustres qui fument et utilisent des voitures diesel, ou imbéciles, brutaux, fascistes, réactionnaires, illuminés, primitifs, vulgaires, etc. n'a fait que renforcer l'indignation de catégories sociales ignorées par les élites administratives, politiques et surtout médiatiques du pays. Ce mépris a joué un rôle important dans la forme violemment anti-gouvernementale, centrée sur la personne du président, des manifestations des gilets jaunes. Dès le début, le slogan le plus scandé était "Macron démission", un slogan dont le caractère improbable parlait plus d'un geste de dignité offensée que d'une revendication politique.
Sans doute la personnalité de Macron, qui a fait de lui, deux ans à peine après son élection, par son arrogance, le président le plus impopulaire de la cinquième République française, a-t-elle joué un rôle dans la focalisation sur lui de la haine populaire. Personnage insupportable, ayant une haute opinion de lui-même, il est rejeté même par ceux qui ne portent pas des gilets jaunes. Son comportement explique, en partie, le soutien disproportionné que le mouvement a reçu au sein de la population.
Mais on peut aussi dire que, grâce à lui, les Français commencent à comprendre ce qu'est une politique néolibérale. Toute leur action a été centrée sur la réduction de l'Etat et de ses services au nom de l'austérité visant à "rembourser" la dette publique. Au nom de cette politique, des entreprises publiques rentables ont été privatisées, justifiant ces opérations par la nécessité de financer le monstre insatiable qu'est l'appareil administratif de l'État. Cette musique est familière aux oreilles latino-américaines, mais la différence est que ces mesures ne s'appliquent pas à un pays du tiers monde, mais s'attaquent directement à l'un des derniers États-providence encore en fonctionnement, même si plus ou moins délabré.
Après ce rapide examen des causes plus générales à l'origine du mouvement des gilets jaunes, je pense qu'il est nécessaire, si l'on veut comprendre ses principales caractéristiques, de tenter de répondre à quatre questions importantes :
Quelle est la composition sociale de ce mouvement ?
Quelles sont ses exigences ?
Quels sont les principes structurants auxquels ils adhèrent et leurs formes d'action ?
Et enfin, quelles sont leurs positions par rapport à leur environnement, aux forces politiques et syndicales qui les opposent ou les soutiennent ?
Ces quatre questions guideront la suite de notre exposé, en commençant par la composition sociale du mouvement.
Quels sont les groupes sociaux qui composent réellement les gilets jaunes ? Sur ce point, tous les commentateurs s'accordent à dire qu'il s'agit d'un nouvel acteur social, issu des couches, jusqu'à présent, les plus " invisibles " et les plus passives de la société française : les ouvriers et employés des petites et moyennes entreprises, ainsi que des fractions de la petite bourgeoisie non éduquée, proche des classes populaires, ainsi qu'un nombre important de retraités des mêmes catégories. Pour tous, la situation économique a atteint un point de non-retour. Leurs revenus ne leur permettent tout simplement pas de joindre les deux bouts. Leur situation économique précaire fait que toute augmentation de leurs dépenses, aussi minime soit-elle, menace l'équilibre qui, avec des expédients divers, leur permet de survivre.
En même temps, les voies habituelles de revendication sont difficiles d'accès pour ces secteurs. Il s'agit de groupes sociaux ignorés et marginalisés par la représentation politique, qui généralement les méprisent, et abandonnés par un mouvement syndical quasi absent de ces secteurs et qui ne partage pas leurs formes d'action.
Mais il faut insister sur le fait qu'il s'agit de travailleurs pauvres et non de secteurs marginalisés de la population. Cela explique pourquoi, si les gilets jaunes se recrutent parmi les couches les moins formellement "éduquées" (ce qui explique les épithètes dont les élites intellectuelles et politiques les ont affublés). Il y a néanmoins une seule accusation qui ne peut leur être faite, celle d'être un mouvement machiste. Cette accusation est impossible pour la simple raison que les femmes, en plus d'être des porte-parole connues et d'avoir été à l'origine de la mobilisation, sont aussi nombreuses dans le mouvement et ses réseaux sociaux que les hommes. Elles jouent également, selon les circonstances, des rôles actifs importants dans l'action directe, caractéristique du mouvement, et ont été autant victimes de répression que les hommes.
Mais si les gilets jaunes sont des travailleurs pauvres, ils ne peuvent être assimilés aux "petits blancs", comme les électeurs de Trump, qui voient dans l'immigration étrangère la principale menace pour leur situation. Certes, les accusations de racisme, pointant du doigt le nombre relativement faible de travailleurs immigrés dans leurs rangs, n'ont pas manqué dans les médias, mais se sont avérées infondées. Si une minorité de gilets jaunes a parfois eu des visées xénophobes, cette proportion n'est pas plus importante que dans l'ensemble de la société française.
Au contraire, le mouvement comprend depuis le début de nombreux travailleurs immigrés surtout ceux d'une immigration ancienne et un nombre encore plus important de ceux que l'on appelle en France, avec condescendance, les enfants de l'immigration. L'explication de cette inclusion se trouve sans doute dans la proximité engendrée par le fait de vivre dans de petites communautés où tout le monde se connaît, une connaissance qui est la base même de la fraternité entre les gilets jaunes.
Pour ma part, je suis convaincu que le racisme profond et actif n'existe qu'au sein des classes dirigeantes, qui pratiquent l'hypocrisie et le double langage les plus absolus en matière d'immigration. Le fossé entre le discours officiel et dominant de tolérance envers l'immigration et les mesures concrètes prises à l'encontre des immigrés lors de la crise syrienne, par le gouvernement français et en général dans toute l'Europe, suffit à le prouver.
Il est vrai néanmoins qu'il existe des secteurs sociaux populaires qui participent peu au mouvement des gilets jaunes. Tout d'abord, ce que les gilets jaunes eux-mêmes appellent les cas sociaux, c'est-à-dire les catégories les plus marginalisées de la société, qui vivent presque exclusivement de prestations sociales. Ces groupes sont généralement stigmatisés par les travailleurs pauvres comme des personnes privilégiées qui subsistent à leurs dépens, sans travailler. Le pouvoir n'a jamais hésité à exploiter cette contradiction et d'autres contradictions au sein des classes ouvrières, et pas seulement en France. Le cas le plus flagrant est l'électorat de Trump. Cependant, l'attitude des gilets jaunes à l'égard de ces catégories n'a pas du tout la même virulence qu'aux États-Unis. Ce n'est qu'en cas d'alcoolisme ou de troubles manifestes qu'ils les ont exclus de leurs rangs.
Un autre groupe, beaucoup plus important en nombre, que tout désigne comme les alliés naturels des gilets jaunes en raison de leurs conditions de vie similaires, est celui des populations des banlieues des grandes agglomérations. Ces populations sont semblables à celles de nos quartiers, à ceci près qu'elles vivent dans des immeubles d'appartements semi-publics à loyers modérés et qu'elles comprennent une importante population d'immigrants. Depuis des décennies, ce groupe social est présenté comme le problème social urbain le plus grave auquel est confrontée la société française. La population de ces quartiers, d'origine ethnique variée, jeune, sans emploi, est un terrain fertile pour tous les trafics, notamment celui de la drogue, et pour le développement de l'islamisme radical. Face à la pauvreté et à la discrimination dont ils sont victimes, les efforts de certains de leurs habitants pour mener une vie normale au milieu de multiples difficultés d'emploi et de la dégradation permanente de leur habitat ne servent à rien.
Les "banlieues" ont une longue histoire de véritables soulèvements populaires, généralement en réponse aux interventions brutales d'une police qui combine mépris social et racial. Les pouvoirs en place craignent les troubles dans ces quartiers, notamment parce qu'il s'agit de groupes sociaux qui, habitués à la violence policière, sont capables de répondre par la même violence.
On comprend alors aisément que depuis le début du mouvement des gilets jaunes, le gouvernement applique aux quartiers "difficiles" une politique visant à empêcher toute union des forces entre les deux. La recette, quasiment inédite, a été simple : négocier avec les extrémistes et les trafiquants de drogue un pacte de non-agression qui consiste essentiellement à retirer la police de ces quartiers, leur permettant ainsi de mener leurs activités sans interférence. En échange, les bandes organisées veillent à ce que leurs habitants ne participent pas aux mobilisations des gilets jaunes. Cette mesure permet aussi au gouvernement de disposer de forces de police, formées à la répression violente, pour les utiliser contre les gilets jaunes. La politique appliquée aux "banlieues" a été, à mon avis, l'un des rares résultats, non basé sur la répression pure, que le gouvernement Macron a obtenu contre les gilets jaunes.
Même avec ces exclusions, l'unité et la persistance du mouvement des gilets jaunes, qui rassemble des secteurs des classes populaires aux intérêts différents, posent un problème difficile à expliquer aux analystes. Cela les a amenés à élaborer les théories les plus diverses. Si aucune d'entre elles n'est totalement satisfaisante, elles peuvent toutes servir à expliquer des aspects partiels du mouvement. Nous avons déjà évoqué le cas des géographes pour qui la nouvelle géographie urbaine est l'élément fédérateur. Les partisans des théories populistes inspirées par Laclau et Chantal Mouffe y voient un cas particulier de populisme par le bas (difficile de comprendre ce que cela signifie) et considèrent que c'est le gilet jaune qui joue le rôle de signifiant vide.
Les historiens, quant à eux, voient dans le mouvement des gilets jaunes une continuation, assez improbable des révoltes populaires antifiscales, qui remontent à avant la révolution française. Ce genre d'interprétation est basé uniquement sur le fait que les gilets jaunes reprennent souvent les symboles révolutionnaires de la grande révolution de 1789 : la Marseillaise bien sûr, mais aussi le bonnet phrygien, la guillotine promise à Macron ou la forte présence féminine, caractéristique des moments révolutionnaires en France.
On pourrait ajouter une longue liste d'autres d'interprétations, notamment par des sociologues, qui ont toutes, à mon avis, le défaut de vouloir transformer des aspects partiels du mouvement en explications globales, qui fonctionnent presque mécaniquement sans tenir compte de la subjectivité des participants.
Pour ma part, je pense au contraire qu'il faut revaloriser l'importance de cette subjectivité, tout comme il faut revaloriser le concept de peuple, au sens qu'il avait dans la révolution française. Les gilets jaunes estiment que chacun d'entre eux est un authentique représentant du peuple, d'un peuple en révolte contre une élite qui lui a confisqué le pouvoir de décider de sa vie et les condamne à une existence précaire. Cette identité commune du peuple est, à mon avis, la base même de son unité. Il semble inutile de développer ici, en Amérique latine, l'importance de cette identité commune pour tous les mouvements.
Le deuxième point que je souhaite aborder est celui des objectifs déclarés des gilets jaunes, un sujet difficile à traiter dans sa globalité car non seulement ils ont fait l'objet de formulations contradictoires, mais ils ont également évolué au cours de la mobilisation.
Il était facile de comprendre dès le départ que l'augmentation du prix du diesel n'était que l'élément enclencher du mouvement. Sans surprise, cette demande s'est rapidement transformée en une demande plus générale de justice fiscale. Les gilets jaunes ont compris que les classes populaires sont les principales victimes des impôts indirects, les multiples taxes sur la consommation, dont le poids, pour ces secteurs à faibles revenus, est bien plus important que la charge supportée par les groupes privilégiés. C'est d'autant plus clair que les taxes sur le carburant des voitures, consommation populaire par excellence, ne sont pas appliquées au carburant des transports plus élitistes comme les avions ou les bateaux de croisière.
Le sentiment d'injustice fiscale s'étend également à la fiscalité directe, remettant en cause les aides accordées aux entreprises et la fameuse optimisation fiscale qui permet à toutes les grandes multinationales et à de nombreux millionnaires locaux d'échapper à l'impôt.
De cette façon, les secteurs participants du mouvement, bien qu'incluant à la fois des salariés et des travailleurs indépendants, peuvent se réunir sur le principal point commun qui leur permet d'avoir cette composition organique : la protestation contre l'État et sa politique fiscale.
En général, la demande de baisse des impôts semble être typique des formations politiques de droite et systématiquement favorable au capital. Cependant, il est facile de démontrer que sous l'égide des politiques néolibérales, ce n'est pas exactement le cas. Mais c'est une démonstration qui nous éloignerait trop de notre objectif.
Les gilets jaunes affirment simplement que l'égalité face à l'impôt, le contrôle de son montant et de son utilisation n'est ni une revendication de droite ni de gauche mais une composante essentielle de la citoyenneté, un problème de justice. Ce sentiment est exacerbé par la dégradation des services publics, notamment dans les régions où sont recrutés les gilets jaunes : les citoyens paient des impôts sans rien obtenir en retour.
Au-delà de l'injustice fiscale, les gilets jaunes expriment également un sentiment général de dégoût face à un système politique qui ne respecte pas leur dignité de citoyens. En particulier depuis l'élection de Macron, le gouvernement n'a cessé de manifester en paroles et en actes le plus profond mépris pour les classes populaires. Il serait trop long d'énumérer ici les nombreuses manifestations du président Macron qui ont été une humiliation pour les plus humbles, pour ceux qu'il appelle " ceux qui ne sont rien ".
La compréhension du problème fiscal et du manque de respect de leur dignité de citoyens, questions éminemment politiques, conduit le mouvement vers une critique globale d'un système dans lequel le peuple ne peut qu'élire des "représentants" qui, une fois au pouvoir, non seulement l'exercent contre les intérêts de ceux qu'ils représentent, mais bénéficient également de multiples privilèges. Apparemment, c'est aussi une revendication qui peut être considérée comme d'extrême droite, notamment en France, où l'un des thèmes favoris du Front national est la dénonciation d'une fausse démocratie qui les exclut de la participation à laquelle ils ont droit.
Certes, la simple dénonciation de la démocratie représentative et des privilèges des représentants peut certainement être le symptôme d'une sensibilité anti-démocratique. Mais dans le cas des gilets jaunes, cette critique s'accompagne d'une revendication de signe opposé, le référendum d'initiative citoyenne, le RIC, qui est l'autre revendication invariable depuis le début du mouvement. Cela peut sembler étrange dans un pays comme le nôtre, où il y a un référendum pratiquement à chaque élection, mais en France, cette demande est révolutionnaire. Bien que le mécanisme du référendum soit prévu par la constitution française, les rares fois où il a été utilisé, il l'a toujours été à l'initiative du pouvoir politique et a été catastrophique pour le gouvernement qui l'a provoqué. La dernière, en 2005, a rejeté l'approbation du projet constitutionnel européen et a définitivement convaincu la classe politique qu'il était dangereux de donner la parole à un peuple qui finit toujours par choisir la mauvaise option. Depuis lors, les gouvernements successifs n'ont convoqué aucun autre référendum.
Sans doute y a-t-il beaucoup d'illusions sur l'efficacité des référendums pour contrôler les dérives autoritaires et anti-populaires de la démocratie représentative, mais malgré cela, l'exigence d'une véritable citoyenneté et d'être consulté sur les décisions qui les concernent reste une revendication centrale des gilets jaunes.
Ces deux points, la justice fiscale et le référendum d'initiative citoyenne, constituent l'épine dorsale des revendications du mouvement. S'y ajoutent d'autres revendications, parfois connexes, comme l'annulation des avantages fiscaux accordés aux classes supérieures, ou certaines tentatives timides de définir ce que serait une écologie populaire qui s'attaquerait en priorité au problème de la pollution industrielle. Mais curieusement, les revendications salariales n'en font pas partie et sont laissées aux syndicats. Les revendications des gilets jaunes pour améliorer leurs conditions de vie s'adressent exclusivement à l'État, selon une logique qui n'est pas fausse étant donné le rôle important que joue l'État à travers la rémunération indirecte. En effet, de plus en plus, la reproduction de la force de travail, la vie même des travailleurs, dépend de la politique dite sociale de l'État. L'absence de revendications salariales peut également s'expliquer par la nécessité d'éviter les ruptures entre les composantes sociales du mouvement, ou par un certain fatalisme quant à l'inutilité de la lutte salariale contre des entités anonymes comme les multinationales qui disposent toujours de l'arme infaillible des délocalisations.
Mais je pense que la contribution des gilets jaunes à la méthodologie de lutte du mouvement populaire en France est encore plus importante. Le renouvellement a été radical, même si aucun des éléments qui la composent n'est vraiment nouveau. En Amérique latine notamment, ils ont tous été plus ou moins utilisés par les mouvements populaires. Cela a également été le cas en France pour les mouvements écologistes et anarchistes qui ont animé les ZAD, zones à défendre, dans la lutte contre les grands projets industriels. Mais en France, jusqu'à l'apparition des gilets jaunes, ces méthodes ont toujours été marginales.
De même, jusqu'à l'apparition des gilets jaunes, la coordination d'un mouvement via Facebook n'avait jamais été utilisée à grande échelle. Au point que l'utilisation des réseaux sociaux figure en bonne place parmi les raisons invoquées par les analystes pour l'expliquer. Le nombre d'adeptes du mouvement est stupéfiant. Certaines des publications de ses dirigeants ont dépassé le million de vues et le nombre de sites qui diffusent des informations et font des propositions se compte par milliers. Ces immenses réseaux expliquent la surprise de Van l'émergence d'un mouvement qui, dès le départ, avait une dimension nationale et qui, pourtant, dans chaque cas était soutenu localement par un petit nombre de personnes. Les réseaux expliquent également pourquoi le mouvement est capable d'utiliser des formes anciennes et éprouvées d'action directe, en leur donnant une nouvelle dimension grâce à la coordination d'individus et de groupes qui ne se connaissent pas.
Si les autorités ont mis du temps à comprendre l'importance des réseaux sociaux, elles semblent désormais déterminées à leur appliquer également la censure. Le 19 avril dernier, le site de "France en colère -Carte des rassemblements", qui compte plus de 360 000 membres, a été suspendu sous prétexte de contenu inapproprié. Nous pensons que cette mesure n'est que le début de la répression sur Internet.
Les principes d'organisation interne du mouvement sont également des figures connues. Ce sont les mêmes principes appliqués par tous les mouvements similaires dans le monde : fonctionnement en assemblées locales, rejet de toute forme de représentation et exigence de participation de tous les décideurs aux mesures de lutte. Dans ce type d'organisation, il est souvent difficile de comprendre comment fonctionne la recherche d'un accord.
Sur Internet, par exemple, chaque hôte donne sa propre opinion et la présente explicitement comme telle, critiquant le gouvernement, dénonçant les brutalités policières ou proposant des mesures de lutte. Ses auditeurs, sur la base de leurs propres opinions, lui envoient en même temps leurs commentaires sur Internet, ou expriment leur intention de participer à certaines actions.
Mais la véritable vie démocratique du mouvement se déroule dans les assemblées locales, où chacun participe sur un pied d'égalité. Cependant, à mesure que la censure des médias s'accentue, la nécessité de mettre en place une structure minimale pour coordonner les nombreuses assemblées du mouvement devient de plus en plus évidente pour tous.
A cette fin, deux "assemblées d'assemblées" ont déjà eu lieu, dont la plus importante a été convoquée par les gilets jaunes de Commery, une petite ville d'Alsace de seulement 5600 habitants, typiquement représentative de la population des participants au mouvement. Cette assemblée, qui a eu lieu en janvier, a réuni plus de 300 groupes de gilets jaunes et a confirmé les préoccupations centrales du mouvement : la cherté de la vie, la précarité, l'exigence de dignité, la nécessité de répartir les richesses pour réduire les inégalités sociales. Ces mesures ont été accompagnées de revendications politiques : un référendum d'initiative citoyenne et la transformation des institutions. Le communiqué final, qui comprend une dénonciation des violences policières, n'est pas une résolution mais une proposition, adressée à tous les groupes de gilets jaunes, à ratifier dans leurs assemblées respectives, ce qui semble être la méthode de recherche du consensus dans ces assemblées d'assemblées.
Une nouvelle assemblée s'est tenue à Paris, à l'occasion du 18e acte, en mars, avec plus de 400 représentants de 31 villes différentes. Les participants à cette réunion ont convergé et pris part aux manifestations contre le changement climatique qui se déroulaient au même moment dans la capitale. Une autre nouvelle assemblée s'est tenue à Saint-Nazaire en avril dernier et s'est accompagnée dans ce cas d'une manifestation commune avec le syndicat CGT. D'autres assemblées sont prévues. Bref, le mouvement s'organise lentement mais sûrement à partir de la base et commence à développer des solidarités avec une partie du mouvement syndical, les mouvements environnementaux et même des mouvements similaires en Europe. La manifestation d'hier (journée des travailleurs) a été une expression claire de ces nouvelles solidarités.
Quant aux méthodes d'action directe du mouvement, nous avons déjà mentionné les plus importantes, le blocage des routes et le blocage de lieux emblématiques comme les supermarchés (détestés par les producteurs ruraux et les petits commerçants qui périssent à cause d'eux), ou encore les violences contre les locaux des banques ou les représentants du pouvoir d'État lors des manifestations du samedi. Contrairement à la version médiatique et policière, le mouvement a une conscience claire de ce que signifie l'action directe, qui ne s'identifie pas à la violence mais se caractérise par la participation réelle plutôt que symbolique des manifestants.
Ces manifestations sont différentes des manifestations habituelles des syndicats ou des étudiants. Moins de musique et moins de drapeaux colorés, souvent un silence pesant seulement interrompu par le slogan occasionnel de "Macron démission", ou par la Marseillaise chantée en chur, et une marée de gilets jaunes qui rend la manifestation beaucoup plus visible. Cet aspect s'est quelque peu estompé lors des manifestations successives, mais d'autres caractéristiques demeurent. Souvent, il n'y a pas d'itinéraire défini, les manifestations ne sont pas déclarées, il n'y a pas de véritable service d'ordre, et dans les petites villes, les manifestants sont accompagnés de motards et éventuellement de machines agricoles.
Dans les grandes manifestations à Paris et dans d'autres grandes villes, la participation de groupes équipés et prêts à affronter la police est indéniable. Cela nous oblige à évoquer, même brièvement, le problème de la violence, dont tous les médias rendent les Gilets jaunes responsables et qui est devenu l'argument central pour les discréditer.
Concernant la violence, les gilets jaunes ont l'attitude habituelle de tous les véritables mouvements populaires (y compris les mouvements historiquement qualifiés de pacifistes, Gandhi, Mandela...). Officiellement, ils se déclarent toujours pacifiques mais ils ont une attitude tolérante envers les éléments incontrôlables dans leurs rangs. Ils ne sont pas défendus, mais ils ne sont pas non plus condamnés ou exclus. Au contraire, on essaye de les justifier en tant que manifestants ayant réagi de manière excessive à la répression policière.
Pour ce qui concerne la relation de gilets jaunes avec les autres forces politiques plus traditionnelles, tant de droite que de gauche, elles ne sont pas à l'abri des critiques, notamment lorsqu'il s'agit de dénoncer les privilèges dont elles bénéficient et leurs implications en matière de corruption. En ce sens, les gilets jaunes sont l'une des nombreuses manifestations, avec l'abstention, de la décadence du système politique représentatif, un phénomène qui n'est certainement pas spécifiquement français.
La répudiation généralisée des forces politiques institutionnalisées n'exclut pas la présence de membres ou d'électeurs de ces forces, même si la majorité des gilets jaunes n'ont aucune affiliation politique. La plupart d'entre eux ont toujours été des abstentionnistes sans définition politique claire. Cependant, il est facile de voir dans les questions d'organisation et les objectifs que nous avons mentionnés une influence majeure des militants d'extrême gauche, anarchistes en premier lieu, qui ont été et sont sans doute des animateurs majeurs des actions du mouvement, y compris les groupes les plus radicaux comme les " black blocs ". La dispersion des groupes anarchistes rend cependant difficile de voir comment leur influence fonctionne.
Autre groupe politique qui a apporté un grand nombre de militants aux gilets jaunes est la "France insoumise", seule formation politique à avoir pris dès le départ une position de soutien relativement inconditionnel au mouvement. Curieusement, ce soutien ne s'est pas traduit jusqu'à présent par un soutien électoral, à l'exception de certaines figures comme François Rufin, député de la France insoumise, soutenu unanimement par les gilets jaunes, et qui semble avoir une compréhension beaucoup plus claire de ce que signifie un mouvement populaire. Rufin est l'auteur d'un film sur les gilets jaunes intitulé "J' veux du soleil", que reprend en détail les propos des gilets jaunes sur leurs conditions de vie.
Aujourd'hui, les militants d'extrême droite semblent être de moins en moins influents, mais ils continuent à participer au mouvement. Il s'agit généralement de groupes marginaux beaucoup plus militants que les membres du Rassemblement national de Marine Le Pen. Ce dernier, qui n'est pas vraiment un parti de militants mais de notables, après une première période de soutien aux gilets jaunes, a rapidement évolué vers des positions plus réservées afin de préserver son capital électoral.
On pourrait faire de longues analyses sur ce sujet et ses multiples manifestations, mais je voudrais me limiter à un seul point qui me semble fondamental pour la compréhension politique du phénomène des gilets jaunes.
Il est banal de dire que tout pouvoir politique exercé par une minorité, comme c'est le cas dans la démocratie représentative, a pour objectif fondamental d'empêcher le rassemblement de tous les gouvernés contre eux. Quelle que soit la conscience des participants, la division historique entre la droite et la gauche a objectivement joué, en tant qu'instrument de cette division, un rôle central dans le maintien de la démocratie représentative et du pouvoir capitaliste. Le phénomène était loin d'être clair au moment de la montée des luttes ouvrières, qui semblaient, au contraire, ouvrir la voie à un changement révolutionnaire. Cependant, à la fin de la période des grandes réformes sociales et avec le début de la liquidation de l'État-providence, la similitude des politiques menées par l'un ou l'autre camp est devenue évidente.
Sous la domination mondiale des politiques néolibérales, les gouvernements de gauche, mettant en uvre des politiques économiques de droite - austérité, réduction de l'État, suppression des protections sociales, deviennent monnaie courante dans le monde entier. La France ne fait évidemment pas exception à la règle, et ce dès le premier gouvernement Mitterrand.
La gauche a tenté pendant un temps d'échapper à cette assimilation à la droite, reprenant à son compte diverses bannières portées par les mouvements sociaux, féminisme, écologie, minorités sexuelles, antiracisme, etc. dans l'espoir de faire la différence avec une droite supposée plus traditionaliste. Cependant, la tentative de maintenir la distinction historique entre la gauche et la droite sur ces nouvelles bases a échoué. La droite, en tout cas en France, a montré que, tant que les principes de la politique néolibérale sont respectés, elle peut être aussi ouverte que la gauche sur ces questions. Même ce phénomène particulier de l'extrême droite française, le Rassemblement national, s'est montré capable de se reconvertir au moins partiellement dans ce domaine.
En d'autres termes, les gilets jaunes rassemblent la gauche et la droite dans le rejet général d'une façon de faire de la politique qui ne répond plus depuis longtemps aux besoins populaires. La politique des partis ne suscite aucun intérêt dans leurs rangs, pas plus que la participation aux luttes électorales. Les quelques gilets jaunes qui ont annoncé leur intention de participer aux élections ont été désavoués par la majorité du mouvement.
À mon avis (et j'insiste sur le fait qu'il s'agit de ma propre analyse), les gilets jaunes ont une compréhension intuitive, encore embryonnaire, de ce que signifie fondamentalement aujourd'hui la distinction entre la gauche et la droite : un élément de division du peuple. Et ils l'expliquent très simplement, notamment lorsqu'on leur reproche leur prétendue appartenance à l'extrême droite. Ils reconnaissent volontiers que dans leurs rangs, il peut y avoir à la fois des électeurs d'extrême droite et des électeurs et militants d'extrême gauche, une idée confirmée par les études sociologiques.
Mais en même temps, ils affirment la conviction qu'au-delà des affiliations politiques, ils partagent tous un destin commun, celui d'être pauvres, sans aucun privilège et sans voix dans l'arène politique. En d'autres termes, ils comprennent clairement qu'il est plus important de maintenir l'unité de la construction sociopolitique qu'est le peuple que de participer à une forme de lutte institutionnelle qui ne les concerne pas et dont le seul objectif est de déterminer lequel des différents groupes de privilégiés exercera le pouvoir.
C'est le même sens que l'on retrouve dans le slogan le plus scandé lors des manifestations d'aujourd'hui :
Nous sommes là ! Pour l'honneur des travailleurs et pour un monde meilleur ! Même si Macron ne le veut pas, nous sommes là.
Pour ceux d'entre nous qui partent du principe qu'une véritable transformation émancipatrice de la société ne peut venir que de cette classe fondamentale, les travailleurs défavorisés qui constituent le peuple, cette conscience embryonnaire et ce souci d'unité est un fait fondamental et une source d'optimisme. En même temps, elle sépare le mouvement des gilets jaunes des autres mouvements populaires auxquels il est comparé. À notre avis, c'est précisément cette nouveauté politique radicale qui explique comment ils peuvent persister face à la persécution incessante du pouvoir en place et garder espoir dans la victoire finale. Les gilets jaunes comprennent, confusément encore, qu'en tant que travailleurs et citoyens, ils sont le pilier de la société, qui ne peut exister sans eux. Ils comprennent également que si la force qu'ils représentent n'est pas autorisée à décider de la vie sociale, le jeu politique ne sera jamais qu'un théâtre d'ombres, organisé par les classes dirigeantes. Dans cette mesure, les gilets jaunes montrent sans doute l'embryon d'une prise de conscience du pouvoir du peuple et c'est cet espoir et cette perspective qui expliquent, finalement, mon soutien à ce mouvement et la partialité de ma vision.
Merci à tous pour votre attention.