
Jacques Guigou
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Descriptif auteur
Né en 1941 dans une famille de Vauvert où la médecine, la viticulture et la politique constituaient une solide tradition, Jacques Guigou ne s'est pas entièrement écarté des activités de ses ancêtres lorsque, après un doctorat de sociologie à l'université de Montpellier sur les jeunes ruraux, il a entrepris une carrière universitaire (Nancy, Algérie, Grenoble et Montpellier). En 1991 il est nommé professeur à l'université Paul Valéry de Montpellier, puis professeur émérite depuis 2010.
La nécessité d'une intervention dans les contradictions de l'histoire par le faire conjuguée à la contemplation du monde par le dire, n’ont pas cessé de l'habiter. Auteur de plusieurs ouvrages critiques sur les bouleversements socio-politiques contemporains, créateur des éditions de l'impliqué il est aussi cofondateur de la revue Temps critiques. Depuis les années 1970 Jacques Guigou écrit ce qu'il espère être de la poésie, car de celle-ci nous ne pouvons tout au plus que soupçonner la réalité comme nous le rappelle René Char dans son "Éloge d'une soupçonnée ».
Il vit à Montpellier d'où il rejoint fréquemment "ce littoral dont le nom est un passage", pour y guetter la possible venue de la poésie à l’instant où « témoin secret d’une étoile inédite/ dernier rocher de la jetée/fait pivoter le monde ».
Les écrits de poésie de Jacques Guigou sont publiés depuis le début des années 1980. "Avènement d’un rivage", son vingtième recueil, a été publié par L’Harmattan au printemps 2018. Ce livre, traduit en Provençal par Jean-Claude Forêt, Avenimen d'un ribage, a été publié par L'Harmattan en 2019. En 2020, Jacques Guigou rassemble ses 20 livres de poésie publiés depuis 1980 sous le titre "Poésie complète 1980-2020" (L'impliqué, 2020).
Titre(s), Diplôme(s) : Docteur d'Etat ès Lettres et sciences humaines
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AUTRES PARUTIONS
- Les analyseurs de la formation permanente. Paris. Anthropos, 1979.
- L'infusé radical. Paris. Saint-Germain-des-Près.
- L'institution de l'analyse dans les rencontres. Paris. Anthropos. 1981
- Actives azeroles. Nimes. Presses du Castellum, 1981.
- L'institution de l'analyse dans les rencontres. Paris. Anthropos, 1981.
- Contre toute attente, le moment combat. Gourdon. Dominique Bedou, 1983.
- Sosie satisfait ou le solipsisme autogestionnaire. Grenoble. l'impliqué, 1984.
- Ce monde au nid. Gourdon. Dominique Bedou, 1986.
- La cité des ego. Grenoble. L'impliqué, 1987.
- Temps titré. Gourdon. Dominique Bedou, 1988.
- Stage aéré. Propos sur la socianalyse d'une formation d'animateurs de centres de loisirs. Grenoble. l'impliqué, 1988.
- Relevé des notes demandées et obtenues par trois séminaristes. Grenoble. L'impliqué, 1989.
- Blanches. Montpellier. L'impliqué, 1993.
- Le football n'est pas un jeu, Montpellier. L'impliqué, 1998.
- L'institution résorbée. Montpellier. L'impliqué, 2001.
- La société du capital illimité. Préface à la 3e édition de l'ouvrage d'Henri Lefebvre : La survie du capitalisme. La reproduction des rapports de production. Paris. Anthropos, 2002.
- Al Qaeda, un proto-Etat? Confusions et méprises. Montpellier. l'impliqué, 2003.
- Du Clapas au cloaque. Montpellier. L'impliqué, 2010.
- Des émancipés anthropologiques. Montpellier. L'impliqué, 2011.
- Des publicistes du symbole. Montpellier. L'impliqué, 2011.
- Une autonomisation du sexe : le genre. L'impliqué (2014) [ISBN 978-2-906623-22-4]
- SALINES
L'impliqué, juillet 2016. Format A5.
ISBN 978-2-906623-29-3
-"État et souveraineté à l'épreuve
des migrations internationales
et du Brexit "
avec Jacques Wajnsztejn
sept. 2016 Site de la revue Temps critiques
-" Les impasses de la Grande dévalorisation "
avec Jacques Wajnsztejn
nov. 2106. Site de la revue Temps critiques
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article353
- « État et souveraineté à l’épreuve des migrations
Internationales et du Brexit »
avec Jacques Wajnsztejn
Temps critiques. Hors série, format A5, 8 pages.
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article342
-« État islamique ou communauté despotique ? »
Temps critiques, n°18, automne 2016.
L’impliqué, p.93-96. ISSN 1146-6197
-"Une thèse émeutiste"
Critique du livre de Joshua Clover
L'ÉMEUTE PRIME (Entremonde, 2018)
http://blog.tempscritiques.net/archives/2058
-"Méthode rétrologique et théories de complot" (2017)
avec Jacques Wajnsztejn
publié en ligne sur le site de Temps critiques
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article376
-"In algorythm we trust.
Sur les cryptomonnaies et le (supposé)
stade anarchiste du capitalisme"
Critique de l'article de Catherine Malabou
dans Le Monde du 14 juin 2108.
Blog de Temps critiques
http://blog.tempscritiques.net/archives/2098
-"Quelques notes sur Ce qui n'a pas de prix
d'Annie Le Brun (Stock, 2018)"
en ligne sur site de Jacques Guigou
https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=443#ALB
et sur le site de la revue La Cause littéraire
http://www.lacauselitteraire.fr/ce-qui-n-a-pas-de-prix-annie-le-brun-par-jacques-guigou
- Poésie complète 1980-2020. Éditions de l'impliqué, 2020, 712p. format 13x19.
LES Collections dirigées
LES CONTRIBUTIONS DE L’AUTEUR
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
Introuvable Kathêkon. Réflexions à partir du dernier Tronti
Dans notre texte récent1, sur les faits et les méfaits des élections législatives de l’été 2024, nous nous sommes référés aux thèses de Mario Tronti sur la totalisation de la démocratie ( et non pas du totalitarisme démocratique ).
1« Évanescence du temps historique et victoire à la Pyrrhus pour la démocratie »
Temps critiques, Interventions n°27, juillet 2024.
Tirant le bilan des forces et des faiblesses du mouvement opéraïste des années 60 et 70, notamment l’échec du projet d’autonomie du politique, Tronti, profondément pessimiste, en vient à affirmer que dans le crépuscule de la politique dans lequel nous sommes et qui nous mène à l’ultime catastrophe, penser le politique revient à rechercher quelle force, quelle néguentropie, pourraient encore freiner, retenir le puissant processus anthropologique de capitalisation du monde.
Puisque l’autonomie du politique aux mains du mouvement ouvrier révolutionnaire a perdu la bataille et conduit à la démocratie et à l’État, Tronti pense qu’il convient maintenant d’essayer, si ce n’est de bloquer du moins de ralentir, cette chute vers le gouffre. Il n’y a plus grand-chose à attendre de la politique, car elle n’est plus que gestion, maintenant que les anciennes contradictions capital/travail ont été englobées, résorbées par la démocratie. Dans son écrit sur « La politique au crépuscule », il constate l’impuissance de la politique à intervenir sur le cours du monde. Ce qu’il nomme la « Grande politique » ou encore la « Grande histoire » a pris fin avec la défaite du mouvement ouvrier. Dans ses Thèses sur Benjamin, il écrit :
« Le mouvement ouvrier a réglé ses comptes d’égal à égal avec le capitalisme. Confrontation de la grande histoire, entre dix-neuvième et vingtième siècles. Alternance des phases. Aboutissements réciproques de victoires et de défaites. Mais la force-travail ouvrière, part interne du capital, ne pouvait s’en sortir. Le fond obscur de la défaite de la révolution tient à cela. Tentatives, raisonnables et folles, de changer le monde, toutes déchues. La longue marche réformiste n’a pas eu plus de succès que l’assaut du ciel. Mais les ouvriers ont changé le capital. Ils l’ont contraint de se changer. Pas de défaite ouvrière sur le plan social. Défaite, s’il en est, sur le terrain politique ». (Mario Tronti, La politique au crépuscule. L’éclat, 2000.
Devant un semblable assombrissement de l’horizon, Tronti se tourne vers le kathêkon, un concept issu des philosophes stoïciens et transformé par l’eschatologie chrétienne, qui exprime justement cette puissance de retenue, de ralentissement du règne de l’Antéchrist. Il cite avec faveur l’exemple de la prédication de Saint Paul, puis de la tradition de l’Église catholique qui ont pu, dans certaines circonstances historiques, avoir une fonction de kathêkon face à l’évolution du monde.
Loin d’être un ultime recours à la métaphysique comme le lui reproche Negri2, cette démarche de Tronti mérite une analyse plus approfondie malgré ce qui peut être perçu comme un recours à la théologie politique.
2« L’autonomie du politique n’est désormais plus liée à l’histoire du mouvement ouvrier ou à sa politique, mais bien plutôt proposée ici [par Tronti] comme un fait ontologique, comme une nécessité de la pensée, de la vie et de la cohabitation humaine. (…). Nous nous trouvons devant une sorte de précipitation catastrophique comme on dit qu’on précipite dans un gouffre ; une chute inarrêtable. À présent tout est égal, tout se vaut, et la seule fonction de la pensée politique qui demeure ne peut être que celle du kathêkon. Il s’agit simplement d’essayer de bloquer, d’arrêter, de désaccélérer cette chute dans laquelle nous nous trouvons entraînés. » Toni Negri, « Autonomie du politique chez Tronti », EuroNomade, 13 avril 2019.
Dans la dernière période de sa vie, le principal fondateur de l’opérïsme italien, choisit le retrait, la retraite réflexive, voire gnostique, pour une ouverture sur « le mystère du monde » seule démarche pour ne pas céder au nihilisme.
Il écrit : « La vie mondaine et le royaume, la solitude et la communauté, l’institution et l’indigence, la force et la grâce, l’esprit et la loi, la contemplation et le combat, chacune de ces paires de mots nous ramènent au mystère du monde, de l’histoire, et à ce que nous pourrions appeler la dimension de l’au-delà ». Cité par Gerardo Muñoz, dans « Un aventurier révolutionnaire dans l’interrègne. Mario Tronti (1931-2023) », site Grand Continent, 2023.
C’est donc à partir des écrits des dix ou quinze dernières années de la vie de Mario Tronti que nous développons les présentes réflexions.
Mais tout d’abord, le kathêkon, de quoi s’agit-il ?
1- De l’action appropriée à la retenue d’une la marche vers l’apocalypse
Il convient de tracer un rappel de la genèse et des développements ultérieurs du concept de kathêkon dans l’histoire de la philosophie, car le terme lui-même et ses diverses significations sont peu familiers aux milieux politiques contemporains, qu’ils soient marxistes, antimarxistes, anarchistes ou relevant d’autres philosophies politiques. D’autres y dénoncent un condamnable recours à la théologie politique, mais sans avancer d’arguments probants, car ils s’en tiennent à la seule condamnation idéologique familière à tous les progressismes.
Les stoïciens grecs les premiers ont créé le concept de kathêkon. Ils en donnent une définition positive. Kathêkon ( et son pluriel kathekonta ) désigne l’action appropriée, l’action droite ; celle qui correspond à la nature de l’homme ; car l’homme doit d’abord vivre en accord avec la nature. Chez les stoïciens romains, ce sens premier s’étend pour désigner l’action convenable, raisonnable, conséquente, responsable, puis prend un sens proche de la notion de devoir ( officium ).
Remarquons d’abord que parti d’une définition positive chez les stoïciens ( l’action appropriée de l’homme à l’égard d’autrui comme à l’égard de la nature ), le kathêkon en vient à être défini négativement comme une puissance, des pouvoirs, une communauté, un individu qui, si ce n’est bloquent intégralement, du moins ralentissent, retiennent, retardent, ajournent, le cours du monde vers la catastrophe finale.
Cette seconde acception est celle de la théologie catholique selon laquelle sont kathêkon les pouvoirs ( théologico-politiques ) qui retiennent l’avènement de l’Antéchrist. Or, dit Saint Paul, il faut que celui-ci se réalise dans l’apocalypse, pour que s’accomplisse la seconde venue du Christ. Le verset qui a fait l’objet de multiples et âpres commentaires chez les théologiens catholiques comme chez nombre de philosophes de l’histoire est le suivant :
« Que personne ne vous trompe d’aucune manière, car il faut d’abord que vienne l’apostasie et que l’Homme de l’Impiété se soit révélé. ( ... ) Et maintenant vous savez ce qui le retient pour qu’il se révèle en son temps. Certes, le mystère de l’Impiété déploie déjà ses énergies ; que seulement celui qui le retient encore soit écarté et alors l’Impie se révélera. »
Saint Paul, Seconde épître aux Thessaloniciens ( 2 Th3 ).
Les dimensions énigmatiques des propos de saint Paul sur ce qui retient le déchaînement des puissances qui renient la foi chrétienne ( apostasie ) et qui la méprisent ( impiété ) se sont prêtées à des commentaires divergents.
Certains théologiens voient dans la période pendant laquelle le kathêkon opère sa retenue le règne bienheureux de la foi, d’autres une période angoissante, car en permanence sous la menace de l’apocalypse. Cependant, une majorité des théologiens de l’antiquité ont désigné l’Empire romain comme étant l’ultime résistance à l’accomplissement de la fin des temps.
2- La retenue contre les forces apocalyptiques
Parmi les théoriciens ou hommes politiques du XXe siècle , il en est pourtant quelques-uns — rares autant que singuliers — qui, leurs espoirs de révolution ou de contre-révolution déçus, ont cherché dans le kathêkon une ultime forme de pensée politique. Nous l’avons évoqué, parmi les marxistes non orthodoxes, c’est le cas de Mario Tronti, mais on peut aussi mentionner Amadeo Bordiga, fondateur du parti communiste italien ( 1921 ), partisan de « l’invariance » du programme communiste contre tous les « modernisateurs » et qui admirait l’église catholique pour sa fidélité deux fois millénaires à son dogme initial. Bordiga entretenait d’ailleurs des relations cordiales avec le pape Pie XII. Mentionnons aussi un ancien de la gauche communiste italienne, Giani Collu, qui se convertit au catholicisme en 1985.
En 1972, Giorgio Cesarano et Giani Collu ont publié un livre qui critique ce qu’ils nomment « l’utopie-capital », livre intitulé Apocalypse et révolution. (Réédité par les éditions La Tempête, en 2019).
Un livre qui montre comment avec le Rapport du Club de Rome ( 1972 ) sur les limites de la croissance, le capitalisme s’empare des croyances millénaristes sur la fin des temps pour tenter de s’autoréguler ; comment avec cette sorte d’autocritique d’État sur les dégâts envers l’environnement et les aliénations de l’espèce humaine, le capital étend son emprise sur les dimensions biologiques des individus ; comment il tend à se faire humain.
Pour Collu et Cesarano, la révolution ne sera plus celle du prolétariat, mais elle commencera par les corps, avec les corps de tous les individus ; car c’est l’espèce humaine qui est en voie de capitalisation. À la domination anthropologique du capital, la révolution doit répondre et attaquer sur ce même terrain. Face à la dynamique apocalyptique du capital, ils appellent à une révolution biologique et anthropologique de l’espèce humaine. Ils espèrent que la fenêtre des possibles ouverte dans l’enfermement capitaliste par l’ébranlement mondial des années 65-70 permettra à cette révolution de commencer.
Espoir déçu comme nous sommes nombreux à l’avoir vécu de près. Désespéré, Cesarano met fin à ses jours en 1975. Dix ans après, Collu se convertit au catholicisme. Ne tirons aucune conclusion politique intempestive de ces deux destinées individuelles, mais remarquons cependant que cette fenêtre espérée par ces deux auteurs s’est refermée à double tour.
Au XXe siècle, jusqu’à nos jours, d’autres philosophes ou théologiens de l’histoire ont fait référence au kathêkon en proposant des réinterprétations ou des actualisations du concept.
Parmi eux, le juriste et philosophe Carl Schmitt ( 1888-1985 ) a donné une contribution majeure sur l’effet kathêkon dans l’histoire. Il a montré notamment comment le Saint-Empire romain germanique a retenu la division de l’empire en États séparés, comment son unité a été conservée, comment les guerres ont été limitées.
Voyons d’abord l’apport de C.Schmitt à l’effet kathêkon puis — cela est pour nous plus fructueux — comment Mario Tronti a discuté, en marxiste hétérodoxe, le concept de kathêkon.
3- Le kathêkon chez Carl Schmitt
Pour saisir l’usage que fait Carl Schmitt de la notion de kathêkon, il faut se référer à sa théorie du droit international comme ordre spatial souverain. Dans Le nomos de la terre, (Carl Schmitt, Le nomos de la terre, PUF, 2012), livre écrit en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale et publié en 1950, Schmitt montre que le droit international trouve son fondement dans la souveraineté des États et que cette souveraineté provient du nomos3 que projettent ces États sur leur propre terre comme sur l’espace international. Une souveraineté fondée sur l’équilibre des rapports de forces et non sur des pactes ou des traités.
3 Depuis sa formulation chez les grecs anciens, le concept de nomos a pris des acceptions différentes selon les philosophes qui l’ont utilisé. Originellement, il désigne le lien entre une localisation et un ordre ; c’est-à-dire une « prise de terre », une conquête d’espace sur lequel le souverain mesure et répartit la terrent, donc fonde un ordre à la fois temporel et religieux. La signification du nomos s’est ensuite rétrécie pour devenir les réglementations, les lois, les normes puis les savoirs être, les convenances. C’est dans son sens premier que Schmitt emploi le mot nomos dans Le nomos de la terre, à savoir la prise de terre, l’appropriation d’un sol : « un acte originel qui ordonne l’espace. Cet acte originel est le nomos », écrit-il page 82 (PUF, rééd. 2022). Cette prise de terre étant « l’évènement constituant du droit des gens » (ibid. p.23).
C’est en Europe que ce droit international ( Jus publicum Europaeum ) est apparu dans l’histoire occidentale, car le pouvoir temporel et le pouvoir religieux, bien qu’en opposition ( le pape versus l’empereur ), y étaient unifiés dans un même ordre : la République chrétienne ( Respublica Christiana ). L’empire chrétien des rois germaniques étant la continuité de l’Empire romain.
D’où la cohésion politique de cet ordre européen qui limitait les guerres ou du moins les contenait dans des concurrences ou des conflits ( des guerres-duels ) auxquels ces États se livraient sur un pied d’égalité. Seules les souverainetés territoriales des États et non des traités, fondaient un droit international politiquement et spirituellement authentique. Dans le temps historique long fondé par le Jus publicum Europaeum, des guerres d’extermination d’un peuple par un autre n’étaient ni concevables ni envisageables.
Au regard de cette philosophie politique et théologique, on comprend mieux les raisons pour lesquelles C.Schmitt désigne comme kathêkon le Saint-Empire romain germanique. En effet, pendant plus de huit siècles, cet État composite, bâti par la domination des souverainetés royales sur les principautés, est parvenu à conserver non pas une unité, mais une légitimité et un ordre en s’inscrivant comme le continuateur de l’empire romain. Il était doté d’une sainteté, car les empereurs règnent par droit divin. L’Imperium n’est pas une dignité royale absolue, mais, dans les croyances médiévales, il devait se perpétuer, car la division en plusieurs royaumes représentait un affaiblissement du kathêkon, donc le signe d’une proche apocalypse avec la venue de l’Antéchrist.
Est-il pour autant fondé d’avancer que pour Schmitt, seul l’État souverain et total ( pas totalitaire, mais totalisant la décision politique ), serait susceptible de produire un effet kathêkon par sa seule existence ? Non. L’État schmittien n’est pas immobiliste ; il forme des stratégies, prend des initiatives et des décisions qui peuvent l’altérer, mais jamais modifier sa souveraineté politique, juridique et transcendantale. Tirant sa puissance politique et sa légitimité juridique de son ancrage territorial, l’État projette son nomos, c’est-à-dire ses lois à la fois temporelles et religieuses ainsi que ses mœurs, sur les espaces géopolitiques intérieurs et extérieurs.
Ce n’est donc pas l’État en tant que tel, en tant que puissance juridico-politique qui peut opérer un ralentissement de la marche à l’abîme, mais l’effet kathêkon qu’il exerce sur le temps historique. Un kathêkon qui, ajournant la fin des temps, permet un équilibre entre des États souverains ; équilibre qui tend à réduire les divisions et les guerres.
Une conception qu’exprime Bernard Bourdin dans ces termes :
« Avec la découverte du katêkon, Schmitt a résolu le problème qui hante sa pensée théologico-politique depuis son œuvre de jeunesse, à savoir la nécessité de rendre compatible « la foi eschatologique » avec « la conscience historique ». ( … ) Dès lors, le gardien du temps qu’est le kathêkon ( souligné par nous ) ne saurait être identifié à une posture ‘conservatrice ou réactionnaire’, pas plus que la foi eschatologique ne saurait être amalgamée à la paralysie. Dans l’un et l’autre cas, c’est le sens de l’histoire qui se délite ( souligné par nous ) : il manque au temps séculier moderne, cette structure explicative que permet de façon très spécifique une théologie politique chrétienne ». (B.Bourdin, « Carl Schmitt : un contre messianisme théologico-politique ? » revue des sciences philosophiques et théologiques, 2014/2 tome 98).
Un propos qui fait écho à l’affirmation de Schmitt sur l’État :
« Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés » écrit-il dans la première version de sa Théologie politique publiée en 1922. Celle-ci consiste en une approche descriptive et sociologique visant à établir une simple proximité de structure entre les concepts théologiques et les concepts politiques ; d’établir un isomorphisme entre eux et non pas un rapport de causalité.
Dans la seconde version, publiée plus de 40 années plus tard après la Seconde Guerre mondiale, Schmitt critique les tenants d’une non-corrélation entre le théologique et le politique. Une séparation de ces deux ordres, réalisée dans sa forme la plus accomplie par la Révolution française. Il vise par là tous les penseurs de la modernité qui prônent une déthéologisation, une sécularisation du politique. Une modernité politique, qui pour Schmitt abandonne le kathêkon et en conséquence ne peut que conduire au césarisme.
Or, pour Schmitt, le politique a nécessairement des fondements théologiques. En évacuant la référence à un Dieu transcendantal, les penseurs politiques libéraux ont privé l’État souverain de son pouvoir. Dépolitisation et neutralisation des rapports qui sont le propre de la modernité libérale et technicienne avec sa vision d’un homme bon, et qui ont conduit à la dissolution du politique, à la fin de l’autonomie du politique.
On comprend mieux alors pourquoi, ayant tiré le bilan des échecs de l’autonomie du politique porté par le mouvement ouvrier révolutionnaire et qui a abouti à l’État démocratique totalisé, Mario Tronti a cherché à mettre en rapport la théologie politique de Carl Schmitt et « la foi eschatologique » de Karl Marx. Deux conceptions opposées de « l’achèvement du temps historique », mais dans lesquelles le kathêkon n’est pas absent. (cf. (J.Wajnsztejn, L’achèvement du temps historique. L’Harmattan, 2025).
4- Tronti et « ses » deux Karl-Carl
Publié en Italie en 1966 et traduit en français en 1977, Ouvriers et capital de Mario Tronti constitue le grand classique du mouvement opéraïste italien.. En faisant de la classe ouvrière, de son autonomie politique et de sa subjectivité, le moteur du capital, Tronti renverse la tradition théorique du marxisme. C’est le mouvement historique de la classe ouvrière et de ses luttes spécifiques dans les usines qui constituent l’opérateur central du capitalisme, les forces qui fondent une autonomie du politique, en dehors des organisations réformistes ou révolutionnaires. Tronti sera exclu du Parti communiste italien pour « activité fractionniste » en 1965.
Tirant les conséquences de l’échec de l’autonomie de la classe, Tronti revient au PCI en 1972 au nom du réalisme politique de la révolution dont seul le parti peut être encore porteur. En 1991, la dissolution du PCI l’amène à adhérer au Parti démocratique de la gauche ( PDS ) avec lequel il sera élu sénateur à deux reprises.
Depuis cette place, Tronti observe la fin de la « Grande politique », celle qui devait être accomplie par la classe ouvrière et sa subjectivité révolutionnaire collective : s’approprier le cours de l’histoire pour conduire l’émancipation de l’humanité. Déçu, mais non aigri, il oriente sa réflexion sur Le crépuscule de la politique, selon le titre même d’un de ses derniers livres. Livre bilan sur les assauts des luttes des classes au cours du XXe siècle et leur échec sur le roc…de la démocratie. Livre sur la grande défaite ouvrière du XXe siècle, véritable tragédie anthropologique que Mario Tronti résume dans cette sentence : « Le mouvement ouvrier n’a pas été vaincu par le capitalisme. Le mouvement ouvrier a été vaincu par la démocratie ». Nous ne discuterons pas cette vaste question-bilan. Ce sont les dimensions eschatologiques des philosophies politiques de Marx et de Schmitt interprétées par Tronti qui nous intéressent seulement ici.
Sur le site de Temps critiques, dans des textes qui courent sur plus de trois décennies, on trouvera plusieurs développements analysant et critiquant la position de Mario Tronti.
Dans le chapitre « Karl und Carl » de son livre Le crépuscule de la politique, Tronti revient sur la grande affaire de sa vie intellectuelle et politique : l’autonomie de la politique. Il écrit :
« Avec Carl Schmitt : en accord divergent. Avec Karl Marx : en convergeant désaccord. C’est le sentiment intérieur du théoricien de la politique, enfant du mouvement ouvrier, à la fin du vingtième siècle, après la défaite de la révolution. Entre Marx et Schmitt, un rapport de complémentarité historique naturelle. Impossible au vingtième siècle de lire politiquement Marx sans Schmitt. Mais lire Schmitt sans Marx n’est pas non plus possible, parce que, sans Marx Schmitt n’existerait pas. »
Cette lecture croisée permet à Tronti de saisir les raisons pour lesquelles ni le mouvement ouvrier révolutionnaire ni la révolution conservatrice n’ont su ni pu s’opposer à la modernité. La modernité qui avançait aussi bien sous couvert d’État démocratique que d’État totalitaire.
Seule cette alliance des deux Carl/Karl permet de saisir une « herméneutique tragique du moderne » de la crise de la raison politique moderne ; une autre façon de dire la fin de l’autonomie de la politique.
Les maximes de Schmitt selon lesquelles tout anéantissement de l’ennemi conduit à son propre anéantissement viennent se conjuguer avec celle de Marx. Citons Tronti : « Marx, qui avec l'instrument moderne des luttes de classe, découvrait les lois du mouvement du capital. Schmitt, qui redécouvrait la décision politique du Léviathan moderne contre le Behemoth des guerres civiles mondiales ». (Karl und Carl, ibid.)
Dans Karl und Carl, Tronti rappelle4 combien, dans les années 60 et 70, il a été redevable à Schmitt pour l’élaboration de la théorie opéraïste sur l’autonomie politique de la classe ouvrière par rapport au capital.
4« Le fait que l'ouvriérisme italien des années soixante ait à son tour croisé dans les années soixante-dix la présence de l'œuvre de Schmitt a donc des motivations plus profondes que celles que Galli lui attribue. Il faudrait revenir sur cette aventure intellectuelle dans un autre cadre. Il est vrai qu'il y eut au début l'ambition pratique d'extorquer à Schmitt le secret de l'autonomie du politique pour le remettre, comme arme offensive, au parti de la classe ouvrière. » M.Tronti, La politique au crépuscule. Première édition italienne 1998. Première traduction en français publié aux éditions de l’Éclat en 2000.
Les prolétaires sont « dedans et dehors » ; dedans, car subordonnés au rapport salarial d’exploitation ; dehors, car seule l’autonomie politique de la classe ouvrière peut inventer un devenir autre au capitalisme ; une société humaine. Et cette capacité créative peut s’exercer grâce à l’autonomie du politique ; grâce à la lutte dans et en dehors de l’usine.
Tirant le bilan négatif que l’on sait du moment opéraïste, voulant « communiquer un état de désespoir théorique », Tronti va-t-il trente ans plus tard, abandonner la pensée de Schmitt sur l’autonomie du politique ? Non, il la transpose et la transfigure. Le mouvement ouvrier révolutionnaire a échoué dans l’instauration de l’autonomie de la politique comme État et ordre politique. Étant désormais dans l’éclipse de la « Grande histoire », c’est la culture et la civilisation qui peuvent affirmer l’autonomie de la politique.
Ainsi, dans l’antienne qui ouvre l’ouvrage, il écrit : « Aujourd’hui, le critère du politique fait peur. Mais l’ami/ennemi ne doit pas être supprimé, il doit être civilisé. Civilisation/culture dans le conflit. Lutte politique sans la guerre : noblesse de l’esprit humain ».
S’il reste un « État d’exception » à rechercher, c’est celui de « formes de vie » qui neutralisent les actuels rapports sociaux : une ontologie politique.
Bien que Tronti n’évoque pas explicitement le kathêkon dans ce chapitre du Crépuscule de la politique, il n’en est pas moins présent en creux, en négatif en quelque sorte. On pourrait alors avancer que pour Marx comme pour Schmitt, c’est l’État démocratique, la dissolution/neutralisation de l’autonomie de la politique qui retiennent la marche vers les temps ultimes : l’apocalypse pour l’un, le communisme pour l’autre.
Avec la fin de l’autonomie du politique, l’achèvement du temps historique, la généralisation de la société capitalisée, il semble vain de rechercher un quelconque effet kathêkon dans l’espace-temps contemporain.
En revanche, s’y manifestent visiblement des parodies et autres simulacres de kathêkons. Voyons lesquels.
5- Cybernétique et technologies : des kathêkons parodiques
Avec le Concile de Vatican II, l’église chrétienne catholique ayant fait sa révolution à la fois moderne et post-moderne, l’écart entre la marche du monde et la permanence de l’église a été effacé. Outre la mise au goût du jour de sa liturgie et l’actualisation de son clergé, l’église a fait sien les discours catastrophistes et les politiques de « transition » du capitalisme vert en leur apportant une coloration eschatologique. Comprenons que le Saint Empire romain germanique ne reviendra pas et que donc tout espoir de voir un kathêkon apparaître de ce côté-là est chose vaine et illusoire.
Cela est moins vrai pour l’Église orthodoxe au point que certains traditionalistes à la recherche d’un kathêkon pensent y trouver une puissance d’ajournement de la fin du monde. Nous y revenons plus loin.
L’hypothèse chrétienne étant écartée reste les technologies, et leur énorme puissance entropique.
Dans un récent article5, l’universitaire californien David Bates tente d’établir de possibles rapports entre la théologie politique de Carl Schmitt et les technologies numériques en réseaux d’aujourd’hui.
5Article publié en 2020, puis traduit en français et diffusé sur divers supports. La version que nous utilisons ici est diffusée par la revue en ligne Entêtement en mars 2024. « La théologie politique de l’entropie : un kathêkon pour l’ère cybernétique ».
Bates rappelle d’abord que dans ses écrits des années 60, Schmitt interprète la puissance des systèmes techniques et des pouvoirs qui les développent, comme autant de « neutralisations » du politique. C’est précisément dans la mesure où les technologies sont habituellement considérées comme neutres qu’elles en tirent autant de pouvoir politique.
Bates entreprend alors une assez longue argumentation pour montrer que la conception vitaliste et existentielle de l’autonomie du politique chez Schmitt est analogue aux formes en réseaux qui organisent tous les domaines de la vie aujourd’hui. Le vivant et le technologique tendent à fusionner. Ce que Schmitt a nommé « la religion de la technique ».
En référence à la théorie générale des systèmes, Bates en vient alors à interpréter l’analyse par Schmitt du Saint Empire romain germanique comme un système « en équilibre » dans lequel les États et les principautés avaient des droits égaux mutuellement reconnus. Comme tels, ils constituaient un frein à ce qui menace tous les systèmes : la désagrégation et le désordre. D’où la pérennité de cet empire pendant une très longue période historique.
Et Bates d’énoncer en conséquence ( dans des termes étrangers à Schmitt, reconnaît-il ), que cette protection du désordre exercée par l’autonomie du politique est analogue à la force de néguentropie dans un système. Une force qui engendre une baisse de sa désorganisation et donc qui prolonge sa survie.
On devine le résultat auquel aboutit Bates : « Ce que je veux suggérer, par conséquent, c’est de voir le Katechon de Schmitt moins comme une figure ou une institution unique que comme une fonction au sein d’un système, car c’est ce qu’il a lui-même démontré si clairement dans Le Nomos de la Terre ».
Pour conforter son argument, Bates trouve dans le journal personnel de Schmitt publié après sa mort, un passage où celui-ci écrit que dans le monde contemporain, le kathêkon peut apparaître de manière « éclatée et fragmentaires ». Une raison supplémentaire pour assimiler le kathêkon à la cybernétique. Bates se dit en accord avec Paolo Virno qui avance que « le kathêkon est un concept ( … ) qui s’oppose à l’atrophie de l’ouverture au monde ».
Bates alors, de conclure : « Quels que soient les nouveaux alignements et les nouvelles inimitiés que notre nouveau monde technopolitique exige, le principe katechontique qui limitera les pires excès pourrait bien être notre résistance à cette atrophie de l’ouverture. Car cette atrophie est une neutralisation invisible et subreptice, insidieuse et peut-être même néfaste, de l’ouverture de la décision et de l’invention, une ouverture qui va bien au-delà de la politique et qui s’adresse à toutes les sphères supérieures de la cognition et de la vie humaines ».
Arrivés là, des questions surgissent. Quelle est-t-elle, cette « atrophie de l’ouverture de la décision et de l’invention » ? Qui sont les acteurs de ces forces « néfastes » et insidieuses ? Sous quels sombres déguisements se cachent-ils ces partisans de la tendance du monde à la fermeture ?
Nous ne le saurons pas.
Bates et Virno se méprennent lourdement sur le sens et les contenus de ladite ouverture. Le monde contemporain n’a jamais été aussi ouvert, très grand ouvert. L’ouverture du monde à toutes les innovations, toutes les meta6 technologies, toutes les meta expérimentations, toutes les méta extrapolations, les méta anticipations, les meta accélérations, sont les puissants opérateurs de la capitalisation généralisée.
6Exemple entre mille de l’assomption du meta : en 2021 FaceBook devient META, préfixe de Meta Platforms.
Car c’est la dynamique du capital, qui n’en finit pas d’ouvrir, d’élargir, de généraliser, de dissoudre et d’englober les anciennes institutions de la société bourgeoise, les formes de groupements stables, les structures communautaires et les modes de vie solidaires.
Bates fait-il autre chose ici que répéter l’idéologie de « la société ouverte » et du monde « ouvert », celle-là même du milliardaire américain George Soros et sa fondation OSF Open Society Fondation ? Certes. Il est lui aussi partisan du réseau de fondations OSF ( une meta fondation ) qui s’activent pour intensifier la globalisation dans tous les domaines politiques, économiques, culturels bien sûr au nom de la « gouvernance démocratique », de l’État de droit et de la circulation absolue des individus et des capitaux.
On est là en présence d’une inversion totale d’un possible effet kathekon qui, selon la théorie, ralenti, freine, retient, ajourne les flux de « la société ouverte ».
Le supposé kathêkon de David Bates n’est qu’une parodie de kathêkon.
6- L’attentisme par foi aveugle dans « les solutions » technologiques
Dans un article non signé, intitulé « Apocalyspse no rush » et publié dans Lundi matin du 10 septembre 2018, l’auteur analyse les solutions technologiques que les pouvoirs donnent comme un kathêkon. En référence au manifeste de 700 scientifiques français sur le climat qui met en avant les réponses scientifiques et techniques pour réduire les effets de serre et les autres causes du réchauffement climatique, il pense qu’en effet, les technologies se donnent comme une planche de salut pour le plus grand nombre ; une nouvelle religion. D’où la formule : « Qu’importe le climat, nous avons la climatisation ». Dans l’ère technologique qui est la nôtre et puisque nous n’avons pas le pouvoir de l’achever, l’auteur propose d’attendre.
Il écrit : « nous n’avons pas le pouvoir d’achever l’âge technologique, ni de prévoir pour l’instant comment nous en reprendrons les armes. Attendre vraiment, ce n’est pas tomber dans le quiétisme. C’est se disposer à vivre ce qui arrive au monde, à l’éprouver de tout près et à être autrement catastrophé. Car le propre du Katheton est de nous priver rigoureusement des catastrophes. »
Remarquons d’emblée qu’ici, l’auteur se méprend sur le sens profond du kathêkon. Celui-ci ne prive pas le monde des catastrophes ; au contraire, il agit parmi celles-ci en permettant qu’elles ne se totalisent pas dans une « ultime catastrophe », celle de la fin finale, de la fin du monde. Car les catastrophes et les idéologies catastrophistes permettent au monde de continuer.
Commencé avec des propos intéressants sur les eschatologies chrétiennes qui au cours des siècles annoncent la fin du monde et la victoire de l’Ante-Christ pour que la seconde venue du Christ sauveur s’accomplisse, cet article tourne court dans le verbalisme. Verbalisme que ce néologisme de « l’attendance » qui exprimerait l’indifférence des gens à la catastrophe annoncée par les scientifiques et les médias, car ils ont une confiance religieuse dans les technologies. Mais où donc l’auteur voit-il une indifférence aux discours catastrophistes ? Nous ne le saurons pas. La rhétorique tourne à vide et elle se double d’une antinomie : d’une part, reprocher aux gens leur attentisme et d’autre part leur conseiller de ne pas se précipiter.
Verbalisme que ce conseil spéculatif de la fin du texte qui appelle à « une nouvelle sensibilité aux présages ». L’auteur serait-il alors un nouveau devin qui annonce certes une apocalypse, mais vers lequel il convient de cheminer…avec lenteur ( no rush ) ?
7- Greta Tunberg : Une héroïne du kathêkon ?
Dans un entretien donné au journal Le Monde le 31 mai 2019, intitulé « », le sociologue Bruno Latour témoigne de sa longue admiration pour Charles Péguy. Le socialiste catholique l’aide à comprendre le monde actuel. Considéré comme antimoderne, Péguy redevient actuel aujourd’hui que la modernité a abouti à la catastrophe écologique et à la crise de civilisation. « Or Péguy avait compris ceci : le monde moderne nous prive de notre capacité d’engendrement, cette perte est une tragédie. (…).Comment va-t-on s’y prendre pour que le monde continue ?».
Les mouvements des jeunes pour le climat (Youth for Climate) prennent au sérieux cette question. L’interviewer en vient vite à demander à B.Latour si Greta Thunberg ne peut pas être vue comme « une figure péguyste » ? Sans surprise, exaltée, la réponse fuse : « Si Péguy était vivant, il parlerait d’elle autant que de Jeanne d’Arc ! C’est une figure apocalyptique, une figure du kathêkon, une jeune fille autiste, sans aucun charisme apparent, qui essaie de freiner la catastrophe. Elle me fascine. Sa maladresse même lui confère une puissance de conviction extraordinaire. Elle répand non l’espoir, mais la peur ».
Au cours de cet entretien, B.Latour revient sur la nécessité de ne pas esquiver la menace apocalyptique, car elle peut provoquer une prise de conscience « optimiste » face à « la désorientation générale des consciences ».
Transformant sa sociologie descriptive en théologie politique, B.Latour entérine la vaste exploitation de l’image quasi divinisée de l’adolescente suédoise. Transformée en icône du catastrophisme écologiste, elle est transportée comme une relique dans les parlements, dans le Forum de Davos, devant le pape et dans les cercles du capitalisme du sommet. Cavalière de l’apocalypse starisée et forte de sa fondation financière, elle assure avec foi la publicité de la transition écologique et du capitalisme vert. Une dynamique économique, financière et culturelle qui ne retient rien, mais accélère tout. Depuis plus de vingt ans que se serait enclenchée « la transition », la révolution du capital n’a jamais été aussi opérante. Bien loin d’être kathêkon, Greta Thunberg n’en est qu’une pitoyable parodie.
8- Les traditionalismes catholiques, candidats au kathêkon ?
Nous avons vu supra comment et pourquoi l’Église catholique ne pouvait en rien être retenue comme une hypothèse de kathêkon. La révolution de Vatican II, progressiste, particulariste et sécularisante a protestantisée l’Église catholique. Elle a définitivement dissous toutes les séparations théologiques, sacerdotales et politiques entre l’église et la modernité des années soixante puis la postmodernité des décennies suivantes. L’Église catholique est en phase politique et culturelle avec la société capitalisée ; elle accompagne et parfois même anticipe (droit-de-l’hommisme, interreligieux et interculturel maximalistes) le cours dominant de l’histoire. Elle ne « retient » rien.
Des courants catholiques fondamentalistes ont résisté et résistent encore à la révolution progressiste vaticane. Ils perpétuent la célébration de la messe en latin selon le rite dit tridentin (du Concile de Trente au XIVe siècle) et ordonnent des évêques. Ces mainteneurs considèrent que les papes d’après Vatican II sont hérétiques, qu’ils ont fondé une nouvelle religion, qu’ils prêchent l’AntéChrist, etc. Bien qu’actifs dans le monde, mais divisés, ces groupes ne sont pas parvenus à coaguler leurs efforts dans une force politique. Les catholiques traditionalistes ne représentent qu’une force spirituelle. Leurs évêques n’ont pas fondé une véritable église qui exprimerait un sacerdotium, c’est-dire une puissance religieuse qui s’opposerait à l’imperium des États. Les communautés traditionalistes se situent davantage dans une position de repli et de protection ; elles n’agissent pas directement à contre-courant, mais indirectement par fidéisme et témoignage.
Pour certains commentateurs, il n’en serait pas de même pour l’Église orthodoxe. On trouve dans les écrits des courants eurasistes l’idée que la proximité politique entre la puissance russe et le patriarche de Moscou serait en continuité avec le principe de Moscou comme « troisième Rome ». Ceci d’autant plus que le régime actuel en Russie affirme son identité chrétienne.
Dans un article récent (V. Fontan-Moret, «Le kathêkon selon Carl Schmitt : de Rome à la fin du monde » site PHILITT 23 oct. 2017), le philosophe Valentin Fontan Moret prend en considération cet argument, mais, in fine, le réfute. Il écrit : « Il n’y a cependant là rien de comparable avec l’articulation historique de l’imperium et du sacerdotium, ni avec le rayonnement universel de l’Église romaine d’autrefois ». Nous partageons pleinement cette conclusion.
9- Anabaptistes, mennonistes et amishs : des Réformés, donc des progressistes, donc éloignés du kathêkon
Dans d’autres sphères des traditionalismes religieux, arrêtons-nous un instant sur les modes de vie et les croyances des communautés protestantes anabaptistes, notamment celles des mennonites et des amishs. Il y a chez eux, un incontestable fixisme ; le temps historique est arrêté aux modes de vie traditionnels des anabaptistes suisses et allemands du XVIIe siècle. Des mouvements qui ont émergé dès les débuts de la Réforme, mais qui ne sont ni luthériens ni calvinistes. Qualifiés de groupes de la Réforme radicale, ils ont été désignés comme « l’aile gauche de la Réforme » ou encore « d’anarchisme chrétien », car ils contestaient non seulement les dogmes religieux, mais aussi les institutions de la société de classe du XVIe siècle.
Ils restent cependant déterminés par la modernité profonde des réformés.
Or, la Réforme fut l’anticipation du devenir bourgeois du monde, les prémices des Lumières et de la Révolution française, celle qui, bien qu’universaliste, fut le triomphe d’une classe sociale : la bourgeoisie, la classe des propriétaires. La classe qui affirme et propage l’universalité de la propriété, du travail, du profit et de la liberté. Il y a eu certes « un peuple protestant » qui n’appartenait pas à la classe bourgeoise, mais les églises protestantes et leurs membres les plus influents étaient des bourgeois et de riches bourgeois.
Nous l’avons analysé supra, l’Église catholique représentait alors un kathêkon par rapport à cette modernisation, à ce progressisme économique, social, culturel de la Réforme. D’où la contre-réforme comme expression historique de ce ralentissement du cours bourgeois de l’histoire. Les réformés (surtout les calvinistes) expriment et réalisent l’émergence, puis l’hégémonie du capitalisme dans ses formes marchandes, puis industrielles et urbaines.
Dans cette perspective, les diverses communautés amishs et mennonites, comme les églises réformées, sont porteuses de la protestantisation du monde occidental, c’est-à-dire de formes démocratiques et parlementaristes du pouvoir politique. Une pratique démocratique et assembléiste qui se manifeste dans les conseils presbytéraux assurant le gouvernement des paroisses protestantes.
En cela, les anabaptistes et les mennonites sont modernes, comme le sont tous les réformés, opposants déterminés à l’État royal ou impérial. Mais ils cherchent à créer des modes de vie à l’écart des mœurs dominantes. Ils sont modernes comme le furent toutes les formes théologiques et politiques de la réforme, qui toutes étaient porteuses des traits principaux de la modernité. L’individualisation : le fidèle est en rapport direct avec Dieu sans passer par les médiations des prêtres et du clergé.
Cependant, chez les réformés radicaux, le processus d’individualisation porté par la Réforme luthérienne et calviniste est ici limité par la pratique communautaire. Des règles morales strictes organisent et contrôlent la vie individuelle, familiale et communautaire. Les intérêts et les idéaux de la communauté priment sur les intérêts individuels. De ce point de vue, les communautés anabaptistes pourraient être considérées comme des freins au mouvement du capital des XVIIIe et XIXe siècles. Mais leurs tendances sectaires et autarciques (ils ne sont pas prosélytes), ne favorisent pas une généralisation qui pourrait alors constituer un possible kathêkon à la marche vers la catastrophe finale.
Chez les anabaptistes, le travail intense et permanent pour toutes et tous est placé au centre de la vie communautaire. Ses réussites sont le signe de la grâce de Dieu. Selon la volonté de Dieu, le travail est une fin en soi de l’activité humaine.
C’est cette éthique protestante du travail et de l’ascétisme que plus tard, Max Weber, donnera comme un opérateur idéologique majeur du capitalisme. (cf. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1904). Travail domestique et commercial pour les femmes, travail artisanal, gestionnaire et religieux chez les hommes.
Avec l’artisanat et le commerce des produits issus de la ferme, s’installe une autonomisation d’un capital individuel ou collectif selon les degrés dans la mise en commun des biens et des services : plus individuel chez les mennonites et plus collectif chez les Amishs.
L’immobilisme économique, culturel et religieux des communautés anabaptistes constitue un élément de stabilité politique et théologico-politique, mais ce frein est ultra minoritaire et très localisé. En tant que tel, il ne peut être retenu comme un possible effet kathêkon.
10- Jacques Camatte, l’inversion et le kathêkon
Sur la page d’accueil du site de la revue en ligne Invariance, Jacques Camatte met en exergue cette maxime : « Je n’ai pas d’ennemis, l’enfermement s’abolit ». Comment l’interpréter ?
Au regard de la thèse de Carl Schmitt qui fait de la désignation de l’ami et de l’ennemi le critère fondamental du politique, on pourrait alors voir dans la formule de J.Camatte une sortie du monde politique ; un placement hors du champ politique. Cette hypothèse n’est pas à rejeter lorsqu’on connaît les écrits publiés dans Invariance sur l’anthropomorphose du capital, signe de sa fin potentielle. Sans oublier les thèses de J.Camatte sur l’ontose et la spéciose, les deux déterminations de l’aliénation de l’individu et de l’espèce.
Mais J.Camatte n’en verse pas pour autant dans un fatalisme eschatologique. Il définit une voie possible pour l’espèce : l’inversion. Non pas retour au passé, non pas révolution, mais mouvement de régénération pour affirmer la naturalité des homo sapiens qui subsiste encore chez eux. Ce mouvement d’inversion permettant l’émergence d’une nouvelle espèce humaine : homo gemeinwesen, l’homme de la communauté.
Dans le glossaire publié sur le site Invariance, J.Camatte définit ainsi l’inversion : « Désigne la mise en place d’un devenir contraire à celui effectué jusqu'à nos jours, comportant en particulier : sortie de la nature, répression, refus, abstraction, émeutes (soulèvements, révolutions), mais aussi guerres et paix. Elle n'est pas un détournement de ce qui fut détourné et n'est pas un retour au moment où ceci s'est imposé. Non, car c'est à partir du potentiel gemeinwesen en nous ici et maintenant et en la communauté de ceux et celles qui convergent et participent, que cela s'effectuera. Il ne s’agit donc pas de retourner à une phase antérieure, à un comportement ancestral, mais d’accéder à quelque chose en germe en nous, en l’espèce : la naturalité profonde qui a toujours été réprimée, en grande partie occultée, ainsi que la continuité avec tous les êtres vivants, avec le cosmos ».
Il n’y a donc pas chez Jacques Camatte de recherche d’un effet kathêkon, ni l’affirmation d’une puissance politique et anthropologique qui ralentirait la marche vers l’ultime catastrophe et qui, dans l’embrasement général, engendrerait un salut pour l’espèce humaine et le vivant. Pas de dialectique suprême ; pas de jugement dernier ; pas de millénarisme ; pas d’apocalypse propitiatoire. Mais une mise en continuité des hommes avec la nature grâce à la redécouverte de leur naturalité réprimée par des millénaires de sortie de la nature et d’errance. Une profonde mue de l’espèce humaine qui donne naissance à une nouvelle. Une nouvelle espèce humaine qui, on l’a compris, n’a rien à voir avec « l’homme nouveau » ou « l’homme total » de Marx ni avec l’homo sovieticus communiste, ni avec l’homme nouveau fasciste ou nazi et pas davantage avec « l’homme augmenté » des transhumanistes.
S’il y a bien dans la pensée de J.Camatte une sortie du monde politique, ce n’est pas en ralentissant la marche vers un « enfermement » absolu que se trouve la voie nouvelle, mais dans un mouvement d’inversion de cette marche funeste. Le kathêkon retient, l’inversion régénère.
Car rien ne retient l’errance de l’espèce humaine vers son devenir hors nature. Les éventuelles et premières manifestations d’une « inversion » à venir, n’auraient pas d’effet kathêkon, car ralentir l’errance avec les moyens du capital ne sert qu’à le renforcer et accélérer son mouvement comme d’ailleurs le fait la révolution, car : « La révolution intègre ».
Depuis sa sortie du Parti communiste international, en 1966, puis la création de la revue Invariance, Jacques Camatte a conduit une recherche de type bioanthropologique sur le devenir de l’espèce humaine, aujourd’hui enfermée dans la capitalisation de toutes ses activités. Le mouvement du capital domine la valeur, il crée une communauté matérielle qui se substitue aux déterminations naturelles des hommes.
Avec les concepts de mort potentielle du capital, de dynamique anthropomorphique du capital, de communauté matérielle du capital, de la fin du cycle historique des révolutions et d’autres concepts de cet ordre, on pourrait dire que J.Camatte s’inscrit dans une eschatologie politique de tendance millénariste. La totalisation capitaliste des êtres vivants, des hommes et de leurs activités conduit l’humanité vers un anéantissement, une marche effrénée, erratique et aveugle, vers un effondrement, un engloutissement dans l’abîme de la fin des temps.
Cette perte des liens avec sa naturalité, cette séparation d’avec la nature, place l’espèce humaine dans une « errance » ; une psychose collective ontologique — que J.Camatte nomme la spéciose — qui la conduit à son extinction.
Seule une « inversion » de ce processus, la création de rapports harmonieux avec la nature peuvent permettre l’émergence d’une nouvelle espèce, homo gemeinwesen ie. l’homme de la communauté. Avec l’avènement de cette espèce humaine, les hommes retrouveront leur naturalité profonde ainsi que la continuité avec tous les êtres vivants et le cosmos. (cf. J.Camatte, Inversion ou extinction. Folle prémonition ? La Grange batelière, 2023.)
Au regard de notre présente démarche, il peut être ici judicieux de se demander si le concept d’inversion pourrait relever d’un kathêkon.
Autrement dit, si les individus et les groupes qui amorceraient un mouvement d’inversion, engendreraient un ralentissement de la marche collective vers l’abîme ou bien tenteraient-ils de quitter le navire avant son naufrage pour trouver un hypothétique lieu de régénérescence ?
Théorie de l’inversion, certes spéculative, mais qui, indirectement, n’est pas dénuée d’intérêt politique, car elle met en relief la vacuité de la distinction dominante entre progressistes et réactionnaires. Les progressistes accélérant le processus eschatologique et les réactionnaires (ou néoconservateurs) échouant à le faire ralentir. Progressistes et néoconservateurs représentant ainsi les deux pôles faussement antagoniques d’un même processus, celui de l’extinction potentielle d’homo sapiens.
Dans ce sens, nous partageons la remarque de Bernard Bourdin, qui écrit : « Dès lors, le gardien du temps qu’est le kathêkon, ne saurait être sidentifié à une posture ‘conservatrice ou réactionnaire’, pas plus que la foi eschatologique ne saurait être amalgamée à la paralysie. Dans l’un et l’autre cas, c’est le sens de l’histoire qui se délite : il manque au temps séculier moderne, cette structure explicative que permet de façon très spécifique une théologie politique chrétienne ». (B.Bourdin, « Carl Schmitt : un contre messianisme théologico-politique ? » revue des sciences philosophiques et théologiques, 2014, tome 98)
L’inversion pensée par J.Camatte n’est pas une théologie politique, mais elle est une vision naturaliste et continuiste du devenir humain formulée précisément dans une période où s’achèvent les discontinuités et les évènements qui donnaient à l’histoire sa profondeur.
Au terme de ce bref tour d’horizon historique, religieux et politique devient davantage visible cette réalité : avec l’achèvement du temps historique et la marche contemporaine du cours du monde, le recours à un possible kathêkon relève de la fiction.
Jacques Guigou
14 avril 2025
Incantations vauverdoises
Itinéraire poétique dans les rues de Vauvert, où Jacques Guigou a passé sa jeunesse.
Partager le chant du monde avec d'autres humains
Entretien de Jacques Guigou avec le poète Éric Chassefière publié dans la revue en ligne Francopolis
Notes sur l'art contemporain et le mouvement du capital
et leurs présupposés
Dans le contexte de notre correspondance avec des artistes, des poètes et des philosophes lecteurs de Poétiques révolutionnaires et poésie (L'Harmattan, 2019), nous en sommes venus à mieux percevoir les tendances actuelles de l'art contemporain et à les interpréter comme un opérateur de la dynamique du capital.
Nous avons complété notre documentation avec les propos ou les écrits sur l'art contemporain de quelques critiques, essayistes, philosophes ou artistes : Nathalie Hennich, Carole Talon-Hugon, Dominique Château, Jacques Rancière, Aude de Keros et quelques autres.
Nous gardons aussi en mémoire les livres d'Annie Le Brun sur l'art et le capitalisme, notamment, Ce qui n'a pas de prix (Stock, 2018) dont nous avons commenté les forces et les faiblesses dans un texte publié en ligne :
https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=443#ALB
En continuité avec notre réflexion sur ces questions, mentionnons notre écrit " Imagination, imaginaire, imageries " dans lequel nous interprétons les productions des arts contemporains comme privées d'imagination, dotées de peu d'imaginaire et saturées d'imageries.
Nathalie Hennich
Cette sociologue issue du bourdieusisme, mais ensuite séparée du déterminisme dominationniste du maître, définit ses recherches non pas comme une sociologie de l'art, mais comme une sociologie à partir de l'art.
Mais avant d'exposer les recherches de Nathalie Hennich, arrêtons-nous un instant sur la notion de détermination dominationniste dans les sciences sociales et politiques.
Ce terme semble trouver son origine en Amérique du Nord chez les opposants aux courants chrétiens qui critiquent les églises chrétiennes et leur prétention à dominer les autres monothéismes. Ce n'est pas, bien sûr, dans cette acception que l'utilise ici ce terme. Cependant, il me semble approprié pour qualifier la sociologie de Bourdieu et surtout son influence politique et culturelle dans les deux dernières décennies du XXe siècle.
En combinant le déterminisme de classe de Marx et l'habitus capitaliste de Max Weber, Bourdieu a réactivé des théories et des idéologies de la domination. Un sociologisme devenu prépondérant un certain temps aux dépens des concepts d'exploitation et d'aliénation qu'il a contribué à effacer. Ceci dit, cette influence du bourdieusisme active dans les années 80-90, n'est plus efficiente aujourd'hui. La puissante tendance à l'évanescence du rapport social au profit de la fluidité des réseaux et de la virtualisation généralisée des échanges n'offre que peu de prise pour une interprétation classiste de la société capitalisée.
Nathalie Hennich analyse les trois grandes époques des arts comme des " paradigmes " : le paradigme art classique ( ou académique ), le paradigme art moderne et le paradigme art contemporain. Aujourd'hui c'est l'art contemporain qui domine, mais les deux autres sont aussi présents, combinés au contemporain et présentés selon un mode transgressif, parodique, dérisoire, simulé, etc.
Résumons les caractères que cette sociologue attribue à l'art contemporain. En quoi il se différencie radicalement du paradigme de l'art moderne, comme de l'art classique ; même si bien sûr, ces paradigmes coexistent aujourd'hui dans des combinatoires formelles. Mais, d'autres dimensions, à mes yeux influentes, sont à ajouter à ce modèle. Les producteurs de l'art contemporain opèrent sur le mode de la transgression, de la parodie, du simulacre, de la dérision.
Principaux caractères
" Rupture ontologique des frontières entre ce qui était communément considéré comme de l'art " ; l'art se confond avec le tout culturel ou le tout politique.
" L'œuvre d'art ne réside plus dans l'objet proposé par l'artiste ", mais elle se situe dans " un au-delà de l'objet ", c'est-à-dire dans son environnement urbain, sa temporalité, sa mise en scène, son discours, sa valorisation auprès des pouvoirs publics ou privés, etc.;
C'est " le jeu avec les limites ", les cadres institutionnels, l'espace d'exposition, la programmation du temps artistique, la mobilisation des acteurs, etc., qui engendre la nouvelle forme artistique ;
" Dématérialisation, conceptualisation, hybridation, documentation " forment le paradigme de l'art contemporain. Les matériaux sont divers, leur liste est illimitée : béton, caoutchouc, plastic, billes, métal, plumes, fleurs, ballons, morceaux de peau du concepteur, parfois ses selles, etc. Les formes peuvent être minimales ( cf. le crâne incrusté de diamant de Damien Hirst ), autant qu'immenses ( le plug anal de McCarthy sur la place Vendôme ). L'objet ou l'installation sont valorisés par le lieu prestigieux dans lequel ils sont placés et donc par la publicité qui s'ensuit. Pas d'existence de l'art contemporain, s'il n'est pas hypervisible, incontournable et accompagné de son récit légitimateur, le seul véridique ;
L'art contemporain dans ses diverses expressions au cours des deux dernières décennies est essentiellement discursif, narratif, il repose sur un récit. Le mode d'emploi et le discours sur l'œuvre priment sur celle-ci. Exemple : des performances sont enregistrées en vidéo puis ce qui est vendu au musée ou au collectionneur, c'est une fiche de mode d'emploi ;
Ce caractère éphémère des installations, performances, emballage de monuments ( Christo et Jeanne-Claude ), land art, street art, bio-art, etc., suppose une reproduction photo ou vidéo pour les " conserver " ; mais on ne conserve que la reproduction de l'œuvre et pas l'œuvre. Dans l'idéologie des " producteurs culturels " ( le titre d'artiste tend à s'effacer ), cela n'a apparemment pas d'importance puisqu'ils feignent de nier la notion d'œuvre, laquelle était attachée à l'art moderne et à l'art classique ;
Par exemple, une galerie parisienne invite à un vernissage dont l'objet est le suivant : l'artiste a fait abattre le mur qui sépare la salle d'exposition du bureau du directeur de la galerie. La performance, c'est donc le nouvel espace ainsi créé qui inclut, qui ne sépare plus galerie et direction de la galerie. La règle de l'art contemporain est ici appliquée : suppression des anciennes frontières entre l'artiste, son œuvre, le public et le pouvoir politique, culturel, financier qui l'expose, l'achète, le diffuse ;
Accélération des productions et jeunesse des artistes. Une temporalité courte déterminée par " une intense concurrence pour l'innovation ". D'où une domination des institutions publiques et leurs subventions, mais aussi des directeurs artistiques, des commissaires d'expositions, des critiques d'art, qui dictent leurs normes sur " la valeur " des produits. Les grandes fondations privées ( Arnault, Pinault, Carmiganc, Cartier, Dumas, etc. ) interviennent puissamment sur le marché, ce qui surenchérit les prix de vente. L'art contemporain, produit artistico-culturel, est d'abord un " produit financier ".
À maintes reprises, N.Hennich caractérise les produits de l'art contemporain comme des " singularités ". Avançons qu'il s'agit de particularités. Pourquoi ?
Pour le dire en termes hégéliens, parce que les produits et les interventions de l'art contemporain ne sont pas le résultat d'un processus technique, culturel, politique de double négation ; c'est-à-dire le résultat de la seconde négation ( singularité ), d'une première négation simple ( particularité ). Pour se légitimer en tant qu'œuvres, installations " originales ", " nouvelles " ( en fait, seulement innovantes ), leurs auteurs ne réalisent qu'une négation imaginaire des deux autres paradigmes ( classique et moderne ). Alors que ces producteurs culturels n'en finissent pas de proclamer que leurs réalisations sont un " dépassement " des formes antérieures, il ne s'agit que d'une parodie de dépassement, une fiction de dépassement. Leur opposition n'est pas une négation et moins encore une double négation. Ils opèrent dans la positivité de la société capitalisée.
Rappelons-le, dans la dialectique hégélienne, la singularité est une particularité niée, laquelle était d'abord une universalité niée. La singularité réalise une double négation, c'est en cela qu'elle peut être un dépassement puisque niant la particularité, elle la dépasse tout en renouant autrement avec l'universalité de la première affirmation.
Transposé à l'art contemporain, le processus serait ( hypothèse ) le suivant :
1- universalité de l'art classique ;
2- négation de cette universalité par l'art moderne, ce qui l'assigne à la particularité ;
3- l'art contemporain réalise-t-il la négation de cette particularité de l'art moderne ? Non. Il est bien loin de réaliser cette double négation porteuse d'un possible dépassement de l'art moderne. Pourquoi ? Parce qu'il se veut entièrement positif, pure positivité. En cela d'ailleurs, il est intégralement post-moderne. Nous savons comment et combien les philosophes post-modernes ont abandonné toute référence à l'histoire et au négatif dans l'histoire. Le plus emblématique est Gilles Deleuze avec ses concepts de multiplicité, d'évènements, de virtualité, d'immanence absolue, qui homogénéisent un monde sans histoire ni communauté humaine.
Se situant hors histoire et hors naturalité, l'art contemporain impose une immédiateté dans une actualité continue. Son mot d'ordre implicite : l'actuel contre le présent. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle toute réalisation en art contemporain n'existe pas si elle n'est pas accompagnée de son récit qui la donne comme vraie, légitime, réelle ( au sens d'actualisée ).
N.Hennich a d'ailleurs publié une étude sur les récits dans l'art contemporain. Récits et argumentaires qui non seulement accompagnent nécessairement les productions, mais font eux-mêmes partie du produit. En cela ces récits et ces discours ne sont pas, bien sûr, différents des arguments de marketing d'un bien ou d'un service quelconque. Ce n'est pas un billet d'avion pour les îles Trobriand que vous achetez, c'est le récit, la vision, le rêve que vous désirez réaliser.
Mais avec l'art contemporain, il y a plus que la valorisation imaginaire et immédiate du produit.
Nathalie Hennich décrit une double opération dans la mise en scène de l'objet. D'une part, attribution du sens que l'œuvre est supposée transmettre et d'autre part " transformation de ce sens ou de cette signification en instrument de valorisation ". Elle voit dans cette imposition d'un sens et d'une valeur un " acharnement herméneutique ". Acharnement qui fait appel à des virtuosités langagières qui doivent apparaître comme originales, singulières alors qu'elles ne sont de particulières ( cf. supra ).
Les discours de l'artiste et de ses sponsors inculquent une croyance dans la toute-puissance de ce que l'individu ne voit pas lorsqu'il regarde ( mais ne perçoit pas ) l'objet. Selon ces publicistes de l'art contemporain, cet objet existerait alors virtuellement, subliminalement.
L'objet d'art contemporain veut signifier avec force la réalité virtuelle, la puissance augmentée dont l'objet est supposé porteur. L'objet doit produire une conversion sensible et mentale sur l'individu qui le voit. Chargé de fiction et d'autofiction, l'art contemporain induit chez le spectateur la croyance en ce que j'ai décrit et interprété comme La Cité des ego où triomphent les particularismes et les hyperindividualismes, les identitarismes en tout genre.
L'approche de N.Hennich se veut surtout descriptive, analytique et moins interprétative. Elle a pourtant rencontré les polémiques de fervents défenseurs de l'art contemporain, qui voient chez elle, derrière l'objectivation scientifique, un dénigrement de leurs intérêts politico-esthétiques. Et l'on sait la ferme détermination ( parfois hargneuse ) avec laquelle les producteurs culturels défendent leurs propres intérêts…qu'ils font passer pour universels.
Une autre lecture de l'art contemporain,
Carole Talon-Hugon
Philosophe, professeur d'esthétique à la Sorbonne et directrice de revues d'esthétique, Carole Talon-Hugon ne se veut pas historienne de l'art, mais définit son objet de recherche autour des rapports entre l'art et l'esthétique d'une part, l'art et l'éthique d'autre part.
C'est une histoire de l'idée de l'art qu'elle développe dans un de ses livres, Morales de l'art.
Retenons-en ceci.
L'opposition théorisée par Adorno entre l'industrie culturelle et l'art véritable n'a plus de portée critique. N'oublions pas qu'Adorno rejetait le jazz hors du domaine de l'art ; il croyait à la valeur universelle de l'art, toutes époques confondues, mais c'était un art " bourgeois ". Nous ne sommes plus dans cette période. Cette opposition n'a plus de portée interprétative.
C.Talon-Hugon avance que cette absence de portée critique de l'art contemporain a pour conséquence qu'il n'est plus source de connaissance ( n'oublions pas que la critique est d'abord une connaissance ), car l'art contemporain tend à faire fusionner les deux domaines de l'esthétique et du cognitif. C'est la transgression des frontières et la marche vers le " tout culturel ".
L'esthétisation de la politique ne se distingue plus de la politisation de l'art. On sait comment et combien les élus des grandes métropoles investissent dans l'art contemporain ( musée, associations, espaces publics esthétisés, décorations, festivals, concours, etc.
Ainsi, Montpellier a son musée d'art contemporain ( Le MO.CO ) depuis une quinzaine d'années et prépare à très grands frais, sa candidature au titre de " Capitale européenne de la culture " ; une reconnaissance qui sera attribuée par l'UE en 2028. En novembre 2023, lors de son passage à Montpellier, la ministre de la culture a déclaré : " À Montpellier vous êtes déjà capitale européenne de la culture ! Vous avez anticipé ! ". En effet, l'offre culturelle y est si foisonnante, si généralisée, si permanente, si multiple, si insistante, si prescriptive, que certains habitants se sentent comme " pris en otage " ( dixit Annie Le Brun ) par les injonctions au Tout culturel de tous les pouvoirs locaux.
Çarole Talon Hugon poursuit son analyse sur les dimensions activistes des producteurs culturels. Elle donne de nombreux exemples de performances, d'installations ou d'interventions, qui défendent des causes particulières. L'artiste devient un activiste de l'art, un " artctiviste ". Il met en scène ( souvent de manières hyperréalistes et gigantesques ) les griefs ou les souffrances qu'endurent les dominés ou les victimes. La liste est longue : handicapés, migrants, femmes, LGBT+, " racisés ", chômeurs, harcelés, discriminés, etc. D'où leur proximité, parfois leur complicité, avec les ONG ou les fondations des milliardaires.
Autre apport de Carole Talon-Hugon :
la dé-définition de l'art et la désartification.
Dans le paradigme classique, la morale doit se prononcer sur l'art. L'art est d'abord édifiant, allégorique, il indique la voie du salut de l'âme et la conduite à tenir dans le monde.
Dans le paradigme moderne, l'art et la morale sont indépendants l'un de l'autre. L'art moderne s'est construit contre la morale bourgeoise. Dans ses expressions les plus caricaturales à cet égard, il est allé jusqu'à défendre une esthétique du mal, de la laideur, de la folie.
Dans le paradigme contemporain, l'art doit se préoccuper de morale ( retour du paradigme classique, mais sous forme activiste, particulariste, propagandiste ) ; il porte un jugement éthique sur l'artiste ; il dicte le jugement sur l'œuvre.
On reconnaît les attaques contre des auteurs anciens ou actuels : des éditeurs censurent des œuvres pour leurs rééditions ( Agatha Christie, Rowling, et tant d'autres ), des œuvres sont attaquées dans les musées.
Dans, L'Art sous contrôle. Nouvel agenda sociétal et censures militantes, ( PUF, 2019 ), C.Talon-Hugon décrit et analyse la tendance des artistes contemporains à se faire " chercheur " en sciences humaines, sociales, politiques, anthropologiques, etc., ils se donnent comme des influenceurs savants. De plus, elle met en évidence un renversement de tendance dans l'art contemporain.
Alors que depuis son émergence dans les années 1950 ( Duchamp ayant été un anticipateur ) jusqu'à la fin des années 1990, un des traits majeurs de l'art contemporain c'était une pratique de toutes les formes de transgressions, de parodies, de simulacres, de dérisions, de détournements ( en cela il est fondamentalement post-moderne ) ; depuis deux décennies environ, il est orienté vers la critique morale et le moralisme, accompagnés d'anathèmes sur des œuvres qui ne sont pas dans la ligne juste ainsi que d'une censure et d'une occultation de certaines œuvres du passé.
Dominique Chateau
Relevons un article intéressant de Dominique Chateau qui conduit une réflexion fructueuse sur les rapports de l'éthique et de l'art contemporain.
Cet auteur approfondit la notion actuelle de dé-défintion de l'art en l'appliquant à cette caractéristique commune à l'art moderne et à l'art contemporain, à savoir : dissoudre l'art dans la vie ; parvenir à un moment " d'art-vie ".
N'oublions pas que toutes les avant-gardes de la première moitié du XXe siècle ont cherché à supprimer l'art en le réalisant dans la vie quotidienne pour la transformer. Nous le savons, cela a donné de la peinture sans tableau, une pratique qui se poursuit chez Aubertin, Blazy, les expérimentateurs, Arte povera, etc., ou encore chez les situationnistes avec la poésie sans poèmes, etc.
Dominique Chateau remarque :
" C'est sans doute l'aspect le plus frappant du second stade de la dé-définition, et aussi, on va le voir, l'aspect le plus notable à l'égard de notre sujet : l'" art-vie " se distinguait de l'industrie culturelle ; rêvant encore au plein sens de l'art, il héritait même de sa fonction critique, voire la radicalisait dans une posture politique d'opposition à l'industrie culturelle ; désormais, il fournit le principal argument qui nourrit l'industrie culturelle : l'art ne doit plus se distinguer, au double sens de la " séparation " et de la " hiérarchie ". ( Souligné par nous ).
On trouve aussi dans cet article des analyses perspicaces sur l'autonégation de l'artiste et de son " anti-œuvre " ou de sa " non-œuvre ", vues comme une nécessité pour lui de se valoriser sur le marché de l'art contemporain. Pour exister dans la sphère de l'art, l'artiste contemporain doit se nier comme artiste et dénier toute singularité ( ou originalité ) à son œuvre…qui d'ailleurs n'en est pas une ! Salut Hegel ! Mais ce même producteur culturel sait affirmer son identité et donner son numéro de compte en banque lorsqu'il s'agit de vendre une de ses " anti-œuvres ". Salut Marx !
Jacques Rancière
Ce philosophe qui travaille sur l'esthétique et la politique a écrit une œuvre qu'il n'est pas question ici d'analyser intégralement. Revenons seulement sur quelques-unes de ses thèses concernant l'art contemporain.
Rancière ne se veut ni historien de l'art ni philosophe politique, mais penseur de l'esthétique. Il définit trois " régimes de l'art " : éthique, représentatif, esthétique. L'art contemporain relève du troisième régime, car celui-ci réalise une expérience des formes possibles d'une communauté sensible. Selon lui, l'art contemporain " participe à l'ensemble des formes d'expériences qui effectivement intensifie la vie ". Dans la seconde partie de ce texte, je commente cette valeur d'intensification de la vie.
Bien que se tenant à distance de la politique, Rancière n'en rejette pas cependant certaines conceptions portées par des courants d'extrême gauche ou écologistes. Par exemple, il met en avant la notion de " commun ". Une référence fréquente, on le sait, des courants gauchistes, écologistes et anarchistes qui, en deuil du communisme, n'ont pas pour autant abandonné le projet d'une société de partage des biens communs.
Nous n'entrons pas ici dans une discussion générale sur les biens communs.
Remarquons seulement que parmi les nombreuses définitions des biens communs données par une multitude de sources, l'art contemporain ne figure que très rarement dans le champ des biens communs. C'est donc par analogie, métaphoriquement parlant, que Rancière l'y inclut.
Les dispositifs, les performances, les installations, et autres interventions de l'art contemporain sont pour ce philosophe des expériences pour " construire du commun " ( ibid. ). L'art contemporain sort des frontières traditionnelles de l'art pour créer dans des espaces publics ou privés, connus comme non artistiques, " une sphère particulière d'expérience ". À la faveur de cette expérience, l'art devient alors " autre chose que lui-même ". Les artistes utilisent toutes sortes d'objets de la vie quotidienne ; ils introduisent des supports et les techniques ordinaires de la communication, etc. En tendance, tout se passe comme si l'art contemporain se dissolvait dans la société.
Cet au-delà de l'art dans lequel celui-ci devient " autre chose que lui-même ", quel est-il ?
Rancière répond : une " expérience sensible ". Une expérience sensible comme le fut " la grande tentative d'identification entre l'art et la vie au temps de la Révolution soviétique et l'effacement des frontières entre art et politique et - plus profondément - entre art et non-art qui caractérise les installations et performances de l'art contemporain " ( ibid. ).
Chez Rancière, la référence aux avant-gardes artistiques et politiques actives lors de la révolution russe ne doit pas être confondue avec son échec dans le réalisme socialiste. Il montre comment, au début de la révolution russe, les tentatives des artistes communistes pour faire fusionner l'art et la vie ont été stoppées et englobées dans un art de propagande dans lequel l'artiste est sommé d'illustrer la cause de manière à impressionner les individus. L'artiste qui se nie comme créateur séparé de la vie, devient l'artiste " prolétarien " qui met son talent au service du Parti et de l'État ouvrier.
Si l'on ne peut que partager cette dernière analyse, d'ailleurs banale, sur l'échec des avant-gardes artistiques soviétiques ; en revanche il est nécessaire d'interroger le propos de Rancière lorsqu'il établit une équivalence avec les réalisations de l'art contemporain. Pourquoi ?
Parce que le contexte historique n'est pas pris en considération., du moins insuffisamment pris en considération. Plus précisément et plus profondément parce que " la révolution " que poursuivent les producteurs de l'art contemporain, n'est pas la révolution communiste, mais celle du capital. Car, si l'on souhaite encore parler en termes de révolution, il n'y en a qu'une seule à l'ordre du jour de notre temps, c'est celle que le mouvement du capital réalise dans le monde et donc dans la vie quotidienne des individus. L'art contemporain en constitue un opérateur.
Certes, les " expériences pour construire du commun " ne sont pas toujours à visée communalisante ou communisante. Il peut s'agir d'une gestion commune d'un bien considéré comme inappropriable par un pouvoir public ou privé ( les communs ). Par exemple les beni communi en Italie qui s'apparentent à des formes d'autogestion ou encore d'auto-organisation pour l'exercice d'un " droit à la ville ". Un dispositif localiste qui peut entrer en tension avec l'État, supposé défendre les intérêts supérieurs de la nation, sans significativement entamer sa puissance pour autant.
Car, considérées globalement, les pratiques des communs achoppent toutes sur la puissance de l'État. Un État dont les médiations sont certes affaiblies et résorbées dans une gestion en réseau des intermédiaires, mais un État qui reste malgré tout présent et actif dans la vie quotidienne des individus.
Les divers courants de gauche, gauchistes, écologistes, anarchistes, qui s'affirment comme partisans du " commun " adoptent le plus souvent des positions particularistes, différentialistes, voire communautaristes, autant de forces accompagnant ( et pour certaines anticipant ) sur les tendances à la capitalisation des activités humaines.
En bref, les " expériences du commun " que réalise l'art contemporain serait-il autre chose qu'une publicité pour les réseaux sociaux et la virtualisation de la vie ? Hypothèse que nous expliciterons dans la partie II ; notamment une analyse du " régime d'intensification de la vie ", donné par Rancière comme l'objectif fondamental poursuivi par l'art contemporain.
Alain Badiou
Dans une conférence donnée sur l'art contemporain, Alain Badiou partage l'essentiel de la périodisation, largement consensuelle, entre l'art moderne et l'art contemporain. Il apporte cependant une inflexion à cette approche. Selon lui, l'art contemporain est toujours inscrit dans le cycle long de la modernité, mais il a opéré une " rupture immanente au sein de l'art moderne " ; il a créé " une exception créatrice au sein de la modernité " ; une " rupture intérieure au sein de la modernité ". Sans rejeter l'appartenance de l'art contemporain à la période post-moderne, Alain Badiou propose deux définitions de l'art contemporain.
Une première de caractère historique et négative : la critique de toutes les formes esthétiques antérieures dont les œuvres sont " les témoins de sa disparition " ; une seconde davantage ontologique comme " un art séparé du réel, la création d'un nouveau réel, d'une pure forme nouvelle ". Dans ces deux sens, poursuit Badiou, l'art contemporain se manifeste comme une autonégation qui cherche à expérimenter un dé-placement dans l'ordre dominant du monde. Ce faisant, l'art contemporain réaliserait " une soustraction locale à la loi du monde ". De plus, cette soustraction locale et ponctuelle au cours dominant du monde, créée par les productions de l'art moderne, leur conférerait " une fonction prophétique " ; une disposition " d'attente ".
Attente de quoi ? Prophétie de quoi ? Badiou le suggère à bas mots dans cette conférence, mais lorsqu'on connaît l'œuvre philosophique et les positions politiques d'Alain Badiou, il n'est pas hasardeux d'y voir l'attente, l'annonce du Grand Évènement qui va à nouveau et cette fois pour de bon, changer la face du monde : la Grande Révolution prolétarienne universelle.
Au regard de cette finalité, on comprend pourquoi Badiou, malgré des ruptures avec le paradigme artistique précédent, inscrit finalement l'art contemporain dans la modernité. Car la modernité a ouvert le cycle historique des révolutions à portée universelle ; il faut donc qu'il se poursuive, même si cette continuité se fait dans le nihilisme, cet adversaire tentaculaire et maléfique contre lequel Badiou ne cesse de combattre. Pour Badiou le cycle historique des révolutions n'est pas achevé tant que La Révolution n'a pas surgi dans l'histoire. D'où son attente de la réalisation de la prophétie maoïste, celle de la Grande Révolution prolétarienne ; l'accomplissement de l'apocatastase qui va rétablir le règne général du Bien.
Brefs commentaires sur l'art contemporain récent ( 2000-24 ) dans la société capitalisée
Partons d'un constat : l'échec d'une prophétie
La critique politique de l'art contemporain est restée dépendante de l'idéologie de la négation de l'art héritée des avant-gardes artistiques et politiques de la première moitié du XXe siècle. Le mot d'ordre " dépasser l'art " constitue la référence suprême de cette idéologie. On le retrouve sous diverses formes chez les futuristes, les dadaïstes, les surréalistes, les lettristes, les situationnistes, chez Fluxus, Cobra, etc. Autant d'écoles ou de courants qui sont des références-fétiches chez les producteurs d'art contemporain. Les néo-dada frustrés sont légion……mais ils se trompent d'époque et de société. Pourquoi ?
Les protagonistes des avant-gardes du XXe siècle étaient pour beaucoup des militants de la révolution communiste, celle qui devait abolir la société de classe, émanciper les travailleurs de leur esclavage salarial, abolir l'État et le capital, et donc supprimer l'art dominant bourgeois pour le réaliser dans la vie quotidienne émancipée.
Nous savons l'échec que fut cette prophétie. Ce qui ne signifie pas que des œuvres majeures ont été réalisées malgré le bruit et la fureur de cette période.
Les producteurs d'art contemporain ( et leur monde ) n'en finissent pas de simuler, parodier, caricaturer l'art moderne et ses avant-gardes. Pourquoi ? Parce qu'ils se veulent " révolutionnaires ".
Révolutionnaires en art, bien sûr, mais aussi dans tous les domaines de la culture, de l'action sociétale ( pas sociale ) et de la politique. Leur activisme est d'autant plus exacerbé qu'aucune " révolution " n'est à l'ordre du jour dans l'histoire contemporaine. En effet, le cycle historique des révolutions dans la modernité ( d'abord bourgeoise, puis prolétarienne ) s'est achevé avec l'échec des bouleversements politiques et anthropologiques des années 60 et 70 du siècle dernier. Avec d'autres auteurs autour de la revue Temps critiques, nous avons analysé ce processus comme celui de " la société capitalisée ".
De sorte que, faute de révolution à l'horizon, ses substituts révolutionnaristes sont diffusés par des activistes de l'art contemporain qui inondent l'espace médiatico-culturo-économique.
L'effet de sidération recherché par l'art stalinien repris aujourd'hui par l'art contemporain
L'épisode stalinien de l'art au service du parti et promu par " l'État ouvrier " fut une forme autoritaire et dogmatique de " l'art révolutionnaire "… devenu conservateur avec le " socialisme réel ". On connaît les conversions de certains futuristes en commissaires politiques de l'art prolétarien ( le prolekult ). Il s'agissait de supprimer les formes d'art attachées à la société bourgeoise, mais en conservant ses règles figuratives et ses canons esthétiques. L'art prolétarien devait capter la totalité de la sensibilité des communistes, leur montrer la juste et la seule voie à suivre ; produire un choc de conscience sur tout l'être ; un choc politique et subjectif. En bref une sidération, recherchée et… obtenue.
Or, fructueuse analogie, c'est le mot sidération qu'Annie Le Brun et Carole Talon-Hugon choisissent pour définir les effets recherchés par l'art contemporain.
Avec des expressions qui leur sont propres, ces deux théoriciennes décrivent et interprètent la puissance de sidération des productions de l'art contemporain comme une composante de la capitalisation des activités humaines.
Nous partageons leur jugement à cet égard, mais à condition d'introduire dans l'analyse une distinction de méthode. L'effet de sidération dont il est question n'est pas à confondre avec les figurations, les défigurations et les symbolisations de la violence et du mal, qui sont présents dès les premières formes d'art ; notamment de l'art chrétien et ses matrices archétypales de la Chute et de la passion de Jésus-Christ.
" L'art contemporain au sens large se signale, par rapport à tous les autres arts historiques, de nous proposer une monstration incessante et quasi encyclopédique du Mal ", écrit Medhi Belhaj Kacem dans l'entrée Art de Système du pléonectique ( Diaphane, 2020 ).
Là où cet auteur voit une continuité ( avec intensification ) de la représentation du mal depuis les arts historiques jusqu'à l'art contemporain, nous y voyons plutôt une rupture. Déterminé par son actualisme et sa déhistoricité, l'art contemporain ne cherche pas un effet de catharsis —qui serait porteur possible de sublimation — mais davantage une commotion cérébrale qui arrête toute activité motrice et intellectuelle. Arrêt immédiat toutes affaires cessantes, devant moi, telle est l'injonction proférée par l'anti-artiste contemporain.
Intensifier la vie ?
Nous l'avons vu supra, J.Rancière définit l'art contemporain comme un " régime d'intensification de la vie ".
Ce philosophe de l'esthétique n'a pas fait son deuil des avant-gardes révolutionnaires du XXe siècle. Il n'a pas tiré les leçons de leur échec définitif.
Comme les philosophes de la différence et du désir des années 70/80 ( Deleuze, Derrida, Foucault, etc. ), il paye lui aussi son tribut au nietzschéisme et à son leitmotiv de la volonté de puissance. Dans un essai lumineux et perspicace, le philosophe Tristan Garcia montre à quel point toutes les formes d'intensification de la vie ont constitué et constituent toujours plus, " une obsession moderne ".
Depuis la fascination des bourgeoisies européennes pour la découverte de l'électricité en passant par " le libertin, homme de nerfs, le romantique, homme d'orage ", jusqu'au " rocker, adolescent électrifié ", Garcia dresse une fresque convaincante de la place centrale que la pratique et la théorie de la vie intense ont tenue dans la société bourgeoise et tiennent toujours plus dans la société capitalisée.
De simple complément du concept d'extension, le concept d'intensité a " introduit le loup dans la bergerie " de la philosophie classique, car il est " le principe même de toute classification et de toute distinction " (ibid.). Ce renversement des valeurs au nom de l'intensité, opéré par l'esprit moderne, se retrouve chez de nombreux philosophes de la modernité. " Nietzsche, Whitehead ou Deleuze ont proposé chacun une vision d'un univers non plus étendu, composé de parties agençables, mais purement intensif et dont les parties stables en apparence ne sont que des illusions de la perception limitée que nous en avons " (ibid. p.79).
Rancière lui aussi, chevauche le tigre de la vaste particularisation des rapports sociaux et ceci au nom d'une subjectivité révolutionnaire imaginaire aussi bien politique qu'artistique. L'intensification de la vie qu'il attend de l'art contemporain, est-elle autre chose que l'affirmation du vécu de l'individu démocratique, egogéré, atomisé, particularisé ? Un individu qui intensifie le moindre de ses instants en multipliant les moyens technologiques pour y parvenir : culte de la vitesse en toute chose, de la mobilité ( un mobilisme généralisé ), des stupéfiants, des états modifiés de conscience, des imageries, des jeux vidéo, des sports de compétition, des communications, des réseaux, de la pornographie, etc.
Comme les situationnistes, mais sans l'époque dans laquelle ils tentaient de les réaliser, Rancière et les arts contemporains veulent eux aussi " créer des bouleversements de situations " qui intensifient la vie.
Un exemple d'art contemporain intensificateur :
les ZAT à Montpellier
Il y a une quinzaine d'années, la ville de Montpellier a mis en place, durant un jour ou deux jours, une Zone Artistique Temporaire ( ZAT ). Il s'agit d'offrir à des groupes de producteurs culturels et des collectifs amateurs, un espace public dans lequel ils vont donner libre cours à leur créativité.
Sur internet, on trouve ceci : " Le projet ZAT, à l'initiative de la Ville de Montpellier, est une invitation à explorer la ville autrement à travers des projets artistiques surprenants. Il envisage l'espace public comme lieu de liberté et d'expériences. Inventant d'autres parcours dans la ville, faisant résonner projets artistiques et projets urbains, il met la ville en récit(s). ( … ) La programmation artistique des ZAT est contextuelle : elle s'inspire des lieux investis, de leur histoire, de leur usage, de leur paysage, pour les révéler ou les décaler. Les ZAT mêlent spectacle vivant ( théâtre, danse, musique ), arts visuels ( installations plastiques, pyrotechniques, projections ), street art, performances, projets in situ, créations partagées et projets participatifs. "
Au-delà du discours attendu sur le culturalisme ordinaire des métropoles, il est exemplaire pour nous de relever la référence au " commun " que nous avons déjà rencontré comme objectif politique emblématique de l'art contemporain.
À Montpellier, comme ailleurs, il s'agit de " transformer l'espace public en espace commun ". Le commun, nous y revoilà.
Or, ce commun est-il autre chose que celui de la communauté des artistes et des adeptes de la religion culturelle ? Malgré le zèle prosélyte et propagandiste des associations mobilisées dans la ZAT, le caractère dominant de la manifestation reste celui d'un entre-soi, d'une confrérie d'adeptes, d'une corporation esthétisante.
Les habitants des lieux impactés par la ZAT ( des milliers de personnes ) sont plutôt indifférents aux spectacles " inclusifs " auxquels ils sont soumis et pour certains hostiles aux nuisances sonores et spatiales que la ZAT ne manque pas d'engendrer.
Car il s'agit bien d'une appropriation de l'espace public par une forme de pouvoir politique qui, sous couvert de " l'art partagé ", exerce une emprise sensible et intellectuelle sur les habitants.
Il n'est pas incongru d'ailleurs de déceler dans cette appellation de ZAT une analogie avec les diverses ZAD qui ces temps derniers se sont installées sur des territoires proches de grands travaux pour les contester. La ZAT comme substitut des luttes anticapitalistes des ZAD ? Ce n'est pas improbable. Une parodie d'insurrection sur le mode progressiste et artistique en quelque sorte…
Lorsque la subversion de l'art rend hommage à l'art subversif
Quelques mots, pour clore ces brèves notes, sur une vaine tentative d'un critique d'art, pris au piège de sa critique…des critiques politiques de l'art contemporain. Dans un livre récent, Laurent Buffet décrit et analyse ce qu'il nomme " le paradigme sociologique de l'art ". Il vise les auteurs qui, selon lui, réduisent l'art contemporain à une puissance économique et financière qui esthétise la société au profit du capitalisme. Des auteurs qui à ses yeux, confondent critique du capitalisme et critique de l'art contemporain. À leur encontre, L.Buffet pense trouver dans certains " travaux " de plusieurs artistes contemporains moins connus que les icônes, des preuves de " résistance " et des capacités de " subversion ". Deux " valeurs " que ne cessent pourtant d'affirmer sur tous les tons les récits qui justifient les productions culturelles actuelles. Autrement dit, la simple reproduction du principal discours autojustificatif de l'art contemporain : la transgression et la subversion, peut-elle suffire à construire une critique externe à l'objet critiqué ? Le mythe de l'autosubversion de l'art, un des traits politiques les plus marqués de l'art contemporain devient pour L.Buffet un argument pour réfuter les critiques politiques de celui-ci. Nous voilà en pleine tautologie.
De plus, la notion de " capitalisme tardif " dans le titre du livre de L.Buffet utilisée pour qualifier le cycle actuel du capital n'a pas de portée politique et théorique. Les historiens désignent comme tardive une période effectivement achevée, par exemple l'antiquité tardive, ou le Moyen-Âge tardif. Aujourd'hui, où sont les preuves de l'achèvement du capitalisme ? Quasiment depuis son émergence, des voix se sont élevées, des luttes se sont menées pour précipiter la fin du capitalisme, prenant une de ses formes historiques pour sa totalité. Le capitalisme d'aujourd'hui n'est en rien " tardif ", il est actif, global et particulier à la fois. Dans la crise, le chaos, la fuite en avant, il dure et à l'encontre de nombreux êtres vivants, il y trouve même une certaine vigueur.
JG
mars 2024
MOMENT RIVAGE
Elle
Ces reflets moirés de la mer, au loin, semblent éloigner l'horizon.
Lui
Voilà un vrai mouvement vers l'illimité ; une fugue d'espace ouvert ; une bouffée de liberté.
Elle
Votre élan lyrique vous emporte. La mer consent-elle à cette démesure ? La mer est étrangère à toute liberté. Que serait-elle sans rencontrer le front des roches et des sables ?
Lui
Le désir toujours inassouvi des hommes pour effacer la frontière naturelle entre terre et mer les a conduits à construire des bateaux toujours plus puissants, à bâtir des villes flottantes, à repousser sans cesse la présence pacifique de l'océan.
Elle
Certes, mais la dominance de ces villes conquises sur les eaux est-elle absoute par les seules splendeurs de Venise ? À Venise où d'ailleurs, ces mêmes eaux cherchent à reprendre leur prépondérance d'origine.
Elle
Il n'est pas d'artifice qui résiste au temps, notre limite irrémédiable, dont seuls les amants peuvent s'affranchir, car le temps est aboli dans leur communauté.
Lui
Elle
Comme il est aboli ici, sous nos pieds nus, par ce baiser de la vague et du sable. Une étreinte scellée à l'instant de leur commune finitude. En deçà, l'univers de la mer ; au-delà, celui des terres émergées. Un entre deux nié ; une unité heureuse de la dyade ; alors que " sus li sablas di mountiho/li flour de l'escandihado/soun mai bello que li sounge " comme le chante Joseph d'Arbaud dans Les chants palustres.
[Sur les grands sables des dunes/les fleurs du soleil qui darde/sont plus belles que les songes]
Lui
Accueillons maintenant cette sereine certitude : sur ce rivage, la vie n'est pas un songe. Et ce mirage, là-bas, que l'ardente chaleur de l'été fait danser à nos yeux n'est pas irréel puisqu'il nous relie à ce bleu outremer qui transgresse la couleur.
Parvenus à la station de captage d'eau de mer pour les salins, leur marche est détournée par les installations techniques.
Elle
Depuis au moins deux millénaires que furent établis les premiers canaux et les digues nécessaires à l'exploitation du sel, les techniques de gestion des eaux littorales ont imposé un ordre aux flux saisonniers des eaux de mer et des eaux de lagune ; ce mouvement naturel de l'ancien et vaste delta du Rhône qui modifiait régulièrement le trait de côte.
Lui
Un finistère qui contredit son nom, en quelque sorte
Elle
En effet. Ces aménagements défensifs du lit-toral ont souvent été défaits par les tempêtes qui faisaient remonter la mer jusque dans les étangs. Les autochtones avaient un mot pour désigner cette montée de la mer : la salada. Sur ce phénomène naturel, il existe même un long poème écrit dans un provençal approximatif, par Jacques Meizonnet, un Vauverdois du début du XIXe siècle, La salada de l'estang d'Escamandre qu'on pourrait traduire par : la salure de l'étang du Scamandre.
L'obstacle franchi, tous deux poursuivent leur marche vers le Grand Radeau et l'embouchure du Petit Rhône.
Lui
Nous sommes maintenant sur le territoire de la commune des Saintes-Maries-de-la-Mer. Ce n'est pas la frontière naturelle du Petit Rhône qui établit la séparation entre le département du Gard et celui des Bouches-du-Rhône. C'est un accord politique d'échange qui a porté le territoire des Saintes-Maries-de-la-Mer au-delà du Grand Radeau. En matière de frontières, depuis la nuit des temps sans doute le néolithique l'histoire l'a emporté sur la géographie.
Elle
Cela est bien connu, mais sur ce rivage l'histoire s'absente et que gagneraient les sensations qui nous étreignent maintenant à s'encombrer d'une connaissance de sa géo-graphie ? Voyez ces amas de bois flottés déposés sur la plage par les crues du Rhône. Arrachés des berges du fleuve, emportés par les fortes crues de l'automne, roulés au large par la mer, transmués, ils reviennent à la terre pour veiller à la virginité des sables.
Lui
" Un cimetière d'arbres ", telle est l'image qui vient le plus fréquemment à l'esprit des marcheurs qui arrivent ici. Partageons plutôt la vision d'un familier de ce lieu, Pierre Torreilles et ses Paroles Arlatines : " Seulement l'oratoire du vent uvrant sur l'aire nue des bords du monde ".
Les bosquets de tamaris traversés, leurs pas sont arrêtés par les puissants remous du fleuve qui s'unit à la mer.
Elle
Embouchure, ce mot m'a souvent paru faible pour l'évènement géologique qu'il désigne. Savez-vous que les grands fleuves ont creusé de profondes failles dans les plateaux conti-nentaux sous-marins ? Comme s'ils ne con-sentaient à leur finitude qu'en laissant leur trace dans les immensités abyssales de la mer. En surface également, les jaunes verts des eaux du Rhône restent longtemps séparés du bleuté des eaux du golfe. Il me plaît d'y voir une ultime résistance à l'unification.
Lui
Votre réflexion m'ouvre des perspectives.
Elle
Que serait nos ailleurs si nous délaissions notre ici ? Ces lents envols de goélands, cette san-souïre secrète et les mugissements élégiaques des taureaux. Un milieu naturel sans division entre les eaux, la flore et la faune dans lequel les hommes ont mis du temps à introduire digues, limites et séparations pour chercher à se l'approprier.
Lui
Aujourd'hui c'est la mer qui tend à se réapproprier les espaces qu'elle a concédés au cours de la formation du delta du Rhône, il y a seulement sept mille ans. Cette montée de la mer inquiète certains de nos contemporains, car elle menace des habitats d'ailleurs inconsidérément établis trop près du rivage. Mais ce n'est sans doute pas en intensifiant les barrières que le phénomène sera arrêté. D'autres, plus soucieux de la nature, proposent de déplacer les activités humaines vers l'inté-rieur des terres afin de redonner à la mer son espace naturel. Le poète Tristan Cabral, partisan de cette voie, l'exprime dans des mots singuliers : " Il faut mêler les eaux, la terre et le sel, l'argile avec la faune et la flore. ( ) Il faut laisser passer ce qu'il nous faut de mer ( ) cette mer qui s'acharne à survivre au béton, cette mer comme une aube à l'orient des hommes " (Quand vient la mer au delta de Camargue. Sansouïre, 2014 p.84).
Par l'étroit sentier qui longe la rive droite du Petit Rhône, ils atteignent le bac du Sauvage.
Elle
Avec ses deux guérites latérales, ses roues à aubes, son câble de guidage et son rythme paisible de passage, le bac du Sauvage ne transgresse pas la limite naturelle qu'est le fleuve. Il caresse sa surface et n'annule pas notre intimité avec le Petit Rhône comme le fait, par exemple, le pont de Sylvéréal quelques kilomètres en amont. Ses alternances peuvent s'arrêter pendant plusieurs jours lors des hautes eaux de l'automne.
Lui
Touchante, votre empathie avec ces eaux, ce ciel et ce vent. Nous sommes ici à l'ouest de cette " île de Camargue " ; ce confins sans frontières autres que naturelles. L'étymologie du mot Camargue est toujours l'objet de controverses d'érudits. Deux thèses considérées comme les moins incertaines fournissent matière à la dispute. L'une provenant du nom d'un sénateur romain, Annius Camars, qui possédait tout le territoire situé au sud d'Arles ; l'autre qui fait dériver camargue de karm-ar, un radical d'une langue méditerranéenne, avec le sens d'arrondi, de courbe, en référence à la forme que le delta du Rhône donne au littoral. Dans son livre Le taureau ce dieu qui combat, Marie Mauron avance une autre proposition, moins probante mais plus attachante, tirée du provençal, n'a cap marqua [n'a pas de limite].
Elle
Tiens, revoilà " l'illimité ", ce sentiment qui vous saisissait au début de notre marche. Un sentiment sans doute en accord avec ce lieu, mais trop chargé pour moi de spatialité. C'est l'émotion du temps nié qui ici me saisit : l'éternité de notre moment rivage.
Ce texte a fait l'objet d'une publication numérique sur le blog de la Maison de la poésie Jean Joubert en mars 2023.
http://maison-de-la-poesie-languedoc-roussillon.org/2023/03/langues-frontieres-poesie/textes.html
Printemps 2023
L'ALIENATION EFFACEE, L'EMANCIPATION EXALTEE
Mise en perspective critiques des théories hegelo-marxistes sur l'aliénation. Critique de la notion d'aliénation initiale. Dans la société capitalisée contemporaine, les aliénations économiques politiques et anthropologiques sont déniées au profit d'une émancipation mystifiante par la consommation et la numérisation.
L'ÉTAT SOUS SES DEUX FORMES NATION ET RÉSEAU
Lorsque nous employons l'expression condensée " État-réseau ", il faut entendre l'État sous sa forme réseau. Il s'agit d'une tendance lourde et déterminante de l'État depuis quelques décennies mais cette forme réseau ne définit pas la totalité de l'État tel qu'il existe aujourd'hui. Il existe aussi sous la forme nation. Cette dimension double et combinée de l'État (qui n'est pas une dualité car il y a unité de l'État) et les tensions entre ces deux tendances constitue l'objet du présent texte.
Il y aurait une antériorité de l'État-réseau dans l'histoire des États : l'État sous sa première forme
Dans notre article "L'État réseau et la genèse de l'État", http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article291 ", nous avons cherché à valider l'hypothèse historique et politique selon laquelle l'État nation n'est plus l'État sous sa seconde forme, c'est-à-dire l'État unité supérieure séparée de la société et la dominant. Les fortes tendances à organiser l'État sous la forme réseau le rapprochent de ce qu'il était sous sa première forme (pharaon, rois des rois, cités, etc.) c'est-à-dire comme l'unité supérieure d'une communauté-société hiérarchisée mais une unité supérieure non séparée de la société comme le sera l'État sous sa seconde forme, ie. État-empire, État-royal, État-nation.
S'agissant de l'État-nation en France, rappelons qu'à son apogée dans la Révolution française l'État est entièrement contenu dans sa forme nation. La nation, portée à son absolu politique par la révolution, se confond avec l'État et l'État avec la nation. Cette fusion politique, organisationnelle et idéologique constitue une unité supérieure qui combat toutes les forces qui menacent son unité. Une unité à la fois matérielle et idéelle qui se pose comme sacrée et qui appelle un culte. Le culte de L'Être suprême robespierriste n'est rien d'autre que le culte de l'État-nation comme unité supérieure ; comme entité transcendante à la société et qui la domine. Ce culte de l'Être suprême dont Robespierre s'est auto-institué Grand prêtre, est emblématique d'une divinisation de l'État. La parousie de la prophétie hégélienne sur l'universalité absolue de l'État réalisée en quelque sorte
Alors qu'elle a disparu avec la société bourgeoise et son État-nation, ce qui est aujourd'hui nommé par la sphère médiatico-politique " société civile ", n'est qu'une manière de qualifier les milieux qui ne sont pas directement impliqués dans la sphère politico-étatique. Des milieux qui ne peuvent pas être assimilés à ce qu'était la classe bourgeoise historique. La classe bourgeoise historique qui seule a donné forme et contenu politique à ce qu'a été le rapport entre la société civile et l'État nation. Le cycle historique de la dialectique des classes étant achevé, l'État nation s'étant globalisé et désintitutionnalisé, parler aujourd'hui de " société civile " ne peut qu'être pour les uns nostalgie de la société bourgeoise, pour les autres résistance du " peuple " au supposé despotisme d'un État-nation absolutiste. Deux fictions politiques qui perdurent encore comme thérapeutique idéologique.
Petit rappel sur l'État sous sa forme réseau
Approchée successivement et parallèlement à travers le cas de l'École, de la décentralisation, des stratégies globales de pouvoir, de résorption des médiations institutionnelles, de souveraineté, de genèse de l'État, de systèmes fluidiques, de politique du genre, de plateformisation de l'économie de révolution du capital, la notion d'État sous la forme réseau s'est peu à peu formalisée sans pour autant se dogmatiser dans les écrits de Temps critiques.
Davantage que les interrogations théoriques ou l'indifférence pratique que cette notion a rencontrées, ce sont les événements eux-mêmes de ces toutes dernières années qui nous incitent à approfondir la caractérisation de l'État dans le moment actuel. Parmi eux, les deux épisodes historiques majeurs que furent et que sont encore le mouvement des Gilets jaunes et l'épidémie de Corona virus constituent de véritables analyseurs du rapport tendu et critique que l'État entretient entre sa forme nation et sa forme réseau.
Quelques apories marxistes sur l'État aujourd'hui
La plupart des écrits et des discours marxistes d'aujourd'hui à propos de l'État s'en tiennent à la définition orthodoxe sur sa " nature de classe ". Unité politique supérieure issue de la société mais séparée d'elle et la dominant, l'État impose la mystification de la défense des intérêts communs et généraux de la nation alors qu'il défend les intérêts particuliers de la classe possédante : la classe bourgeoise. Les interventions politiques, économiques, sociales, culturelles de l'État visent à réguler ou à réprimer les luttes de classe et comme telles, elles ne sont que des moyens pour préserver les pouvoirs nationaux et mondiaux d'une oligarchie.
Bernard Vasseur, un philosophe proche du PCF exprime aujourd'hui cette conception classiste de l'État en ces termes : " Les États sont donc bien toujours soumis aux classes propriétaires, même s'ils font tout pour le nier. ( ) Et si l'on veut vraiment comparer les époques, on dira que le capitalisme mondialisé d'aujourd'hui, c'est une oligarchie qui entend se réserver le pouvoir de décider ce que doit être la société des humains et qui est plus restreinte en nombre que ne l'était la noblesse au 18e siècle ".
À plusieurs reprises et depuis de nombreuses années, nous avons cherché à montrer que cette conception d'un État oligarchique qui défend les intérêts d'une ultra minorité de possédants ne rend pas compte de la réalité des rapports sociaux contemporains.
Par exemple, le slogan " nous sommes les 99%, ils sont les 1% " diffusé par les mouvements des places et des occupations (Occupy Wall Street, Indignados, etc.) au tournant des années 2000/2010, relève de cette conception oligarchique du pouvoir politique et de l'État. Le moins qu'on puisse en dire c'est qu'une telle conception n'a pas contribué au succès de sa critique Car, comment imaginer que 99% d'individus supposés exclus du pouvoir politique, dominés par les puissances financières, privés de moyens d'action, dépendants des volontés d'une ultra-minorité omnipotente, ne participent pas d'une manière ou d'une autre, à cette société désignée comme bipolaire ? N'ont-ils pas cartes bancaires, ordinateurs, voitures, smartphones et pour nombre d'entre eux, appartements, actifs, épargne ? Ne voyagent-ils pas ? Ne consomment-ils pas crédits, divertissements et stupéfiants ? Bref, ces 99% sont-ils les esclaves des 1% de maîtres ?
L'État-nation : rapports de production et de reproduction
Soumis aux exigences de la " restructuration " du capital engendrées par les bouleversements historiques mondiaux des années 65-75, par leurs avancées et (surtout) par leurs échecs, l'État-nation s'est rapproché de la société ; il s'est fait " social ", " participatif ", " démocratique ", " pédagogue ". Car il lui était de moins en moins possible d'administrer du haut et du sommet une société de plus en plus atomisée, segmentée, individualisée, particularisée par la capitalisation de toutes les activités humaines. Une société dans laquelle les anciens corps d'État et leurs personnels administratifs ont été convertis (et se sont convertis) en gestionnaires de réseaux, managers de projets, régulateurs de lobbys, coachs d'opérations innovantes, évaluateurs en continu des tâches des autres, autocontrôleurs de leur propre tâche, etc.
De garant politique et idéologique des rapports de production dans la société de classe, l'État sous sa forme nation s'est converti en mandataire de la reproduction globale des rapports sociaux sur son territoire. C'est parmi d'autres citées supra, une des raisons qui nous ont incités à introduire la notion d'État sous la forme réseau. Une forme combinée à celle de la forme nation.
Il n'est pas sans intérêt de rappeler ici une des dernières tentatives marxistes pour tenter de définir l'État comme un mode de production qui se mondialise ; un mode de production le plus souvent nommé " capitalisme monopoliste d'État ". Celle d'Henri Lefebvre, auteur en quatre tomes d'une théorie déterministe et économiciste de l'État publiée à la fin des années 1970.
Cette somme théorique, historique, politique contient d'incontestables apports sur L'État dans le monde moderne (titre du tome III). Des apports, certes, datés mais qui n'en sont pas moins intéressants car ils marquent l'apogée (et la fin) des tentatives marxistes pour une théorie générale de l'État. Des tentatives, fructueuses parfois, mais sans issue et d'autant plus erratiques qu'une telle théorie n'existe pas chez Marx.
Mentionnons quelques-uns des apports de Lefebvre parmi les plus significatifs :
- l'État comme " forme des formes ", comme produisant de l'équivalence et de l'homogénéisation. Au fondement de l'État moderne règne " le principe d'équivalence " qui tend à égaliser l'inégal, à identifier le non identique, à réduire les antagonismes de classe et les conflits sociaux pour les intégrer politiquement dans l'ensemble national. La métaforme État engendre et multiplie les formes puis les formes se changent en normes ; une fois imposées, les normes agissent par imitation pour diffuser la chaîne des équivalences. L'État est un intégrateur ; il neutralise (ou réprime) l'évènement dans le répétitif, le connu, le continu et le consensus. Il est aussi mystificateur car " la vérité " sur laquelle repose la société à savoir le travail et son exploitation qui engendre la plus-value, est occultée par l'État qu'il soit libéral ou stalinien.
- autre apport, l'État comme porteur de la volonté de puissance : la libido dominandi. Parce qu'il concentre pouvoir politique et puissance économique, judiciaire, policière, militaire, l'État tend à totaliser la société civile divisée et autonomisée. Mais il n'y parvient pas réellement puisque cette rationalité identitaire et identificatrice de l'État rencontre les particularités que sont les antagonismes de classe, les régions, les religions, les cultures, etc. autant de forces différentielles qui résistent ou détournent " l'abstraction identitaire généralisée " de l'État.
Mais le concept central et fédérateur de la théorie lefebvrienne de l'État, c'est celui de mode de production étatique (MPE).
Même s'il n'en donne jamais une définition synthétique, il le donne comme une subsomption des formes étatiques qui se sont développées au cours du XXe siècle ; une sorte de combinaison entre le Parti-État stalinien et Chinois, l'État organique fasciste, l'État-nation démocratique européen, le fédéralisme d'États nord-américain. Il ne s'agit pas d'un État mondial qui s'érige au-dessus des antagonismes de classe et des impérialismes mais " un système d'États juridiquement équivalents " (tome 3, p.257). D'où le choix du concept de mode de production qui pour Lefebvre, exprime le plus justement une forme sociale et historique dans laquelle le rapport entre le procès de production et les forces productives détermine la société. Prenant acte de ce qui est pour lui une généralisation de la forme État (sur la base de l'État-nation), Lefebvre l'adjoint à mode de production ce qui donne : mode de production étatique.
Dans un livre écrit juste après 1968, La Survie du capitalisme. La reproduction des rapports de production (Anthropos 1973), il partage la critique de l'ouvriérisme et du productivisme dont le mouvement ouvrier était porteur. Il ne cesse de mettre l'accent sur l'importance de la reproduction des rapports sociaux et sur la place centrale qu'occupent les activités technologiques, culturelles, intellectuelles et urbaines dans le mode de production étatique. Y est affirmé que la production n'est plus essentiellement transformation des ressources naturelles par l'exploitation de la force de travail mais qu'elle est aussi production de rapports sociaux.
Lefebvre ne réduit pas son concept de mode de production étatique à la seule production matérielle ; il affirme à maintes et maintes reprises que " la production implique la reproduction " ; il montre comment une analyse qui s'en tient à la seule production ne peut que conduire à justifier la croissance.
Cependant, en dépit de ces révisions politiques et théoriques au regard du marxisme-léninisme, j'ai montré dans ma préface à la troisième édition de ce livre qu'Henri Lefebvre n'abandonne pas pour autant son credo marxiste sur le développement des forces productives. En ce sens, il reste dépendant de l'univers théorique de la critique de l'économie politique et donc au cycle historique des luttes de classe et donc à la définition marxiste de l'État-nation bourgeois. Ce qui le conduit à bâtir son concept de mode de production étatique comme une généralisation planétaire de la forme État-nation ; comme un " système des États " qui tend à faire des États malgré leurs inégalités, les opérateurs de la mondialisation. D'où cette affirmation irréaliste tant elle contredit la réalité de la dynamique du capital se globalisant : " À l'échelle planétaire et sur le marché mondial, l'unité n'est plus ni l'entreprise ou la firme mais l'État-nation ". Un contre sens historique à nos yeux puisque c'est au contraire en affaiblissant la souveraineté des États-nation que le capital est parvenu (partiellement et dans le chaos) à sa totalisation-globalisation.
Une globalisation qui a contribué l'affaiblissement de la forme État-nation et qui s'est accomplie dans le jeu des puissances économiques, et des politiques financières (le niveau I du capital) au-dessus et au-delà des États-nations. Tant d'exemples le montrent que s'en est devenue une évidence historique.
Ainsi, la construction de l'Union européenne s'est réalisée comme puissance du capitalisme du sommet aux dépends de la souveraineté des États. En effet, on oublie trop souvent que le principe de la subsidiarité est à la base de la constitution européenne et de ses différents traités. Un principe selon lequel " dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l'UE n'intervient que si et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres ". Donc un principe potentiellement fédérateur d'États-nations qui étaient et restent très divisés sur cette délégation de souveraineté. Un rapport très tendu entre confédéralisme versus souverainisme qui domine l'histoire des pays d'Europe depuis le Saint Empire romain germanique !
Sur ces processus de résorption des institutions de l'État-nation, on pourrait également citer en Europe les poussées indépendantistes écossaises, catalanes, basques, ukrainiennes ou encore au Moyen-Orient et en Afrique des mouvements politico-religieux islamistes qui modifient les frontières des États nations issus de la colonisation. S'agissant de ces derniers, les formes étatiques dont ils sont porteurs et qu'ils tentent d'établir ne sont pas des formes nation mais davantage des formes réseaux combinées à des formes communautaires. En tout cas des formes qu'ont ne peut assimiler à des États en formation, ce que certains analystes, à tort, ont nommé des proto-États.
Les apories anarchistes sur l'État
Les anarchistes veulent se débarrasser de l'État-nation sans percevoir qu'il s'est transformé ; ce n'est plus l'État-nation bourgeois, celui que critiquait Proudhon.
D'un côté ils souhaitent " se débarrasser " des entraves à la liberté que l'État institue, mais d'un autre, ils appellent à davantage de pouvoir de la part des États-nations pour, en vrac, lutter contre le changement climatique, développer des politiques d'accueils des migrants ou encore échapper au contrôle étatique du cyber-espace et " inventer, diffuser et enseigner des technologies totalement libres et décentralisées. ( ) des technologies développées par les crypto-anarchistes pour une saine utilisation du web ". Soit la réalisation de ce qui serait un " stade anarchiste du capitalisme " et qu'appellent de leurs voeux les philosophes anticapitalistes et libertaires canadiens dans leur Déclaration d'indépendance monétaire qui vante la puissance émancipatrice des algorithmes permettant les cryptomonnaies !
La contre-dépendance vis vis l'État est le trait le plus faible de la pensée et de l'action politique anarchiste. L'histoire de l'anarchisme est remplie de ces moments de contre-dépendance qui conjuguent nihilisme théorique et terrorisme pratique. Des activistes de l'action directe violente au XIXe siècle jusqu'aux Black Blocs d'aujourd'hui, l'opposition simple à l'État considéré uniquement comme " l'État-policier " peu de choses ont été connotées ou " dépassées " par la voie nihiliste anarchiste.
En revanche, les courants alternatifs, collectivistes et communautaires de l'anarchisme historique ont manifesté la force du projet anarchiste. Pensons bien sûr ici aux expériences libertaires des deux derniers siècles aux USA ; ces " Utopies américaines " si bien comprises et décrites par Ronald Creagh ou encore aux communautés anarchistes des Naturiens qui se sont créées dans les campagnes françaises au tournant des XIXe et XXe siècles. Autant de moments politiques et humains porteurs d'un devenir-autre pour l'humanité car, loin d'une opposition simple et contre-dépendante à l'État, leurs initiateurs cherchaient à inventer des modes de vie en commun dans lesquels, en quelque sorte, l'État s'absente.
La globalisation n'est pas un étatisme
Élaboré après les assauts donnés à l'État-nation et ses institutions par les mouvements mondiaux d'insubordination de la fin des années 1960, le concept de mode de production étatique fut un concept mort-né. C'est au moment même où il émerge dans la pensée d'Henri Lefebvre que les conditions historiques vont l'invalider. Rappelons-en ici quelques-unes parmi les plus prépondérantes à propos de la forme État. Nous les avons ressaisies en proposant la notion de révolution du capital.
Déjà entamée avec la fin de la Guerre froide et la tendance forte au multilatéralisme dans les relations internationales, la désinstitutionnalisation des État-nations s'est accélérée au cours des années 70/90, celles du cycle des " crises " et des " restructurations ".
L'exploitation de la force de travail devient inessentielle dans le procès de valorisation (La valeur sans le travail). En conséquence, la classe du travail n'est plus porteuse d'un devenir autre pour une société segmentée, particularisée, autonomisée. L'identité ouvrière et sa culture de classe sont effacées par l'homogénéisation des modes de vie. L'État-nation n'apparaît plus comme le représentant du pouvoir de la bourgeoisie ; il n'est plus le garant des seuls intérêts du capital productif ; il se fait le garant de toutes les formes de capitaux des plus systémistes jusqu'aux plus subjectifs (cf. le " capital humain ").
Les flux de puissance du capitalisme du sommet pénètrent, altèrent ou dissolvent les médiations de l'État-nation. Conjointement, la forme État-nation, ainsi altérée et fluidifiée se globalise dans des alliances entre États, des associations et des traités. La construction puis l'élargissement de l'Union européenne sont un processus emblématique de cette désinstitutionnalisation des États-nations. D'autres organisations, traités et accords internationaux (ALENA, ASEAN, OUA, etc.), qui sont tous emblématiques de la tendance du capital à se totaliser, montrent que la globalisation n'est pas une forme étatiste, qu'elle ne s'est pas réalisée sous une forme étatiste et encore moins, bien, évidemment, sous la forme d'un " mode de production étatique ".
La forme nation de l'État a de moins en moins le monopole et la légitimité de l'exercice du pouvoir politique. Les démocraties parlementaires comme les régimes autoritaires sont débordés ou neutralisés par la dynamique du capital global. L'exemple le plus probant est celui des GAFAM, ces puissances techno-économico-idéologico-politiques qui se jouent des tentatives des États pour les contrôler ou les réguler.
L'État comme méta forme
L'État en général, c'est-à-dire l'État depuis qu'il s'est institué sous sa seconde forme, celle où il est unité supérieure séparée de la société et la dominant, convertit les forces contradictoires de la société en institutions.
Des institutions déterminées par la forme étatique qui fixent les mouvements particuliers de la société dans une forme universelle.
D'une force, l'État fait une forme. Nous l'avons vu supra avec Henri Lefebvre, l'État est une forme de forme ; une méta-forme.
Cette dernière formulation est préférable à celle de forme de forme trop redondante ou encore à celle de supra-forme qui risque de conforter la représentation de l'État comme unité supérieure séparée de la société, alors que nous cherchons à montrer que l'État sous ses deux formes nation et réseau n'est plus, tendanciellement, cette unité supérieure séparée de la société (ie. l'État sous sa seconde forme) comme cela a été le cas depuis que le mouvement de la valeur a émergé ; émergence qu'on peut situer approximativement dans les royaumes-États de Lydie (4000 ans BP).
Cette définition théorique de l'État engendre des conséquences sur les modes d'intervention du pouvoir d'État. En tant que méta forme l'État se protège de la dialectique forme versus contenu. Il fait de son universalité une puissance de contention des particularités qui s'opposent à lui. Lorsqu'il ne parvient pas à les transformer en institutions (nécessairement de forme étatique), l'État cherche à contenir les mouvements porteurs de ce qui est pour lui une négativité. S'il n'y parvient pas, il les réprime. La méta-forme État positive le négatif dans l'histoire.
Le mouvement des Gilets jaunes est l'évènement le plus récent qui confirme ce pouvoir étatique de mise en forme d'une force. Les deux composantes État-nation et État-réseau furent alors mises en uvre : répression de la négativité politique du mouvement par l'État-nation régalien combiné au dispositif politico-médiatique du " Grand Débat " par l'État-réseau.
Autre exemple de mise en forme étatique d'un particularisme qui s'exprime dans la société : d'abord le PACS, puis le mariage pour tous. Fortement sollicité par les groupes de pression LGBT et leurs alliés , l'État-nation répond en transformant l'institution traditionnelle du mariage d'abord avec un dispositif contractuel puis avec une légitimation institutionnelle du mariage homosexuel. Mais la réponse de l'État-réseau accompagne cette mise en forme : l'exaltation d'une parade fluidiste et indéterministe, la Gay Pride. Des autorités de l'État : Premiers ministres, des ministres et certains personnels de la fonction publique d'État participent et célèbrent la parade.
L'État-réseau, une méta forme bivalente
En tant que méta forme, l'État sous sa forme réseau est tributaire des technologies numériques et leurs formes en réseau. Par les puissants canaux des opérateurs numériques mondiaux, ces formes réseau dictent leurs normes. Des normes techniques et communicationnelles à tendance oligopolistiques ou monopolistiques qui règnent sur le monde. Le cas de la 5G en France est emblématique de cette mise aux normes des technologies " innovantes ". C'est le cas également des formats de communication, des procédures contraignantes des échanges, des supports numériques multiples et polyvalents, etc.
Mais cette dépendance de l'État réseau aux normes générales des systèmes numériques se double d'une intervention de ce même État en faveur des réseaux et des systèmes en réseaux indépendants de lui. Ainsi sont diffusés et imposés par l'État des modes d'action, des dispositifs, des standards, des formats de données, des discours, tous de type réticulaire : c'est le processus de l'équivalence des formes et de la combinaison des formes qui opère.
Les interventions de l'État sous sa forme réseau s'effectuent donc selon deux composantes : l'une interne de mise en réseau de grandes fonctions de l'État. Par exemple, le RIE = Le Réseau interministériel de l'État (RIE) ici ou encore au Ministère l'intérieur, le SIG ; l'autre externe qui privilégie et promeut les organisations, les dispositifs, les groupements d'intérêts, les entreprises, les associations, etc. qui ont adopté un mode d'action en réseau.
Sur les deux formes combinées nation et réseau
Bien qu'elle soit fortement altérée et disloquée, il existe encore aujourd'hui une unité de l'État. La thèse que nous argumentons ici sur la forme État-nation et la forme État-réseau n'implique pas une division en quelque sorte " ontologique " de l'État. Pour continuer à parler en termes métaphysiques, on pourrait dire que l'État persévère toujours dans son être propre qui est justement de s'approprier des étants particuliers. Mais il le fait selon deux modes opératoires, deux modes d'action ; ces deux modes d'action nous les qualifions de formes puisque nous avons vu que tout est forme pour l'État et dans l'État; une méta forme.
Il convient d'ajouter et d'y insister : ces deux formes ne sont ni antagoniques ni séparées. Elles ne définissent pas deux types d'États ; deux catégories ou deux espèces d'États. Elles expriment deux tendances de la méta forme État dans la dynamique chaotique et incertaine du capital.
La formulation la plus appropriée pour caractériser ces deux formes c'est de comprendre qu'elles sont combinées sans pour autant se confondre. Comme combinatoire la forme nation et la forme réseau répondent de manière congruente aux exigences politiques et technologiques du capital. Des exigences qui cela est tous les jours de plus en plus évident et efficient adoptent la combinatoire comme modèle au point que quiconque ne peut pas combiner ou se refuse à combiner, se voit écarté de l'existence individuelle et sociale. Par exemple quiconque n'a pas accès à internet ou à une carte bancaire, se trouve affaibli socialement.
Car la combinatoire est aujourd'hui le mode opératoire dominant de la dynamique du capital : combinatoires spatiales entre l'espace vécu concret et l'espace conçu abstrait ; combinatoires technologiques entre capacités intellectuelles naturelles et intelligence artificielle ; combinatoires économiques entre le capital industriel et capital dit immatériel ; combinatoires financières entre actifs immobilisés, actifs circulants et produits dérivés ; combinatoires cognitives entre compétences individuelles et compétences systémiques ; combinatoires politiques entre souverainismes et fédéralo-globalisme, etc.
Une dynamique du capital chaotique et discontinue mais une dynamique malgré tout ; malgré toutes les prédictions marxistes sur le dépérissement de l'État ; malgré toutes les volontés libéralo-libertariennes pour un rétrécissement de l'État ; malgré les à-coups engendrés par les " crises " financières, sociales, sanitaires, etc.
Ces deux formes État et nation se combinent en fonction du rapport conflictuel entre les forces globalistes et les forces souverainistes. Ces deux tendances stratégiques opèrent au niveau des États : la globaliste qui accélère la forme réseau de l'État ; la souverainiste qui tend à conforter sa forme nation.
Deux formes qui se manifestent à tous les niveaux d'intervention de l'État, du plus circonstanciel et local au plus global.
Du plus local et circonstanciel comme l'a été l'épisode récent d'une rave party dans les Cévennes cet été 2020. Dans un texte intitulé " Comment l'État-réseau gère sa rave party cévenole ", j'ai montré comment l'État-réseau laisse s'installer illégalement le lourd dispositif technique du système sonore et ne fait que plus tard contenir l'arrivée de nouveaux ravers alors que l'État-nation condamne et même réprime les habitants, agriculteurs et éleveurs, qui s'opposaient à la dévastation de leurs terres. J'ai interprété cette tolérance de l'État à l'égard de la rave party comme la vérification d'une analogie de forme entre l'État-réseau et la free party.
Au niveau le plus global, l'État intervient aussi en combinant ses deux formes.
L'exemple de la taxation des GAFAM est emblématique de cette recherche par l'État d'un compromis entre nation et réseau. La question politique de la taxation des GAFAM a non seulement fait apparaitre des divisions politiques entre membres de l'UE mais aussi au sein de chaque État des divisions entre souverainistes partisans de la forme nation et globalistes partisans de la forme réseau. Les pays du nord de l'Europe, y compris l'Allemagne sont opposés à la taxe car selon eux elle pénalise l'innovation technologique alors que les pays du Sud, la France en tête, cherchent à imposer à l'UE une taxe communautaire. On le sait, le Parlement français a voté une taxe en 2019 ; l'Italie en 2020. Mais la poursuite de cette taxe est subordonnée à l'instauration d'une fiscalité européenne sur les opérateurs numériques qui devrait intervenir en 2021. Le chef de l'État est lui-même partagé entre sa tendance dominante à la globalisation et les réalités souverainistes nationales. Des réalités de la forme nation de l'État qui ne l'ont pas empêché de mettre en uvre la 5G sur tout le territoire. Taxe des GAFAM d'un côté versus 5G de l'autre : une illustration emblématique de la combinatoire nation/réseau dans l'État.
L'État-réseau et les niveaux du capital
Clarifions ici une possible confusion que certains de nos interlocuteurs nous ont avancée. Elle peut se formuler ainsi : est-ce que la tendance forte à la forme réseau se réalise de la même manière dans le niveau I et le niveau II du capital ? C'est-à-dire dans l'hypercapitalisme du sommet (le niveau I) qui s'affranchit des obstacles que les États-nations (le niveau II) dressent sur sa route. Notre réponse est la suivante.
L'hypothèse générale sur la forme réseau dans les niveaux I et II du capital c'est qu'il y a homologie de cette forme-réseau dans chacun niveaux. Homologie et non pas identité. Une homologie, au sens ordinaire, c'est-à-dire des caractères communs dans l'un ou l'autre des organismes (ou de l'espèce ou du niveau) concernés. Autrement dit la tendance à la forme réseau opère de la même manière dans les deux niveaux. Ce qui diffère cependant c'est que dans le niveau I du capital les composantes étatiques nationales sont secondarisées par rapport aux composantes liées à la globalisation.
L'État-réseau domine mais il ne règne pas
Contrairement à l'État-nation qui domine et qui règne, l'État-réseau domine mais ne règne pas. Commençons à expliciter cela quelque peu car nous y reviendrons dans des étapes ultérieures à la présente démarche.
Que la domination et le règne de l'État-nation soient constitutifs de l'histoire de la France depuis son émergence avec la Révolution française, voilà une réalité qui n'appelle aucune preuve supplémentaire. La dialectique État/Société civile s'est poursuivie tout au long de la société bourgeoise jusqu'aux profonds bouleversements politiques, sociaux, culturels des années 65-70. Cette dialectique n'opère plus aujourd'hui. Le long cycle historique de la domination bourgeoise est définitivement achevé.
Disparue avec la société bourgeoise et son État-nation, ce qui est aujourd'hui nommé par la sphère médiatico-politique " société civile " n'est qu'une manière de qualifier des milieux qui ne sont pas directement impliqués dans la sphère politico-étatique. Des milieux qui ne peuvent pas être assimilés à ce qu'était la classe bourgeoise historique. Des milieux sociaux divers (d'où l'idéologie de " la diversité ") desquels proviennent des individus que les forces politiques impliquées dans le pouvoir d'État font entrer dans la sphère politico-médiatique.
La classe bourgeoise historique seule a donné forme et contenu politique à ce qu'a été le rapport entre la société civile et l'État nation. Le cycle historique de la dialectique des classes étant achevé, l'État nation s'étant globalisé et désintitutionnalisé, parler aujourd'hui de " société civile " ne rend pas compte de la réalité politique d'aujourd'hui.
Dans sa période historique triomphante, l'État-nation non seulement dominait la société mais il exerçait cette domination avec un pouvoir totalisant (je n'ai pas écrit totalitaire) et unifiant. Toutes les institutions étaient largement déterminées par cette double administration des hommes et des choses. De la famille, de la propriété, de l'instruction, des communes, de la culture à l'État, la forme étatique nationale irriguait et prévalait sur les autres formes de groupements. Cette domination et cette administration de l'État-nation, sous l'emblème du " Pacte républicain ", cherchaient en permanence à faire passer dans sa forme, à mettre en forme étatico-compatible les forces particularistes qui s'opposaient ou résistaient à son universalisation. Une puissance universalisante qui visait à englober dans son monde les antagonismes, les conflictualités, les fractionnismes sociaux, culturels, religieux, territoriaux, qui se manifestaient en dehors ou contre lui.
En bref, l'État-nation dans la société de classe fondait sa domination et son pouvoir sur sa capacité idéologique et politique a maintenir à tout prix un semblant d'unité de la nation. Et à se maintenir comme unité supérieure. Et l'on connait les heurts et les malheurs de cette histoire
Nous sommes désormais entrés dans un cycle historique qui n'est plus celui de l'État nation et de la société civile. Il n'est plus non plus celui de la post-modernité, de ses " déconstructions ", de ses " déceptions " et de ses parodies. Il est celui de ce que nous avons nommé la société capitalisée ; celui d'un État qui combine une forme nation et une forme réseau. Nous l'avons vu supra, des tensions se manifestent entre ces deux formes. Les rapports parfois intenses entre ces deux formes sont toutefois déterminés par la force unificatrice de l'État malgré tout.
Énumérons quelques caractères décisifs qui singularisent la forme réseau de l'État et qui nous incitent à avancer cette thèse : l'État sous sa forme réseau domine mais il ne règne pas.
Par sa puissance technologique, stratégique, financière, l'État-réseau incite les individus-démocratiques, atomisés et autonomisés à participer aux flux numériques de toutes sortes qui circulent de toute part. Il ne cherchent pas à les conformer dans une unité supérieure nationale, européenne ou mondiale ; il les gère en tant que particuliers et ne les identifie que comme tels. Il les veut totalisés mais séparés. Il favorise les séparations, toutes les espèces de séparations à condition qu'elles restent compatibles avec leur totalisation dans la société capitalisée.
En ce sens l'État-réseau épouse et souvent anticipe les tendances de la dynamique du capital à la division, à la séparation, à la particularisation, à la dissolution. Séparation hommes/femmes ; parents/enfants ; jeunes/vieux ; noirs/blancs ; religieux/athées ; urbains/ruraux ; actifs/chômeurs ; régional/national ;
Autant de divisions et de séparations qui contribuent à la domination de l'État-réseau comme opérateur de la dynamique globale du capital. Une domination horizontalisée, déhiérarchisée, particularisée mais qui n'en exerce pas moins un pouvoir hégémonique et normatif.
JG
10 oct.20
Texte publié dans la revue http://tempscritiques.free.fr/ n°20, automne 2020.
Comment l'État réseau accompagne sa rave party cévenole
Au petit matin, des agriculteurs et des éleveurs informés de cette invasion de leurs pâturages et de la menace de dévastation des espaces protégés du Parc, tentent en vain de leur interdire l'accès au site. Du haut de leur poids lourds, les organisateurs " leur rient au nez " comme le rapporte une éleveuse. Ils brisent les clôtures et commencent à installer leur technologie à décibels, occupant une lande de plus de 25 hectares. Ils avaient d'ailleurs été devancés par plusieurs centaines d'adeptes installés en un vaste campement.
Pourtant nécessairement informée, ce n'est qu'à la mi-journée du samedi que la Préfecture de Lozère fait envoyer quelques pelotons de gendarmes pour tenter de superviser la situation, à savoir : barrer l'accès au site pour les nouveaux arrivants et faciliter l'action de sécurisation sanitaire entreprise par la Croix rouge. De fait, comme le maire de la commune, les forces de l'ordre (...festif !) ne font que constater les dégâts puisque le rapport de force était déjà établi au profit des près de 10.000 teufeurs présents.
De la nuit du samedi au dimanche jusqu'au mercredi, "le refus des valeurs mercantiles du système et la recherche de la transcendance au travers de la musique" qui sont données par l'encyclopédie en ligne comme les "bases idéologiques de ces rassemblements", atteignent leur acmé, soit les plus hauts degrés de dépendance aux drogues chimiques et auditives. Autrement dit plus tu te rends dépendant, plus tu es...libre. Une liberté hallucinée dans laquelle l'adepte de la trance devient totalement étranger au milieu naturel qu'il piétine : une prairie à moutons, un parc national et ses espaces protégés, une flore et une faune ; comme il est étranger au milieu social autochtone qu'il ignore ou qu'il nie : des habitants qui vivent de leur activité pastorale, des hameaux, une école, une vie communale...
Car cet état de conscience altérée recherché par l'adepte de la trance n'a de transe que son nom anglicisé. Il s'agit en réalité d'une parodie, d'un simulacre des rituels de possession tels qu'il se pratiquaient dans les sociétés traditionnelles. Ces pratiques déjà attestées chez les groupes humains protohistoriques avaient à la fois une fonction de thérapie individuelle et de catharsis collective. Depuis près d'un siècle, il convient d'en parler au passé. En effet, les modes de vie communautaire où s'exprimaient ces cultures de la transe ayant été soit détruits, soit dissous par la dynamique globale du capital, toutes les dimensions génériques qu'ils comportaient ont été définitivement perdues pour l'espèce humaine.
Quant aux musiques qui accompagnaient l'entrée en transe des possédés musiques qui ont été remarquablement décrites par l'ethnomusicologue Gilbert Rouget dans son livre La musique et la transe, (Gallimard, 1980) elles ont aussi soit disparu soit été converties en technologies sonores.
Une parodie de transe dont les effets hallucinatoires bénéficient cette année de la prime covid ! Comme si le plaisir recherché par la transgression imaginaire des normes du "système" était alors redoublé par le refus des " gestes barrières " proposés par l'État et ses secouristes.
À un éventuel contradicteur qui nous objecterait que cette fonction de thérapie individuelle et de catharsis collective est aujourd'hui analogue à celle qu'elle était dans les sociétés traditionnelles, nous répondons ceci. Il n'y a pas de continuité générique entre les deux pratiques puisque dans ces anciennes sociétés, l'individu isolé n'existe pas. Il n'existe que profondément relié à sa communauté d'appartenance ; individu et communauté forment une seule et même unité. Dans les rituels de possession, c'est grâce à la présence du groupe que le possédé peut nommer et interpréter le génie qui est descendu sur lui. Il y a une étroite correspondance, une relation organique entre le monde surnaturel et le monde des humains. Le possédé obéit au rituel fixé par la tradition de la communauté ; il peut certes interpréter son comportement de criseur selon ses dispositions personnelles mais il est déterminé par un rituel, un culte qui lui, est invariant. En retour la communauté, ses prêtres et ses officiants accompagnent sa transe jusqu'à la fin de sa possession.
Rien de semblable bien sûr dans la trance des free party puisque l'adepte est séparé de toute communauté humaine générique et donc séparé de son individualité. Particule de capital atomisée et particularisée ; subjectivité isolée immergée dans un espace hypertechnique ; le seul "génie" qui possède le raver ce sont les infra basses des sound systems (inférieures à 20 Hz).
Mais au-delà de la critique de ce dispositif technologique considéré en lui-même, et pour lui-même, c'est ce qu'il révèle des caractères de l'État qui nous intéresse ici. Plus précisément c'est saisir en quoi il y a une continuité politique entre la forme free party et la forme réseau de l'État.
Reprenons le cours des événements à la lumière de cet angle de vue. Face aux indignations qui, localement, et à un moindre degré nationalement s'élèvent contre l'occupation, le dimanche, Madame le préfet annonce aux médias sa stratégie : "l'ensemble des points d'accès au site restent fermés par les forces de l'ordre et toute sortie du site fait l'objet d'un contrôle. Tous les moyens sont mis en uvre pour que ces personnes quittent les lieux le plus vite possible et dans les meilleures conditions de sécurité possible". Et radio France bleue de rapporter le propos de la préfecture recueilli hors micro : aucune évacuation n'est envisagée, car de nombreux festivaliers, alcoolisés, drogués, ne sont pas en état de reprendre le volant. De plus des parents et des enfants en bas-âge se trouvent sur le site rendant toute opération compliquée. Bilan sanitaire provisoire : 60 prises en charge par le poste médical ; évacuations d'urgence à l'hôpital de Mende ; un jeune homme en overdose évacué d'urgence est en réanimation. Une enquête est en cours pour déterminer l'identité des organisateurs.
Laisser s'installer la rave party puis l'accompagner et la sécuriser telle est la stratégie de l'État agissant sous sa forme réseau. Visiblement, il y a continuité politique entre les réseaux d'adeptes que les organisateurs ont activés et le mode d'action de type participatif de l'État-intermédiateur.
Mais comme la forme nation de ce même État n'a pas disparu elle a même été quelque peu réactivée par la crise sanitaire Madame le préfet hausse le ton contre....les agriculteurs.
En effet, excédés par la complaisance et "l'inaction" de l'État-réseau à l'égard de la rave party et faisant le constat du ravage de leurs terres, des agriculteurs manifestent leur colère en organisant une riposte. Dans la journée du dimanche, plusieurs dizaines d'entre eux, syndiqués au sein de la Coordination rurale passent à l'action pour demander le départ immédiat des ravers : barrage de la route nationale 88 entre Barjac et Mende, tentative de barrage de l'accès à l'autoroute 75, occupations de ronds-points, rassemblement au cours de la nuit à Mende et tapage nocturne devant la préfecture.
Réaction de l'État-nation par la voix de Madame le préfet : intervention des CRS et condamnation politique des agriculteurs ; des poursuites judiciaires seront menées à l'encontre d'un des responsables de l'action de manière à dresser les agriculteurs les uns contre les autres : "Je considère que c'est une action isolée ; c'est un coup d'éclat dont l'organisateur est habitué. Il ne représente pas les agriculteurs concernés".
Deux poids, deux mesures : stratégie d'accompagnement de l'État-réseau à l'égard des ravers versus stratégie de répression de l'État-nation à l'égard des ruraux.
Le mercredi 12 août, combinant incitations (verbales) au départ, contrôles et verbalisations, les forces de l'ordre sont parvenues à diminuer le nombre d'adeptes des infra basses à environ 500. À midi, Madame le préfet donne l'ordre à la gendarmerie de faire évacuer du site.
Des bennes sont déposées sur place pour recueillir les ordures des ravers et tenter de limiter la pollution par les volumineux déchets répandus sur des dizaine d'hectares. Deux lignes de prélèvements covid 19 sont disposées à la sortie du site afin de réaliser des dépistages. Il est conseillé aux partants de se faire tester sous les sept jours afin d'endiguer un (fort) possible cluster.
Une adepte dit aux médias sa frustration de ravageuse repentie : " Habituellement on reste quatre jours après la fête pour pouvoir enlever le maximum de choses. Mais vers onze heures, les gendarmes sont venus nous virer. "
Parmi les plutôt rares réactions des milieux politiques (c'est le "creux" du 15 août), la tonalité générale est à la condamnation, mais surtout à cause du non-respect des mesures sanitaires contre le coronavirus. Certains commentaires font référence à la proposition de loi préparée par le Groupe Les républicains du Sénat qui vise à mieux encadrer les rave party et à " rendre plus dissuasives les sanctions contre les organisateurs ". Rendre obligatoire la déclaration du rassemblement lorsque l'effectif prévisible dépasse les 300 personnes ; accroître à six mois la durée de confiscation du matériel et faire passer l'actuelle infraction pénale à la classe du délit avec une peine de prison de trois mois, telles sont les dispositions de cette proposition de loi. Déposée en octobre 2019, elle a été renvoyée auprès de la Commission des lois constitutionnelles. Quoiqu'il en soit de l'issue de cette démarche, pour le Sénat comme pour le gouvernement il ne s'agit pas d'interdire les rave party mais de trouver un gentleman agreement pour que cela se passe dans de bonnes conditions.
Un sénateur des Hautes Alpes, se fait le porte-parole du désarroi des maires qui se retrouvent seuls face aux rave party. Il déplore que "les préfets prônent le dialogue et la tolérance, car ils sont incapables de faire respecter la réglementation ". Dans les débats préparatoires, la sénatrice EELV Esther Benbassa s'indigne : " Bientôt on ne pourra plus rien faire, c'est le tout répressif ! " et elle ajoute son credo social-festif : "La société a besoin de la fête. Et les raves, c'est comme le carnaval, un moment cathartique dont les êtres humains ont besoin. C'est une soupape de sécurité à garder dans la société pour circonscrire la violence. Sinon, s'il n'y a pas de moment de défoulement, les sociétés ne peuvent pas marcher ".
Qu'une rave party n'ait rien de commun avec ce qu'était un carnaval et une fête dans les sociétés traditionnelles et modernes ne peut qu'échapper à cette élue " progressiste ". La catharsis collective n'est plus ce qu'elle était nous l'avons rappelé plus haut au sujet des rituels de possession. Dans la société capitalisée d'aujourd'hui, les fêtes et les carnavals sont une parodie des fêtes et des carnavals traditionnels. Ils ont été englobés dans une forme unifiée d'exutoire : la teuf.
Le passage de ce terme verlan dans le langage courant signe cet englobement de la fête dans la teuf ; soit dans les années 1960 et 70 ; soit la période d'achèvement des modes de vie encore non entièrement dominés par le capital. La dynamique (chaotique mais unifiante) du capital les ayant vidé de leur substance sociale et politique, fêtes traditionnelles comme fêtes révolutionnaires ont été dissoutes dans la forme-teuf. Une forme vide, sans substance, qui domine partout comme intermédiation de l'État-réseau.
Dans la perspective politique qui est ici la notre, les débats parlementaires à propos des rave party illustrent bien la tension entre la forme nation de l'État et sa forme réseau. Du côté de la forme nation est exprimée ici sa caricature : " le tout répressif " et du côté de la forme réseau est exaltée sa puissance sociale et psychologique : "le défoulement festif, les moments cathartiques ". Nous pensons avoir montré ailleurs, qu'en tendance, là comme partout, c'est la forme-réseau qui domine puisqu'elle n'est autre qu'un opérateur majeur de l'actuelle société capitalisée.
Depuis près de vingt ans, les membres de la revue Temps critiques cherchent à valider l'hypothèse d'un État-réseau, selon laquelle les anciennes médiations institutionnelles de l'État-nation tendent à se résorber dans ce qu'on peut nommer une gestion des intermédiaires. Cet affaiblissement politique et social de l'État-nation engendre une montée en puissance du pouvoir des réseaux ; réseaux politiques, économiques, sociaux. Les connectivités, les fluidités, les mobilités, etc. ont pris le pas sur les structures et les organisations. Autant de processus non seulement liés mais engendrés par la puissance totalisante du capitalisme du sommet souvent nommée globalisation.
Pour de plus amples développements sur ces analyses on consultera le site de Temps critiques.
Relevons enfin un texte qui se veut une critique anticapitaliste des rave party publié par un site nommé agauche. Après avoir dénoncé le " véritable scandale " qu'est l'organisation d'un tel " événement " sans respect des mesures sanitaires et " l'agression de ce lieu naturel ", les auteurs en viennent à leur principal argument. Il s'agit de diviser les teufeurs en deux groupes sociaux opposés :
les bons teufeurs, ceux qui ont conservé les origines " alternatives et culturelles " de la musique techno et qui ont ouvert des dancefloors organisés et sécurisés ; des teufeurs qui ne cherchent certes pas à " changer le monde ", mais qui sont " des gens sérieux, concernés, cohérents dans leurs valeurs ". (On comprend ici qu'ils seront des d'alliés fiables lors de " la Révolution ") ;
les mauvais teufeurs qui " peuvent bien raconter ce qu'ils veulent " sur leur alternativisme et leur "autonomie vis-à-vis de l'État" et qui ne sont que "des beaufs". Des beaufs "assumant de n'en avoir rien à faire des autres et menant ouvertement une guerre à la société et à la nature". Le portrait politique du mauvais teufeur doit donc être réitéré : "Ce sont des beaufs, et rien d'autre, ne respectant rien ni personne et s'imaginant le droit de faire ce qu'ils veulent, où ils veulent, quand ils veulent, dans un esprit réactionnaire tout à fait similaire à celui des chasseurs par exemple ".
[Comment imaginer des beaufs hallucinés devant les murs d'enceinte d'une free party ? Quelle perspicacité sociologique ! Quelle dialectique politique ! Il faut vraiment être enfermé dans l'idéologie agauche pour refuser de savoir que ces beaufs imaginés par cet auteur, vouent les free party aux gémonies.]
On le voit, pour les agauche, la division de classe est établie. Il y a les teufeurs progressistes et raisonnables, sous-entendu, ceux qui respecteront les normes du futur État socialiste et il y a les teufeurs- beaufs aussi réactionnaires que...les chasseurs, sous-entendu, des ennemis de classe ceux qui seront à neutraliser lors de " la Révolution ".
Que les uns et les autres soient également dépendants de la société capitalisée et de ses aliénations ne traverse pas l'esprit de ces contempteurs du capitalisme festif et illégal (ce qui est un pléonasme) mais qui s'accommodent fort bien du capitalisme socialiste et de son État-nation- social.
Quand l'État-réseau accompagne ses raves, le modèle free party est à la manuvre...
JG 21/08/20
École, déconfinement et autonomisation des apprentissages
Mais, une déscolarisation de la société (Deschooling society a été mal traduit par une " Une société sans école ") qui ne se ferait pas au profit de cette " convivialité " universelle portée par l'utopie d'Illich. Au contraire, il s'agirait davantage d'un processus de remplacement des fonctions d'aide aux apprentissages : le pédagogue " en présenciel " cédant la place au tuteur numérique " à distance ". Un au-delà de la distanciation sociale exigée par les protocoles sanitaires en quelque sorte. Une dissolution en acte du " pacte scolaire républicain ".
Une telle hypothèse n'est pas fictive, ni ahistorique. Le processus est déjà largement entamé depuis des décennies. Au fil des diverses " réformes " du système éducatif et de leurs avatars politico-pédago-syndicaux, ce sont les médiations traditionnelles de l'école de l'État-nation qui ont été altérées, résorbées, délitées, désubstantialisées. La loi sur l'urgence sanitaire accélère ces processus puisque l'obligation scolaire est levée. Ne pas envoyer ses enfants à l'école n'est plus un délit. La scolarité obligatoire, ce principe fondamental de l'État-nation républicain, est abolie. Avec l'effet de loupe porté par les politiques de lutte contre la pandémie, la tendance à la déscolarisation, déjà effective depuis des décennies, devient une réalité sociale, politique et juridique.
Ces processus à la fois techniques et politiques ont accompagné et souvent même anticipé la montée en puissance de l'État sous sa forme réseau.
Autonomisation des apprentissages, pédagogies par objectifs, auto-évaluation, contrôle continu des compétences, dispositifs de formation, etc. autant de méthodes et de procédures d'abord appliquées dans la formation professionnelle des adultes qui ont été transposées dans le système éducatif. Ce déplacement/remplacement a accéléré la particularisation des rapports sociaux d'éducation. On peut résumer ces transformations en disant qu'en quelques dizaines de décennies on est passé du paradigme étatico-républicain de l'éducation à celui, globalisé, de formation continue. L'institution nationale de l'éducation est devenue réseau mondial de formation des compétences. Depuis plus de vingt ans, nous tentons de caractériser et d'interpréter ces processus politiques comme une tendance forte à la particularisation de l'éducation, un affaiblissement de la fonction éducative de l'État-nation au profit d'un traitement " au cas par cas " propre à l'État-réseau.
Certes des contre-tendances ralentissent ces processus de déscolarisation dans la société capitalisée d'aujourd'hui. Elles s'expriment et s'affirment, par exemple, dans les pressions des parents d'élèves pour une accélération du déconfinement et pour l'abandon des règles qui limitent l'accès de tous les enfants à l'école. Dans ces rapports de force, les enseignants y occupent une place ambivalente. Ils sont loués par le pouvoir et les syndicats pour avoir assuré avec courage " la continuité pédagogique " via le télétravail scolaire ; mais ils sont critiqués par d'autres, car un certain nombre d'entre eux sont des " décrocheurs " qui n'ont jamais contacté un seul de leurs élèves (5 % annonce le Ministère, donc environ 40 000 " enseignants décrocheurs ").
Relevons ici que c'est la fonction socialisatrice de l'école qui est en jeu davantage que ses fonctions cognitives. Tout se passerait-il alors comme si, les apprentissages étant autonomisés par les technologies de la cognition et donc réalisables et évaluables à distance, resterait à l'école cette fonction de dressage des jeunes individus pour les rendre aptes à consentir aux exigences de la dynamique du capital ?
On sait que la critique de la fonction répressive de l'école et sa contribution à la " reproduction " avaient été le fer de lance des contestations de l'école et de l'université dans les années post-68. Or elles ne se faisaient pas au nom d'une autonomisation généralisée des apprentissages mais d'une démocratisation, d'une libération de l'emprise de l'école de classe ; autant d'objectifs, de fait, réalisés par ce que nous avons appelé " la révolution du capital ".
La question serait-elle déjà réglée pour les universités ? Autrement dit, malgré le confinement, les examens, les concours s'étant déroulés sans dommages majeurs et les diplômes ayant été délivrés eux aussi à distance, rien ne semblerait s'opposer en septembre, à une rentrée virtuelle des universités. Pour l'instant les seules oppositions sont d'ordre philosophique.
Ainsi, Giorgio Agamben, dans un texte récent : " Requiem pour les étudiants " publié dans le no 246 de lundimatin, s'élève contre une telle éventualité à ses yeux pure barbarie. Il y prophétise la fin du dialogue professeur/étudiant et l'enfermement dans " l'écran spectral ". Selon ce philosophe ce sont près de dix siècles de vie collective étudiante qui disparaissent définitivement. Une socialité étudiante qui a été à l'origine même des universités : les Collèges (collegium). L'actuel règne de " la barbarie télématique " accomplirait la fin de ce qu'étaient les formes de vie étudiante depuis les débuts des universités européennes.
À la fois lieu d'hébergement et d'étude, les Collèges ont certes contribué à fonder la dimension universaliste des savoirs (et des dogmes d'ailleurs aussi) enseignés dans les universités médiévales, mais ce qu'oublie de dire Agamben c'est qu'ils étaient placés sous le contrôle de l'église et que c'est l'église et ses docteurs, soutenus par l'État royal, qui organisaient les études et délivraient les diplômes. En ne présentant que la face " démocratique " de l'histoire des universités, celle du partage des connaissances et de la confrontation des thèses (disputatio), Agamben omet son autre face, despotique. Une fois de plus c'est la dialectique de la contradiction qui est mise à la porte et toute l'histoire récente de l'université et du mouvement étudiant. La contestation de l'institution en 68, l'institutionnalisation de cette contestation avec l'université de Vincennes et la réforme Edgar Faure dans l'après-68, la résorption de l'institution dès les années 1990; autant de moments décisifs qui deviennent incompréhensibles.
De plus, emporté par sa verve antifasciste il en vient à condamner par anticipation les enseignants qui accepteraient de donner leur cours en ligne et ainsi se soumettre " à la dictature télématique ". Il les compare aux universitaires italiens qui, en 1931, ont juré fidélité au régime fasciste. Quant aux étudiants, ils devraient eux aussi refuser de s'inscrire dans cette université barbare et plutôt s'associer pour créer " une nouvelle culture ". Un gramscisme mâtiné d'assembléisme libéral-libertaire qui semble ignorer les modes contemporains de création et de diffusion des connaissances. Lorsqu'après sept années d'isolement, Grigori Perelman a résolu la conjecture de Poincaré, il a placé son résultat sur un site internet accessible à tous
JG, 14 juin 2020
Signature :
Jacques Guigou
La révolution poétique, ultime rempart contre le cataclysme ?
A.Barrau énonce sa foi dans une poétique résistantielle dont l'exercice doit avoir des vertus salvatrices (selon son expression "un vivre poétique salvateur") contre la catastrophe qui menace : dérèglement climatique, extinctions massives, conditionnements langagiers, violences économiques, folie consumérisme, etc. Une version écologiste de l'ancienne prophétie millénariste, chrétienne autant que communiste : " La poésie sauvera le monde ".
L'interprétation que j'avance sur cet appel à la poétique comme substitution à la politique qui fait défaut, se trouve ici confortée ; s'il fallait encore chercher des indices pour le faire.
Tout se passe comme si Barrau et ses suiveurs privés de tout sujet historique de leur révolution imaginaire, se jetaient sur la poésie et les poètes... en désespoir de cause
Dans ce texte, on ne trouve pas trace, bien sûr, des déterminations politiques et historiques générales susceptibles d'être en cause dans "l'immensité disséminée de la métacrise en cours". Les "désastres en cours", sont de nature "écologique, éthique et esthétique". Pour Barrau, le capital connais pas !
Et que faire face à cet apocalypse ? "Choisir d'être poète". Car "le poétique" (notons le glissement de poète à poétique) ne "gomme pas la multiplicité ni n'omet la déconstructibilité" (la déconstruction, nous y voilà !).
Et comment opèrent ces "résistances poétiques" ? Elles "doivent maintenant se disséminer, se déterritorialiser, se chaotiser, se diffracter et s'infecter mutuellement". Soit le programme de la French Theory tout craché ; autrement dit celui de la dynamique du capital, de ses flux, ses réseaux, sa puissance de dissolution des rapports sociaux, son appropriation de l'espèce humaine elle-même. ; avec la précision bio-médicale du "s'infecter mutuellement" par le virus Deleuze-Guattari ?
Jacques Guigou
22/10/19
In algorithm we trust Sur les cryptomonnaies et le (supposé) stade anarchiste du capitalisme Cf. Article de Catherine Malabou dans<em> Le Monde</em> du 15 juin 2018
La notion de virtualisation de la valeur n'est pas introduite par l'auteur car elle ruinerait son adhésion à la Déclaration d'indépendance monétaire (https://currencyindependence.com/downloads/decind-fr.pdf) qui proclame sur un mode grandiloquent : " L'énergie dépensée par l'homme, la machine et la nature est la seule source de valeur " et qui poursuit en déclarant sa foi dans " la valeur du travail qui a été complètement dégradée par des machinations politiques opportunistes ". Notons que cette " valeur du travail " dont il est question ici n'est pas la conception marxienne de la valeur de la force de travail. De quoi d'agit-il alors ? Le texte ne le dit pas précisément. On y trouve pourtant l'évocation nostalgique d'une période de l'humanité où l'argent et la monnaie étaient " l'expression de la production collective de l'effort ". Formule ambigüe pour quelqu'un qui se déclare proche des philosophes anticapitalistes canadiens, disciples de Guattari. Car le rapport entre travail collectif et accumulation de richesse, puis de valeur a été l'opérateur principal du mouvement de la valeur dès les premières formes étatiques : Empires-États, cités-États, royaumes-États, etc. En effet, ce glorieux " effort collectif de production " était-il autre chose que l'exploitation de la force de travail des esclaves, des serfs, des colonisés, des ouvriers ? En quoi les cryptomonnaies permettraient-elles de retrouver " la valeur du travail " ? On ne le saura pas.
Crypotmonnaies et résorption des institutions
Rappel est fait des thèses libertariennes et de l'école autrichienne de la valeur (Hayek, Böhm-Bawerk) qui, bien avant les crypotomonnaies, avaient montré en quoi les institutions bancaires entravaient la dynamique du capital. Le bitcoin et les monnaies analogues ne font que confirmer dans le domaine de la monnaie les thèses de l'école de Vienne. La blockchain qui est la base technologique des cryptomonnaies et qui sécurise les transactions entre pairs (peer to peer) réalise cette résorption des institutions que nous avons analysée il y a près de vingt ans comme un opérateur majeur de la société capitalisée (cf. J.Guigou " L'institution résorbée " http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article103).
La transaction financière s'est émancipée de ses supports bureaucratiques et de son contrôle institutionnel : plus de médiation ; c'est le triomphe de l'immédiateté à la vitesse de la lumière. Au regard de cette effectivité directe des opérations monétaires cryptées, les utopies anarchistes les plus antiétatiques, les plus individualistes et les plus " libérées de l'argent " sont reléguées à des stades archaïques de l'autonomie !
Pas de transcroissance à attendre d'une autodestruction des cryptomonnaies
Cherchant à donner à ses amis anticapitalistes qui seraient susceptibles de la critiquer pour collaboration avec l'ennemi algorithmique, Catherine Malabou donne les raisons qui l'on conduite à signer la Déclaration d'indépendance monétaire.
Elle s'explique en ces termes : " J'ai toujours pensé que les crises du capitalisme laissaient entrevoir, comme par une fenêtre dérobée, la possibilité au moins utopique de sa destruction ". Après bien d'autres elle réaffirme sa foi dans une possible transcroissance non plus des luttes selon la formulation traditionnelle dans le mouvement ouvrier historique mais cette fois une transcroissance vers des actions de détournement des blockchains en faveur " de l'entraide et des réseaux d'échanges sociaux et économiques ". La référence que l'on attendait survient ici : celle de " la pensée de Félix Guattari ". Et voilà que rhizomes, " réseaux parasites " et autres " révolutions moléculaires " vont nous sauver du stade anarchiste du capitalisme !
Comment la virtualisation de la valeur pourrait-elle s'autodétruire ? Par une grande panne planétaire ? Un Big Crunch ? Non. Toute panne technique, même systémique, même avec de grands dégâts, trouve sa réparation. Les crypto monnaies ne sont qu'une composante du processus général de ce que nous avons nommé comme " L'évanescence de la valeur " cf. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?page=ouvrage&id_ouvrage=5 ; processus dans lequel c'est le capital qui domine la valeur et qui tend à la dissiper. Une " autogestion " des crypto monnaies ne peut que contribuer à ce processus.
Anthropomorphisme du capital ?
En conclusion de son article l'auteur s'associe aux démarches de ces groupes d'anticapitalistes hackers qui cherchent à créer des réseaux " autogérés " de type blockchain pour combattre " le libéralisme ". Le but visé c'est de parvenir à ce que " l'argent, même sans corps, soit entre nos mains ". Autrement dit " l'argent c'est nous " en quelques sorte. Pour ces groupes, les cryptomonnaies permettent de " relancer la question de ce que peut-être le bien commun aujourd'hui ". En cela ils font écho à la Déclaration d'indépendance monétaire qui affirme tout de go le credo du capital anthropomorphisé ; le credo du capital qui cherche à se faire homme : " Nous, les soussignés, consacrerons nos vies à la construction de réseaux et de systèmes qui restaurent l'intégrité de la valeur ". Virtualiser la valeur pour mieux la dominer et pour y parvenir toujours davantage y assigner l'humanité entière, tel est l'objectif du capitalisme du sommet. Dans cette destiné, il a trouvé des adeptes chez les dévots des blockchains. In algorithm we trust.
JG
15/06/18
Des émancipés anthropologiques
a- Je n'ai aucune références théoriques susceptibles d'intervenir " dans la lutte pour une société émancipée " car je pense que la notion de " société émancipée " n'a plus de portée politique aujourd'hui ; que la période historique dans laquelle cette aspiration a émergé puis triomphé celle des Lumière et de la société bourgeoise est définitivement achevée. De plus, en tant que telle, une société n'est jamais " émancipée ". Quelle que soit ses formes une société c'est d'abord de l'institué, de l'établi. Seuls des groupes humains ont pu avoir un projet d'émancipation, voire d'auto-émancipation ; ils ont pu réaliser des modes de vie et des communautés " libres ", mais cela ne les constituaient pas pour autant comme une " société émancipée ". À moins de donner à l'expression un contenu microsociologique, parler de " société émancipée " constitue une antinomie. Elle n'a d'ailleurs été que très peu ou pas du tout utilisée par les mouvements historiques révolutionnaires, sauf dans des acceptions limités et particulières comme l'émancipation des juifs et des esclaves par la Révolution française ; l'émancipation-libération des femmes par les mouvements des femmes des années 60, etc. Dans la modernité, la visée universaliste des mouvements d'émancipation a été rabattu sur les déterminations particulières de la " société civile " : la classe, la nation, l'intérêt économique, la propriété, le sexe, la religion, etc.
b- Bref rappel. Dans ses écrits dits " de jeunesse ", Marx (comme B.Bauer) a d'abord donné l'émancipation politique comme le but de la société socialiste. Puis, dans La question juive, il critique sa première position en distinguant émancipation politique et émancipation humaine. Il donne alors à la notion un contenu social : ce n'est pas seulement le citoyen, membre de la société civile que le processus révolutionnaire émancipe, c'est " l'homme lui-même ". En le disant dans un langage contemporain, l'émancipation acquiert alors un contenu anthropologique.
On le sait, avec Le Capital c'est la classe négative, la classe du travail qui va devenir le sujet de la révolution. Selon le programme communiste et la critique de l'exploitation, l'émancipation devient auto-émancipation. Mais dès les débuts du mouvement ouvrier révolutionnaire, les termes " révolution ", " socialisme " et " communisme " prennent le pas sur celui d'émancipation.
Plutôt rarement utilisée dans les écrits majeurs de l'histoire de la pensée critique exceptés par certains courants historiques de l'anarchisme, aujourd'hui caduques et jamais dans ceux du maximalisme, la notion de " société émancipée " ne peut qu'introduire confusions et méprises dans les luttes d'aujourd'hui.
c- Après l'échec des mouvements révolutionnaires des années 67-77, l'émancipation anthropologique a été conduite par le capital. Ayant englobé et non pas dépassé la plupart de ses anciennes contradictions, le capital devient le seul, le grand " émancipateur ", le grand " révolutionnaire ". Il accomplit son oeuvre dans la crise, le chaos, la dévastation, la catastrophe et la perversion narcissique mais aussi grâce à la puissance d'assimilation du vivant que lui confère la technique contemporaine. S'émanciper des anciennes déterminations qui faisait d'homo sapiens un être relié à la nature extérieure devient, plus que jamais depuis son émergence au paléolithique, l'objectif principal de la capitalisation des activités humaines[2].
d- " Autonomie " et " libération " ont été et restent les opérateurs de la " société émancipée "... du capital[3]. Cette inversion historique du sens de l'émancipation a jeté le trouble et la confusion dans les rangs des " anticapitalistes ", qu'ils soient gauchistes, anarchistes, écologistes ou alternatifs. Cela s'observe dans les écrits de groupes ou individus qui, aujourd'hui prêchent l'émancipation et souvent se veulent eux-mêmes " émancipateurs ". Dans une brève revue des fervents de l'émancipation, on repère des versions savantes et des versions militantes de la " société émancipée ". Retenons deux exemples de versions savantes ; celle qui cherche un compromis entre le calcul économique et l'émancipation et celle pour qui l'exercice d'une " sociologie pragmatique de la critique " ouvre les voies de l'émancipation.
e- L'émancipation savante : deux impasses parmi d'autres
Réexaminant la formule de Marx à propos de la société communiste " De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ", un politologue marxiste[4] en déduit que Marx a opéré " un tour de passe-passe " lorsqu'il a prétendu " aller au-delà de la commensurabilité marchande " (i.e. essentiellement le calcul économique), alors que " émancipation " et " commensurabilité " ne sont pas contradictoires, car la justice et la démocratie ont besoin d'établir des critères communs, acceptés et partagés par les citoyens. Il réhabilite donc la vaste opération de mesure que constitue le suffrage universel et conclue que si " Marx avait pu postuler le dépassement du politique une fois subsumé le conflit de classe, il faut affirmer à l'inverse qu'il n'est pas de politique de l'émancipation qui puisse se passer d'établir des critères de commune mesure pour résoudre les conflits sociaux et individuels.(...) On ne saurait se passer de commensurabilité ". Bref, dans la société démocratique émancipée... il y aura toujours des élections !
Cherchant à dépasser le dogmatisme et le déterminisme de la sociologie critique de son maître Bourdieu, désormais attentif " aux flux de la vie quotidienne " et à l'expérience subjective de la critique des gens ordinaires contre la domination, L.Boltanski [5] propose une " sociologie pragmatique de la critique ". Celle-ci doit abandonner la position d'extériorité et de surplomb que la sociologie critique adoptait vis à vis de l'illusion qui, selon elle, aveugle " l'acteur social " sur sa situation ; il s'agit pour le sociologue bourdieusien émancipé de prendre au sérieux les expressions du " sens commun ".
Non seulement, poursuit-il, la société à englobé la " critique artiste " portée par les mouvements des années 65-75, comme il pensait l'avoir montré en analysant " Le nouvel esprit du capitalisme[6] ", mais les formes contemporaines de la domination, les modes de gouvernance, brouillent l'identification claire de la classe dominante. Malgré cette dilution des formes de la domination, l'expression concrète de la critique à l'égard des institutions fragilise leurs anciennes assises, ouvre des brèches et permet aux individus de voir que ces institutions assurent mal leur fonction et que donc " la réalité sociale " n'est pas immuable.
Sans accorder à sa sociologie, désormais plus militante, plus impliquée, toutes la puissance cognitive qu'il avait jadis attendue de celle de Bourdieu, Boltanski pense cependant qu'elle ouvre une perspective pour l'émancipation. Il reste attaché au processus de conscientisation des dominés, de dévoilement de l'aliénation comme n'importe quel progressiste. De plus, sa critique de la sociologie abstraite reste muette sur les implications institutionnelles et politiques de la sociologie. Certes il convient pour le sociologue de l'émancipation de s'affranchir de la sociologie académique-critique mais pas jusqu'à l'autodissolution du savoir séparé des sociologues. La tâche du sociologue pragmatique de la critique le rapproche de celles et de ceux qui pensent " qu'un autre monde est possible "... mais qu'il fera encore une place aux sociologues.
En matière de sociologisation des luttes, Boltanski arrive bien tard : plus de quarante ans après ce que fut la critique historique de la sociologie menée par le dernier assaut révolutionnaire[7], et plus de trente ans après la tentative d'un de ses pairs, A.Touraine, qui en instrumentalisant la sociologie d'intervention, avait tenté de laver ses costumes tachés des tomates reçues pendant ses cours à Nanterre dix ans plus tôt auprès des mouvements alternatifs des années 70 [8].
Décidément, les partisans de la future " société émancipée " qui cherchent de nouveaux arguments pour la dégager de ses confusions et de ses méprises, ne trouveront pas dans ce Précis de sociologie de l'émancipation une référence majeure.
f- La société émancipée version militante et impliquée
Dans les discours des partis politiques, des organisations et des groupes politiques et syndicaux, mais aussi chez les individus qui y sont impliqués, les occurrences les plus fréquentes à une " société émancipée " sont étroitement reliés à l'approfondissement de la démocratie et à la valorisation de l'individu-citoyen.
Laïque[9], ouverte, démocratique, soucieuse du " vivre ensemble[10] ", féministe[11], révolutionnée par les réseaux sociaux12, affirmant " la solidarité du social et de l'esthétique13 ", libérée du " refoulement de ses désirs14 ", la future " société émancipée " à bien du mal à se différencier de l'actuelle société capitalisée.
Les descriptions du communisme[15] ayant quasiment disparu de tous leurs discours, lorsqu'ils osent une projection vers l'avenir en termes de " société émancipée " les courants politiques anticapitalistes et anarchistes nous offrent-ils autre chose qu'une pratique moins " barbare " de l'émancipation anthropologique du capital ?
Montpellier, mai 2011
Notes :
[1]-Question n°5 de l'enquête " Quelles orientations théoriques pour quelles pratiques ? " conduite par les organisateurs des Journées critiques de Lyon en mars 2010 et mai 2011. Cf. le blog des Journées critiques
http://journcritiques.canalblog.com/
[2]-Émancipation de la naturalité de l'homme célébrée à l'envie par tous les réseaux planètaires d'imageries. Ainsi, sur une chaîne de télévision nommée Planete no limit (on ne saurait mieux dire, malgré le franglais!), ces " Chroniques d'une société émancipée " qui présentent, parmi d'autres performances émancipatrices, un reportage sur cinq candidates à une grosse opération de chirurgie esthétique ou bien encore ces greffes de nanotechnologies sur des dauphins et des hommes afin de tester les " capacités osmotiques " de communication entre mammifères et humains...
[3]-Cf. Guigou J. La cité des ego L'impliqué, 1987, réédition L'Harmattan, 2009. Cf. aussi la revue Temps critiques.
[4] Yves Sintomer, " Émancipation et commensurabilité ", in E.Couvélakis (ed.), Marx 2000, Paris, PUF, 2000, p. 111-12. Disponible en ligne
http://www.sintomer.net/publi_sc/documents/sint-Marx2.pdf
[5] L.Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l'émancipation. Gallimard, 2009.
[6] L.Boltanski et E.Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard, 1999.
[7] On peut en lire quelques traces dans R.Lourau, Le gai savoir des sociologues. 10/18, 1977.
[8] J'avais, à l'époque, dits quelques mots sur ce coup de bluff. Cf. " Les génuflexions de l'auto-analyse collective à la Touraine ", in, J.Guigou, L'institution de l'analyse dans les rencontres. Anthropos, 1981. Disponible en ligne
http://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=394#touraine
[9] Cf.: " Peut-on militer pour une société laïque émancipée en ayant peur du débat démocratique ? ". Site de Riposte laïque http://ripostelaique.com/Peut-on-militer-pour-une-societe.html
[10] Les jeunes communistes du PCF annoncent la venue d'une " société émancipée " grâce aux vertus du " Vivre ensemble ". Cf. " Vivre ensemble dans une société émancipée "
cf. http://www.jeunes-communistes.org/Vivre-ensemble-dans-une-societe
[11] D.Méda et H.Périvier, Le deuxième âge de l'émancipation. La société, les femmes et l'emploi, La République des idées / Seuil, 2007.
[12] Dans un texte intitulé " Anarchisme, force d'émancipation sociale " en page d'accueil d'un site anarchiste fréquenté, on lit que chaque internaute doit choisir son camp dans " la nouvelle guerre de sécession " qui s'engage contre " quelques puissantes entreprises (Google, Facebook) qui ont réussi à virtuellement recentrer le réseau et à en phagocyter la créativité ". Dans cette bataille les combattants pour l'émancipation ne doivent jamais oublier que " la plus grande structure créée par l'humanité, celle qui lie aujourd'hui deux milliards d'humains, Internet, est le fruit d'un fantastique processus d'auto-organisation ". Cf.
http://owni.fr/2010/02/15/anarchisme-la-force-d%E2%80%99emancipation-sociale/
[13] J.Rancière, Le spectateur émancipé. La Fabrique, 2008.
[14] Réhabilitant le tourisme sexuel qui a été condamné par une " morale sexuelle " qui ne serait qu'une forme de " contrôle des populations " et de " refoulement des désirs ", l'anthropologue S.Roux voit dans les conversations et les cadeaux échangés entre le client touriste sexuel et les masseuses thaïlandaises une " dimension émancipatrice ". Pour lui il y a là " une dimension émancipatrice du travail sexuel ". On le vérifie encore une fois, le Arbeit macht frei étend son ombre bien au-delà du portail d'Auschwitz. Source : Le Monde du 6 mai 2011 article de Gilles Bastin qui présente un compte rendu du livre de l'anthropologue Sébastien Roux, No money, No Honney. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande. La Découverte, 2011.
[15] Je parle bien d'une description du communisme et non d'une invocation-incantation au communisme.
L'AUTRE :UN DEVENU-MÊME DU CAPITAL
Dans le processus historique engendré par l'échec du dernier " assaut prolétarien " (1965-74) que nous avons nommée la " révolution du capital " une conversion idéologique majeure a opéré. Au prolétariat ancien sujet de la révolution dissout dans le fordisme, l'État-providence et la consommation de masse s'est substitué une nouvelle figure du négatif : " L'Autre ", comme prolétaire imaginaire, modèle en puissance du citoyen démo-républicain.
Dans cette idéologie humaniste-différentialiste de " L'Autre ", il y a eu aussi une influence des sciences humaines notamment de la psychanalyse[1] lesquelles décrivent et normalisent les " clivages du moi ", la " crise du Sujet ", l'explosion des subjectivités et la généralisation des communautés connectées. C'est l'exaltation de l'individu particularisé, égogéré, multicarte, nomade, sans substance, sans sexe déterminé, sans passé, sans individualité, séparé de toute relation à la communauté humaine et à la nature extérieure, l'individu soumis ouvert à toutes les transformations biotechnologiques, à tous les nouveaux dispositifs conditionnements cognitifs sans grands soucis pour leurs effets éventuels de conditionnement. Autant de panels publicitaires et de modèles comportementaux que l'idéologie de l'Autre est là pour renforcer et pour légitimer.
Les anciennes institutions celles de l'ex société de classe jadis jugées comme les plus réfractaires aux différentialismes et aux particularismes se sont elles aussi " ouvertes à l'Autre " : l'église catholique[2] avec son pape multiculturaliste Bergoglio, le MEDEF avec ses commissions d'éthique antidiscrimination, les partis politiques républicains, nationaux-républicains, socialistes, gauche radicale et autres organisations citoyennes avec leurs " équipes de terrain faisant une large place à la diversité ", etc.
Tout cela sonne comme des évidences pour qui perçoit la réalité actuelle du mouvement du capital dont l'idéologie de l'Autre est devenu un opérateur efficient. Il est un peu plus surprenant de la voir agitée par des individus ou des groupes qui se situent dans une perspective non pas anticapitaliste alternativiste, gauchiste, anarchiste autant de positions le plus souvent englobées par la révolution du capital mais qui cherchent une " sortie[3] ", une autre dynamique de vie.
C'est le cas d'un des principaux théoriciens du courant dit " communisateur " qui dans un texte récent, rédigé quelques jours après les attentats islamistes de janvier 2015, texte intitulé "Le citoyen, l'Autre et l'État[4] " entonne lui aussi son hymne à " l'Autre ". Conjuguée au classisme et au formalisme qui constituent le patrimoine génétique de la revue Théorie communiste, l'idéologie de l'Autre y est présente, mais négativement, dans une version dialectisée de celle-ci, une sorte de variante... dans l'invariance prolétarienne. Qu'en est-il au juste ?
Après avoir justement souligné que les manifestations des 7, 8 et 9 janvier étaient spontanées, que " l'État a pris le train en marche " et que " l'énorme mobilisation du dimanche 11 janvier ne peut pas être ramenée à une affaire de manipulation, de propagande, d'embrigadement ", R.Simon se lance alors dans une rhétorique sur la " citoyenneté nationale " qu'il donne comme l'idéologie de la crise actuelle et notamment de la crise de l'État-nation. Aux yeux des citoyennistes poursuit-il, l'État n'est plus protecteur comme il avait pu l'être " avant la mondialisation libérale ". Lorsqu'il est frontalement attaqué dans ses valeurs universalistes abstraites comme c'est le cas avec les attaques terroristes islamistes, il doit d'autant plus manifester son pouvoir de distinction entre " Nous " et " Eux " que celle-ci est rendu floue, indiscernable, par la globalisation.
Et R.Simon de nous expliquer alors pesamment ce qu'est l'État-nation dans la conception républicaine (et hégélienne) : un universalisme " qui est une production idéologique liée au mode de production capitaliste, à l'abstraction du travail, de la valeur et du citoyen " dans lequel " toute médiation entre le pouvoir et l'individu a cessé d'exister ". Emporté par son hymne à l'État-nation, R.Simon en vient à nous le donner comme réel, actuel, plus que jamais actif et opérant. Il parvient même, au passage, à définir la religion comme une simple pratique étatique, " une forme primaire, instable et inaccomplie d'universalisme de l'État ".
Avancer cela, relève d'une contre-dépendance à l'État-nation car c'est oublier que si les religions sont contemporaines de l'émergence de l'État sous sa première forme (i.e. non séparé de la société/communauté), elles n'expriment pas seulement la puissance de l'unité supérieure mais elles réalisent d'abord une substitution, une compensation, une sorte de communauté thérapeutique qui vient " guérir " les traumatismes engendrés par l'éloignement des hommes d'avec leur milieu naturel tel qu'il existait dans les anciennes communautés sans société ni État. Phylogénétiquement, les religions furent d'abord une divinisation des puissances de la nature extérieure dont les hommes s'éloignaient en constituant des sociétés sans États, et plus tard des États. Dans l'État-réseau d'aujourd'hui, les religions les plus intégristes et les plus offensives tendent à se fondre dans les flux de capitaux, de technologies et d'individus de telle sorte que l'ancien compromis de l'État-nation qui distinguait la religion (domaine du privé) et la politique (domaine du public) s'efface. Aujourd'hui, cette fusion se réalise aussi bien sous la forme d'une communauté despotique (comme dans l'État islamique) que sous la forme démocratiste, royaliste ou même libertarienne.
Appeler Marx à la rescousse comme le fait R.Simon pour nous rappeler que " le véritable État peut faire abstraction de la religion parce qu'en lui le fond humain de la religion est réalisé de façon profane " (cf. Marx, La question juive) ne fait en rien avancer l'analyse puisque État et religion ne sont plus dans le rapport qui était le leur à l'époque de la société bourgeoise, celle qu'analysait Marx.
Car, la transcendance attribuée à l'État-nation, c'était aussi celle de l'utopie jacobine (cf. le culte robespierriste de l'Être suprême), celle du rapport direct de l'individu-citoyen et de l'État. Mais ce rapport idéal est toujours resté formel, inappliqué, non effectifs dans les États-nations historiques réels. Ainsi, dans les État-nations bourgeois, en France par exemple, des corps intermédiaires puissants subsistaient et opéraient ; tels que les Grands corps de Hauts fonctionnaires, les cercles d'industriels, les patronages (cf. Frédéric Le Play et son catholicisme patronal et ouvrier), les Chambres de commerce et d'industrie, les Ordres professionnels (notaires, médecins, avocats, etc.), les partis politiques, les syndicats, les associations, les entreprises de presse, etc. La Révolution française a certes légalement dissout les anciens corps et les corporations (Loi Le Chapellier de 1791) mais celle-ci a été abrogée en 1884 par la loi Waldeck-Rousseau. Les bouleversements des années 1966-1974, leurs succès et surtout leurs échecs ont définitivement achevé cette période historique de l'État-nation bourgeois.
Aujourd'hui, nous ne sommes plus dans l'État-nation mais dans l'État-réseau. Dans ce dernier, ces anciennes médiations de l'État-nation sont résorbées dans la gestion des intermédiaires. Les deux pôles de la relation individu-État étant altérés et de plus en plus évanescents, ce sont les intermédiaires (nommées " partenaires sociaux ", dispositifs-relais, " forces vives du territoire ", " associations responsables " et autres groupes d'intervention, de sécurité, de validation, de contrôle, etc.) qui donnent un semblant de forme et de réalité à l'action étatique.
Comme dans le modèle anglo-saxon, les communautarismes, les particularismes, le pouvoir des " minorités " et des groupes de pression représentant de " L'Autre " sont à l'intérieur de la société capitalisée et de son État-réseau, au centre de ses tensions sociales et de ses violences politico-idéologiques.
Comme aujourd'hui, l'État n'a pas aboli la religion en la réalisant et qu'elle subsiste notamment sous sa forme la plus affirmée, la forme islamique, on ne peut plus affirmer comme le fait R.Simon que " Nous et Eux se dit toujours dans le langage de l'État ". Dire cela présuppose un État-nation idéal ; l'État-nation désiré par Thiers et Jules Ferry (" Le tonkinois "). On comprend que R.Simon ait besoin de cette rhétorique sur un État-nation invariant pour légitimer sa théorie prolétarienne de la lutte des classes. Des luttes dont il désespère la venue car elles sont aujourd'hui recouvertes par " une mutation idéologique " qui les transforment en " conflits culturels ".
L'auteur tente alors de sortir de cette aporie non pas en prenant acte des profondes transformations de la forme-État, de sa mise en réseau (l'État-réseau soutien et promeut les particularismes, les communautarismes, les culturalismes, les identitarismes, etc.) ou bien en reconnaissant l'épuisement historique de la dialectique des classes, mais en déclarant que les terroristes djihadistes sont nos ennemis " parce que leur but est d'accentuer et scléroser des fractures dans la classe exploitée et dominée". Au terme de cette laborieuse leçon de droit constitutionnel, voilà enfin présentée la bonne conclusion communisatrice : le seul crime du terrorisme islamiste c'est de diviser le prolétariat !
Notes :
Notes
[1] Pour l'hégélien Lacan, le Grand Autre ce n'est par autrui car il relève du symbolique, il est extérieur au sujet tout en restant son alter ego. C'est le lieu de l'inconscient, celui d'une parole qui dit le reste, le manque, le désir d'une reconnaissance. Tout se passe comme si les spéculations de Lacan sur l'Autre et l'objet petit (a) avaient été prises argent comptant par les démocratistes, les particularistes, les politico-médiatiques et par les décideurs de l'État-réseau.
[2] Nous ne plaçons pas, bien sûr, les églises protestantes dans cette liste puisque dès leurs origines dans la modernité, elles ont toujours été parmi les exécutrices les plus zélées des transformations morales exigées par le mouvement du capital.
[3] " Par où la sortie ? " tel est le titre que nous avions donné au numéro 9 de Temps critiques à l'automne 1996. Il reste plus actuel encore aujourd'hui... malgré les " mesures révolutionnaires " que certains nous proposent ou ce que les médias définissent comme de " nouvelles trajectoires révolutionnaires ".
[4] http://dndf.org/?p=13979
UNE AUTONOMISATION DU SEXE : LE GENRE
Il reste que cette figure de l'individu s'émancipant des anciennes normes de la société autoritaire dans laquelle les religions et l'État républicain contrôlaient et souvent réprimaient les aspirations à un accomplissement " intégral2 " des potentialités individuelles a été effective seulement dans des cercles restreints et dans des milieux limités. Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale, avec la montée en puissance des classes moyennes et l'internisation de la classe du travail dans la société capitaliste que ces aspirations hédonistes et consuméristes vont se développer massivement.
Dans cette dynamique du capitalisme interclassiste, psychanalyse et publicité les deux phénomènes étant liés ont joué un rôle d'anticipation, puis de justification idéologique du processus de sexualisation de la société.
À ses débuts, la psychanalyse avait, effectivement, une portée critique envers la répression sexuelle de la société bourgeoise. L'individu en cure quelques centaines à cette époque y trouvait son compte d'autonomisation à l'égard des institutions bourgeoises : la famille, l'église, la propriété. Mais, avec la société du capital se généralisant, ces autonomies vont se réaliser dans une dépendance toujours plus grande au mode de vie consumériste, rationalisé, technicisé et globalisé.
En effet, dès l'Entre-deux guerres, engendrant et engendrées par les bouleversements de la société bourgeoise, la psychanalyse et la psychologie comportementale chacune d'elles selon des modalités et des théories différentes ont contribué à autonomiser le sexe par rapport à la totalité de la sensibilité humaine. En plaçant la dimension sexuelle de l'individu au centre de son développement et de son activité d'enfant puis d'adulte, les courants psychana-lytiques ont tendu à dissocier la sexualité de l'ensemble des autres sens humains.
L'hypersexualisme psychanalytique s'est alors développé au dépend du rayonnement des autres sens chez les êtres humains. Le dogme " Tout est sexuel " des psychanalystes et à leur suite, de nombreux intellectuels, les publicitaires et les lobbies commerciaux a constitué un opérateur majeur de la décomposition/recomposition de la société bourgeoise en société particularisée, celle de l'individu démocratique-consommateur-immédiatement-jouisseur. En cela ils se sont fait les serviteurs des bouleversements anthropologiques exigés par le mode de vie capitaliste. Dès le milieu des années quatre-vingt, J.Guigou a montré3 comment et en quoi ce processus de normalisation sociale a été particulièrement actif après l'échec des deux assauts prolétariens du XXe siècle : celui des années 1916-23 et celui des années 1965-74.
Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, la montée en puissance de la société de consommation de masse, l'accroissement du niveau de vie, la diffusion des idéologies hédonistes dans des milieux sociaux de plus en plus larges notamment dans les mouvements sportifs et dans certains mouvements de jeunesses laïques ont permis à l'hégémonisme sexualiste qui jusque-là circulait dans des cercles intellectuels restreints, d'émerger socialement puis donner toute sa mesure.
Toutefois, jusqu'à la fin des années 60, bien qu'autonomisée des autres dimensions de la sensibilité humaine et valorisée en tant que telle, la sexualité restait reliée à la fois aux déterminations naturelles des hommes et aux institutions étatiques qui la contrôlaient et le plus souvent, la réprimaient. Détabouisée, la sexualité fait alors l'objet d'investissements multiples, d'abord écono-miques et financiers, mais aussi éducatifs, culturels, de santé, de loisirs, etc.
L'éducation à la sexualité, au mariage, à la vie de couple, à la liberté de choix d'une ou d'un partenaire se diffusent dans les classes moyennes4 et au-delà. Cette autonomisation est confortée, élargie et accélérée par le développement des technologies sexuelles et des supports pulsionnels, qu'il s'agisse de contraception, d'érotisme, de sexologie ou de perversions (soft ou hard).
Cependant, bien qu'autonomisée des autres sens humains, cette sexualité avait encore un certain rapport avec les dimensions naturelles de la sensibilité humaine. On le constate, par exemple chez W.Reich dont les thèses et les pratiques qui en dérivent se sont diffusées en France seulement à la fin des années 1960 et surtout dans les années 1970. Pour ce psychanalyste hétérodoxe, on le sait, la levée de la névrose de caractère (" la peste émotionnelle ") passe par une reconnaissance de " la fonction de l'orgasme5 " qui permet à l'individu de s'accomplir à la fois comme pulsion de vie naturelle et individualité cosmique. Ce rapport encore existant avec les déterminations naturelles de la sexualité humaine va devenir très lointain et même, souvent, disparaitre avec la seconde autonomisation de la sexualité humaine.
Les bouleversements politiques, sociaux, idéologiques, langagiers de la décennie 1965-1975, leurs avancées et leurs limites6 ont accompli dans le domaine qui nous intéresse ici ce que l'on peut nommer une seconde autonomisation : celle de la sexualité vers " le sexe ".
Les mouvements, les pratiques individuelles et collectives, les idéologies, les croyances qui, dans ces années-là ont été désignées comme une " révolution sexuelle " peuvent être données comme les opérateurs de cette seconde autonomisation. Opérateurs certes très divers, chaotiques, parfois contradictoires, à la fois dispersés et concentrés, mais dont les effets et les résultats ont abouti à faire " du sexe " une conduite distincte, en grande partie séparée des autres conduites humaines, mais pouvant coexister avec chacune d'elle. Révolution sexuelle qui véhiculait une forte charge imaginaire (mythe de l'androgyne originel, archétype d'une communauté pulsionnelle et fusionnelle) mais d'abord et surtout qui intervenait sur les pratiques collectives et les conduites individuelles.
Car les aspirations et les réalisations des premiers moments de la révolution sexuelle (les communautés de vie aux USA puis en Europe) en faisant sauter les verrous de la répression sexuelle ont lancé une puissante dynamique de désinhibition. De culpabilisée et culpabilisante qu'elle était, la sexualité devient épanouissante et " libérée ". Les théoriciens de la libération sexuelle tels que Reich et Marcuse souvent à l'encontre de leurs véritables thèses qui avaient été des références obligées pour les groupes contestataires de l'ancienne répression sexuelle de la société bourgeoise, sont délaissés au profit du réalisme et du narcissisme du " sexe ". Combinées aux guides des pratiques sexuelles orientales, aux enquêtes des sexologues, à la littérature érotique, au cinéma hardsex, à la généralisation de la pornographie, ce réalisme du sexe autonomisé exprime la levée de verrou, la désinihibition, la " politique du sexe " comme une puissante tendance sociale7.
Sexshops, phonesex, carsex, videosex, drugsex, musicsex, cybersex, sexto, scandent alors la vie de l'individu affranchi des normes d'une sexualité qui était, certes, reconnue mais pas encore " émancipée " ni mise en réseaux. Le sexe devient le terme générique désignant les manifestations de la sexualité humaine dans la période ouverte par " la crise ", au milieu des années 1970.
L'accentuation des processus de particularisation des rapports sociaux et la capitalisation de quasiment toutes les activités humaines (phénomènes composant ce que nous avons nommé " la révolution du capital ") vont engendrer une nouvelle autonomisation : celle du sexe devenant genre.
Sous la pression des anciennes minorités sexuelles et à la faveur de la dynamique idéologique qu'ils tirent de leur ancienne répression, les divers activismes du " sexe8 " vont dénoncer les dimensions encore trop universelles du concept et de ses pratiques. Selon eux, le sexe contient encore une trop forte détermination naturelle, un rapport trop organique avec ce qui proviendrait de la sexualité d'homo sapiens.
Comme l'indique son étymologie9, le sexe désigne la dualité mâle/femelle dans une espèce, il contient et exprime la division cellulaire originelle de la vie et à ce titre, il serait encore trop " biologique ". Seul le genre qui permet de rendre compte des déterminations sociales et politiques qui constituent la " sexuation " des individus échapperait à l'historique domination masculine et hétérosexuelle.
Aux yeux des genristes, le genre, notion exclusivement culturelle permet d'évacuer les dernières traces de naturalité chez des individus... encore un peu déterminés par leur appartenance sexuelle.
Signes visibles s'il faillait en trouver de l'aboutissement du processus d'autonomisation du sexe : après s'être établis dans les universités, notamment dans les départements de sciences sociales, d'histoire et de philosophie (mais aussi dans les départements scientifiques), les genrismes sont désormais largement diffusés dans les médias et les réseaux ou bien encore dans les dispositifs réglementaires, législatifs, éducatifs.
Retenons ici trois implications politiques et anthropologiques de cette tendance lourde à la genrification des rapports sociaux.
1- En cherchant à séparer sexualité et reproduction, tout se passe comme si les genristes antinaturalistes cherchaient à s'émanciper de la dualité fondamentale de la sexualité humaine pour retrouver l'androgynie mythique, le fantasme d'unité perdue. Ce qui entraverait l'accès à cette unité perdue c'est la construction du mâle, du patriarche puis du machiste, et du " mode de production domestique ", etc. Cette figure devient donc l'ennemi à abattre et on comprend pour quoi Ch.Delphy et d'autres disent que le triomphe de la lutte féministe sera " l'abolition du sexe " puisque l'unité sera alors rétablie dans le nirvana d'un monde... enfin " libéré " de la sexualité humaine et de l'aliénation de la procréation naturelle. D'où, chez les genristes une exaltation allant souvent jusqu'à la la fétichisation des biotechnologies, des sciences et des techniques de la reproduction : PMA, ISCI10, utérus artificiel, etc.
Cette tendance lourde à la séparation entre reproduction humaine et sexualité est bien exprimée par le chimiste Carl Djerassi11, un des inventeurs de la pilule contraceptive qui récemment, déclarait : " Il y a déjà cinq millions de personnes sur terre qui ont été conçues in vitro, donc en dehors d'un rapport sexuel. Dans 99% des cas, leurs parents ont eu recours à la procréation médicalement assistée à cause d'un problème d'infertilité. Mais dans le futur, j'en suis persuadé, ce sont avant tout des gens fertiles qui utiliseront cette technique12 ".
Pour ce scientifique, la séparation, à grande échelle, entre reproduction et sexualité serait en bonne voie de réalisation. Quant à la journaliste qui relate la chose (Joëlle Stolz), il s'agit pour elle d'une grande avancée qui, en permettant de " se libérer de l'horloge biologique ", effacerait une des dernières inégalités entre femmes et hommes. Il lui semble aller de soi d'appeler " inégalités " toute différence. Ainsi, pour elle, sans doute, le fait que les femmes n'éprouvent pas forcément un orgasme à chaque rapport sexuel serait une " inégalité " et inversement, le fait qu'elles puissent connaître plusieurs orgasmes dans un même rapport deviendrait une inégalité vis-à-vis de pauvres hommes obligés de s'y reprendre à plusieurs fois. On mesure ici à quel point la langue commune n'est pas tant devenue une novlangue comme le croyait Orwell, mais une langue à usage particulier, une langue privée de sa dimension universelle.
2- Dans les versions les plus extrêmes, les plus dogmatiques et parfois aussi les plus forcenées des études sur le genre, ce qui, en définitive, est visé c'est non seulement de réécrire, du point de vue du genre, les origines et le devenu de la sexualité mais plus fondamentalement de " libérer " l'espèce humaine de sa détermination naturelle à une reproduction sexuée. Les recours à la biologie y sont multiples mais rarement contradictoires. Ils vont, la plupart, dans le même sens : légitimer scientifiquement une reproduction de l'espèce humaine moins " couteuse13 ", puisque cette reproduction nécessite deux gamètes différents, l'un mâle, l'autre femelle, pour que s'opère la fécondation. Parthénogenèse et clonage14 seraient des opérations tellement plus " économiques " !
Comme on l'observe dans l'évolution de certaines espèces animales ou végétales qui perdent leur sexe, des idéologues genristes y voient un avenir radieux pour l'humanité et guettent les dernières découvertes scientifiques et technologiques qui pourraient permettre d'accélérer les mutations d'homo sapiens vers une espèce asexuée.
3- La sexualité, souvent support d'errance pour l'humanité, a entretenu malgré tout, une fonction de continuité : continuité de la communauté et de l'individualité, continuité du procès de vie, continuité de l'affectivité entre les femmes et les hommes (malgré et au-delà de l'historique domination masculine). La perspective du genre rompt avec ce mode d'être au monde en faisant de la discontinuité une norme de comportement et une valeur éthique. Dans la combinatoire sexuelle qu'implique l'indifférentialisme du genre, l'individu particularisé, capitalisé, recherche-t-il autre chose que la satisfaction immédiate de son " identité sexuelle " fantasmée ?
Plaçant à l'horizon de sa vie de cyborg une succession de moments discontinus, combinés, abstraits, l'individu genriste, apeuré par l'existence des mères, n'en finit pas de fuir la dialectique des sexes.
Ce texte constitue une des contributions de
Jacques Guigou
à l'ouvrage de Jacques Wajnsztejn
Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme
Acratie, mai 2014, p.51-59.
Notes :
1-Parcours parfois chaotique et sinueux, mais parcours jamais interrompu.
2- Avant la Première Guerre mondiale, des groupes anarchistes et leurs théoriciens-militants, tels Sébastien Faure ou Ferdinand Buisson utilisaient ce qualificatifs " d'intégral " pour désigner leur conception d'un individu émancipé dans toutes les dimensions de son être et de ses conditions. Les communautés éducatives qu'ils ont organisées (telle La Ruche à Rambouillet) se voulaient instituantes d'une éducation " intégrale ".
3 Cf. Guigou J. " La psychanalyse après-coup dans l'histoire " in, La Cité des ego. L'impliqué, 1987, rééd. L'Harmattan 2008. http://www.harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=442#psycha apres coup
4- Créé en 1947, actif dès le début des années 50, un mouvement d'inspiration personnaliste, typique des fractions hautes et moyennes des classes moyennes tel que " La Vie Nouvelle ", met au centre de son action éducative et politique un secteur " Vie personnelle et affective " qui fait largement référence à la psychologie, à la psychanalyse, à la santé et à la sexualité. En 1956, plusieurs de ses militantes participent à la fondation du Mouvement français pour le Planning familial.
5- Cf. Wilhem Reich, La fonction de l'orgasme. L'Arche, 1952.
6- Bouleversements et limites que nous avons tenté de saisir dans J.Guigou et J.Wajnsztejn, Mai 68 et le Mai rampant italien. L'Harmattan, 2008.
7 Notre analyse des processus historiques d'autonomisation de la sexualité est nécessairement schématique ; c'est une modélisation de phénomènes complexes et souvent contradictoires qui sont ici, pour les besoins de la méthode, simplifiés et exhaussés. Dans des développements plus complets, il conviendrait, bien sûr, de mettre en évidence les contre-tendances qui se manifestent à chacune des étapes du processus. Dans la société capitalisée, tendance et contre-tendance ne sont pas dans des rapports dialectiques antagoniques mais dans une interaction englobante : la tendance englobant la contre-tendance mais le faisant par moments et de manière incomplète ; avec des restes toujours susceptibles d'engendrer une activation de la contre-tendance.
Prenons l'exemple de l'institution du mariage. L'universalité de l'ancien mariage bourgeois légitimé par l'État et par l'Église a d'abord été critiquée par les contestataires de Mai 1968 et par le mouvement des femmes. Sous la poussée des " libérations " des années 1970 et affaiblie par l'augmentation des divorces, l'institution du mariage a été déstabilisée et dévalorisée. Dans les années 1980 et 1990, les activistes homosexuels, lesbiens et transsexuels réunis en groupe de pression, ont obtenu sa contractualisation dans un Pacs, puis, cette tendance lourde des particularismes devenant dominante dans toute l'Europe, la gauche du capital a instauré le mariage homosexuel. La contre-tendance d'opposition à ce processus qui s'était déjà exprimée en France pour le vote sur le Pacs s'est réaffirmée, treize ans plus tard, dans des manifestations plus vastes lors du vote de la loi sur le mariage homosexuel. La contre-tendance n'a donc pas été intégralement absorbée par la tendance dominante. Elle est englobée et non pas dépassée.
8- Activismes multiples et composites incluant les divers féminismes (recomposés sur l'épuisement politique du mouvement des femmes), les courants homosexuels, bi-sexuels, transsexuels, etc. Ainsi que désormais tous les activismes du genre aussi bien théoriques que pratiques (queer, LGBT, sex/gender system, intersexualité, etc.).
9- Étymologie discutée, indique le Dictionnaire histo-rique de la langue française Robert, mais rattachée au latin sexus qui signifie " séparé " ; le sexus étant " le partage d'une espèce en mâles et femelles " (Robert, tome 3, p.3492).
10- Intracytoplasmic sperm injection (ICSI). Technique de fécondation in vitro qui injecte directement un spermatozoïde dans le cytoplasme d'un ovocyte.
11 Le Monde, suppl. Sciences et Médecine, 30/10/2013, p.7. C.Djerassi est aussi l'auteur d'une pièce de théâtre, An immaculate Misconception (1999) dans laquelle il imagine " qu'une ambitieuse scientifique américaine vole le sperme de son amant, un physicien israélien, pour produire à l'insu de celui-ci, avec son propre ovule, le premier bébé-ICSI, prénommé Adam", ibid. Djerassi ne laisse toutefois pas courir son imagination de dramaturge jusqu'à s'interroger sur le devenir des femmes lorsqu'elles seront entièrement étrangères à la procréation humaine. Il y aurait là, pourtant, matière à anticipation : vide ontologique ? Dépression genrée ? Compensation agressive ? etc.
12-Le Monde, ibid.
13-Dans un article intitulé " Coopération et conflit : des molécules aux sociétés ", publié dans l'ouvrage collectif Aux origines de la sexualité (Fayard, 2009), R.E.Michod écrit : " Le sexe [i.e. la reproduction sexuée, ndr] est très coûteux : en témoigne le paon exhibant sa queue, la ramure portée par le cerf ou encore les joutes entre deux phoques mâles. (...) Les parasites, qui tirent parti des contacts intimes pour se transmettre d'un partenaire à l'autre, sont un autre coût. À quoi s'ajoutent les coûts génétiques : en intégrant une cellule du mâle, la femelle se prive d'une partie de sa représentation génétique, qui ne sera pas transmise à sa descendance..." op.cit. p.86. Outre un anthropocentrisme sommaire, nous sommes là encore dans la rationalité économique, véritable modèle de la perspective genriste.
14-Clonage des femmes, évidemment, puisque ce qui importe génétiquement dans la reproduction c'est la transmission de l'information génétique, et sachant que dans ce processus c'est la femelle qui fait le plus gros " travail ", celui de fabriquer une seule et grosse cellule, le mâle intervenant alors comme un parasite de l'uf, et bien... le clonage des femelles suffira pour fabriquer cette nouvelle espèce sans sexe ni genre ; les enfants mâles (et leur caractéristique physiologique irréductible) ayant disparu.
Activité critique et éducation
1- L'esprit critique
Dans les sociétés traditionnelles, comme dans les sociétés protohistoriques, la représentation d'un individu "autonome" et "exerçant son esprit critique" n'existe pas. Pour qu'apparaisse la figure politique d'un tel personnage, il a fallu que le procès d'individualisation s'affranchisse de ses dépendances aux appartenances communautaires et que le procès d'autonomisation de l'État par rapport à la société parvienne à ses formes despotiques modernes : celle de l'État-royal puis celle de l'État-nation. Déjà naissant avec le lettré de la société féodale, c'est avec le "réformé" puis le bourgeois "libre" de la société de classe moderne que put s'affirmer un individu "à l'esprit critique". Il s'est alors exprimé dans le rationalisme critique (Les Lumières, Hume, Kant ) qui en fit un opérateur essentiel de la science comme activité séparée. Mode de connaissance critique, la science s'est autonomisée des autres formes de connaissance et de croyances au nom de "l'esprit critique". Celui-ci a constitué, à ce titre, une composante majeure de l'idéologie progressiste des fractions modernistes de la bourgeoisie. Courant de pensée antinomique de la conception religieuse de l'éducation "l'esprit critique" a certes contribué à l'affirmation du citoyen républicain exerçant sa "libre pensée", mais il a conditionné cette liberté individuelle à la détermination des individus par leur classe sociale. Seuls les enfants de la bourgeoisie reçurent une éducation, ceux des autres classes (paysannerie, classe ouvrière) étant quant à eux, socialisés dans les activités des adultes réalisées par leur classe d'appartenance. Donné par les grands pédagogues de l'école moderne comme l'aiguillon régénérateur de "l'émancipation de l'enfant", l'apprentissage de l'esprit critique fut, de facto, une des disciplines nécessaires à la pratique de la compétition capitaliste. A ce titre, il a, sans aucun doute, notablement contribué à la dissolution des représentations pré-capitalistes encore actives dans la société bourgeoise ; mais il a aussi maintenu les mouvements révolutionnaires dans les représentations étatistes du rationalisme critique. En rabattant les luttes de classe sur l'horizon de la pensée rationaliste et démocratiste, qu'il donnait comme un horizon politique et mental indépassable, "l'esprit critique" a souvent favorisé les contre-dépendances des révoltes et des luttes révolutionnaires à la société bourgeoise. C'est l'activité critique, faite de ruptures et de discontinuités dans les modes collectifs d'être-au-monde et de faire-dans-le-monde, qui a permis à ces mêmes révoltes et à ces mêmes révolutions de ne pas combler l'abîme entre l'existant et son devenir-autre.
2- La pensée critique
Contemporains de l'accumulation capitaliste pré-industrielle (la fabrique suivie de la manufacture) puis de la croissance industrielle (l'usine), certaines moments de "l'esprit critique" portés par ceux qui n'avaient pas abandonné la logique de la contradiction, se sont exprimés dans la "pensée critique" (Hegel, Marx, Nietzsche, Bakounine ). Celle-ci est revendiquée aussi bien par les théoriciens de la positivité étatique que par ceux de la négation révolutionnaire. Mais, au XXe siècle, ces deux mouvements opposés de la pensée critique renferment au moins deux croyances communes : celle de l'universalité de la science et celle de l'émancipation des hommes par le travail productif. Les institutions d'éducation qu'ils ont l'un et l'autre conçues placent la science et les forces productives au centre de l'édification du "citoyen" et ceci de manière équivalente, qu'il s'agisse du citoyen-propriétaire pour l'école de l'État-nation républicain ou du citoyen-travailleur-salarié pour l'école de l'État-ouvrier.
Ainsi, des mouvements porteurs d'une intense activité critique dans l'éducation comme le furent, au tournant du XIXe au XXe siècle, les pratiques anarchistes "d'éducation intégrale " ou encore celles des réseaux de "l'école moderne" (F.Ferrer) trouvèrent leurs limites, puis leur terme, non seulement dans la répression politico-policière dont ils furent l'objet, mais aussi dans leur dépendance à la science et au travail productif. Double dépendance qui affaiblissait la rupture qu'ils avaient pourtant creusée avec cette "société autoritaire de l'exploitation de l'homme par l'homme" dont ils se voulaient les fossoyeurs.
De la même manière, les "pédagogues" de la révolution bolchevique, tels Makarenko et Blomsky, ont certes transformé le rapport adulte/enfant en les instituant tous deux comme les "camarades" d'une même communauté éducative et comme membre de son "Conseil" ; une communauté qui ne dissociait plus les activités d'apprentissage de celles du travail productif. Mais cette transformation, à cause de son présupposé scientiste et productiviste, s'est accompagnée d'une orientation "polytechnique" de l'éducation qui, combinée à la "science prolétarienne" et au "diamat", a banni toute "pensée critique" sur la nouvelle société despotique.
L'échec du mouvement ouvrier révolutionnaire ne doit pas faire oublier l'intensité des luttes qu'il a menées sur "le front de l'éducation". Des brèches furent ouvertes dans les murs monumentaux de "l'école de classe, du despotisme scolaire et du dressage des élèves au rôle de chiens de garde ". Forte de son "internationalisme prolétarien" et de sa visée anticapitaliste, l'activité critique du mouvement ouvrier révolutionnaire a combattu le vaste consensus sur l'école laïque de l'État-nation. Mais, sauf pour une minorité dont le communiste Célestin Freinet fut la figure emblématique, encadrée par le parti stalinien et son Internationale des travailleurs de l'enseignement, le mouvement s'est rallié au compromis sur la "démocratisation de l'école". Compromis facilité il est vrai par "les ravages de l'idéologie jauressienne (ou proudhonnienne de droite) dans les milieux français les plus révolutionnaires ".
3- La théorie critique
Elle émerge de la défaite du mouvement prolétarien des années 1914-21 et de l'incapacité des théories révolutionnaires à penser le ralliement des classes ouvrières nationales aux intérêts de leurs bourgeoisies respectives. "Le prolétariat est-il toujours le sujet de la révolution? Selon quel type d'organisation non bureaucratique doit se faire l'union des révolutionnaires?" Telles sont les questions qu'affrontèrent alors les théoriciens des courants communistes et ceux de l'anarchisme. Issue d'une conjugaison des marxismes hétérodoxes et non dogmatiques (conseillismes, ultra-gauche, anarcho-communismes), des philosophies européennes du sujet (phénoménologies, existentialisme, psychanalyse), et des sciences humaines et sociales, "la théorie critique" a perçu et dévoilé les mystifications et les aliénations quotidiennes du capitalisme devenu système de conditionnement généralisé de "la vie mutilée" (Adorno). Elle renouvela le champ de la pensée révolutionnaire et élargit la portée politique de l'activité critique en désignant les ravages de la réification sur tous les individus.
Mais ne parvenant pas à rompre avec le rationalisme critique et avec son présupposé démocratiste, les théoriciens de la "dialectique négative" furent incapables de percevoir la portée politiques des mouvements qui bouleversèrent les institutions bureaucratiques de l'éducation et de la culture à la fin des années soixante. Trop souvent enfermés dans une analyse totalisante de la domination du "système" qui serait parvenu à faire la synthèse entre la puissance de la technique et la force de la raison, des penseurs critiques ont alors autonomisé cette critique négative et l'ont portée à son plus haut degré d'abstraction, aboutissant à un criticisme "qui se délecte de la description cynique de l'advenu "
En 1968, en Europe, l'activité critique des mouvements révolutionnaires dans les institutions d'éducation, d'enseignement et de recherche a souvent contesté les compromis politiques dans lesquels la "théorie critique" cherchait à s'établir. Emblèmes de ces compromis, les "universités critiques" (à Berlin, à Vincennes, à Bologne, et ailleurs) basculèrent rapidement dans le sectarisme gauchiste et anticipèrent aussi vite leur conversion dans la combinatoire moderniste (culte des particularismes et des communautarismes, immédiatisme, esthétisme et imaginarisme, subjectivisme, fétichisme de la technique, de la culture, des droits, de l'éthique, etc.)
4- Un monde cognitif acritique
Quelles se manifestent par des "réformes du système éducatif" de la part des gouvernements ou par des "alternatives à une autre école" de la part des mouvements démocratistes et autonomistes, les interventions politiques dans les domaines de l'éducation et de la formation ne remettent pas en question leur présupposé commun : faire de tout individu un support d'éducabilité cognitive. Tout se passe comme si les uns comme les autres avaient pris acte de ce fait et s'étaient fait les partisans de sa cause. Dans la société capitalisée d'aujourd'hui, toute activité humaine implique un apprentissage immédiat d'opérationalités. Certes, il y a longtemps maintenant que les capacités naturelles innées, comme les savoirs acquis dans l'enfance, ne permettent plus aux individus et à leur groupe d'appartenance d'exister socialement. La "gestion des ressources humaines", le "management des compétences" et "la logique de la performance" requis par le système de reproduction capitaliste pour se "rendre visible" exigent des apprentissages toujours plus intenses et toujours plus virtualisés.
En tendance, tous les espaces dans lesquels les individus, jeunes et adultes circulent et s'investissent doivent comporter leurs procédures d'apprentissages. De l'Entreprise au Festival, de l'Église au Syndicat en passant par l'Association, du Sport à la Communication, de la Spiritualité à la Sexualité, de l'Alimentation à Lutte contre les pollutions, rares sont les activités humaines qui échappent à la cognition et à sa puissance virtualisante. Cette vaste combinatoire techno-cognitivo-économico-culturelle se constitue alors comme un "milieu apprenant" généralisée et globalisée dans lequel l'école et l'université sont convertis en "réseaux de savoirs", "itinéraires de découverte", "système de crédits", "parcours de compétences" et autres "dispositifs" métacognitifs.
Après 1968, la décomposition/recomposition de l'ancienne école de classe s'est réalisée au nom des utopies techniques, économiques et politiques qui avaient été portées par les fractions modérées et réformistes des mouvements révolutionnaires. L'autonomie de l'enfant et sa participation à la vie des adultes (essentiellement à travers la consommation), la décentralisation, l'individualisation des apprentissages, l'autogestion pédagogique, la négociation des programmes et des objectifs, l'évaluation formative, la jonction entre "l'école et la vie", "l'apprendre à apprendre", l'abolition des bureaucraties scolaires, la suppression de la sélection et de la discrimination par l'origine sociale ou par des "différences" particulières, etc. furent autant de principes et de dispositifs instaurés pour résoudre ce que ces fractions nommait la "crise de l'éducation" et qui n'était rien de moins que l'englobement de l'institution éducative par le système de formation "tout au long de la vie ".
Outre ses effets techniques et sociaux, ce processus chaotique mais puissant a mis en forte tension d'une part les visées universalistes de "l'école de la République" et d'autre part les visées particularistes et différentialistes de "l'école pour tous". Comme les autres institutions de l'ancienne société de classe, l'institution de l'éducation s'est résorbée dans des intermédiaires de formation (réseaux, dispositifs, plateformes, EAD, etc.). Ce qui ne signifie pas que dans ce processus dominant de désinstitutionnalisation, le pôle républicain et étatique de l'école a disparu, mais qu'il a tendance a être englobé dans le système cognitif global. Des sursauts républicains et des recours à l'État -éducateur se manifestent périodiquement au gré de telles ou telles "affaires", de telles ou telles "violences scolaires".
Il n'y a pas de véritable antinomie entre les divers courants qui veulent réformer l'école. Leur paradigme commun étant celui d'une globalisation cognitive du monde, ils élèvent tous des incantations à la "citoyenneté", à "l'esprit critique", à "l'autonomie", aux valeurs "émancipatrices" de l'école quand ce n'est pas à celles d'une "l'hominisation par l'éducation". Cette conception milieuiste de l'éducation ne vise rien d'autre que l'immersion de tous les individus dans le continuum hypnotisant et mutilant de la société capitalisée.
Notules sur l'histoire de la formation des formateurs (1968-2002)
Jusqu'à la fin des années cinquante, dans l'entreprise, dans les organismes de formation professionnelle ou technique, dans les structures de l'éducation populaire, et à fortiori dans les institutions éducatives publiques ou privées, "le formateur" n'existait pas. Certes, depuis l'industrialisation les nécessités d'adapter la "main-d'uvre" aux exigences de la production (taylorisme, fordisme, TWI, etc.) avaient conduit les employeurs à mettre en place de "l'instruction" professionnelle et technique. Déjà, dans l'entre-deux-guerres, mais surtout après la Seconde Guerre mondiale, des cadres, des agents de maîtrise, des militants, des techniciens, vont assurer (le plus souvent à temps partiel), des fonctions administratives et pédagogiques dans cette instruction que l'on commence timidement, à la fin des années 30, à nommer "formation". Mais ils ne peuvent pas être considérés comme des spécialistes, des "professionnels de la formation" puisque celle-ci n'était pas autonomisée comme activité économique a part entière. Ce n'est qu'après les bouleversements politiques, sociaux et culturels de la fin des années 60, et notamment, en France avec l'instauration de ce qui va être désigné comme la "formation professionnelle continue" (cf. loi de juillet 71 et droit au congé de formation dans le cadre du contrat de travail) que le paradigme de la formation va s'affirmer et que se met en place un système de formation. Système qui, la "crise" passant par-là, va développer une multifonctionnalité, jusqu'à devenir un opérateur majeur de "la régulation" économique et sociale. C'est dans ce contexte de professionnalisation de la formation, que vont rapidement émerger et se généraliser les actions de formation des formateurs.
2- Conditions d'émergence de la FdeF et diffusion d'un modèle central
Dans la recomposition moderniste de la société après 1968, le formateur - issu des fractions hautes de l'ancienne classe ouvrière et se situant dans les fractions moyennes des anciennes classes moyennes émerge comme le prototype de l'individu porteur des valeurs d'autonomie. Il affirme sa particularité contre les représentations et les pratiques de l'enseignant, du "maître", de l'éducateur. Il est socialement produit par la combinaison de fonctions anciennes et nouvelles, à la fois dans l'entreprise et hors de l'entreprise. On trouve donc chez le formateur à des dosages variés : de l'animateur, de l'ingénieur, du consultant, du psychologue, du pasteur, du producteur de spectacle, du journaliste, du documentaliste, du spécialiste d'un savoir, du technicien multimédia... A la fin des années 70 s'opère un regroupement de ces fonctions multiples dans cinq grands "métiers" : le responsable-concepteur de formation, le gestionnaire de formation, l'animateur- enseignant, le spécialiste des moyens (du didacticien au technicien médias), le consultant-expert.
3- Caractéristiques du modèle central de F. de F.
Empruntant à des expériences étrangères (notamment nord-américaines, et tout particulièrement québécoises) certains outils ou méthodes, et surtout retenant les pratiques les plus novatrices parmi les expériences pionnières de centres de formation comme le CESI (Paris), le CUCES (Nancy), le CUEEP (Lille), le CUEFA (Grenoble), mais aussi l'ANSHA, l'ARIP, le CEFFRAP etc., il s'est rapidement établi un modèle central de la formation des formateurs dont les principales caractéristiques, au milieu des années 70, étaient :
- une place importante accordée à l'autoréférence. Autonomie, autoformation, autoévaluation, autoanalyse, et parfois autogestion de l'action de formation, ont constitué des objectifs politiques et des valeurs fréquemment affirmées ;
- une organisation de l'action faite d'alternance entre le centre de formation et le terrain ; une mise en tension qui se voulait "heuristique" entre la théorie la pratique ;
- une attention portée à la dynamique du groupe de formation : analyse des pouvoirs et division des savoirs, intervention sur les formes de coopération et de compétition, élucidation des figures d'autorité et des autonomies individuelles, interprétation des fantasmes et de l'imaginaire de la formation ;
- une utilisation intensive des "supports" et des "ressources" de formation (annonçant le "multimédia" puis le e-learning);
- un processus "intégré" et "démultiplié" au 3e, 4e puis ne degré : des formateurs de formateurs de formateurs forment des formateurs de formateurs, qui forment à leur tour des formateurs de formateurs, lesquels forment ensuite
- une mise à distance des contenus de connaissance au profit des méthodes et des "savoirs d'action". La FdeF. est définie d'abord comme une "méthodologie", un apprentissage stratégique, une praxéologie ;
- Le formateur est "engagé socialement", c'est un "agent de changement", un "médiateur".
4- Les années 80 : professionnalisation des formateurs
Elle passe, entre autres dispositifs qualifiants, par la reconnaissance économique et sociale de la compétence de formateurs comme spécialistes et par la créations de diplômes universitaires aux "métiers de la formation". La montée en puissance du modèle de la F.deF. fut aussi déterminée par le contexte idéologico-économique de "l'acteur", du "sujet", et de "l'intervenant". On assiste au passage d'une éducation comme dépense à une formation comme investissement (diffusion des théories du "capital humain", de la "gestion des ressources humaines" et "investissement dans l'intelligence").
5- Dans les années 90, la F.deF. se trouve englobée dans le "management des savoirs", la "gestion des compétences" et opérationnalisée dans la tendance vers le "tout cognitif" et le "tout virtuel". L'entreprise, l'école, comme l'individu, se devant d'être "apprenants", les exigences économiques dominantes présupposent un individu informé et formé qui "gère" en continu et en "temps réel" chacun de ses innombrables apprentissages. Tout se passerait-il alors comme si chaque formé contenait son propre formateur ? Des médiations restent cependant plus que jamais nécessaires si l'on souhaite donner à la formation une dimension éducative.
L'autonomisation des apprentissages dans la société capitalisée
1- Autonomie, autotélie, autoorganisation, autoformation, autoévaluation, comme les nombreuses activités qui relèvent de l'autoréférence, sont à analyser comme les résultats, les aboutissements d'un procès d'autonomisation.
2- Connaître ces pratiques autonomistes d'aujourd'hui nécessite une critique de leur autonomisation, c'est-à-dire une tentative pour comprendre leur histoire et en saisir le devenu.
3- Les pratiques d'autoformation et d'autoapprentissage contiennent un présupposé de positivité, de nécessité, de valorisation et d'optimisation qui doit être mis en question par la connaissance critique.
II. Autodidaxie contra autoformation
II.1. L'autodidacte est contemporain de la genèse de l'individu moderne.
Dans le système féodal et la société théocratique l'autodidacte n'existe pas. C'est l'individualisation politique et économique qu'a opéré le capitalisme mercantile puis libre-échangiste et aboutissant à la figure bourgeoise du propriétaire, qui a permis de lui créer une possibilité d'existence.
Ce n'est qu'avec l'individu-bourgeois et son mode de socialisation/éducation par l'école de classe que put négativement apparaître (très minoritairement) l'individu autodidacte. Le phénomène est d'ailleurs confirmé par son inscription dans les langues européennes, anglaise d'abord (en 1534) puis française (en 1557).
II.2. L'autodidaxie : une activité de prolétaire hors de l'école et hors de l'usine.
Dans la société de classe moderne, dominée par le capitalisme manufacturier (XVIIIe s.), puis industriel (XIXe s.), l'autodidacte n'a pu se manifester comme figure de l'individu "qui apprend sans maître" qu'en opposition à l'institution-nalisation de l'école en faveur des enfants de la classe dominante. Appartenant toujours à la classe dominée (paysan, artisan hors compagnonnage , ouvrier), l'autodidacte échappait à la normalisation scolaire des apprentissages manuels et intellectuels. En référence imaginaire à l'aristocrate érudit, au religieux lettré ou au bourgeois savant, l'autodidacte visait une émancipation individuelle dans et par la connaissance, mais sans y parvenir réellement puisque son horizon social restait limité par celui de sa classe. Ses apprentissages individuels se réalisaient de manière prépondérante sur des activités sans rapport direct avec le travail productif. Dans la sphère du travail productif, à la manufacture, comme ensuite à l'usine, l'autodidacte n'avait pas de place. Seul l'apprentissage sous l'autorité d'un maître-ouvrier était considéré comme un facteur de production. Les savoirs-faire professionnels et les compétences techniques étaient déterminés et codifiés par le procès de production et l'organisation du travail. Pendant son temps de travail le salarié ne pouvait donc pas se situer dans une dynamique d'autodidaxie.
II.3. L'autopraxis éducative du prolétariat en lutte n'était pas de l'autodidaxie.
Dans l'expérience historique du mouvement ouvrier, dans les luttes de classe, se sont manifestés des moments d'éducation collective qui ne relevaient pas de l'autodidaxie (elle est par essence une activité individuelle) - mais qui exprimaient une aspiration collective pour s'affranchir de la culture bourgeoise et de ses représentations. Cette autoéducation prolétarienne était en opposition complète avec l'éducation-dressage pratiquée par l'école bourgeoise. Elles cherchaient à porter une contradiction politique dans les bases mêmes de la société de classe, précisément dans son mode de socialisation inégalitaire et despotique. Les moins ignorées de ces expériences concernent les Bourses du Travail et le syndicalisme révolution-naire. Cela ne signifie pas qu'au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle l'autodidacte avait nécessairement un projet de changement de classe sociale, mais que parmi les rarissimes promus sociaux "réels" de cette période, une assez forte proportion étaient des autodidactes.
II.4. Dans la société capitalisée d'aujourd'hui, l'autoformation est un opérateur de la valorisation ; ce n'est plus de l'autodidaxie.
Nous avons analysé ailleurs comment le paradigme de la formation a constitué, dès les années 60, un opérateur politique majeur dans la crise du capitalisme industriel de type fordiste. La formation continue et généralisée pour tous (même si de fortes inégalités perduraient dans le droit à la formation) a contribué à supprimer du travail humain productif pour le convertir en "gestion des ressources humaines". Dans l'économie d'aujourd'hui, c'est l'ensemble des activités humaines qui, entrées en crise profonde car elles portent sur le devenir-même de l'espèce (cf. les mondes virtuels, les bio-technologies, l'intelligence artificielle, etc.), est l'objet de la valorisation. Chaque individu est assigné à s'autogérer comme particule de capital, c'est-à-dire comme élément capable de saisir, en permanente et très rapidement, toutes les informations qui déterminent son existence économique. Dans cette situation les pratiques d'autoformation ne sont pas antinomiques avec les pratiques de formation. Le paradigme de la formation présuppose l'activité d'autoformation.
L'apprentissage s'étant autonomisé du travail humain productif (i.e. le "travail vivant" chez Marx), toute activité humaine contient désormais son apprentissage techniquement et cognitivement normalisé : un logiciel actualisé pour chaque opération. Contrairement aux connaissances qui supposent des médiations et qui s'inscrivent dans une temporalité humaine, les savoirs contiennent leur mode immédiat d'acquisition et d'évaluation. Ils sont à eux-mêmes leur propre finalité. Ils s'autoprésupposent comme acquis de l'actuel ; comme nécessité cognitive. L'activité apprenante techniquement normalisée est devenue un moment de la reproduction générale du système capitalisme qui aujourd'hui se parachève. Dans ces conditions, l'autodidacte ne peut plus exister. L'autoformation, présupposée dans la formation, constitue le modèle dominant et unique des apprentissages. Dès lors, parler de "néo-autodidactes " (G. Le Meur) pour qualifier, par exemple des dirigeants de PME qui se forment seuls à partir des spécifications techniques de leurs matériels, est le signe que l'on prend acte de cette disparition, mais reste insuffisant car l'on se situe encore dans la continuité de la société dans laquelle l'autodidaxie pouvait exister. Dans cette perspective, nous pourrions situer Benigno Cacérès comme l'un des derniers autodidactes, puisque l'emblématique fondateur de Peuple et Culture, croyant porter "un regard neuf sur les autodidactes " qui devaient, à son image, s'épanouir dans "la société des loisirs et du temps libéré" a, de fait, contribué à diffuser le modèle contemporain de la formation et de son autoréférence. Restés ancrés sur l'ancien antagonisme entre temps de travail productif et temps hors travail supposé "non contraint", les promoteurs de la "révolution culturelle du temps libre ", ne pouvaient pas reconnaître le continuum économique, qui, après 1968, a englobé presque toutes les activités humaines quel que soit le moment de la vie où elles sont réalisées. "Tout ce que tu fais, tu le fais en PRO" !. Tel fut, et reste, l'objectif de cette capitalisation d'activités humaines, qui, jusque dans les années 60 étaient encore, pour certaines et non des moindres, extérieures à la réalisation de la valeur.
III. L'apprentissage virtuel : simulation d'un engendrement.
Comme la manufacture avait décomposé les savoirs-faire de l'artisan traditionnel pour les concentrer autoritairement dans des procédés de fabrication techniquement normalisés, l'usine fordiste a fragmenté les anciennes qualifications de l'ouvrier de métier pour les intégrer dans un procès de production dans lequel le salarié devient un opérateur spécialisé dans une seule tâche. Dans chacune de ces deux périodes majeures du capitalisme moderne, l'apprentissage du travail productif a subit une autonomisation par rapport à l'activité humaine. Autonomisation du savoir du maître-ouvrier au profit de l'organisation disciplinaire du travail qui dicte aux apprentis les modes opératoires, dans le cas de la manufacture. Autonomisation du savoir des ouvriers professionnels au profit du système socio-technique qui "adapte" l'opérateur a son poste de travail dans le cas de l'usine fordiste.
Ces deux moments d'autonomisation se caractérisent in fine par un seul et même processus d'englobement de l'apprentissage par le système techno-organisationnel de la production. Ce sont les exigences techniques du procès de production qui déterminent chaque fois plus directement les contenus et les formes de l'apprentissage. Les apprentissages non immédiatement productifs étant, quant a eux, conçus et mis en oeuvre par le système de formation comme permettant les apprentissages opérationnels ultérieurs. On reconnaît là les fonctions que le capitalisme de "l'entreprise apprenante" attribuera, après 1968, a toute activité humaine valorisable.
Dans la société capitalisée d'aujourd'hui, celle où, pour "créer de la valeur", le système productif s'est très largement affranchi de son ancien assujettissement à l'exploitation de la force de travail, l'internisation d'apprentissages permanents et immédiats dans toute activité humaine constitue une condition nécessaire à son existence et à sa reconnaissance en tant que telle. Ainsi en va-t-il du produit. Pour circuler comme produit, il doit contenir son apprentissage : non seulement de ses procédures, mais aussi de ses conditions d'exécution ; de son opérationnalisation normalisée, "préformatée " comme le dit maintenant la cybernovlangue. Sa puissance et son acte ne font qu'un.
Un logiciel contient un certain quantum de mémoire virtuelle, et cette mémoire reste limitée à l'activité dont il doit permettre la gestion, c'est-à-dire la conjonction dans un seul et même moment d'un apprentissage et d'une tâche. Dans le "temps réel" de l'informatique, réaliser une activité c'est faire un apprentissage "actualisé". Seuls des savoirs-informations, autonomisés de l'expérience humaine et de la connaissance, peuvent être utilisés pour y parvenir. Ces savoirs-informations étant des objets désubstantialisés, séparés de la temporalité générique que contient toute activité humaine, ils peuvent alors être combinés à l'infini par le calcul informatique. Une combinatoire en "générant " d'autres, nous sommes ici en présence d'un simulacre d'engendrement.
L'INSTITUTION RÉSORBÉE
Une médiation est venue
pour l'impossible devenant possible,
une médiation.
Henri Michaux
JOURS DE SILENCE.
Dans la société capitalisée d'aujourd'hui, l'activité critique et donc l'intervention politique peut-elle encore viser l'institution ? Maintenir qu'une révolution est toujours possible cela implique-t-il encore le passage nécessaire par une "institution imaginaire de la société ", c'est-à-dire une invention collective de formes ? Car dès l'instant où le "programme révolutionnaire" n'est plus défini par l'accomplissement historique d'un "sujet de la révolution" (un chef, un souverain, un peuple, une nation, une classe) les théories démocratistes de la révolution notamment celles des ex-marxistes remettent leurs espérances dans les mains d'individus "autonomes et créatifs" qui en s'associant, réaliseraient l'auto-engendrement de la société par elle-même (Castoriadis, 1975), pour aboutir à une "société autonome". Cette représentation autonomiste du devenir-autre présuppose, de plus, que "l'activité créatrice des intersubjectivités" serait uniquement induite par une capacité générique de l'espèce humaine à autoengendrer sa société ; une sorte de talent collectif caché ou entravé par les nécessités de l'histoire. Curieux présupposé créativiste ! Car, lorsqu'il ne verse pas dans le plus banal et le plus répandu des préjugés (du type "les hommes ont toujours vécu en société"), il rejoint les positions des mythologies et des théogonies traditionnelles en inversant seulement l'attribution de l'auteur : ce ne sont plus les puissances de la nature anthropomorphisée, les dieux du cosmos ou le dieu de la création qui modèlent la société humaine, c'est l'autonomie des individu et des groupes qui forme "la société autonome". Les révolutionnaires, qui ont été si souvent fascinés par les formes institutionnelles de la révolution, l'envisagent-ils désormais comme un flux de formes dissipatives qui s'autonomisent sans cesse de contenus indéterminés, indifférents et rendus équivalents ?
Avec la fin du cycle historique de la modernité, avec l'épuisement de la contradiction capital-travail, tend également à disparaître le vaste processus d'autonomisation d'une sphère spécifique de l'action politique, celle de l'État, du pouvoir d'État : État-empire, État-royal tout d'abord, puis État-nation, puis État-providence-démocratique et État-ouvrier-bureaucratique.
Or, après 1968, dans la décomposition de l'ancienne société de classe et dans la recomposition de la société capitalisée, l'État tend à s'affranchir de sa fonction de contention-répression de la contradiction de classe. Il est fragmenté par la décentralisation et la mondialisation des régions, et particularisé par les nécessités de la "participation citoyenne" et de la "démocratie de proximité". Les "réformes de l'État" visent à socialiser ses anciennes attributions régaliennes (Droit, Justice, Police, Souveraineté, Éducation). L'État "modeste", débureaucratisé et rendu "transparent" se veut désormais "social ". Il n'opère plus par uniformisation ni équivalence. Il traite les problèmes "au cas par cas ", il agit "en réseau" avec les partenaires sociaux, les associations, les groupes de pression.
Si les hypothèses avancées dans cette revue depuis maintenant une dizaine d'années sur la description des transformations du système capitaliste hypothèses non unitaires et non exemptes de contradictions entre elles résistent quelque peu à l'épreuve des réalités, il nous faut en tirer des conséquences sur la question de l'intervention politique ; sur son contenu historique possible et sur ses modes d'action présents et futurs. Il nous faut notamment affronter les implications politiques que ces nouvelles contradictions historiques induisent dans la théorie critique comme dans la praxis. La question de la médiation de l'État entre le mouvement et l'institution qui a toujours été décisive autant que problématique dans les révolutions modernes est-elle devenue caduque aujourd'hui ?
-I-
L'État n'est plus une médiation
entre le mouvement et l'institution
I.1. Cherchant à s'affranchir de sa détermination à l'exploitation du travail productif et étant devenu un opérateur de valorisation de presque toutes les activités humaines, le capital tend à se passer de la forme-État et de la puissance d'équivalence qu'elle contiendrait encore, pour "gérer"" immédiatement les rapports sociaux. Autrement dit, l'État et ses institutions, d'opérateur de la domination de la société qu'ils furent jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, sont maintenant devenus une entrave à la "création de valeur".
La médiation politique qu'a réalisé l'État-nation, depuis son accomplissement dans la Révolution française, a consisté à attribuer aux rapports sociaux une détermination de classe. Il s'agissait d'abord d'organiser et de contrôler le mouvement du capital en rendant le rapport social compatible avec les exigences de l'accumulation économique. Il s'agissait aussi de transformer les représentations sociales en faveur de la liberté d'action des citoyens-propriétaires.
I.2. Dans les révolutions modernes, toutes les institutions de la société ont été mises en forme : formes bourgeoises avec la propriété privée et le système de la représentation parlementaire ; formes prolétariennes avec l'administration bureaucratique du travail productif dans "l'État-ouvrier". Tirant leur puissance de cette représentation étatique d'une unité formelle de la société, supérieure à ses contradictions historiques, les institutions de la société bourgeoise comme celles de la société socialiste-soviétique avaient bien ce caractère de "monstre froid" que Nietzsche attribuait à l'État moderne. Dans les deux cas, ces formes étaient celles qu'impliquait le procès de valorisation du capital encore assujetti à l'exploitation de la force de travail. Travail (exploité), Famille (paternalo-dynastique ou prolétarisée), Patrie (du capital national, puis international), Église (hiérarchiste puis démocratiste) constituaient les médiations fondamentales à travers lesquelles toutes les institutions recevaient leur forme et diffusaient leurs normes. Or, ces médiations sont de moins en moins nécessaires aux pouvoirs du capital pour valoriser les activités humaines d'aujourd'hui. Pour les groupes dirigeants actuels, les institutions légitimées par l'État, même faiblement, contiennent encore trop de "rigidités" et "d'archaïsmes". Instrumentalisant l'ancienne critique des bureaucraties syndicales à l'Ouest et de la bureaucratie d'État à l'Est, les gestionnaires publics et privés de la reproduction du système capitaliste désignent les institutions comme des monstres bureaucratiques ("mamouths") qu'il faut "flexibiliser", rendre "transparents, mobiles et conviviaux". Ce mouvement d'autonomisation des institutions est ce qui nous permet de parler d'État-réseau, même s'il s'agit là d'un mouvement contradictoire puisqu'il est en grande partie promu par ce qui demeure de la forme de l'État-nation. Les réseaux permettraient d'atteindre cet objectif d'autonomisation des institutions. Il s'agit désormais de passer de l'État-nation à l'État-réseau. Par réformes successives et conflictuelles, ces puissances multipolaires du capital et de l'État créent une "connexion" d'intermédiaires que l'on peut combiner, démultiplier et gérer à distance ; une ubiquité contrôlée de l'action en quelque sorte. Mais ces intermédiaires, à leur tour, deviennent trop opaques et trop consistants, il faut désormais les faire carrément disparaître dans l'immédiateté des réalités virtuelles (cyberdémocraties, guerres virtuelles et frappes "chirurgicales", échanges télématiques, procréation artificielle, monétique, netéconomie, etc.).
Dans le moment historique actuel, parler de médiation à propos de l'action de ces opérateurs d'immédiateté que sont les réseaux et autres "intermédiations" relève de la mystification. Dans la décomposition/recomposition particulariste de la société après 1968, les luttes anticapitalistes ont perdu leur ancrage prolétarien. Elles expriment, aussi bien du point de vue du contenu que des formes, le niveau supérieur d'individualisation atteint par les rapports sociaux et les contradictions que "la contradiction principale" entre le capital et le travail avaient occultées (mouvements des femmes, écologie, etc.). Puis, ces "mouvements" s'altérant dans la recherche de leur possible médiation historique (la réforme), le discours du capital (journalistes, universitaires, experts, etc.) va désigner toute lutte prenant des formes ou des contenus nouveaux sous le nom de "mouvements sociaux". Ainsi les luttes de 1986 et les "coordinations" des cheminots, des infirmières, des étudiants connurent-elles ce commun destin sémantique
Aujourd'hui,. ces mêmes spécialistes du social toujours plus précis et professionnels, nous font part de leur dernière découverte des années 90 : les "nouveaux mouvements sociaux" ! Contrairement à la "question sociale" qui désignait les luttes de classe dans la société bourgeoise du XIXe siècle et dont la médiation était porteuse d'un devenir-autre pour l'humanité et pour les conditions de la vie sur terre, parler de "mouvements sociaux" n'est-ce pas accepter l'englobement de la rupture avec le capital dans le mouvement même de capitalisation de l'espèce humaine ? La notion de "mouvement social" exprime-t-elle autre chose que l'instrumentalisation politique de ce qui était le mouvement réel de l'ancien sujet de la révolution : le prolétariat ? Si ce n'est pas le cas, de quelles médiations les actuels "mouvements sociaux" sont-ils porteurs pour un devenir-autre de la société capitalisée ? Voilà des questions que les schismatiques d'avec la reproduction de l'existant doivent affronter.
I.3. Issue de la grande rupture que fut la Réforme, puis portée à son apogée par les révolutions (bourgeoises et prolétariennes) de la société moderne, l'ancienne dialectique politique entre le mouvement et l'institution n'opère plus aujourd'hui. On sait comment cette dialectique a été réactivée par certains courants de l'extrême gauche après la Seconde Guerre mondiale (Socialisme ou Barbarie notamment), mais aussi par des courants gauchistes après 1968 (comme celui de l'analyse institutionnelle et de l'autogestion). Distinguant un moment instituant (celui du négatif, de la critique, de la contestation, en référence à une subjectivité révolutionnaire "autonome") qui entre en contradiction avec le moment positif, celui de l'institué, ces courants ont mis l'accent sur la dimension imaginaire et utopique du mouvement dans l'institution (ou à côté d'elle dans des "alternatives"). Mais ils sont restés fixés à une conception mouvementiste de l'institution et donc de l'intervention politique. Cette conception autonomise la forme du mouvement aux dépends de son contenu historique et de sa visée politique ; c'est le mouvement pour le mouvement, la publicité du mouvement entretenant la gestion du mouvement et vice versa. L'individu mouvementiste se veut en permanence "en mouvement" et les activités dans lesquelles il s'investit doivent elles-aussi être "en mouvement ". Si, comme nous tentons de le montrer plus loin, l'institution s'est résorbée dans une "gestion des intermédiaires", penser l'intervention politique en termes mouvementistes, n'aurait alors plus de prise sur le présent et moins encore sur l'avenir.
-II-
Du "mouvement réel" de la révolution
aux "mouvements sociaux" :
l'impasse mouvementiste et la fiction autonomiste.
Du fait que la Révolution française a abouti à des institutions,
Sancho infère que la Révolution "commande" cet aboutissement.
Marx
L'idéologie allemande (Saint-Max).
II.1. Mouvement réel, État-révolutionnaire et mouvementisme dans les révolutions modernes
Pour comprendre comment la notion de "mouvement social" a pu, après 1968, se généraliser au point de devenir, comme c'est le cas aujourd'hui, le fourre-tout politico-journalistique des "conflits de société", il faut revenir sur la notion de "mouvement réel" d'une révolution.
Pour Hegel, la contradiction étant à la fois l'impulsion et l'activité d'un mouvement, son développement dialectique, c'est-à-dire sa réalisation comme suppression-dépassement, engendre alors un résultat, un aboutissement : celui de la raison dans l'histoire (l'État) et celui de l'esprit dans le monde (le Savoir absolu). On connaît l'antienne de l'idéalisme hégélien : c'est "l'esprit d'un peuple" qui conduit le mouvement réel des révolutions ; et s'agissant de l'époque moderne, ce mouvement n'est rien d'autre que celui du particularisme économique de la société civile (l'alliance du travail et de la propriété) légitimé par l'universalisme de l'État-nation (aux mains de la classe bourgeoise).
Marx va donner un contenu historique à la notion de mouvement réel dans les révolutions modernes : celui de la classe sociale et de sa négation. Non seulement il distingue, mais il oppose le simple aboutissement juridico-politique d'un mouvement historique et son moment révolutionnaire réel, celui qui renverse l'ancienne société. Ainsi, analysant la révolution de 1848 en France, il écrit : "Le 25 février avait octroyé la République à la France, le 25 juin lui imposa la révolution. Et après juin, révolution voulait dire : renversement de la société bourgeoise, tandis qu'avant février, cela avait signifié : renversement du système de gouvernement ".
L'aboutissement formel de la révolution ayant été dépassé par son mouvement réel, le cours de la contradiction se poursuit au sein même des composantes classistes des forces révolutionnaires. On peut alors voir s'opposer d'une part une fraction de classe ou une coalition d'intérêts qui souhaite arrêter le mouvement en le fixant (Staat) dans ce que nous pourrions globalement nommer un "État révolutionnaire ", des "institutions révolutionnaires" ; et d'autre part une composante plus radicale (ultra) qui veut poursuivre le mouvement pour rendre irréversible la révolution et ouvrir son horizon à toutes ses potentialités. Si "l'État révolutionnaire" s'établit en passant des compromis avec l'ancien ordre pour réaliser le programme de la contre-révolution, les partisans du mouvement peuvent quant à eux se retrouver minoritaires, voire isolés, et entraînés parfois à des formes de repli sur soi (sectes) ou de fuite en avant dans la terreur.
Dans ce schéma abstrait et volontairement rhétorique, nous pourrions nommer mouvementistes les actions politiques qui, dans la nouvelle période ouverte par la révolution, opèrent en référence à l'ancien mouvement réel de la révolution, mais qui, privées de leur contenu historique, ne s'attachent qu'à la forme du mouvement. Il n'y a plus mouvement réel de la révolution, il y a mouvementisme. Cette forme-mouvement, notons-le, n'est pas purement formelle, elle peut aspirer à un contenu révolutionnaire à venir, mais elle peut aussi verser dans le tourniquet et la ritournelle révolutionnariste. Le mouvementisme autonomise certains modes d'action du mouvement réel, certaines de ses formes circonstancielles de lutte pour en faire une expérience immédiate, une sorte de laboratoire du mouvement ou un recueil d'exemples illustres.
Si l'on observe, dans cette perspective, le devenu des grands mouvements révolutionnaires de la modernité, on y trouve des modes d'intervention et des formes d'organisation qui pourraient être données comme des équivalents de mouvementisme. Tel fut le cas des différentes formes de conseillisme, de l'appel à la grève générale et du mythe du "Grand soir" ou bien encore des tendances à l'autogestion du capital.
Après 68, le contenu historique de la révolution et son sujet révolutionnaire le prolétariat, ayant disparu comme classe révolutionnaire se niant, les moments contradictoires de la société capitalisée ont été nommés "mouvements sociaux". Les mouvements sociaux n'ayant quasiment plus d'extériorité par rapport à une possible discontinuité révolutionnaire, ils se trouvent dès lors privés de capacité d'imagination et d'action pour un devenir-autre de la société capitalisée. Les exigences de l'économie les rabattent dans des directions déjà prises par la dynamique du capitalisme. Ainsi, l'horizon capitaliste d'une Europe fédérale vient courber la trajectoire de tel ou tel "mouvement social" vers son crépuscule démo-social-étatique : ainsi, par exemple, Bourdieu et ses supporters appellent à des "États généraux pour un mouvement social européen" !.
II.2. Une fiction autonomiste : l'institution imaginaire de la société
L'autonomie et l'autoréférence, aussi bien pour la société que pour l'individu, ne furent pas des pratiques portées par la révolution de mai 68, mais elles le furent, et le restent, de sa contre-révolution. Tel fut le cas de l'autogestion dont nous avons montré, il y a maintenant près de vingt ans, que, sous sa forme particularisée de l'egogestion, elle a grandement contribué à la formation d'individus aliénés dans "l'affranchissement" de leur subjectivité mis au service de la capitalisation des activités humaines. Nombreux furent les marxistes, y compris les plus antistaliniens, qui, après 68, croyant toujours combattre les structures bureaucratiques de l'ancienne société bourgeoise, ont converti leur militantisme "de classe" en contre-militantisme pour la promotion de l'individu-démocratique, autonome, différentialiste et "imaginatif" qui règne aujourd'hui.
Parmi eux, les théories de Castoriadis représentent un des apports les plus significatifs de cette politique de l'autonomie qui cherche à fonder un "projet révolutionnaire sur l'auto-institution explicite de la société", et ceci, en libérant "l'imaginaire radical" que contiendrait "l'être propre de l'histoire des hommes".
Considéré du point de vue de notre thèse sur l'institution résorbée, la théorie castoriadienne de l'auto-institution de la société et celle, conséquente, d'une dialectique de "l'instituant contre l'institué", élaborées quelques années avant 68 et largement développées par la suite, peuvent être désignée comme une matrice idéologique et pratique de l'autonomisme. Car dans "l'institution imaginaire de la société" on a converti en "principe d'autonomie" ce qui, dans l'ancienne théorie révolutionnaire qu'on proclame avoir critiquée, était donné comme l'opérateur de la révolution à savoir, l'auto-praxis du prolétariat.
Abandonnant la défroque du sujet révolutionnaire aux nostalgies bolcheviques, Castoriadis en conserve seulement le pli : celui de l'autoréférence. Aveuglé par son fétichisme de la "démocratie grecque", par son implication professionnelle dans la psychanalyse et par les mirages de son "économie socialiste", il ne parvient pas, ne serait-ce qu'à entrevoir, que l'autonomie et cette "créativité culturelle" dont il se fait le héraut, ne sont qu'un résultat historique : celui de l'autonomisation des individus et des institutions de leurs anciennes médiations jadis nécessaires à la société de classe, mais désormais (i.e. après 68) devenues des entraves à "la création de valeur". Plus généralement, la notion d'un "social-historique" indéterminé sur laquelle Castoriadis vient greffer son projet de "révolution socialiste" et qui fait du rapport de l'individu et de la société un rapport "d'inhérence " relève du sociologisme le plus plat. En effet, subjugué par son créativisme social et son culturo-anthropologisme fait d'imaginaire de symbolique, Castoriadis en vient à définir la société comme un "magma et magma de magmas". (Quelle aubaine pour le capital et sa mise en forme étatique que cette plasticité originelle de la société !). Car, apprend-on plus loin, "la société n'est pas simplement l'espèce humaine en tant que simplement (sic) vivante ou animale", mais elle a "une genèse ontologique" puisqu'elle est création de "significations imaginaires sociales". Certes le sociologue autonomiste reconnaît la réalité d'un "étayage de la société sur la nature", mais c'est pour signaler aussitôt après que cet étayage, "qu'on pourrait dire extérieur à la société", relève "évidemment d'un grossier abus de langage". Il y a là un point aveugle du sociologue autonomiste. En déniant que la nature soit aussi une extériorité pour les êtres humains (en même temps qu'ils en font originellement partie), il verse corps et biens dans la tradition de l'humanisme (par et dans le Logos occidental notablement surinvesti chez lui) et il s'interdit dès lors de penser une critique du rapport de l'individu et de la communauté humaine. En effet, il ignore ou méprise la réalité de ce que furent les rapports des individus à la communauté depuis les origines de l'hominisation et de ce qu'ils pourraient advenir lorsque des individus vivant dans cette société capitalisée d'aujourd'hui parviendront à s'en débarrasser. En affirmant que l'action politique consiste "à créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicité existant dans la société", Castoriadis, non seulement se rallie au consensus démocratiste sur "l'autonomie de l'espace public", mais il rabat tout le devenir humain sur la médiation des institutions, que ces dernières soient "héritées" (l'institué) ou modernistes (l'instituant). Une telle fixation institutionnaliste, véritable présupposé sociologiste, est certes peu favorable, à ce que notre "titan de l'esprit " puisse imaginer un instant, un accomplissement historique de médiations qui n'aboutissent pas à des institutions. ! Mais, sans doute, cette imagination là n'est-elle pas recensée dans les expressions de "l'imaginaire social créateur"
Rallié au credo civilisationnel et culturaliste comme fondement ultime de toutes les sociétés humaines, passées, présentes et futures, Castoriadis ne peut dès lors, de livres en colloques et d'entretiens en autocitations, que répéter tous les poncifs des philosophies libérales de l'indétermination. Qu'il définisse là, à son insu, davantage ce que furent les civilisations et les empires que des sociétés humaines en tant qu'elles ont aussi manifesté des modes communautaires d'être-au-monde et des rapports non dominants à la nature, n'effleure pas l'esprit démocratiste de notre "révolutionnaire". Et pour cause, dès l'instant où convaincu que les bureaucraties, "la division dirigeants/dirigés et l'hétéronomie" sont encore l'ennemi principal de sa "révolution", il lui faut sauver "l'institution imaginaire de la société", ce qui autorise cette société capitalisée à autonomiser toujours davantage ce qu'il lui reste de ses institutions ; et, celles-ci devenues réseaux, dispositifs intermédiaires, contrats, pactes et communication, à se proclamer "société de l'autonomie".
-
III-
Quelques institutions résorbées,
leurs croûtes et leurs effluents.
III.1. L'intermédiation : des médiateurs sans médiation.
Les activités humaines n'étant quasiment plus médiées par les institutions issues de l'ancienne société bourgeoise et ses contradictions de classe, le mouvement du capital crée des fonctions intermédiaires entre ces institutions résorbées et l'immédiateté de la virtualisation de la valeur qui lui dicte puissamment son unique orientation.
Occupées par des individus, mais aussi par des groupes, des associations, des réseaux, ces fonctions intermédiaires deviennent l'outil stratégique de "la gestion citoyenne" des politiques publiques et privées. Là, se combinent, dans la compétition interclanique ou la coopération, les forces de gouvernement, les fractions modernistes de l'État décentralisé et les milieux associatifs et alternatifs.
Peu de secteurs de la société échappent à l'action de ces gestionnaires de l'intermédiaire faussement nommés "médiateurs" ou plus récemment encore "professionnels de l'intermédiation sociale". Des centres de formation qu'ils soient publics ou privés leurs conditionnements sont identiques s'empressent, d'en valoriser "les compétences" et de les proposer sur ce marché en pleine expansion. Envoyés sur les fronts des "conflits sociaux", ces contractuels de l'analogue reçoivent la mission de renouer le "dialogue social" afin de "recréer du lien social" ou, mieux encore, de se positionner comme "des passeurs de l'entre-deux ". C'est en effet comme tels, des initiés de la passe, que le président du Centre national de la médiation définit le rôle des "médiateurs" qu'il souhaite voir se répandre sur tout le territoire. Opposant "les trésors ternaires de l'humanité" à "l'impérialisme du binaire" que réaliserait internet, il s'imagine redialectisant le monde afin de retrouver "le mystère que chacun est à lui-même et à autrui" ! Les curés ayant disparu ou s'étant fait psychanalystes et "médiateurs", et les psychanalystes étant largement supplantés par les techniciens de la neurobiologie, voilà le dernier avatar de la "socialisation démocratique" aux abois ! Son credo antiquaillerie de la religion relookée à l'intermédiation assez communément partagé dans les milieux gaucho-alternativistes est le suivant : injectons du symbolique dans le social pour le régénérer !
Un sociologue du CNRS critique lui-aussi au nom du symbolique cette conception matérialiste et pragmatique de la médiation qui justifie les politiques publiques, celles de la ville notamment. Il pose la question : "le maillage du territoire par des médiateurs est-il une opération de maintien de l'ordre symbolique ?". Car il trouve illusoire d'organiser une parade à la crise des banlieues en "sous-qualifiant" des habitants ordinaires pour les nommer "médiateurs" : ainsi, un ancien petit délinquant est-il converti pour "gérer au quotidien l'interculturalisme", un épicier de quartier se voit rétribué pour la surveillance des devoirs scolaires des enfants qui quelques mois auparavant lui volaient des friandises. Il faudrait donc à ses yeux réduire le grand écart qui sépare "les deux catégories de médiateurs qui fonctionnent dans la société moderne : les grands experts et les sous-qualifiés". Cette inégalité atténuée et "l'abstraction gestionnaire" des politiques de la médiation équilibrée par "l'échange symbolique", pourraient alors permettre à la société de "déterminer son propre devenir". Ainsi, pour le sociologue démocratiste comme pour de très nombreux "militants du social", les violences urbaines appelleraient-elles une levée en masse de médiateurs au statut égalitaire qui iraient prendre langue avec les jeunes habitants des "zones sensibles" en prônant les vertus de "l'échange symbolique" pour que cesse le libre-échange des trafics !
Au paradigme de l'intermédiation, l'économie n'est pas absente : elle se nomme "économie solidaire". Selon un des promoteurs de ce concept, services de proximités, emplois-jeunes, médiations en tout genre doivent trouver "des formes intermédiaires de financement entre l'État et le marché". Et ce chercheur de proposer l'organisation "d'un fonds territorialisé d'initiatives locales, qui, en activant les dépenses passives du chômage", gérerait les actions de solidarité par un financement, certes public, mais surtout intermédiaire.
En donnant comme réelle une division de l'économie entre un secteur non marchand et un secteur marchand, "l'économie solidaire" se réfère à l'ancienne théorie de la valeur basée sur l'exploitation du travail productif alors que celle-ci ne rend plus du tout compte du procès de valorisation des activités humaines aujourd'hui On comprend cependant le sens de ce tour de passe-passe nécessaire à la cause de "l'économie plurielle" : les travailleurs de l'intermédiaire ne sont pas seulement des missionnaires du symbolique, ils sont aussi des producteurs ! Car pour le faire reconnaître à part entière par l'économie, les promoteurs de "l'économie solidaire et intermédiaire", doivent eux-aussi se définir comme des producteurs. Après les "travailleurs de la culture", les "travailleurs de la communication" (on a vu récemment un mouvement de prostituées s'autoproclamant "travailleuses du sexe" et revendiquant les avantages du Droit du travail), la plus "proche" et la plus "familière" des activités humaines doit entrer sur la scène du travail productif. Cet élargissement continue et sans limite de l'idéologie de la production qui entend "sauver le travail" en transformant la moindre activité humaine en travail s'affirme d'autant plus péremptoire que son objet lui file entre les doigts. Maintenant que l'ancien travail humain productif a quasiment été éliminé de la "création de valeur", il n'est pas étonnant de trouver parmi les partisans les plus zélés de cette "émancipation" des forces productives nombre d'anciens militants du "Pouvoir ouvrier" et de "l'Autonomie ouvrière" qui, depuis leur épicentre italien dans les années 70, la diffuse encore aujourd'hui dans ses nouvelles versions cognitivistes ; les uns célébrant "l'entreprenariat politique" et d'autres la "créativité culturelle de la Multitude". Du rap aux hackers, de "l'urbanisme déconstructif" à la webcam négative ils nous convient avec insistance à nous associer aux merveilleux développements des "nouvelles forces productives" !
III.2. Courtiers du cur : les PACS
Au-delà des diverses formes qu'il a revêtu dans les sociétés historiques, le mariage a été, d'abord et avant tout, une médiation centrale de l'institution familiale puisqu'il organisait le rapport à la détermination naturelle des deux sexes de l'espèce humaine. Polygamique ou monogamique, polyandrique ou monoandrique, hétérosanguin ou consanguin, exogamique ou endogamique, de couple ou collectif, provisoire ou durable, le mariage était ce rapport médiat de la sexualité en vue d'assurer la procréation et la filiation, et qui assurait ainsi la conservation ou l'élargissement de la propriété et du patrimoine familial dans la succession des générations. En inscrivant les individus de l'un et l'autre sexe dans le procès de différenciation d'avec la nature, le mariage a bien constitué cette institution puissante de normalisation culturelle, de domination politique et de mystification religieuse que les mouvements d'émancipation collective et de luttes contre la domestication ont depuis toujours désignés comme tels.
Ce simple rappel sur la genèse et le devenu de l'institution du mariage (dans le cadre plus vaste qu'est celui de la famille) n'est pas inutile pour situer les gesticulations qui, en France, se sont exhibées à l'occasion de la récente création du Pacte civil de solidarité (PACS).
En référence au modèle de résorption de l'institution dans la société capitalisée que nous avons développé ici, le PACS illustre cette cristallisation provisoire d'un intermédiaire sexualo-financier entre l'ancienne institution du mariage bourgeois "démocratisée" et la pure combinatoire sexuelle des particules de capital que réalise déjà partiellement le cybersexe et ses transmetteurs sensoriels, les "rencontres" virtuelles et autres communautés internautiques
De psychanalystes, d'anthropologues et de magistrats qui craignent que, "la loi cesse de marquer symboliquement la prohibition de l'inceste" à une philosophe qui y redoute "un effacement des sexes", en passant par un prêtre qui s'oppose à "la reconnaissance par la loi d'une tendance sexuelle" et ceci "au mépris du sens de la personne ", les prises de position à propos du PACS relèvent toutes du même préjugé intermédiariste. On peut y voir en palimpseste l'image d'un individu qui, enfin privé de ses anciennes appartenances institutionnelles oppressives, doit encore être assisté de courtiers du cur pour accéder aux combinaisons libres et infinies de la "solidarité" sexuelle universelle des réseaux cybernétiques et des "désirs d'enfants" virtualisés.
En contrepoint à ces réifications, les prédications. de la sociologie féministe autour de l'avortement diffusent elles aussi leur lot de mystifications. En voici un des derniers sermons qui pourrait s'intituler : "L'avortement, la sociologue et le missionnaire". Aiguillonnée par son zèle particulariste, Christine Delphy n'hésite pas à exploiter le drame de l'avortement pour nous expliquer que, si en France son nombre ne faiblit pas, c'est en quelque sorte la faute à la posture dite "du missionnaire"! Car, selon cette experte qui milite pour une "société idéale où tous-toutes les individu-es (sic) seraient libres de leur sexualité", l'acte sexuel seul reconnu comme tel "c'est le coït hétérosexuel avec éjaculation de l'homme dans la femme ". Mais, poursuit-elle, puisque "cette conception de la sexualité héritée de la culture judéo-chrétienne" entre en contradiction avec les injonctions de la "révolution sexuelle, ( ) cela empêche les femmes de dire non, mais ne leur donne pas les moyens de dire oui" ! A lire de telles fictions, on se demande où et quand la sociologue a observé [sans "e" : quelle imposture !] son "terrain". Tout porte à croire qu'elle a enquêté dans les milieux de l'Opus Dei au siècle dernier ! Alors que désormais la combinatoire sexuelle est partout, et que les pratiques sexuelles, comme les autres rapports de la société du capital, sont particularisées et publicisées y compris dans leurs postures les plus perverses, une telle mystification de "l'immarcescible conjonction des sexes" (Gilbert Lely), ne peut que conforter le despotisme actuel de la vie aliénée.
III.3. Les parrains de la civilité
S'il est un domaine où le processus de résorption de l'institution se manifeste intensément et massivement c'est bien celui du Droit et de la Justice. L'ancienne universalité du Droit comme attribut d'autorité et comme fonction de normalisation des valeurs de la classe bourgeoise et de son État-nation a été décomposée par la particularisation du rapport social dans la société capitalisée.
Ce qui a alors été nommé une "démocratisation du Droit" ou bien encore "un accès plus égalitaire à la Justice" ne fut en réalité que le résultat du compromis entre les luttes contre "la justice de classe" et les forces modernistes partisanes des "droits de l'homme" et de "la justice-citoyenne".
La rupture révolutionnaire de 1968 n'étant pas parvenue à supprimer le Droit, les droits particuliers (identitaires, communautaires) ont alors proliféré. Professeurs de Droit et magistrats rivalisent maintenant dans la surenchère notionnelle pour caractériser et déplorer, car ils restent dépendants de la représentation démo-républicaine de l'institution cette montée en puissance de la "désinstitutionnalisation de l'idée de Justice( ) dans laquelle la conception du juste se trouve profondément bouleversée par son destin démocratique ". Car désormais, nous sommes avertis : "la justice ne peut plus se permettre d'ignorer l'économie", et il se crée un "véritable marché du droit" dans lequel "la fortune des parties" tient lieu de loi.
Elargissant la réflexion, un chercheur n'hésite pas à parler d'une "contractualisation de la société" qui serait provoquée par "la fragmentation de la figure du garant des pactes" c'est-à-dire l'État. Il poursuit en critiquant le "dirigisme contractuel ( ) qui organise l'exercice d'un pouvoir entre un grand nombre de personnes publiques ou privées" et conduit à un "affermage du pouvoir qui semble avoir été inventé et expérimenté d'abord dans les entreprises privées".
Puis, nos savants se faisant politique, confiants dans leur progressisme et leur modernisme, ils identifient cette manifestation de résorption institutionnelle à un retour à des états historiques du passé qu'ils assimilent à une régression politique. Le magistrat quant à lui évoque un "retour de balancier" et le chercheur en Droit une "reféodalisation du lien social". Il n'est pas étonnant dès lors de les voir tous chercher une réplique à ce qui est à leurs yeux une dérive, dans "un sursaut de la conscience citoyenne" et une "refondation" de l'État démo-républicain.
La justice étant, pour ces modernistes, devenue un "bien public" et "les ficelles du droit sans lesquelles ni l'Homme ni la société ne peuvent tenir debout" ayant été consolidées, les républicains désormais "n'auront plus peur " et la société démocratique aura "civilisé ses conflits". Mais cette injonction des démo-républicains restant - et pour cause ! - lettre morte, les plus pragmatiques des leurs s'attaquent à la mise en uvre concrète de ce programme, en luttant contre "les incivilités" engendrées par le "libéralisme sauvage". Et voilà nos "médiateurs" et autres "intermédiations sociales" mobilisés sur tous les fronts pour être les soldats d'une vaste "stratégie civiliste" de pacification politique. Il s'agit de convertir chaque "français-citoyen" (du gardien d'immeuble à l'épicier de quartier ; de l'ancien petit délinquant devenu "grand-frère médiateur" à l'aide-éducateur bonne à tout faire de la réconciliation sociale à l'école) en parrain des civilités !
Que du devoir militant et affairiste qu'elle était dans les années 70 et 80, l'implication soit devenu un "droit" à la fin des années 90, en dit long sur le degré de résorption de l'institution. Hélas pour les démo-républicains et pour les mouvementistes la reconnaissance des droits est très largement impuissante face à la tendance à l'immédiateté généralisée produite par la société capitalisée. Désormais largement contractualisée, l'institution du Droit est fortement affaiblie par la reconnaissance de droits particuliers. Ainsi, aux dernières enchères des droits particularistes, le récent "droit d'accès pour tous à internet" s'est fait damner le pion par "le droit à ne pas naître" !
Faisant régner ses diktats sur toutes les activités humaines, le capital cherche à s'émanciper de ses ultimes mais résistantes déterminations institutionnelles. Car s'opposent à cette tendance, à la fois les anciennes médiations de la société de classe et de ses contradictions mais aussi, les médiations potentielles du devenir-communauté humaine de l'actuelle société. Et dans cette lutte, l'action des "intermédiateurs" vêtus de leur uniforme de pompiers-pyromanes, s'épuise à dresser quelques contre-feux face à l'embrasement immédiatiste.
La formation rejouée
En réaction aux bouleversements révolutionnaires de la fin des années soixante le système dominant s'est engagé dans un vaste processus de décomposition de l'État-providence et de sortie du compromis fordiste. Alors que l'éducation des adultes était restée jusque là périphérique à la dynamique centrale de la reproduction des rapports sociaux, la formation est devenue, après 1968, un opérateur majeur des recompositions, particularistes et immédiatistes de l'actuelle société capitalisée.
Aux différentes étapes de son rapide développement les commentateurs politiques ont loué la capacité de la formation à "créer du consensus entre les partenaires sociaux". C'est grâce à elle, disaient-ils, que les négociateurs d'un plan social accompagnant des licenciements ou des fermetures d'entreprises emportaient l'adhésion des salariés. On y a vu la réussite exemplaire du "paritarisme" issu des Accords de Grenelle de l'automne 1968, cette "gestion sociale de la crise" partagée entre les directions d'entreprise, les syndicats et les pouvoirs publics. Le droit de tout salarié à bénéficier d'une formation, droit conçu en France comme un droit du travail, a été donné comme un rapport d'échange "gagnant-gagnant". Gagnant l'employeur parce qu' il peut se débarrasser de son ancienne force de travail devenue incompétente, trop coûteuse et investir dans une "ressource humaine" réduite en effectifs, limitée dans le temps, performante, mobile et motivée. Gagnant le salarié en formation puisqu'il conserve un emploi ou s'il en est écarté, il reste cependant "en prise avec l'activité" puisque l'État, les Régions, lui offrent l'opportunité d'une formation pour "investir dans son capital humain", pour "s'autonomiser", se "valoriser" et conserver ainsi une existence économique. Gagnant l'État qui y conforte son rôle de supposé arbitre de l'intérêt général, et qui, en se défaussant sur les Régions et l'Europe d'une gestion sans enjeu national, en tire un avantage idéologique, celui d'un État qui sait se débureaucratiser, se régionaliser et "agir au plus près des problèmes des gens".
Rares furent les individus (militants, formateurs, chercheurs, salariés en formation) ou les groupes et les organisations (syndicats, partis politiques, associations, mouvements d'éducation, centres de formations, universités, etc.) qui ont échappé à ce consensus idéologique sur les bienfaits de la formation. Rarement furent énoncées des critiques externes, des critiques véritablement politiques, c'est-à-dire des critiques qui ne dépendent pas du paradigme de la formation. De la Droite à la Gauche et à l'extrême Gauche le discours du capital sur la formation a été non seulement approuvé, mais ils furent nombreux les militants de ces partis et de ces groupes à s'en faire, chacun à leur manière, les "professionnels" zélés. Les uns exaltant une "seconde chance" offerte à ceux qui ont échoué dans le système scolaire, d'autres défendant "un acquis historique du droit du travail", d'autres encore célébrant une "libération", une "émancipation" qui, dans cette "société des loisirs" que les sociologues de l'éducation permanente appelaient de leurs vux dès les années 50, permet depuis à l'individu de "se diriger lui-même dans l'univers de tous les savoirs".
Les seules critiques de la formation qui peuvent être relevées pendant ces plus de trente années de formato-centrisme sont des critiques internes qui étaient et restent encore aujourd'hui dépendantes du paradigme de la formation. Leurs démarches, facilement repérables car nombreuses et répétitives, consistent à mettre en évidence des écarts entre des réalités politiques de la formation et un modèle démocratique de la formation dont la réalisation serait entravée par une rationalité économique supérieure et dominante. Ainsi furent dénoncées telles ou telles "inégalités" dans l'exercice du droit à la formation; telles politiques régionales qui engendrent des "exclusions" du statut d'ayant droit à de la formation; tels abus de pouvoir dans l'organisation d'un dispositif; tels détournements des fonds d'un organisme paritaire de financement; telles utilisations exclusivement patronales d'un plan de formation; tels savoirs jugés idéologiquement dangereux; telles manipulations psychologiques de la part de formateurs-gourous; tels excès d'une évaluation-sanction préférée à la bonne évaluation, la "formative"; telle transgression de "l'éthique de la formation", etc.
On peut rattacher à ces critiques internes certains courants de recherche qui, combinant existentialisme, phénoménologie et anthropologie postulent que la formation est un processus vital constitutif de l'être humain, une sorte d'invariant "bio-cognitif" qui serait actif depuis les débuts de l'hominisation mais qui se serait seulement manifesté à la faveur des mutations économiques et culturelles du dernier tiers du XXe siècle. Ces chercheurs seraient donc des découvreurs de la véritable gnose de la formation
Critiques internes et chercheurs bio-cogniticiens partagent un même présupposé : la formation est non seulement une nécessité économique, sociale, culturelle, mais elle est devenue un "fait social", un mode d'être au monde et une exigence vitale au devenir des individus et de la société contemporaine. La critique de ce présupposé quasi universel constitue pour nous la première et seule tâche d'une théorie critique de la formation.
Dans cette perspective d'activité critique, il s'agit de conjuguer une discontinuité théorique et une visée pratique.
La discontinuité théorique peut se formuler ainsi : en contribuant à rendre de plus en plus inessentielle la force de travail dans la valorisation généralisée du capital, la formation a fortement contribué d'abord à sortir le système capitaliste des contradictions du fordisme puis à valoriser des activités humaines jusque là non englobées dans la domination. Il s'agit donc d'expliciter l'apparente contradiction dans laquelle se sont développées les politiques de formation depuis le début des années 70, à savoir : supprimer du travail humain productif tout en donnant l'action de formation comme un équivalent de ce travail humain productif. Autrement dit, comment la formation a-t-elle permis de convertir une dépense jusque-là considérée comme improductive en un "investissement" dont le "retour" réalise un surplus de valeur, qui n'est plus le résultat de l'exploitation d'une force de travail exploitée?
La visée pratique consiste à réaliser une communauté humaine et des modes de vie dans lesquels la formation (comme l'éducation) aura été dissoute puisque le procès de connaissance et d'action d'homo sapiens sera alors communisé.
Production, formation et valeur-travail
Dès que la formation a été établie en système, les critiques politiques qui lui ont été portées par des salariés en grève, des collectifs de luttes urbaines, des syndicats ouvriers, des partis politiques prétendant défendre "le monde du travail", des militants de mouvements d'éducation populaire, etc. s'expriment au nom de la valeur-travail. On peut globalement caractériser ces contestations de la formation comme une critique prolétarienne de la formation. La formation continue y est définie comme un enjeu majeur dans les luttes de classe qui se mènent à cette époque (1968-74). Dans sa praxis historique le prolétariat doit rejeter la formation continue, ce "nouvel opium réformiste " et exercer son pouvoir sur toutes les dimensions d'une formation au service de sa cause, celle des conseils ouvriers, de l'autogestion généralisée et donc de l'abolition de la formation puisqu'en tant qu'équivalent du temps de travail général (cf. le "travail abstrait" du Chapitre I du Capital) elle n'est que la continuité de l'exploitation de la classe des producteurs.
En définissant la formation comme une nouvelle composante du travail abstrait, en affirmant son caractère à la fois productif (la qualification de l'ouvrier-masse) et potentiel-lement émancipateur (l'auto-praxis de la classe qui se nie), la critique prolétarienne de la formation telle qu'elle fut exprimée en France au début des années 1970 ne fut pas très éloignée de certains mouvements pour l'autonomie ouvrière en Italie. Elle s'en démarque sur un point important : dans la recomposition du capitalisme il y a bien un processus d'incorporation du "travail vivant" par le travail mort (le système technique, l'ingénierie, ce que Marx a nommé le "general intellect" dans son Fragment sur les machines) mais cette dynamique que certains opéraïstes (dont Negri) nommeront la "production immatérielle" ne permet pas cependant de convertir la valorisation capitaliste de la force de travail en "autovalorisation ouvrière".
L'impasse théorique dans laquelle se trouva enfermée la critique prolétarienne de la formation fut identique à celle qui enferma l'autonomisme prolétarien en Italie. Le prolétariat ne peut pas s'autonomiser du capital puisqu'il n'existe et ne peut s'affirmer que dans son rapport au capital. La formation conduit à une autonomisation individuelle des salariés (ou des chômeurs) en les rendant toujours plus dépendants de toutes les dominations de l'actuelle société capitalisée.
Mais cette critique prolétarienne de la formation n'a cependant pas complètement disparue On peut en trouver une expression contemporaine chez certains groupes neo conseillistes.
La formation et l'évanescence de la valeur
Si, au début des années 1970, la formation pouvait encore être interprétée par la critique prolétarienne comme une composante du travail productif et donc un moyen supplémentaire pour accroître l'exploitation de la classe du travail c'est que ce cycle des restructurations du capital bouleversé par le second assaut révolutionnaire du XXe siècle n'en était qu'à ses débuts. La "crise" s'intensifiant et se généralisant fut d'abord une crise du travail productif dont nous avons pu décrire les déterminations d'abord dans cette formule marxienne : le travail mort supprime le travail vivant puis dans un approfondissement de la critique de la valeur en posant cette dernière comme dominée par le capital dès l'instant où ce sont l'ensemble des activités humaines qui sont capitalisées.
Si l'on se réfère à deux moments pour saisir le cycle des restructurations, celui de la suppression massive de travail humain productif (le chômage) et celui de la domination de la valeur par le capital totalisé et mondialisé, on peut repérer deux modes d'actions de la formation :
- dans le moment de "la valeur sans le travail" la formation contribue, en négatif, à disqualifier d'innombrables "travailleurs" devenus incompétents et à imposer les nouvelles exigences techno-cognitives du système global. En développant les techniques managériales et comportementales de gestion des ressources humaines la formation discrimine les compétents et les individus sortis des normes de l'employabilité ;
- dans le moment de "l'évanescence de la valeur" la formation constitue un opérateur de domestication des individus à travers leur implication obligée dans des systèmes de validation permanente de leurs ressources, de leurs compétences, de leurs motivations, et, finalement de la totalité de leur vie réifiée dans des "récits de vie" et autres "bilans expérienciels"
La VAP (loi de 1984 sur la validation des acquis professionnels) correspond au premier moment, la VAE (loi de 2002 sur la validation des acquis de l'expérience) au second.
Ainsi, après avoir été jouée une première fois, après 1968, comme opérateur de dissolution du travail productif et de sa classe sociale, la formation est-elle rejouée, ces dernières années, comme opérateur de la capitalisation d'un nombre toujours plus grand d'activités humaines.
Notes :
Cf. "Théorie critique ou activité critique?", Temps critiques, n°10, printemps 1998, p.5-6. L'impliqué, ISSN 1146-6197.
Depuis leurs origines, les institutions d'éducation ont toujours constitué une dépense pour les familles, les pouvoirs locaux, les Églises, les États. Il en fut de même pour "l'éducation des adultes" lors de sa brève période d'existence (années 1930 à 60).
Sur les contradictions politiques qui se sont manifestées lors de la mise en système de la formation on peut lire, Guigou J. (1993), Critique des systèmes de formation des adultes 1968-1992, L'Harmattan.
"La formation permanente est une marchandise comme les autres" proclame le Manifeste des travailleurs de la formation permanente. Le Monde, 22 mai 1974.
C'est le titre d'un article que, sous le pseudonyme "Un Groupe d'éducateurs", nous avons proposé à l'hebdomadaire d'extrême gauche Politique-Hebdo et que ce périodique a publié dans son édition du 16 décembre 1971. Ce texte présente un constat et appelle à un combat. Illustration du constat :"Deux impératifs économiques et politiques régissent de fait les actions de formation des entreprises : plus on est haut placé dans la hiérarchie, plus on bénéficie de temps et d'argent pour se perfectionner : c'est la logique du commandement du capital confirmée par l'avenant Cadres à l'accord sur la formation signé le 29 avril 1971. Plus on est au bas de la hiérarchie et plus la formation qu'on vous propose est étroitement professionnelle, liée aux strictes tâches du métier, elle aggrave donc le conditionnement technique et l'aliénation des travailleurs par le commandement du capital. Voilà les deux réalités que le prolétariat subit en matière de formation sous couvert de "développement personnel", de "perfectionnement technique", "d'actualisation des connaissances" et autres slogans à la mode lancés par les pédagogues patentés des patrons".
Illustration du combat :"S'il est clair désormais que la formation n'échappe pas aux luttes de classe au sein de l'entreprise et que s'ouvre un nouveau front dans ces lieux-mêmes que la bourgeoisie disait réservée "à l'éducation et à la culture au-delà des luttes partisanes", il n'est pas étonnant de voir les syndicats réformistes et collaborateurs s'engager avec l'État de classe et le patronat pour canaliser les forces révolutionnaires sous la noble bannière de la formation continue.
Aucun travailleur de ce pays ne s'y laissera tromper. Il faut que les camarades qui ont déjà entrepris le combat contre les ravages de la formation à la solde du capital soient encouragés et soutenus concrètement par tous ceux qui, dans l'entreprise et en dehors de l'entreprise (étudiants, militants qui ont de l'information sur les techniques pédagogiques aliénantes, sur les formes subtiles de pénétration de l'idéologie bourgeoise et de la fausse rationalité technique au travers des pratiques de formation, etc.) se rassemblent, mettent en commun leurs expériences de résistance aux séductions des directions et des bureaucrates syndicaux qui, sous couvert de formation "neutre et universelle", renforcent leur domination politique sur le prolétariat.
Il faut que, partout et tout de suite, soit dénoncée l'action des pseudo-pédagogues et autres théoriciens de la formation continue qui constituent la nouvelle force de frappe idéologique du patronat et de l'État bourgeois. Que tous les travailleurs qui sont envoyés en formation profitent de ce temps pour contester l'organisation hiérarchique de la formation à l'image de celle de la production, pour refuser l'intoxication des "professeurs" d'économie et de gestion capitaliste, pour mettre dehors les moniteurs qui sont pires que les contre-maîtres, pour prendre en main leur propre formation qui est en même temps technique, politique et culturelle.
Travailleurs en formation, exigeons le contrôle collectif des objectifs de notre formation et de la sélection des formateurs. Méfions-nous aussi du piège que constituent les "experts" que l'on fait venir de ces temples du savoir dominant que sont les universités nouvelles. Un universitaire n'est pas plus neutre ou plus "objectif" qu'un cadre supérieur d'entreprise ou de cabinets privés de conseil en formation. Boycottons les commissions paritaires où l'on veut nous entraîner sous prétexte que "tous les partenaires sociaux peuvent s'entendre sur les problèmes éducatifs". Là, comme ailleurs, la participation montrera alors son vrai visage : une technique d'action politique au service de la reproduction élargie du capital. Envoyez au journal le récit de vos luttes contre ce nouvel opium réformiste qu'est la formation continue et nous les populariserons".
J'ai développé cette analyse dans "La formation comme équivalence et comme différence", Les Temps modernes, juillet 1975, pp.1974-1992. Relevons :"La'loi de la valeur', fondée sur le temps de travail socialement nécessaire à la formation du profit, abolit toutes les autres valeurs particulières antérieures au mode de production capitaliste ( ) La formation permanente n'échappe pas au principe d'équivalence, elle est une nouvelle valeur d'échange, une marchandise comme les autres, une objectivation du temps de travail général" (souligné par JG).
Cf. "Les trois âges de l'opéraïsme", Centro di Ricerca per l'Azione communista. Texte disponible sur le site La Materielle http://lamaterielle.chez.tiscali.fr
Cf. Grundrisse, Marx, uvres économiques, T.II La Pléiade, p. 306.
Dans."Formation : de l'adaptation permanente à l'emploi, à la gestion des situations de crise de l'emploi", Échanges n°108, printemps 2004, l'accord national interprofessionnel sur la formation (ANI) et les projets européens de "formation tout au long de la vie" sont critiqués en ces termes :"La formation du XXIe siècle apparaît comme un instrument ayant pour fonction de maintenir le coût du travail dans une fourchette raisonnable pour le profit capitaliste." Ce texte cependant s'éloigne notablement des anciennes positions de la critique prolétarienne de la formation puisqu'il défend la loi de 1971 sur la formation professionnelle!
Celui des années 60, le premier ayant atteint son apogée dans les mouvements communistes des années 1917-1921.
Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.) (1999), La valeur sans le travail, L'Harmattan.
Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. (2004), L'évanescence de la valeur, L'Harmattan.
Notons ici au passage que l'ancien "droit à la formation" n'a plus d'efficience, c'est la forme du contrat qui, depuis les années 80, prédomine.
Ces deux moments ne sont pas chronologiques mais représentent des polarisations dans le cycle général des restructurations (1974-1994).