
Jacques Wajnsztejn
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Descriptif auteur
Jacques Wajnsztejn (né le 16 mai 1949 à Lyon) a été enseignant du secondaire (prof de gym puis prof de sciences éco). Essayiste, il codirige (avec Jacques Guigou) la collection «Temps critiques» (chez L’Harmattan) et la revue éponyme. Il fut l'un des acteurs du Mouvement du 22 Mars à Lyon, participa à l’aventure des Cahiers de mai et à de nombreuses luttes dans la région lyonnaise, dans l’Éducation nationale, mais aussi en soutien à des grèves ouvrières ou des mouvements sociaux comme ceux des Gilets Jaunes.
Les sujets de ses livres, écrits fréquemment en collaboration, relèvent à la fois l’étude des mouvements sociaux (les Mai français et italien, les Gilets jaunes, l’opéraïsme ) ; des débats stratégiques (Action Directe, Brigades rouges et RAF ; la « tentation insurrectionniste » ) ; des questions « sociétales » (la crise sanitaire ; les « nouvelles morales de l’intérêt et du goût ») ; ou théoriques (; le capital fictif, les rapports à la nature, la dialectique, la société capitalisée, l’évanescence de la valeur, etc.).
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AUTRES PARUTIONS
Livres et brochures
Quelques réflexions sur le mouvement étudiant lycéen de 1994, supplément au nº 6/7 de la revue Temps critiques, 1994
Pour une critique politique des morales de l’intérêt et du goût, supplément au nº 11 de la revue Temps critiques, 1999
Individu, révolte et terrorisme, Nautilus , 1987 (1re édition) ; L'Harmattan [2e édition] 2010
Capitalisme et nouvelles morales de l'intérêt et du goût, L’Harmattan, 2002
Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007
Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme, Acratie, 2014
Au fil de quelques lectures : islamisme, fascisme, choc des civilisations, religions, 2016
La « crise » et ses annonceurs, supplément au nº 17 de la revue Temps critiques, 2017
Mai 68 à Lyon. Retour sur un mouvement d’insubordination, À plus d'un titre, 2018
Économie politique de la crise sanitaire : Chronique d'une année cruciale, L’Harmattan, 2021
Ouvrages de Jacques Wajnsztejn et Jacques Guigou
L'évanescence de la valeur : une présentation critique du Groupe Krisis, L’Harmattan, 2004
Crise financière et capital fictif, L’Harmattan, 2009
Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée, L’Harmattan, 2016
Mai 68 et le Mai rampant italien, L’Harmattan, 2018
Ouvrages à quatre mains
L'opéraïsme italien au crible du temps, J. Wajnsztejn, et Oreste Scalzone, À plus d'un titre
Bilan critique de l'activité des Cahiers de Mai, J.-L. Jarrige et J. Wajnsztejn, Editions de l'Impliqué , 2012
La tentation insurrectionniste, J. Wajnsztejn et C. Gzavier, Acratie 2012
LES Collections dirigées
LES CONTRIBUTIONS DE L’AUTEUR
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
Bilan critique de l'activité des Cahiers de mai
Les Cahiers de Mai présentent une tentative originale de l'immédiat après 68 et le texte de 1972 à lire plus bas représente une réflexion critique du fonctionnement de ce groupe à travers l'expérience lyonnaise de la lutte à l'usine Penarroya.
Vous trouverez donc ci-dessous d'abord une rapide introduction aux Cahiers de mai puis, centralement, un bilan critique de l'activité des Cahiers écrit en 1972 par J.-Louis Jarrige et Jacques Wajnsztejn avec l'aide d'autres participants à la revue, pour terminer par une annexe qui présente des remarques produite en mai 2011 par Jacques Wajnsztejn.
Avant d'entrer dans cette expérience et cette critique, voici une petite introduction générale sur une aventure un peu tombée dans l'oubli :
Les Cahiers de Mai
Les Cahiers de mai fut une revue née immédiatement après les événements de mai 1968 (d’où son nom). Le premier numéro de la revue parut le 15 juin 68 avec comme thème la "Commune de Nantes". La parution fut bi-hebdomadaire jusqu'au n° 7 puis continuera avec une parution mensuelle jusqu'à la fin de la revue en 1974. Le tirage de la revue oscilla, suivant les numéros, entre 17000 et 20000 exemplaires.
Dans la foulée des événements de 68 la pratique des comités d’action va déboucher sur de nouveaux rapports avec la classe. Sans se réclamer particulièrement du maoïsme, dans la mesure où certains de ses membres proviennent du PCF (Anselme), de la CGT, (amenés par le menuisier H.Fournié), de l’ancienne gauche syndicale (Bouguereau, Kravetz, Peninou), du PSU (Fromentin, Lichtenberger) du communisme libertaire (Daniel Colson et JW), du maoïsme aussi (Lindenberg, Queysanne), Les Cahiers de mai qui naissent justement pendant le mouvement, vont développer une pratique particulière basée sur l’enquête ouvrière. Elle se distingue de celle entreprise de l’autre côté des Alpes avec les Quaderni Rossi, par le fait que l’enquête est menée directement à partir du mouvement social lui-même et non à partir d’une analyse des transformations du capital. « Le rôle politique de l’enquête », article publié en juillet 1970 dans le n°22, propose une analyse de la conception des Cahiers de Mai. Elle se définit en opposition avec l’enquête de la sociologie industrielle qui est en plein développement. Il s’agit de placer l’enquête sous la direction ou au moins le contrôle des travailleurs. L’enquête sert à faire ressortir l’expérience ouvrière tout en faisant apparaître les idées nouvelles. Elle joue le rôle politique de la reformation de la classe ouvrière et œuvre à la réalisation de l’unité de la classe[1]. Cette unité est lente à se faire et Les Cahiers de Mai auront tendance à encourager des regroupements par secteurs qui donneront lieu à des groupes et journaux comme Action-Cheminot et Action-PTT. Il s’agit aussi, même si c’est plus implicite, de faire un bilan des luttes et des transformations du capital. A la « communication verticale » des syndicats qui laisse peu d’autonomie à la base, Les Cahiers de Mai opposent une liaison horizontale, à la base comme ils tenteront de la mettre en place, par exemple, pendant les grèves d’OS à Berliet Lyon avec la rédaction d’un texte par les travailleurs des ateliers en grève[2] et au cours de la grève de Pennaroya de 1972, entre les différentes usines du groupe[3], toutes plus ou moins en grève.
Un autre point de l’intervention du groupe est directement lié à un des échecs du mouvement de mai avec la difficulté qu’il y a eu à relier la lutte de ceux qui étaient à l’extérieur des entreprises et ceux qui étaient à l’intérieur. Les comités étudiants-travailleurs ont représenté une tentative de réponse à chaud à ce problème, mais ils ont eu une efficacité limitée et surtout, ils ont disparu ou sont en sommeil. Quant à « l’établissement » des militants extérieurs, Les Cahiers de Mai s’y refusent car ils trouvent cette pratique en vogue (au sein des groupes maoïstes) artificielle.
La pratique de l’enquête ne va pas de soi et les débats sont vifs, au sein même du groupe, entre ceux, majoritaires, qui voient dans l’enquête la base même de la dynamique, à condition que l’enquête soit réussie évidemment, c’est-à-dire que son utilisation dans l’usine fasse bouger les choses et ceux, minoritaires, qui parlent en termes de formation politique qui seule pourra permettre aux ouvriers les plus combatifs de résister et aux pressions patronales et aux récupérations syndicales ou gauchistes[4]. En fait, la revue mène une sévère critique contre la théorie de l’avant-garde et de la conscience de classe importée de l’extérieur. Les groupes extérieurs sont critiqués parce qu’ils cherchent à apporter une dimension politique qui n’existerait pas dans la lutte elle-même. La revue essaie de s’en tenir à une ligne claire de démarcation de classe : « Qui parle et au nom de qui ? »[5]. Mais cette ligne qui relève d’une vision de la pure autonomie de la classe en lutte bute sur le fait que le capitalisme est un rapport social de dépendance entre deux classes certes antagonistes, mais aussi liées. D’où le rôle des syndicats, d’où l’ambiguïté de la revue à leur égard. Elle bute aussi sur le fait que Mai 68 exprime en partie une crise de la théorie du prolétariat et une remise en cause du rôle moteur de la classe ouvrière dans le processus de lutte contre un système qui est de plus en plus ressenti comme un système de domination et non pas simplement ou essentiellement d’exploitation. Cette crise sera manifeste après Lip et fatale aux Cahiers de Mai.
Bilan critique de l'activité des Cahiers de mai[6]
La critique des activités pratiques et théoriques du groupe des Cahiers de Mai va nous amener à cerner :
– le décalage croissant entre la théorie et la pratique de ce groupe,
– le fonctionnement interne du groupe,
– son projet et ses perspectives de travail militant «en direction» de la classe ouvrière.
Cette réflexion n’est pas née de militants marginaux des Cahiers mais de militants ayant participé très activement à toutes les activités, y compris aux erreurs principales du groupe. Si cette critique a pris une ampleur plus grande à Lyon à partir d'un bilan de l'action à l'usine Penarroya, elle s'est aussi développée, dans une moindre mesure au sein du groupe de Paris.
Par commodité de lecture, le texte a été divisé en deux parties. La première décrit la crise qui s’est développée à partir du printemps 1972. Elle est principalement événementielle dans le but de mettre noir sur blanc, tous les éléments du débat. La seconde partie est plus théorique et essaie de tirer les causes et conséquences de la pratique et du projet actuel des Cahiers de Mai.
1ère partie
Le point de départ en est l’analyse de la pratique du groupe pendant la lutte des ouvriers de Penarroya et les conséquences qui en ont découlé. Nous ne faisons pas un historique de cette grève, mais nous soulignons seulement que :
– pour la première fois, l’activité du groupe a été concentrée quasi exclusivement sur une usine.
– pour la première fois, les militants ont été en contact permanent avec les ouvriers d’une usine, et, par des discussions et le film, en contact avec une frange de la population et des ouvriers de différentes usines de la région lyonnaise.
– pour la première fois, les militants se sont trouvés d’égal à égal au niveau de la participation et du soutien à une grève avec les organisations ouvrières traditionnelles CFDT, CGT, PCF.
Tout ceci a amené le groupe à essayer de répondre au maximum de besoins :
– besoin de soutien à la grève, d’où un Comité de soutien et l'édition de brochures.
– besoin d’une information extérieure à l’usine, d’où des tracts élaborés avec les ouvriers.
– besoin d’une information interne à l’usine, les «Nouvelles».
Mais aussi à nous disperser, à tout vouloir faire par nous-mêmes, à oublier notre rôle principal en rapport avec le projet originel des Cahiers, c-à-d faire que la lutte des travailleurs de Penarroya soit bien la lutte des travailleurs eux-mêmes. Ceci a constitué une grosse erreur de notre part, surtout dans les dernières semaines de grève.
Au lieu de permettre le développement du caractère autonome de cette lutte, en essayant que le contrôle des travailleurs soit au maximum sur les négociations, et que ce soient eux qui prennent les décisions sur les changements de tactique dans la négociation, nous avons été pris de vitesse par le rythme des négociations de la dernière semaine, rythme imposé de concert par le patronat et la fédération Métaux de la CFDT. Or, la stratégie souterraine des Cahiers était de ne pas risquer un conflit ouvert avec la CFDT et ceci pour deux raisons essentielles. Tout d'abord, une volonté de ne pas diviser, alors que les ouvriers avaient besoin de l’unité de tous ; ensuite parce que les Cahiers avaient le même intérêt que la CFDT à terminer la grève. En effet, comme pour la CFDT, la grève de Penarroya devait nous servir de tremplin. Pour la CFDT, il s'agissait de damer le pion à la CGT au sein de la fraction immigrée de la classe ouvrière afin de compenser son infériorité d'implantation dans les grosses concentrations industrielles. Pour les Cahiers, il fallait intervenir de plain-pied dans la négociation, en essayant de limiter les dégâts, et en nous posant comme les intermédiaires entre les ouvriers et les Métaux-CFDT, en renchérissant, en les poussant, en composant, et ce, devant les ouvriers transformés par le groupe en une force d’appoint. Nous passions donc de notre rôle initial à celui de « négociateurs-plus-près-de-la-base-que-les-syndicats » (sic), mais en lien avec eux.
De plus, à ce moment, la répartition des tâches à l’intérieur du groupe faisait que tous les camarades du groupe assuraient, si l’on peut dire, les tâches d’intendance de la grève, sauf deux, restant en contact permanent avec les ouvriers pendant la dernière semaine de grève. Ces deux militants, par exemple, au foyer le soir, participaient aux marchandages et chipotages des revendications des ouvriers pour la négociation du lendemain, dont l’un avec toute son expérience et son poids politique. Expérience qui, en l’occurrence, n’allait pas dans le sens de l’autonomie de la lutte. En effet, sur la question des salaires, la tactique des Cahiers sera dans les premiers jours de la dernière semaine de grève, de mettre le paquet, en accord avec les ouvriers, pour obtenir le maximum. Puis après le lâchage d’une augmentation uniforme par la direction (10 centimes de l'heure), la position sera de dire : stop, le patron ne lâchera plus sur les salaires, car il lui faudrait l’accord de la chambre patronale et actuellement elle ne lâche plus rien (on a vu au Joint Français, et ailleurs ce qu’il faut penser de cette analyse). Mais de toute façon, ce qui est évident, c’est le nouveau virage pris par le groupe à ce moment. Comme n'importe quelle organisation traditionnelle possédant sa vision globale de la situation générale, il s'agit de l'imposer. Non plus donner la parole aux travailleurs, mais y substituer son propre discours. Ainsi, au dernier jour de la grève, les Cahiers essayèrent de se convaincre (et de convaincre les ouvriers) que les propositions patronales entraînaient bien la suppression des manœuvres, alors qu’il était bien évident (mais pour s’en rendre compte, il aurait fallu un délai de réflexion aussi bien pour les ouvriers que pour nous), qu’une étude des postes pour un relèvement des qualifications ne toucherait pas les « vieux » ouvriers de l'usine de Gerland qui faisaient effectivement, suivant les critères capitalistes, un travail de manœuvre[7].
Deux choses sont à retirer de cela :
– les erreurs commises ne sont pas imputables à un ou deux éléments qui auraient « trahis », mais à tout le groupe qui n'a pas eu la maturité politique nécessaire.
– les erreurs commises ne l’ont pas été parce que les positions tactiques du groupe étaient mauvaises, mais parce que sans que nous nous en rendions bien compte, nos interventions sortaient de notre domaine d’action imparti ; à cette déviation, il y a deux raisons principales qui sont premièrement de faire contrepoids à la CFDT tout en maintenant la barque qui dérive et deuxièmement, l'adoption d'un point de vue groupusculaire rejoignant celui de la CFDT. Cette grève doit se terminer pour que devant les médias, les militants CGT, PCF etc., il soit fait la preuve que cette grève n’a pas été manipulée par des irresponsables. Sur ce dernier point nous sommes d’accord la grève n’a pas été manipulée par des irresponsables : elle a été instrumentalisée par des éléments responsables.
Tout de suite après la grève, quatre ou cinq militants du groupe de Lyon ont fait la critique de cette pratique, ce qui, après accord de l’ensemble du groupe, sauf un, a fait l’objet d’un texte distribué à tous les militants des Cahiers et discuté a Paris pendant les journées d'étude.
Parallèlement, une critique d’un certain nombre de camarades parisiens était apparue pendant la grève de Penarroya sur les points suivants :
– détention de l’information et prise de décisions par quelques-uns.
– abandon des autres activités pendant Penarroya.
– la façon dont le travail avait été envisagé à Girosteel.
– certaines actions des Cahiers tendaient à s’éloigner de la pratique traditionnelle du groupe comme l’organisation de manifestations.
Nous ne pensons pas que ces critiques touchaient le fond des problèmes, mais cette situation était représentative d’une crise de confiance nationale par certains côtés explosive. La crise fut résorbée dans le mois qui suivit les journées d'étude, et ce par le processus suivant : pour que l’activité du groupe se développe à partir des acquis de Penarroya, il fallait que les critiques cessent, ou que du moins les militants qui les expriment soient attelés à une tâche de reconstruction de l'organisation. Processus finalement classique de tout groupe à visée partitiste. Pour cela, on fit des analyses sur les tâches nouvelles et importantes qui nous attendaient après Penarroya et donc sur la nécessité de transformer le groupe, « qui, étant-donné-ce-que-nous-sommes- » etc (sous-entendu des éléments globalement extérieurs à la classe ouvrière). Ce fut l'amorce d'un processus de réorganisation, ou pour être plus juste, d'une véritable organisation car il faut bien le dire, le groupe était resté jusque là un groupe très informel, surtout en province, ce qui avait permis d'y intégrer des camarades de tendance libertaire. Organisation de collectifs structurés et séparés les uns des autres suivant les secteurs d'intervention et les activités, participation de tous aux différentes tâches comme au sein des groupes gauchistes avec obligation de vendre un certain nombre minimum de numéros de la revue furent les principales taches définies .
Cette nouvelle orientation ne rencontra aucune opposition à Paris et les militants les plus critiques de la période précédente furent intégrés à cette réorganisation. Mieux même, on leur confia la direction de certains collectifs, sans doute pour leur lier les mains (exemple de G.). A Lyon par contre, une opposition très vive de la part de certains à cette réorganisation, se développe, et ce pour deux raisons principalement :
1- Cette réorganisation tendait à résoudre les problèmes par des solutions formelles de structures : on créait des collectifs, alors que les sujets de ces collectifs, leur utilité n’étaient même pas discutés. L’exemple le plus typique est celui du collectif diffusion. Le problème réel : le journal ne se vend pas — fut transformé en une insuffisance politique subjectiviste : on ne vend pas le journal par manque de volonté militante. Poser la question dans cette forme empêchait de se pencher sur l’utilité du journal ou d’autres organes d’information possibles en fonction des besoins du mouvement. Cela devenait : il faut bien vendre le journal, puisque c’est le seul outil qui existe (cf. comme modèle du genre le texte sur la diffusion fait par B. F.)
2- Cette tendance brutale de réorganisation visait en fait essentiellement à stopper le travail de réflexion engagé dans le groupe, et surtout à empêcher que ne se développent les conséquences de ce travail. En dernier mot, cette manœuvre, qui, il faut bien le reconnaître, correspondait aussi à une nécessité objective de conservation de l’organisation, visait à diviser les « gauchistes » des Cahiers en les obligeant soit à accepter en bloc l’orientation nouvelle, soit à la refuser, et en ce cas à se couper des autres militants. La réussite de cette manœuvre qui parvint à isoler cinq camarades environ du reste du groupe, s’explique par trois faits complémentaires :
a) La critique d’ensemble, faite par le groupe de Lyon pour les journées d'étude avait été faite « à chaud » et sans que les conséquences de cette critique soient bien visibles pour tous. Ainsi la situation de rupture qui s’instaura pendant ces J.Ε. effraya pas mal de camarades, une fois l’ambiance retombée. En effet, cette critique poussée jusqu’au bout aurait dû amener de grands changements aux Cahiers, mais devant l’impossibilité de soulever le même rapport de force à Paris, ou même simplement pour certains, de discuter de certaines questions, une contradiction surgit : ou bien continuer la critique et se marginaliser peu à peu par rapport aux Cahiers (départ ou isolement), ou bien rentrer dans le rang et intérioriser la logique de l’organisation.
b) Logique de l’organisation, qui par certains côtés, et « à froid » devenait intéressante. Penarroya constituait de fait une rampe de lancement pour le groupe (surtout à Lyon). De plus les contacts fréquents avec des responsables « ouvriers » lyonnais, et des personnalités de la « toute gauche », avaient entraîné des tendances à la mondanité politique et disons-le pour certains, à l'arrivisme.
Parallèlement, la relation militants-organisation prenait de plus en plus des tours groupusculaires, dans la mesure où une direction occulte imposait sa loi en limitant et interdisant même toute critique de fond, en resserrant l’étreinte du groupe sur les militants (surveillance accrue de la vie privée, mais surtout surveillance idéologique). Ce phénomène ajouté aux nouveautés du rapport organisation-classe ouvrière dans la dernière semaine de la grève de P., achevait de transformer les Cahiers de Mai en un groupuscule nouveau de type ancien.
c) L’incapacité politique de la plupart des militants lyonnais à percevoir comme problème politique d’ensemble tout nouveau petit problème ou petit point technico-politique mis sur le tapis pour faire diversion, les amenait à traiter tous ces petits points indépendamment sans en voir le lien, l’unité fondamentale et donc sans pouvoir déjouer les manœuvres. Ainsi pour un certain nombre de militants (dont l’un participe à ce texte), les collectifs apparaissaient comme un moyen de discuter plus largement et plus démocratiquement de la pratique des groupes de travail.
La crise éclata sur le problème des collectifs, puis se cristallisa dans les groupes de travail : le groupe Métaux lançant ultimatum sur ultimatum au groupe Textile pour la reprise d’un travail commun sur les nouvelles bases décidées ; et ce dernier faisant la sourde oreille, dans la mesure où les camarades incriminés qui animaient ce groupe Textile n'avaient pas la possibilité de résoudre le conflit sans utiliser les mêmes armes de pouvoir que celles employées contre eux. Le conflit prit un tour de plus en plus violent (injures, calomnies) mais le travail d’enquête se poursuivait tant bien que mal et dans le deuxième groupe (Textile) il se concentrait essentiellement sur deux secteurs : le textile et le papier-carton. C’est sur le Papier-Carton qu’allait surgir un nouveau conflit.
Retraçons rapidement l’historique des activités des Cahiers dans ce secteur : avant Pâques, une enquête est menée pendant la grève de Zig-Zag en Savoie ; un texte fait avec les ouvriers est distribué dans d’autres usines. Des discussions s’engagent qui amèneront un texte de réponse fait par les ouvriers de la cartonnerie Voisin-Pascal des Eparres en Isère. Sur la base de ce texte, les camarades qui y ont participé imposent au groupe des Cahiers la continuation des activités dans ce secteur et s’opposent à priori à une tentative de concentration du travail sur un eu deux secteurs bien déterminés ou sur une ou deux usines précises. Ils soulèvent le dangers qu’il y aurait à ce que les Cahiers se concentrent sur de grandes entreprises (Berliet par exemple à Lyon), et deviennent, peu à peu des groupes d’usine. Ils se demandent aussi si les motivations entraînant les choix des secteurs d’intervention seront explicites ou explicitées à tous les militants ?
Derrière la justification de la ligne générale selon laquelle « l’importance de certains secteurs ou usines pour l’industrie française, mais aussi pour la lutte de classe » (les luttes dans certaines usines seraient plus signifiantes pour la classe ouvrière que les autres), ne se cachent-ils pas des choix politiques officieux sur la nécessité de l’intervention dans des secteurs-clés pour amorcer une percée sur la scène politique locale ou nationale ? Ainsi Jean-Louis P, de la direction parisienne disant à Lyon « si nous faisons, toute proportion gardée, à Berliet, ce que nous faisons à P., nous devenons à Lyon une des forces politiques qui compte » !
Après accord du groupe de travail tout entier, notre action continue dans le papier-carton (pour ceux qui seraient intéressés, cette pratique est synthétisée dans un rapport de 5 pages, que vous pouvez nous demander). C’est ce rapport qui allait faire l’objet d’une attaque violente de Bernard F. qui nous accusa d’avoir adressé ce rapport aux sections syndicales des usines du papier-carton de la région Rhône-Alpes, à qui nous faisions des propositions très précises nées des discussions avec les ouvriers de Zig-Zag et de Voisin-Pascal.
Les critiques exprimées étaient :
– au nom de quoi leur faisions-nous des propositions qui par leur formulation revêtaient un caractère impératif ?
– en faisant cela nous leur faisions croire que nous étions capables d’assumer une tâche que les syndicats eux-mêmes ne peuvent remplir, à savoir la circulation de l’information et l’organisation de la liaison entre travailleurs.
– que nous nous conduisions comme un groupe politique, que nous, les champions de « 1’autonomie » de la classe ouvrière, nous nous substituions à celle-ci, que nous faisions des propositions destinées à la diriger,
– enfin que ce travail nous permettait de nous éloigner du groupe des « Cahiers » tous en conservant sous notre coupe, les membres du groupe Textile afin de construire une nouvelle organisation après notre départ des Cahiers.
Ce double procédé est classique des organisations politiques. Il consiste premièrement à accuser faussement une tendance de se livrer à une pratique condamnable, pratique qui est justement celle correspondant à la ligne générale (ici le substituisme par rapport à la classe et les compromissions avec la CFDT) et deuxièmement d'accuser toute position de désaccord comme une tentative de sabordage de l'organisation, préalable à une scission future déjà préparée. Ce procédé n'est d'ailleurs pas nouveau aux Cahiers, puisqu’il fut employé contre les militants de la zone Est de la région parisienne il y a deux ans, quand ceux-ci firent un journal pour Paris Est. Ce journal ne faisait pourtant que reprendre des enquêtes publiées par les Cahiers, ou des enquêtes qui n’avaient pu trouver place dans le bulletin mensuel.
Bernard F. nous demanda de nous expliquer publiquement par un texte sur notre pratique, mais en soulignant que pour lui, son opinion était faite (là encore, un grand classique politicien). Notre pratique était contradictoire avec le projet des Cahiers et d'ailleurs, il ne changerait pas d'avis. Le texte aurait comme seul but de nous dévoiler aux yeux des militants du groupe. Cela se passe de commentaire.
Nous verrons dans la deuxième partie que d’une part, la pratique dans le papier-carton était tout le contraire de la pratique d’un groupe politique et que la critique faite par B.F. s’appliquerait plutôt très bien à la pratique générale des Cahiers.
Après réflexion (et secondairement pour des raisons techniques), nous refusâmes de répondre à cette provocation, surtout vu l’ambiance qui régnait alors dans le groupe et nous en tirâmes les leçons qui s’imposaient.
De telles pratiques dans le fonctionnement du groupe ne sont que le corollaire des pratiques du groupe en milieu ouvrier. Nous verrons cela plus à fond dans la deuxième partie.
Le traditionnel stage d’été des Cahiers n’apporta sur le fond aucun changement, mais eut plusieurs effets du point de vue de l’organisation du groupe.
1 – resserrer les liens entre les militants et l’organisation sur la base d’une participation accrue de tous les militants à l’élaboration de « la Ligne » et des tâches qui en découlent. Ceci correspondait à un double besoin, surtout à Paris :
a) Deux camarades parisiens en accord sur beaucoup de points avec nous, étaient partis des Cahiers au printemps en faisant un certain nombre de critiques (cf. le texte de Simon D.), dont l’une concernait le mode de fonctionnement interne du groupe parisien : « ligne » des Cahiers élaborée par deux ou trois militants, information monopolisée par ceux qui empêchaient les autres militants d’avoir une vision globale de la situation et de leurs tâches, contrôle et direction occultes sur l’activité du groupe, absence de toute possibilité réelle de réflexion sur la pratique et ce à cause du terrorisme existant à l’intérieur des groupes de travail et dans les R.C. Ceci existant surtout à l’état caricatural à l’intérieur du groupe textile de Paris.
Ces camarades après discussion revinrent aux Cahiers, car le camarade Daniel A., conscient du bien fondé de la critique et par ailleurs fondateur des Cahiers, abonda en ce sens et donna un coup de barre pour développer la démocratie interne à l’intérieur des groupes par la « participation-intégration ».
b) Ce revirement n’aurait pas été aussi facile s’il n’avait été causé que par cela. Plus profondément, l’ancien fonctionnement du groupe gênait beaucoup la réalisation des nouveaux projets des Cahiers et le développement du travail. Après Penarroya, de nouvelles et importantes tâches attendaient les militants. De plus en plus leur pratique les engagerait dans des responsabilités nouvelles qui souffraient de moins en moins de ratés et demanderaient un niveau politique élevé. Il fallait donc en priorité donner aux militants une base commune de référence (nécessité de l’élaboration d’un document du type de celui élaboré à Bagard), et ensuite supprimer le terrorisme intellectuel opéré par certain qui empêchait la majorité des militants de s’exprimer. Pour cela, il fallait leur donner l’impression de participer, de s’intégrer à toutes les tâches de l’organisation sans que certaines ne soient ressenties que comme des taches secondaires et techniques, des taches pour « occuper » les militants Il fallait qu'elles apparaissent toutes comme des tâches politiques. Il semble que cela ait bien marché, malgré le caractère complètement mystificateur de cette orientation, puisque si l’on regarde bien le fruit des discussions représenté par le texte de Bagard, on s’aperçoit que :
– à aucun moment un effort critique sur 1a pratique des Cahiers et son évolution depuis 4 ans n’a été fait ;
– le texte se compose uniquement d’un ressassé du marxisme plus les idées de Mai 68 ;
– finalement il brosse en conclusion une perspective pour la rentrée à partir d’une analyse de la situation actuelle et des élections dont le moins qu’en puisse dire, est qu’elle n’a sûrement pas été élaborée par l’ensemble des militants, mais que ceux-ci l’acceptent, comme maintenant ils acceptent tout. On ne peut pas dire non plus qu’elle a sa source dans les préoccupations actuelles des travailleurs. De toute façon, sans prendre position à priori sur ce dernier point, nous ne sommes pas étonnés de voir que le groupe part avec l’idée que va peut-être se développer un courant en faveur de « l’UP », et qu’ensuite il va aller dans les usines pour confirmation de son hypothèse. C’est ainsi que les idées des Cahiers vont être plaquées sur la réalité sociale. On vient d'en avoir un exemple « frappant » début décembre. Des militants lyonnais des Cahiers se sont fait casser la figure par des ouvriers de Berliet pendant un meeting devant l'usine de Vénissieux, alors qu'ils essayaient de distribuer un tract appelant à soutenir l’U.P. sauce Cahiers et à lire le journal. Le contenu du tract, aussi éloigné des préoccupations des travailleurs qu’aurait pu l’être un tract sur le Vietnam ou sur la Palestine, a permis d’isoler facilement les diffuseurs, ce qui est la condition première légitimant,, aux yeux des cégétistes, une agression physique en public. Tout cela est significatif du rapport que les militants des Cahiers instaurent entre eux et les ouvriers. Ils pensent et théorisent les luttes ouvrières, puis ils vont ausculter les ouvriers pour vérifier le diagnostic. Ni les antécédents politiques de certains militants des Cahiers, ni leurs antécédents de manipulation à l’intérieur du groupe, ne nous portent à croire que cette consultation sera neutre et gratuite. Heureusement les dégâts seront doublement limités par la faiblesse militante du groupe, et surtout par la résistance des ouvriers à toute infiltration-noyautage venant de l’extérieur.
Pour mémoire, nous rappelons que cette pratique n’est pas une surprise, puisqu'il y a trois ans, quand le groupe de Paris proposa une enquête sur la façon dont les ouvriers percevaient le groupe maoïste de la Gauche prolétarienne, cette proposition fut refusée par le groupe de Lyon, puis abandonné. Il en a été de même au stage de Camprieu quand la même démarche fut reprise au sujet des retraites avec le même constat d'échec. La seule nouveauté, c’est qu’il n’existe maintenant plus aucune résistance interne à ces pratiques.
Il faut ajouter pour conclure cette 1ère partie, que la nouvelle « politique » du groupe n’a pas été comprise par tout le monde. Il est vrai que dans une organisation fonctionnant sur le mode bureaucratique, une certaine autonomie de forme est toujours laissée à des bureaucrates de deuxième plan quand ils se trouvent en province et que la situation est trouble. C’est ainsi qu’à la mode parisienne participation-intégration, correspond la mode lyonnaise ultrasectaire-terroriste Nous citons les extraits de la convocation à la RU de rentrée de Lyon (inutile de dire que cette lettre n’a pas été l’œuvre de l’ensemble du groupe de Lyon :
«... Il est nécessaire de développer entre nous la réflexion sur l’activité qui peut permettre de mieux répondre aux besoins du mouvement. Pour faire cette réflexion dans les meilleures conditions, nous proposons de constituer un seul groupe de travail. … Toutefois cela est insuffisant, car cela aurait comme résultat de dégager environ quinze camarades, ce qui est insuffisant : 1°, par sa nature le groupe est composé en grande majorité d’étudiants, ce qui a des conséquences directes sur notre activité. La pratique sociale d’un tel groupe, les idées, le style de travail, entrent bien souvent en contradiction avec la pratique sociale, les idées, le style de travail des militants ouvriers. De plus un tel groupe a tendance à se fermer, a devenir une petite secte, à présenter la participation au groupe comme possible a condition d’être entièrement disponible, Cette condition ne peut en fait être acceptée que par des personnes ayant un statut d’étudiant actif ou prolongé. »
Nous ferons seulement remarquer :
– celui qui a fait cette convocation n’est pas un ouvrier, mais un enseignant de lycée.
– que tout son mépris pour les étudiants ne le rapprochera pas d’un « iota » de la classe ouvrière.
– qu’au contraire son statut social le rapproche plus des étudiants que des travailleurs ; que le fait d’être salarié, de recevoir un « bon » salaire (parce qu’aux Cahiers, « nos » salariés sont un peu spéciaux, même s’ils se disent pudiquement syndiqués) n’est pas un honneur et qu’au contraire, il permet de s’installer dans une double vie (à la différence des travailleurs), reposant sur la séparation entre la pratique du militant et une vie professionnelle et privée jamais remise en cause,
– que le but serait donc de passer d’une organisation d’étudiants à une organisation de cadres supérieurs,
– que poser les problèmes de cette façon, c’est faire du sociologisme, c’est évacuer les vrais problèmes qui sont pourquoi les ouvriers ne s’intègrent pas aux groupes de travail ? en quoi sur ce point là, les Cahiers ne proposent pas autre chose que les partis et groupuscules ? quel est le statut réel du groupe, etc. ?
– une fois de plus, on tiré le rideau surtout ce qui s’est dit et fait auparavant, montrant par là que la seule continuité entre hier et aujourd’hui, c’est l’absurdité de ce qui est proposé ; en instaurant un seul groupe de travail qui permettra le contrôle de toutes les activités des militants, et permettra de remettre au pli ceux qui se sont laissés abuser par les « méchants » (ainsi on demandera à telle jeune militante de faire son autocritique écrite sur ses égarements passés !). On voit donc que comme dans toutes les bonnes organisations marxistes-léninistes, le « Bureau politique » demande aux hérétiques récupérables de renier ce à quoi ils ont cru et leurs amitiés politiques. Le cercle est bouclé, la participation actuelle au groupe de Lyon se fait sur la base d’un abandon de toute critique passée et sur le contrôle de toute critique à venir.
2ème partie
Dans cette deuxième partie, nous allons faire un rapide historique des Cahiers de 1968 à 1972 en essayant de montrer en quoi la situation actuelle était déjà contenue en germe dans les formes antérieures du projet des Cahiers, et par là même, montrer en quoi la deuxième phase annoncée par le n° 38 du journal ne représente qu'un coup de force de la direction ne reposant sur aucune base matérielle.
Chronologie
1 - Dans un premier temps : reconnaissance de l’apport nouveau du « mouvement de mai », mais de son caractère prolétarien. Reconnaissance de l’existence d’une avant-garde ouvrière dont le besoin principal était la rupture avec son isolement. A partir de là, le projet des Cahiers s’insérait dans la perspective de cette avant-garde ouvrière. En effet, l’élaboration d’un journal ouvrier de masse devait rompre l’isolement en faisant circuler une information sur les luttes, permettant à terme, la systématisation des idées des masses, puis l’élaboration d’un projet d’ensemble.
Cette perspective reposait sur l’hypothèse d’un développement rapide des liaisons entre les différents éléments constituant une « avant-garde » ouvrière de fait ; sur la prise en main ou tout du moins le contrôle de ces ouvriers sur le journal ; enfin sur la constitution relativement rapide « d’une organisation d'un type nouveau, si minoritaire soit-elle ».
Hypothèse erronée à double titre :
a – les « noyaux » épars de l’avant-garde étaient pris comme une chose nouvelle, caractéristique de Mai 1968, même si certains de ces « noyaux » ne surgirent qu’un an ou deux après 1968. Ils étaient un signe que le mouvement de mai 68 ne constituait pas le sommet de la lutte, mais le point de départ et de développement d’un processus offensif (même s’il devait être lent) de la classe ouvrière.
En fait, nous nous trompions sur le caractère de ces groupes certains, informels, disparurent rapidement, d’autres rentrèrent dans le giron syndical, et enfin les autres tentaient de s’organiser d’une façon permanente, et pour « élargir leur vision », ils rejoignaient soit les groupuscules politiques, soit ils formaient leurs propres groupes, souvent à l’intérieur de leur branche professionnelle (les cheminots, les postiers). Ils étaient souvent beaucoup plus préoccupés par leurs problèmes de fonctionnement interne : participation de tous aux décisions, démocratie ouvrière, élaboration collective de leurs propres positions par rapport aux revendications syndicales et plus généralement par rapport aux stratégies syndicales etc., que par le problème de leurs rapports aux masses, souvent conçues d’une façon traditionnelle (ex : Action Cheminots – cf. le n° du Courrier Militant sur ce sujet). Ils apparaissaient aux yeux des ouvriers, soit comme un 3ème ou un 4ème syndicat, soit comme la gauche du syndicat. Leur disparition rapide ne fut pas étrangère à cette ambiguïté jamais levée.
b – sous une forme nouvelle, ces groupes n’étaient qu’une réédition de petits noyaux « durs » qui existent depuis 30 ans dans les usines, mais qui n'ont jamais pesé d'un poids important (sauf à Renault en 1947). L’erreur était de ramener « le mouvement de Mai », qui a été incontestablement un mouvement de masse, aux formes organisationnelles qu’il a pris quelques mois après. Si on ne fait pas cette critique, il devient impossible de comprendre pourquoi ces « noyaux », cette « gauche syndicale », ces « comités d’action » n’ont pu se coordonner et élaborer la tactique de lutte nécessaire à la période de l’après-1968. Ces erreurs dans notre appréciation étaient dues au poids de l’idéologie traditionnelle du mouvement ouvrier en notre sein, poids qui nous faisait prendre les manifestations visibles du mouvement pour le mouvement lui-même, qui nous faisait insister sur le rôle primordial de capitalisation et même d’extension de cette organisation visible parce qu'elle était l'expression de l’avant-garde ouvrière.
2 - Dans un deuxième temps les perspectives dressées tout d’abord se sont bouchées progressivement. La situation parait moins euphorique, l’avant-garde ouvrière se tait.
On décide donc d’aller voir de plus près ce qui se passe dans les usines, et ce, sur le base nouvelle de l’enquête ouvrière (no 22 des Cahiers de Mai) dont les 4 fonctions principales sont : donner la parole aux travailleurs révolutionnaires dans les entreprises, regrouper les militants ouvriers autour de l’enquête (charte), servir d’instrument de propagande et d’agitation, diminuer la ségrégation entre militants extérieurs et militants ouvriers.
Le rôle primordial de l’information et de le liaison directes est mis en avant (no 30), Parallèlement, puisque personne ne vient prendre le relève, les Cahiers s’installent dans leur rôle « d’intermédiaire». Ils cherchent à se donner un minimum de règles internes qui permettent un fonctionnement d'organisation tout en contribuant au développement de la pratique collective dans les entreprises ce qui est la base même de l’élaboration du projet collectif général. Mais ce projet d’ensemble n’a été conçu que comme diffusion d’un certain nombre de textes collectifs par le journal, alors qu’il aurait fallu que tout soit fait pour que les travailleurs élaborent collectivement entre leurs entreprises, divers moyens d’information et liaisons qui permettent d’activer le processus d’élaboration de ce projet d’ensemble. Cette rupture dans l’unité indispensable de notre contribution avait comme corollaire principal, la mainmise progressive et insensible du groupe des Cahiers sur la confection de ce projet, à l’aide de l’expérience qu’il pouvait tirer de la lutte des travailleurs au cours des enquêtes.
Cela menait tout droit à l’élaboration d’un projet théorique coupé des idées des masses, mais que l’on devait aller vérifier sur place. Cette pratique atteint son plein développement seulement aujourd'hui (cf. le n°38) dans la tactique des Cahiers par rapport à « l’U.P ».
3 - Dans un troisième temps, c’est le processus de lutte de Penarroya qui entraîne la réorganisation interne du groupe, le réajustement de sa pratique : le point central se déplace d’une contribution à la liaison et l’information directes et collectives entre travailleurs, vers la contribution à l’unité des travailleurs à l’intérieur de leur entreprise. Toute cette réorganisation et réflexion se mène en fonction de l’exemple de Penarroya. sans que soient tirées les leçons des échecs et difficultés de la période précédente qui manifestaient d'une part que le projet des Cahiers rencontrait peu d’échos, ou plus exactement ne suscitait qu'un intérêt assez abstrait et d'autre part que le journal n’assurait absolument pas son rôle avec une diffusion de plus en plus faible et restreinte à un cercle bien particulier d’intellectuels et de délégués syndicaux.
Dans l’éditorial du no 38 des Cahiers, il est d’ailleurs dit « Fin mars dernier, il était clair pour la quasi-totalité des militants des groupes de travail et pour de nombreux militants ouvriers, ici et là (c'est nous qui soulignons cet exemple de langage codé à usage interne) que 1a phase préliminaire des Cahiers s’achevait, après quatre années d’efforts et que les conditions commençaient à être réunies pour que ce projet connaisse un véritable développement et devienne une réalité « vivante » (il est heureux et nouveau que certains reconnaissent qu’il n’était pas bien vivant auparavant).
Cela veut dire qu’on fait de la lutte à Penarroya non seulement le signe du bien fondé du projet des Cahiers en direction des masses, mais aussi d’un changement qualitatif et quantitatif de l’activité du groupe.
Voyons de plus près ce qu’il en est réellement :
Comme nous l’avons signalé dans la première partie, la lutte à Penarroya a été un fait nouveau dans l’activité du groupe et qui a eu des incidences positives évidemment pour les ouvriers, mais aussi pour les militants des Cahiers (sans sous-estimer les côtés négatifs cf. 1ère partie), mais est-ce que quelque chose a vraiment changé depuis ?
1 – la pratique actuelle des Cahiers rencontre les mêmes difficultés qu’avant Penarroya.
Nous n’en citerons qu'un exemple à partir de l'expérience lyonnaise à Berliet. Sans vouloir simplifier la situation, (il n’est pas facile de se représenter à Berliet après un an d’absence totale), on peut dire que rien n’a avancé depuis les deux derniers textes Berliet (no 31 et no 32), et que nous devons quasiment repartir de zéro. Les leçons qui seraient à en tirer sont en partie masquées, premièrement, par le fait que des militants réussissent quand même à rentrer en contact avec des ouvriers de Berliet et même avec des permanents CGT et ce essentiellement par contacts personnels, par connaissance, donc à avoir des informations sur les luttes, ce qui permet d’écrire quelque chose sur la grève (cf. no 38 et une pratique type Politique-Hebdo) ; deuxièmement par le fait que les militants actuels des Cahiers perçoivent autrement les difficultés et leur rôle. Ces difficultés ne leur posent plus de gros problèmes. Les scrupules ont disparu. Et si les nécessités de l’organisation ou de la parution du journal l’exigent « on en fera un texte collectif » comme disent certains.
Le grand mérite d’un compte-rendu d’octobre du groupe textile de Paris, c’est d’avoir théorisé cette faillite. C’était à propos d’une enquête possible dans le Nord et voici à peu près les termes du compte-rendu censé répondre aux interrogations d'un camarade à l'initiative de l'enquête : si nous y allons, il faut y aller avec des propositions précises, mais si elles sont précises ces propositions ne correspondent sûrement pas aux besoins. Donc il faut y aller sans proposition précise, uniquement pour information, ce qui nous permettra de préciser les propositions à faire quand on y retournera (propositions qui seront précisées à Paris évidemment). Seulement si nous ne proposons rien, pourquoi les ouvriers nous recevraient-ils, et pourquoi nous donneraient-ils des informations ? Il faudrait que l’on puisse leur expliquer « notre projet », mais comment leur expliquer abstraitement sans faire concrètement de propositions ? On voit comment le cercle fut bouclé, et ces élucubrations furent envoyées à un camarade du Nord pour sa gouverne. Il semble que là aussi cette crise de découragement n’a été que passagère et qu’on ne se pose plus tant de questions aujourd'hui.
2 – Le problème de la crédibilité des Cahiers et de leur projet a toujours hanté un certain nombre de « dirigeants » des Cahiers, surtout par comparaison avec la crédibilité, dès sa naissance, du groupe et du journal italien Ιl Manifesto[8]. Or Penarroya pouvait bien fournir une bonne rampe de lancement pour le projet des Cahiers. En fait si les Cahiers sont un peu sortis de leur anonymat, si la CGT et la CFDT savent mieux ce qu’ils font, les travailleurs et les intellectuels n’ont pas mordu au projet. Ils continuent par exemple dans la région lyonnaise, à former les troupes de choc des comités de soutien contrôlés par le PSU ou les Maos (Neyrpic, Berliet- Bouthéon, Maillard et Duclos, Ciapem). Si ces militants disponibles pour des actions de soutien se tiennent à l’écart des Cahiers, c’est qu’ils ne voient pas bien en quoi ils se différencient des autres sectes ou groupuscules. Il est vrai que ce problème a été posé au cours de la réorganisation du groupe après Penarroya et qu’une autocritique fut faite sur ce point. Seulement, elle n’envisageait pas le problème au fond. Elle n’était que tactique et dirigée dans un double but :
– le but premier étant évidemment d'accroître le nombre de militants des groupes de travail pour pouvoir développer les activités.
– mais, incidemment, cela permettrait aussi de noyer les opposants à la ligne majoritaire dans un afflux de militants neufs et s'ils renâclaient, de les accuser de vouloir maintenir 1’organisation à l’état de petite secte pour garder le contrôle sur elle. Les accusateurs devenaient alors les accusés.
Un exemple traduit bien ce nouvel état d'esprit. Pendant que les textes internes des Cahiers marquaient l’offensive contre l’esprit de secte et l’ouverture du groupe vers l’extérieur, nous fûmes assez étonnés de voir que le sectarisme du groupe se développait, et ce particulièrement à Lyon. En effet, les militants de la tendance majoritaire rigolaient des comités de soutien qui se formaient au cours de chaque grève et ils en arrivaient même à souhaiter l’échec des grèves pour bien montrer que les comités de soutien menaient les ouvriers à la catastrophe et que la seule organisation extérieure à la classe, mais responsable, c’était les Cahiers. En fait, tout cela était l’expression du dépit du groupe qui dans toutes les grèves importantes de la région après Penarroya, n’a jamais pu déterminer quelle pouvait être sa contribution aux luttes.
La tactique officielle du groupe, surtout pendant les grèves de maillard et Duclos (printemps) et de la Ciapem (septembre-octobre) fut de ne pas se « mouiller ». Il n'était pas question de salir son image de marque toute fraiche peinte aux couleurs de Penarroya, dans des grèves perdues d’avance puisque mal préparées et mal organisées ou mal soutenues par tout un milieu gauchiste, véritable panier de crabes des « oisifs politiques lyonnais » (sic).
Sans défendre à tout prix la nécessité d’une contribution à ces conflits, il nous semble bien que cette tactique fut le fruit, non essentiellement d’une réflexion sur les besoins du mouvement, mais d’une analyse faite de la situation politique générale dans la région lyonnaise, par un ou deux militants « ayant la vision globale » (sic encore) et qui se placèrent résolument du point de vue de ce qu’avait à perdre ou gagner, l’organisation. Ainsi au cours de la grève Maillard et Duclos, les Cahiers firent pression sur les ouvriers de Penarroya pour que ceux-ci limitent leur aide financière aux ouvriers en grève, ce qui fit perdre aux Cahiers encore un peu de la marge de sympathie qu’ils avaient gagné au cours de la lutte de Penarroya. Beaucoup de personnes actives dans les luttes ne comprenaient pas pourquoi la caisse de grève de Penarroya restait pleine, alors que celle de Maillard et Duclos, qui avait besoin d’être remplie de suite, était vide.
Bien sûr, la grève de M et Duclos n’a pas échoué pour des raisons financières et on peut dire que les ouvriers de Penarroya et le groupe des Cahiers n’ont aucune responsabilité directe dans la défaite des travailleurs de Maillard et Duclos, mais nous avons insisté sur cet épisode pour montrer que les Cahiers intervenaient dorénavant en tant que force politique non seulement dans les affaires intérieures des ouvriers de Penarroya. (cela ils en ont pris l’habitude), mais aussi aux yeux des ouvriers d’une autre usine, du comité de soutien à la grève et d’une partie de la population, comme une organisation politique porteuse de la vérité et qui faisait bien la différence entre son modèle de grève et les autres, entre son comité de soutien modèle et les autres.
3 - L’organisation interne du groupe n’a pas subi de changement fondamental :
- La composition sociologique du groupe reste la même, si ce n’est que le nombre d’étudiants baisse, en proportion exacte de l’augmentation du nombre des salariés cadres dans le groupe.
Le style de travail n’a pas changé réellement, sauf si l’on entend par changement de style de travail le fait que l’ambiance est moins conviviale pendant les réunions, que l’on rigole moins pendant les enquêtes (le style de travail prolétarien a toujours été assimilé, au sein de la petite bourgeoisie au puritanisme et à l’austérité). En même temps, on fait l’apologie du militantisme (Ah qu’il fait bon militer !), et on se demande un peu pourquoi ces braves gens voudraient « changer la vie » puisqu’ils sont si bien dans la situation actuelle. Tous ces traits sont significatifs d’un seul changement : celui qui s’est opéré dans leur tête.
Plus personne ne parle des collectifs qui firent l’objet de si grandes discussions. La mode passe.
- Le problème des groupes de travail n’a pas avancé d’un poil. Ainsi à Lyon, les oscillations vont d’un seul groupe de travail à plusieurs groupes ou/et à des correspondants de groupe. La situation est aussi confuse qu’au moment de l’installation des groupes de travail à Lyon il y a un an et demi.
4 – Le journal.
La tendance déjà bien affirmée avant Penarroya pour laquelle les textes collectifs des travailleurs passent de plus en plus au deuxième plan par rapport aux textes, éditoriaux, encarts des militants des Cahiers trouve son aboutissement dans le no 38. C’est qu’on aurait dépassé la phase du texte collectif qui ne démontre rien, du texte collectif descriptif et catalogue (cf. déjà les critiques sur le texte à la Cachat-Evian et sur le texte des Forges de Cran). Faire circuler de tels textes, c’est bien, mais c’est quand même de « l’économisme », alors que ce qui est « politique », c’est les textes collectifs accompagnés des commentaires de la rédaction du journal. Traduisez : ce qui est politique, ce ne sont que les textes collectifs qui s'intègrent au schéma d’analyse du journal.
Ce qui ressurgit ici, c’est la vieille conception « léninifiante » de ce qu’est la classe ouvrière laissée à elle-même et de l’apport essentiel, politique, que doivent lui apporter les intellectuels (sur ce sujet cf. les développements du texte de Simon D.).
Nous allons essayer de voir ce que la pratique dans le secteur Papier-Carton a apporté de clarification pratique à cette critique.
Cette intervention dans le secteur du papier-carton
– amorçait une tentative de pratique suivie (trois mois), dans un secteur donné, et dans une région limitée (mais qui eut une extension dans l’Ouest et le Midi).
– elle amorçait dans ce secteur un développement du processus de liaison et d’information directes (les textes collectifs avec les travailleurs de Zig-Zag, Voisin-Pascal, la façon dont ils étaient reçus, etc.)
– elle amorçait un développement du processus de liaison et d’information directes entre usines de différentes branches d’industries sur la base d’une organisation capitaliste du travail et de conditions de travail similaires (amorce de liaison Novacel-Alizay-Zig-Zag)
– enfin et surtout, c’est le point qui nous intéresse ici, elle apportait une clarification au problème du journal et des outils d’information nécessaires à la classe pour développer et assurer son autonomie réelle. En effet, si les travailleurs du Papier-Carton avec qui nous nous sommes trouvés en rapport étroit pendant ces trois mois (et ils n’étaient pas seulement quatre ou cinq), ne contestaient pas l’utilité d’un journal comme les Cahiers de Mai, ils pensaient surtout que ce qui leur serait immédiatement utile serait une sorte de feuille ronéotée permettant une discussion entre travailleurs du papier-carton et travailleurs ayant les mêmes problèmes, même s’ils sont dans d’autres secteurs. Ils étaient d’accord pour que cette feuille soit prise en charge matériellement par nous, mais comptaient participer au maximum au financement, à la diffusion et à l’élaboration de ce qu’ils considéraient comme pouvant devenir leur propre instrument de lutte. Leur proposition contenait, sous-jacente, l’idée que le journal, les Cahiers de Mai, tel qu’il se présente actuellement, de par son contenu et sa forme, est un organe extérieur aux travailleurs et d'une utilité qui reste finalement très abstraite, plus énoncée que vérifiée.
Cela rejoignait et même dépassait notre position des Journées d'études de Pâques que nous rappellerons brièvement avant de montrer les insuffisances à la lumière de l’expérience papier-carton. Les points avancés étaient :
– Contradiction entre le développement de nos activités et la diffusion restreinte, et sélective du journal.
– sous sa forme actuelle, le journal privilégie les textes de réflexion par rapport aux textes d’information et de liaison. La direction de ce débat est de plus limitée à un certain nombre de militants.
– Pourquoi pas une Lettre hebdomadaire, dont le groupe dans son entier avait souhaité l’apparition à Camprieu .
En conséquence, nous demandions qu’en préalable à toute discussion sur la diffusion du journal, soit envisagée une discussion sur son utilité et surtout sur les besoins du mouvement en matière d’information et de liaison.
Tout le monde connait la réponse qui nous fut donnée, la lettre hebdomadaire, ça coûte cher ; il faut diffuser le mensuel, car on n’a que cela sous la main. En fait notre proposition d’une lettre hebdomadaire était maladroite et insuffisante, car à un problème complexe, nous donnions une solution schématique et formelle.
En effet, la lettre hebdomadaire ne permettait pas de centrer assez le problème sur les besoins de la classe. Elle ne pouvait être perçue que comme une initiative technico-politique destinée à résoudre des problèmes somme toute, internes aux Cahiers (l’activité globale du groupe ne peut trouver sa place entièrement dans le mensuel actuel ; il y a des textes pressés, des textes de réflexion, etc.). C’est aussi ce qui permit de faire l’unanimité à Camprieu sur ce projet vague et c’est aussi ce qui justifiait la réponse que l’on nous fît à Pâques ; pas assez d’argent, mais patientez un peu.
Notre proposition n’était donc pas fondamentalement différente de la position dominante dans le groupe, du point de vue du rapport de notre pratique avec le mouvement.
Ce dont nous nous sommes rendus compte depuis, c’est que la solution résiderait en une inversion de la démarche : l’organe central (type le mensuel actuel) est censé représenter la synthèse et la systématisation des idées des masses, le lieu et l’expression de ces idées. Or en fait le journal n’est que le reflet-catalogue ou le reflet déformant des luttes et des idées des travailleurs et et cela en fonction des périodes (actuellement, c'est plutôt le reflet déformant qui prédomine). Le journal n’est pas réellement un instrument de lutte aux mains des travailleurs et contrôlé par eux-mêmes. Cet instrument de lutte des travailleurs ne peut pas être pour le moment un organe central, alors que leurs besoins immédiats se situent au niveau plus restreint de leur usine, du trust, ou d’une branche d’industrie et que c’est seulement à ce niveau, pour l’instant du moins, que les travailleurs peuvent assurer pleinement la gestion de leur lutte et le contrôle des organes d’information et liaison directes qui deviennent par là même leurs organes de lutte. La nécessité d’un organe central, contrôlé par les travailleurs, ne se fera sentir que lorsque les réseaux de contact des travailleurs seront suffisamment denses dans toute la France pour qu’ils perçoivent la nécessité, de leur point de vue, de la mise en place de cet organe comme étape préalable à l’élaboration du projet d’ensemble, d’où la prise en charge par mêmes de la direction de cet organe, même s’ils décident de conserver l’appui d’éléments extérieurs aux entreprises.
Pour le moment, cette nécessité, représentée de l’extérieur, par le journal les Cahiers de Mai, leur apparaît complètement abstraite et leurs réactions vis-à-vis de ce journal ne sont que de deux sortes :
– indifférence polie : quand on leur demande s’ils ont lu le journal, ils répondent qu’ils n’ont pas eu le temps.
– sympathie vis-à-vis de ces « jeunes-qui-se-donnent-tant-de-mal », et qui « y croient » ( réflexion de militants de la gauche de la CFDT). Il suffit alors en face de ces militants de leur forcer un peu la main et le numéro est vendu. En gros, cela réduit la clientèle ouvrière du journal à ceux qui lisent les hebdomadaires syndicaux ou les journaux politiques d’extrême gauche.
Il faudrait tout reprendre du départ et cerner les besoins réels du mouvement. Mais cela reviendrait à abandonner les idées sous-jacentes au projet des Cahiers. En effet, ceux-ci ne doivent pas s'effacer devant de nouvelles médiations car le maintien du mensuel est nécessaire à l’image de marque du groupe. De même, la démarche selon laquelle un « centre » se constitue et essaie à partir de lui-même de tresser un réseau après-coup justifie, a priori, l'existence du journal dans sa forme actuelle et bien sûr, la nécessité de le diffuser. Mais se volontarisme se heurte à la dure réalité des faits. En effet, on ne voit pas clairement à qui il s'adresse !
Il ne s’adresse pas aux intellectuels car ceux-ci sont peu portés à s’intéresser au développement autonome du mouvement ouvrier. Leur statut les pousse plus à regarder vers les groupuscules classiques dont l’idéologie est plus propre à satisfaire leur faim de pouvoir que le capitalisme brime.
Il ne s’adresse pas non plus aux travailleurs, mais à une frange bien déterminée de la classe (cf. supra).
Tout ceci fait que pour un militant des Cahiers, la sortie du journal est perçue d’une façon double et contradictoire :
– elle rend compte du travail du groupe au cours du mois passé, ce qui peut être source de satisfaction.
– en même temps, c’est le début de la corvée. Il va falloir le vendre. Heureusement, de multiples procédures techniques ont été mis en place pour remédier à cela. Nous n’en citerons qu’une. Chaque militant est en effet tenu de payer au moins dix numéros avant de les avoir vendus. Les conséquences sont doubles, mais convergentes. La première est répressive : vu la difficulté à vendre, le militant a tendance, (surtout quand il ne voit pas bien l’utilité du journal), à ne pas le vendre, donc l’organisation compte le stimuler en le touchant au porte-monnaie. La seconde conséquence est décomplexante puisque le militant paie ses numéros à l'avance et peut ainsi faire croire qu’il les vend réellement, qu’il est dans la moyenne du bon militant.
Nous sommes fiers d’être parmi les militants qui depuis le début de cette pratique, ont voulu la démystifier en paroles et en actes, par le refus systématique de payer les 10 numéros d’avance. Certains ont appelé cela un « sabotage de la diffusion » fait consciemment avec l’aide de la responsable diffusion du groupe de Lyon. Nous leur laissons la responsabilité de cette interprétation, néanmoins, nous ferons remarquer que nous n’avons jamais refusé de diffuser le journal, nous avons seulement voulu poser les problèmes, car pour nous, tout ce qui tombe de Paris n’est pas béni.
Conclusion
En fait, rien n’a changé ou plutôt si, tout a changé. Ce qui guide l’évolution du groupe, c’est ce qu’il y a dans la tête des militants. La deuxième phase des Cahiers n’existe que dans leur tête ; c’est la forme théorique que prend la transformation du groupe en groupuscule.
D’après l’éditorial du no 38, la 2ème phase annoncerait la concrétisation du projet. Projet qui serait reconnu, et emporterait l’adhésion grandissante des travailleurs. Le projet est conçu comme une plate-forme théorique et non comme une pratique s’inscrivant dans un courant plus ou moins explicite qui aurait été vérifiée dans la 1ère phase, ce qui dorénavant fournirait un mandat aux Cahiers : celui d’être « le point de vue des travailleurs sous leur contrôle direct ». Les Cahiers feraient alors le lien entre la pratique et la théorie du mouvement. Mais ceci n'est que théorique alors que dans les faits, la pratique du texte collectif et les efforts pour créer les conditions d’un projet général des travailleurs tendent à disparaître. Ainsi, on n’envisage plus comment contribuer à la réunion des conditions nécessaires à ce que les ouvriers formulent eux-mêmes leurs revendications, leur propre projet ; on croit pouvoir les formuler à leur place et on espère qu’ils sauront répéter la leçon (cf. le développement de ce point dans le texte de Simon D.),
Cette coupure entre la pratique en milieu ouvrier qui reste fondée sur l’enquête, même si elle passe au second plan et l’attitude consistant à se définir comme le conscience du mouvement du « point de vue des travailleurs » est ce qui fonde un nouveau type de groupuscule. La classe se trouve avoir des spécialistes du verbe, des gens dont la profession est d’être la conscience des autres puisqu’ils n’en sont pas les mains !
Cette coupure est parfaitement assumée. Ainsi on entend parler de « responsabilités accrues depuis Penarroya », de « transformation sous une forme utilisable » d’expériences ouvrières (on décide de ce qui est utile, appropriation et sélection des luttes et idées du mouvement). Cette appropriation-élaboration de l'expression des luttes étant préalable à la transmission, les Cahiers se constituent, par là-même, en une organisation -écran, un filtre en direction des travailleurs.
Bien sûr les Cahiers précisent que toute la réflexion qui en découle se fait sous le contrôle des travailleurs, mais c'est faux. Cette réflexion (exemple au stage de Bagard) s’exerce en champ clos et rien ne permet d’assurer que les Cahiers sont dépositaires d’un point de vue (ouvrier) qui soit autre chose que le leur. Au contraire, tout effort pour favoriser un projet élaboré par des travailleurs est absent de la pratique actuelle du groupe car ce serait reconnaître un échec ou au moins une difficulté. A cet égard, la formule magique de la diffusion d'un journal-synthèse ne règle en rien le problème de l’élaboration, par les travailleurs eux-mêmes, d'un point de vue général du mouvement. De plus, cette réflexion des Cahiers est présentée comme liée à un accroissement du niveau politique des militants et de leurs activités, comme un signe de la « rigueur impitoyable » (sic) avec laquelle s’exprime le point de vue des travailleurs. En vérité elle est plutôt l’expression d’une coupure qui conduit à créer et considérer le niveau politique comme indépendant ou au-dessus de l’expression directe des luttes. Il s’agira de « mieux comprendre », de « chercher les implications théoriques ». Il n’est donc pas étonnant de voir se développer une pratique d’intervention en milieu ouvrier qui aura pour premier but d’amener une vérification de ce que la réflexion théorique a énoncé. Le contrôle direct des travailleurs devient un dogme masqué par le fait que ces documents théoriques sont discutés en partie avec des sortes de correspondants ouvriers des Cahiers. Comment ne pas faire le lien entre cette pratique et le projet « d’U.P » ?
Bien que semblant poser les vrais problèmes, il s’agirait en fait pour les Cahiers d’exprimer au plus vite et avec le plus de force possible, le « point de vue des ouvriers » dans le concert électoral (cf. la rédaction de tract sur l’“U.P.”et contrôlé par qui ?), en faisant totalement abstraction de la manière dont les Cahiers peuvent se prétendre l’expression de ce point de vue et s'ils le favorisent ou non.
Ainsi le projet des Cahiers n’est plus de favoriser l’expression active du mouvement. Ce qui est recherché, c’est que leur projet devienne une « réalité vivante » dès lors qu’un certain nombre de militants ouvriers intériorisent ce projet et pousseraient à le concrétiser.
Vu ce que devient la pratique de ce groupe, les idées-forces du projet (information et liaison directes, autonomie de la classe ouvrière, etc.) ne sont plus confrontées à la réalité et aux besoins du mouvement. Ils deviennent des dogmes que les militants évitent de discuter entre eux, ce qui est nécessaire à l’organisation car cela permet au moins de maintenir une unité de façade à l'intérieur du groupe. Les idées-forces n’existent plus que par elles-mêmes (ex ante) et non plus par une pratique qui les construirait. Ainsi chacun va pouvoir mettre sous les mots ce qui lui convient, c’est-à-dire ses propres présupposés idéologiques :
– l’information et la liaison directes : pour certains le terme direct est mis entre parenthèses[9] et il n’est absolument pas pensé à la possibilité que les ouvriers doivent le plus rapidement possible se passer de notre intermédiaire et élaborer eux-mêmes les moyens de leur autonomie. Evidemment, pour certains intellectuels, il est dur de s’apercevoir que les ouvriers peuvent se passer d’eux en tant qu’éléments dirigeants, catalyseurs ou synthétiseurs.
– l’autonomie du mouvement ouvrier : sans s’étendre nous ferons remarquer qu’il doit y avoir peu de points communs dans la compréhension du terme « autonomie » entre des individus qui pensent par exemple que le socialisme a existé en URSS ou qu’il est en place en Chine et d'autres qui pensent que la révolution prolétarienne n’a réussi nulle part et qu’il n’existe actuellement que des régimes capitalistes qui se partagent, que ce soit sous la forme bourgeoise, ou la forme bureaucratique, l’oppression et la répression des travailleurs du monde entier.
– le groupe des Cahiers : certains le pensent comme une organisation quasi-permanente et ils s’y réfèrent sans cesse devant les ouvriers. D’autres pensent que son rôle est précis et transitoire, qu’il ne faut pas trop s’y référer. Certains vont s’appeler des « militants prolétariens », d’autres préfèrent se concevoir comme des « militants du mouvement », nous nous dirons seulement pour reprendre en le transposant un bon mot de Daniel A. : qui vous a fait militant prolétarien, militant du mouvement ?
Pour toutes ces raisons, nous déclarons ne plus nous reconnaître dans le projet des Cahiers et nous ne pensons pas non plus que le groupe puisse évoluer favorablement. Beaucoup de camarades sont encore aux Cahiers, parce qu’ils pensent que cela vaut mieux que de rien faire. Pour nous, ce choix n’existe pas, car être aux Cahiers actuellement, nous pensons que cela engage. Nous pensons qu'il n’est plus possible de faire d'un côté, son petit boulot autonome dans un coin et de l'autre, de critiquer les orientations générales, car aujourd'hui, elles s’imposent à tous. En un mot participer aux Cahiers actuellement, c’est participer a un groupe dont l’activité « si minime soit-elle » (sic) n’est pas neutre par rapport au mouvement, mais constitue un facteur de division et de mystification supplémentaires à un échelon plus subtil que les autres organisations, il est vrai.
Malgré cela, nous n’appelons pas à la désertion. Nous avons fait ce texte pour que l’on ne nous demande plus pourquoi nous sommes partis des Cahiers et parce que nous pensons qu’une discussion active peut être utile avec les militants des Cahiers qui se sentent le cul entre deux chaises et avec ceux qui en sont partis récemment, Nous n’avons rien d’autre, nous seuls, à proposer c’est-a-dire que notre proposition (qui prendra des formes à déterminer par tous) n’intéresse que ceux qui sont capables de s’arrêter pour regarder en arrière, devant et autour d’eux.
Décembre 1972
J.-Louis Jarrige et
Jacques Wajnsztejn
avec l’aimable collaboration de membres du groupe de Lyon
Annexe
Je ne peux laisser ce texte, vieux de près de quarante ans, sans ajouter un certains nombres de remarques plus générales sur les Cahiers de Mai.
La pratique des comités d’action initiée en mai-juin 1968 va déboucher sur une nouveau type de relation à la classe ouvrière. Sans se réclamer explicitement du texte de Mao De l'enquête qui circule alors via les éditions de Pékin, ni de l'expérience italienne du groupe des Quaderni Rossi connue à travers une compilation de leurs textes qui paraît justement en mai-juin aux éditions Maspero sous le titre Luttes ouvrières et capitalisme d'aujourd'hui, les Cahiers de Mai[10] qui naissent justement pendant le mouvement de mai-juin, vont développer, à partir d'un groupe réuni autour du journal homonyme, une pratique particulière basée sur l’enquête ouvrière. Elle se distingue de celle entreprise de l’autre côté des Alpes avec les Quaderni Rossi[11], par le fait que l’enquête est menée directement à partir du mouvement social et non à partir d’une analyse des transformations du capital.
« Le rôle politique de l’enquête », article publié en juillet 1970 dans le n°22 des Cahiers de Mai, définit cette conception de l'enquête. Elle se démarque clairement de l’enquête de sociologie industrielle qui est en plein développement. Il s’agit de placer l’enquête sous la direction ou au moins le contrôle des travailleurs. L’enquête sert à faire ressortir l’expérience ouvrière tout en faisant apparaître les idées nouvelles de la classe. Elle joue le rôle politique de reconstruction de la classe ouvrière et œuvre à la réalisation de l’unité de la classe[12]. Cette unité est lente à se faire et les Cahiers de Mai auront tendance à encourager des regroupements par secteurs qui donneront lieu à des groupes et journaux comme Action-Cheminot et Action-PTT. Il s’agit aussi, même si c’est plus implicite, de faire un bilan des luttes et des transformations du capital. A la « communication verticale » des syndicats qui laisse peu d’autonomie à la base, les Cahiers de Mai opposent une liaison horizontale, à la base comme ils tenteront de la mettre en place, par exemple, pendant les grèves d’OS à Berliet-Vénissieux avec la rédaction d’un texte par les travailleurs des ateliers en grève[13] et au cours de la grève de Penarroya de 1972, en servant de relai entre les différentes usines du groupe[14], toutes plus ou moins en conflit ouvert si ce n'est en grève effective, de relai aussi, entre les ouvriers et les « experts » qui dévoileront des abominables conditions de travail favorisant les pathologies autour du plomb.
Un autre point de l’intervention du groupe est directement lié à une des limites du mouvement de mai avec la difficulté qu’il y a eu à relier la lutte de ceux qui étaient à l’extérieur des entreprises et ceux qui étaient à l’intérieur. Les comités étudiants-travailleurs ont représenté une tentative de réponse à chaud à ce problème, mais ils ont été peu nombreux et ont eu une efficacité limitée et surtout, ils ont disparu rapidement ou bien ils se sont mis en sommeil. Quant à « l’établissement » des militants extérieurs, à la mode maoïste, les Cahiers de Mai s’y refusent car ils trouvent cette pratique artificielle.
La pratique de l’enquête ne va pas de soi et les débats sont vifs au sein du groupe. On distingue ainsi une tendance (dominante) qui voit dans l’enquête la base même de la dynamique, à condition que l’enquête soit réussie évidemment, c’est-à-dire que son utilisation dans l’usine fasse bouger les choses et une autre, plus restreinte qui parle en termes de formation politique qui seule pourrait permettre aux ouvriers les plus combatifs de résister aussi bien aux pressions patronales qu'aux tentatives de récupération syndicale ou gauchiste[15]. En fait, la revue mène une sévère critique contre les théories léninistes et trotskistes de l’avant-garde et de la conscience de classe apportée de l’extérieur. Les groupes extérieurs sont critiqués parce qu’ils cherchent à apporter une dimension politique qui n’existerait pas dans la lutte elle-même. La revue essaie de s’en tenir à une ligne claire de démarcation de classe : « Qui parle et au nom de qui ? »[16]. Mais cette ligne qui relève d’une vision de la pure autonomie de la classe en lutte, bute sur le fait que le capital produit un rapport social de dépendance entre deux classes. Deux classes certes antagonistes comme le montre la dialectique historique des luttes de classes, mais deux classes aussi liées entre elles par le rapport salarial, la même croyance en les vertus du Progrès et la valeur du travail. D’où le rôle des syndicats qui ne sont jamais des « traîtres[17] », mais toujours des représentants de cette force de travail qui constitue le pôle travail du rapport social capitaliste. D’où aussi l’ambiguïté de la revue à leur égard et son évolution. A l'origine, la revue est le produit de mai-juin 68 et donc d'un mouvement de remise en question de toutes les institutions y compris syndicales. Mais peu à peu cette position est mise au rencart devant la difficulté à rencontrer directement cette parole ouvrière brute tant recherchée. La GP d'ailleurs rencontre des difficultés semblables, mais n'ayant pas les mêmes objectifs elle cherche à les contourner en jetant son dévolu non sur les militants syndicaux de base, mais sur les jeunes révoltés, qu'ils soient dans les usines ou dans les quartiers[18].
Les Cahiers de mai butent aussi sur le fait que Mai 1968 exprime en partie une crise du « sujet révolutionnaire ». Le mouvement représente une des dernières expressions, avec le « mai rampant » italien, du fil rouge des luttes de classes, mais c'est aussi un point d'inflexion et le début d'une remise en cause du rôle moteur de la classe ouvrière dans le processus de lutte contre ce qui est de plus en plus ressenti comme un système de domination et non pas simplement ou essentiellement comme un système d’exploitation[19]. Malgré une conflictualité forte, mais limitée et partielle (lutte des OS, tentatives autogestionnaires comme à Lip) cette crise va s'accentuer et s'avérer fatale aux Cahiers de Mai. Le reflux des luttes touche naturellement davantage, les groupes « mouvementistes » que les organisations politiques aux références essentiellement historiques (trotskistes et anarchistes).
En effet, autant il était encore possible d'intervenir auprès des ouvriers de Penarroya sur la question des conditions de travail, la pénibilité, la santé, autant il s'avère illusoire d'accompagner ce qui n'est déjà plus que l'idéologie de l'autogestion. « On fabrique, on vend, on se paie, c'est possible », la fameuse phrase des ouvriers de Lip est, à l'époque, soutenue à bout de bras par les réformateurs du patronat (Neuschwander , « patron de gauche » proposera un plan de reprise et de relance) et la future « deuxième gauche » à qui la CFDT sert à la fois de base et de tremplin. Et bien non, ce n'est plus possible dans les nouvelles conditions de la restructuration du capital. Lip ne peut résister à Kelton et autres nouvelles marques destinées à la vente massive, aussi bien au niveau des conditions de production comme au niveau des nouvelles formes bon marché de distribution. Mais ce n'était pas le seul problème. Les salariés de Lip n'étaient pas les même que ceux de Penarroya. Etre aux côtés d'eux sans restriction n'avait pas les mêmes implications et conséquences. En effet, autant il était possible et positif d'accompagner la lutte des travailleurs de Penarroya sur les conditions de travail, la pénibilité, les maladies du travail, autant il s'avère problématique de se retrouver à porter une parole ouvrière qui majoritairement, à Lip et malgré les aspects formidables de communauté de lutte qu'elle exprime, reproduit les hiérarchies ouvrières dénoncées ailleurs par les Cahiers[20]. La « parole ouvrière » n'est pas sans contradictions et elle n'échappe pas toujours à la logique d'un rapport social de domination.
La parole ouvrière des ouvriers qualifiés de Lip ne pouvaient que difficilement retrouver la parole ouvrière des OS de Renault-Flins et la même difficulté cent fois multipliée s'est rencontrée au cours de la période 1968-1973 dans tout le nord industriel de l'Italie.
Ce qui pouvait être perçu avec Lip, aussi bien à l'intérieur du groupe qu'à l'extérieur, comme une grande réussite du projet des Cahiers[21], correspondra aussi à leur dislocation en tant que groupe[22].
JW, mai 2011
[1] Un cheminot déclare (n°22, p.14) : « L’enquête joue surtout un rôle d’auto-formation des noyaux qui ont participé au combat. Elle doit permettre à ces noyaux parfois informels, de se réunir, et à travers ce travail d’enquête, de voir ce qui se passe dans leur entreprise, de leur faire prendre conscience qu’ils existent, qu’une de leurs taches est de s’organiser réellement, et qu’à partir de leur groupe (CA, section syndicale etc., ça dépend des conditions) des liaisons soient entreprises ».
[2] La pratique est de fait très différente de celle de la feuille d’usine de Lutte Ouvrière ou de la pratique externe de l’enquête des maos. Ici, cela débute par une réunion entre certains ouvriers en lutte qui contactent ou sont contactés par Les Cahiers de Mai, un texte est rédigé ensemble puis les ouvriers le font circuler dans l’usine pour correction et enfin une dernière réunion met le point final au texte qui est diffusé ensuite dans l’usine, mais aussi dans Les Cahiers de Mai. Une grosse limite réside dans le fait que les militants ne pouvant être de partout, le contact à l’intérieur passe souvent par un membre de la CFDT, le plus souvent un délégué de la tendance gauchisante du syndicat. Il en ressort une ambiguïté de départ qui peut conduire à des dérives. C’est effectivement ce qui s’est passé à partir de Pennaroya et encore plus avec Lip. Nous y reviendrons dans l’analyse du mouvement de Lip.
[3] A Lyon, à St Denis, à Noyelle Godeau, à Largentière.
[4] Un militant de Lyon (B.Fromentin) intervient sur cette question de l’interventionnisme politique : « Ces groupes se présentent comme des sujets politiques qui auraient à stabiliser des noyaux plus ou moins amorphes sans tenir aucun compte du fait que le développement et l’existence de noyaux ne dépend pas d’actions volontaires de groupes extérieurs qui prendraient des mesures pour permettre à ces groupes d’exister, mais des luttes réelles qui se passent dans la boîte » (p.16).
[5] Une anecdote racontée par D. Anselme permet de comprendre la différence entre l’optique des Cahiers de mai et celle des groupes gauchistes. Dans une discussion en petit comité qui met en présence d'un côté, D.Anselme, principale figure (non médiatisée) des Cahiers et de l'autre Roland Castro de VLR (Vive la révolution) et Le Dantec de la Gauche Prolétarienne, ces deux derniers font assaut de révolutionnarisme et Anselme de leur poser la question qui tue : « mais qui vous a fait révolutionnaire ? ».
[6] Ce texte a été, à l'origine, diffusé à l'ensemble des membres des Cahiers de Mai, à partir du fichier officiel. Comme je semble en être un des rares dépositaires actuels, certains des anciens membre des Cahiers m'ont demandé récemment d'en établir une version électronique pour contribuer à l'histoire des Cahiers de Mai. Je n'y ai fait que quelques retouches d'orthographe et de style et j'y ai rajouté quelques notes de précision plus une généralisation autour des Cahiers.
[7] Pour de plus amples détails sur ce problème, cf. le texte du groupe de Lyon publié pour les journées d'étude de Pâques.
[8] L'Italie représente un véritable modèle pour certains dirigeants des Cahiers, particulièrement pour Daniel Anselme qui est de même culture politique et de la même génération que Rossana Rossanda. Toutefois le décrochage par rapport à l'origine politique n'est historiquement pas le même. En France, de par la nature clairement stalinienne du PCF, il se produit dès 1956 (c'est le cas pour Daniel A), mais en Italie, la nature plus souple du PCI, ainsi que l'existence d'une aile gauche ouvrière au sein du PSI permettent un cheminement plus long au sein des organisations traditionnelles de la classe ouvrière et donc la persistance d'une assise et une influence plus grande au sein de la classe et de ses avant-gardes (cf. par exemple le devenir de la théorie operaïste*). On retrouve aussi cette référence au modèle italien dans l'attrait pour la perspective d'unité des travailleurs à travers l'unité dans la lutte des syndicats italiens de la métallurgie à la fin des années 60-début des années 70.
Sur la théorie opéraïste, on peut se reporter à mes articles sur le site de la revue Temps critiques (tempscritiques.free.fr).
[9] A posteriori, le devenir d'un nombre élevé de ses dirigeants au sein du journal Libération (Bouguereau, Fromentin, Kravetz, Peninou) constitue pour nous un amer triomphe de notre lucidité de l'époque.
[10] Ces fondateurs et d'une manière générale ses « dirigeants » ont des origines politiques diverses. Certains proviennent du PCF (D. Anselme qui quitte ce dernier en 1956 au moment des événements de Hongrie), de la CGT (amenés par le menuisier H.Fournié), de l’ancienne gauche syndicale (Bouguereau, Kravetz et Peninou), du PSU (Fromentin et Lichtenberger), du maoïsme aussi (Lindenberg et Queysanne).
[11] Sur les Quaderni Rossi et plus généralement sur la théorie opéraïste, on peut se reporter à plusieurs de mes articles ou lettres parus dans la revue et disponibles sur le site de la revue : http://tempscritiques.free.fr ainsi qu'à la partie italienne de notre livre Mai 68 et le mai rampant italien. Ed. L'Harmattan, 2008.
[12] Un cheminot déclare (n°22, p.14) : « L’enquête joue surtout un rôle d’auto-formation des noyaux qui ont participé au combat. Elle doit permettre à ces noyaux parfois informels, de se réunir, et à travers ce travail d’enquête, de voir ce qui se passe dans leur entreprise, de leur faire prendre conscience qu’ils existent, qu’une de leurs taches est de s’organiser réellement, et qu’à partir de leur groupe (CA, section syndicale etc., ça dépend des conditions) des liaisons soient entreprises ».
[13] La pratique est de fait très différente de celle de la feuille d’usine de Lutte Ouvrière ou de la pratique externe de l’enquête prônée par les maoïstes. Elle débute par une réunion entre certains ouvriers en lutte qui contactent ou sont contactés par les Cahiers de Mai. Un texte est rédigé ensemble puis les ouvriers le font circuler dans l’usine pour correction et enfin une dernière réunion met le point final au texte qui est diffusé ensuite dans l’usine, puis dans les Cahiers de Mai. Une grosse limite réside dans le fait que les militants ne pouvant être de partout, le contact à l’intérieur passe souvent par un membre de la CFDT, le plus souvent un délégué de la tendance gauchisante du syndicat et plus rarement par quelques militants CGT. Il en ressort une ambiguïté de départ qui peut conduire à des dérives. C’est effectivement ce qui s’est passé à partir de Penarroya et encore plus avec Lip.
[14] A Lyon, à St Denis, à Noyelle Godeau, à Largentière.
[15] Un militant de Lyon (B.Fromentin) intervient sur cette question de l’interventionnisme politique : « Ces groupes se présentent comme des sujets politiques qui auraient à stabiliser des noyaux plus ou moins amorphes sans tenir aucun compte du fait que le développement et l’existence de noyaux ne dépend pas d’actions volontaires de groupes extérieurs qui prendraient des mesures pour permettre à ces groupes d’exister, mais des luttes réelles qui se passent dans la boîte » (p.16).
[16] Une anecdote, racontée par D. Anselme permet de comprendre la différence entre l’optique des Cahiers de mai et celle des groupes gauchistes. Dans une discussion en petit comité qui voit D.Anselme, principale figure (non médiatisée) des Cahiers en présence de Roland Castro de Vive la révolution (VLR) et de Le Dantec de la Gauche Prolétarienne (GP), alors que ces deux derniers font assaut de révolutionnarisme, D. Anselme leur pose la question qui tue : « Mais qui vous a fait révolutionnaires ? ». Silence dans la salle !
[17] Et effectivement, ils n'en sont pas. Ils assument une fonction de médiation entre les classes et ils sont même payés pour cela. Ce ne sont donc pas des « sociaux-traîtres » comme le croient les maoïstes ni des organisations qu'il faudrait débureaucratiser comme le croient les trotskistes. Simplement, il ne faut pas leur demander de présenter des positions révolutionnaires ou d'initier des actions subversives.
[18] Symptomatique de cette différence de pratique apparaît l'expérience de Penarroya. La GP cherchera vainement à contacter quelques ouvriers à la porte de l'usine, mais y renoncera vite, la place lui semblant prise, pour se rabattre sur des jeunes de la Maison des jeunes du quartier. Un tract en sortira qui peut être consulté sur le site de Rebellyion.
[19] Sur la double nature de mai 68, on peut se reporter à notre Mai 68 et le mai rampant italien. Ed. L'Harmattan, 2008, p. 282-285.
[20] Sur la lutte à Lip, on peut se reporter à notre Mai 68 et le mai rampant italien, p. 282-285.
[21] La rédaction du journal de lutte Lip-Unité est en grande partie réalisée par l'équipe des Cahiers en lien avec les militants CFDT surtout, de l'usine.
[22] Le fait que nombre de dirigeants des Cahiers (Bouguereau, Fromentin, Kravetz, Péninou) aient épousé assez tardivement la profession de journalistes (à Libération) après avoir exercé d'autres activités auparavant, ne peut que nous interroger aujourd'hui. N'y avait-il pas déjà présente une lourde ambiguïté chez certains, dans le fait de vouloir réaliser un journal qui rendrait compte de la parole ouvrière ? La médiatisation de cette activité au cours de la lutte à Lip, les contacts avec de « vrais » journalistes et le fait que le journal des travailleurs de Lip ait quasiment été réalisé par les militants des Cahiers ne pouvaient, en fin de compte, que brouiller les pistes entre intervention militante et devenir professionnel.
On retrouve la même ambiguïté en ce qui concerne le rapport aux syndicats et particulièrement à la CFDT. Comment s'étonner que certains (Lichtenberger) aient pu passer de liens pratiques et politiques suivis avec cette organisation, à un poste de permanent puis de dirigeant national ?
Loin de moi l'idée de réduire une organisation à ce que sont devenus ses anciens dirigeants, mais je ne crois pas non plus au pur hasard.
L’achèvement du temps historique (version LM)
Librement extrait par l’auteur lui-même du livre L’achèvement du temps historique, L’Harmattan, 2025, à paraître en juin 2025.
Philosophie de l’histoire et histoire de la philosophie
Pour le Hegel des Principes de la philosophie du droit, les systèmes philosophiques ne changent plus suivant le rythme de l’Idée, mais suivant celui de l’histoire politique. La philosophie est dans une relation directe avec son temps ; elle doit résoudre les problèmes de son époque, mais cela ne l’empêche pas d’avoir sa propre temporalité. Elle peut ainsi être de son temps, car les philosophes n’ont pas philosophé sans raison, tout en étant éventuellement contre leur époque, ses normes et l’opinion. Elle ne se soustrait pas à l’histoire, mais elle s’en distingue. Alors, comment assigner à la philosophie un temps qui ne soit ni le temps des choses, ni celui de l’éternité, qui ne la rende pas indifférente par rapport à son temps, mais qui ne la confonde pas avec son présent ?
C’est l’origine d’un processus de longue durée qui s’inscrit à la fois dans la perspective de Hegel d’une « Raison dans l’histoire » et dans celle de Marx d’une nécessité historique. En effet, si ce dernier embrasse dans sa vision toute l’histoire humaine, qu’en bon hégélien il veut universelle, il la réduit pour des raisons heuristiques à un particulier, à un seul mouvement : « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire des luttes de classes » ; et à un seul fondement, le mode de production, même si ce dernier varie au gré des transformations des rapports sociaux de production, indissociablement rapports de production et rapports de classes. Soit le risque de développer une philosophie de l’histoire, pour ne pas parler d’une théologie, quand le discours de Marx prend une tonalité messianique, dans laquelle l’histoire finalisée se substitue à la praxis, pour « réaliser » la philosophie. Sa thèse critique de Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais ce qui importe, c’est de le transformer » y perd beaucoup de sa pertinence puisque, dans une certaine mesure, il y rejoint une perspective pour le moins anhistorique qu’il critique pourtant par ailleurs. Cet aspect messianique chez Marx est une transcription laïque de la tradition du peuple élu transposée sur la classe ouvrière. Au sein de cette dernière, la tension entre le particulier et l’universel devait être résolue dans le temps, par l’avènement puis l’émancipation d’une classe particulière, qui dans le communisme supprimera toutes les classes dans l’universel qu’est la communauté humaine (Gemeinwesen). Même si Marx définit l’Histoire comme histoire des luttes de classes en dénouant un fil qui commence avec la révolte de Spartacus, cette vision sort l’émancipation de la catégorie Histoire. Elle en fait un invariant qui peut alors sortir du cadre politique restreint de la théorie du prolétariat et de la formule selon laquelle « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » pour se transformer en une croyance au progrès économique et social. Cette idéologie du progrès peut alors devenir commune aux deux grandes classes du capitalisme, du moins, tant que celui-ci est défini comme « progressiste ». Le temps discontinu des événements, révolutions et contre révolutions peut ainsi être englobé dans un temps de plus longue durée établissant une continuité à travers des réformes politiques et sociales, une gestion des antagonismes de classes dans le cadre de la démocratie. C’est la tâche à laquelle va s’atteler la social-démocratie européenne durant tout le XXe siècle, sans un support de classe déterminé. À la limite, tout devient émancipation sans que l’on s’appuie sur un contenu qui ait un sens évident, et c’est alors progressivement le capital qui « émancipe », mais de son point de vue, celui d’une totalité dans laquelle l’individu tend à devenir particule de capital. Mais j’anticipe. Revenons à la période de la modernité.
Le temps désencastré de la modernité
- Le temps mesuré et le temps comme mesure
Pendant des millénaires, le temps a donc pris une forme concrète parce qu’encore reliée à des cycles lunaires, saisonniers et agricoles ou à des tâches culinaires évaluées de façon qualitative par des unités de temps variables et temporelles ; dans cette mesure le temps n’était pas perçu comme continuum. Il n’était pas conçu de façon abstraite comme une variable indépendante, « désencastrée » des autres activités. Edward P. Thompson dans un texte de 1967, Temps, travail et capitalisme industriel (La Fabrique, 2004), parle ainsi, vu la lenteur de l’évolution, d’un temps de transition qui s’est développé entre le temps cyclique ancien et le nouveau temps valeur, qu’il appelle un temps « orienté par la tâche » et qui n’a donc pas encore de véritable mesure. Il se concrétise d’abord dans le temps journalier puis le temps horaire, c’est-à-dire un temps mesuré par unité de temps quantitative de façon à synchroniser la force de travail et gérer le temps. Un temps qu’il ne s’agit plus de laisser s’écouler ou passer parce qu’il a maintenant de la valeur… pour la classe dominante. En effet, ce temps arraché au temps de l’Église et socialement constitué en tant que contrainte est passé, dans un premier temps, sous le contrôle de la bourgeoisie.
Pour en revenir à la comptabilisation du temps et la difficulté à la faire advenir, Pierre Bourdieu fait remarquer, dans sa thèse sur les paysans de Kabylie, que l’horloge y était encore appelée, dans les années 1950, « le moulin du diable ». C’est que l’horloge a dissocié le temps de l’événement, même si on ne peut en inférer, que c’est la technique de la machine qui est à l’origine de ce processus. En effet, c’est la transformation des rapports sociaux de production qui est l’opérateur de ce changement de nature d’un temps devenu temps social avec des unités de temps porteuses de sens.
Dans l’histoire moderne, les révolutionnaires n’ont d’ailleurs jamais vraiment oublié la signification symbolique de l’horloge comme, par exemple, quand le 28 juillet 1830 les émeutiers parisiens des « Trois Glorieuses » tirèrent sur les horloges, entre autres actes de « vandalisme ». Arrêter ce temps de la continuité pour introduire de la discontinuité et libérer les énergies révolutionnaires, tel semble être l’objectif de ce genre d’action.
- Le temps et le rapport à l’histoire
À ses débuts, le temps de la modernité s’accompagne du souci de se débarrasser du passé plutôt que de s’inscrire dans un processus historique, parce que ce qui est privilégié est l’action plutôt que la réflexion consciente ou la recherche de conscience historique. Ainsi, pour Tocqueville : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres », puis, chez Marx, il y a confusion de l’action et de l’histoire dans l’idée de « faire l’histoire ». S’il y a bien prise en compte du processus historique comme mouvement dialectique des luttes de classes, le passé semble devenu sans consistance puisque le processus guidé par une philosophie de l’histoire, devenue déterminisme historique, ne veut plus connaître que le devenir et in fine, sa fin. La temporalité est gommée. Pourtant, selon Hegel (et Marx), nous ne pouvons saisir le sens des idées qui apparaissent dans l’histoire que si nous les comprenons dans le cadre des déterminations de l’époque. Cette double position produit une aporie guère tenable. Hegel aura tendance à n’appliquer cette dialectique que par rapport au passé ; une fois passé le rêve révolutionnaire napoléonien, il se retranche derrière l’État prussien à vocation prérévolutionnaire puisqu’il serait une prémisse du futur État-nation allemand, alors que Marx se débattra entre les apories que représentent les notions de préhistoire de l’humanité avant le communisme et fin de l’histoire dans le communisme.
- Le temps désencastré de la modernité
C’est au cours de la révolution industrielle que le temps devient variable indépendante, ce que Newton définissait comme : « temps absolu, vrai et mathématique qui s’écoule de façon égale, sans aucun rapport avec quoi que ce soit d’extérieur à lui[2] ». Puis via le marxisme, le temps-valeur devient un pilier explicatif de la spécificité du capitalisme et de la double nature du travail : d’un côté, travail concret et valeur de la force de travail ; de l’autre, forme valeur du travail abstrait. Le temps se fait dialectique et il accompagne le mouvement de la réalité. Et le présent ne prend consistance que prolongé vers le futur.
Pour Moishe Postone, « le temps historique n’est pas un continuum abstrait à l’intérieur duquel les événements prennent place et dont le flux est apparemment indépendant de l’activité humaine ; il est bien plutôt le mouvement du temps, en tant qu’opposé au mouvement dans le temps » (op. cit., p. 433). Le premier est abstrait et il recouvre le second concret ou plutôt historique tout en représentant, à chaque moment, le temps présent et c’est lui qui peut s’accélérer. Mais Postone reste prisonnier de sa référence à la loi de la valeur-travail et des surprises qu’offre une dynamique du capital qui réduit certes le travail socialement nécessaire conformément à l’interprétation marxiste orthodoxe de cette loi, mais en réduisant le temps de travail effectif et la centralité du travail vivant dans le procès de valorisation, ce qui l’est beaucoup moins. C’est pourtant dans cette dynamique « révolutionnaire », que le capital tend à surmonter sa contradiction entre temps abstrait et temps concret, le second s’écartant du premier en tant que travail-fonction, travail-discipline, socialisation et reproduction des rapports sociaux. Le travail concret mesuré par le temps de travail n’est plus la mesure de la richesse sociale, ce que Marx avait déjà pressenti dans le « Fragment sur les machines » des Grundrisse. Ce n’est pas le triomphe de la forme valeur chère à Postone et à l’école critique de la valeur que réalise la révolution du capital. Le capital domine la valeur dans ses nouvelles formes (immatérielles, fictives) et cette dernière survit à l’état de représentation (J. Camatte et Invariance) ou de « signification imaginaire sociale » (Castoriadis) du rapport social capitaliste. En conséquence et contrairement à ce qu’énonce Postone (op. cit., p. 426), chaque changement de niveau de productivité n’est pas un retour à la case zéro. Il y a bien une sorte d’échappement du capital, par exemple dans les tendances à la fictivisation et la virtualisation, même si des contre-tendances demeurent.
Le temps révolutionnaire
- Temps et spectre du temps
« Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce[3]. » Dans le même ouvrage et avec une démarche de même sens, Marx analyse la transformation des conditions de la petite paysannerie. Elle va adhérer une première fois à l’épopée napoléonienne à l’époque de son accession massive à la petite propriété parcellaire et une seconde fois, au moment de sa paupérisation, par le plébiscite pour Napoléon III contre la IIe République, ce dernier n’étant que le spectre de Napoléon Ier. Toutefois, il n’y a pas ici de compulsion de répétition puisque, pour Marx, elle est intelligible du point de vue dialectique. D’après lui, on peut facilement distinguer la répétition capable de convoquer « l’esprit » de l’histoire, de celle qui n’en est que le spectre et qui, de ce fait, soumet le présent au passé dans un temps qu’on n’arrive pas à changer. La réalité devient alors le seul horizon[4], parce qu’il manque l’existence d’une classe prolétarienne qui, seule, peut se passer du rappel aux morts. Dans ce manque c’est le présent de ceux qui mènent des actions « vertigineuses » qui va chercher dans le passé des représentations, des figures héroïques ou emblématiques pour tenter de combler l’écart entre le manque (d’un sujet, d’une discontinuité) et l’imaginaire qu’il contient potentiellement, mais qui ne peut s’accomplir.
Cette notion de spectre surgit sous plusieurs formes au cours de l’histoire : « le spectre du communisme qui hante l’Europe », formule originelle du Manifeste du parti communiste de 1848 (Éd. sociales, 1966, p. 25) ; comme image dégradée de la révolution sociale, nous venons de le voir et enfin le « spectre » ou les « spectres de Marx » chez Derrida[5] et Slavoj Žižek dans le sens du retour sur la scène historique d’un fantôme qui aurait été enterré trop vite. Par exemple, pour Derrida, le passé ne cesserait de hanter le présent, ce qui donnerait lieu à une guerre des mémoires, alors qu’il faudrait entamer un travail de deuil permettant de laisser place à une pluralité de temps et qu’enfin le passé cesse de hanter le présent. Mais alors, faudrait-il aller jusqu’à éviter les crises mémorielles que produisent des situations comme celle de la collaboration en France et de la nature du régime de Vichy, la caractérisation de l’État français de cette époque, etc.[6] ? Ou encore le spectre du passé de la colonisation de l’Algérie qui, anathématisé par tous les régimes despotiques algériens, hante les rapports franco-algériens depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962. L’arrestation de Boualem Sansal, outre son caractère haineux, agit comme un analyseur de ce passé franco-algérien qui, d’un côté comme de l’autre, « ne passe pas ».
Pour Éric Fournier, les spectres ne se limitent pas à « rappeler leurs crimes aux vainqueurs[7] » ; ces spectres ont une véritable « historicité révolutionnaire luttant contre les linéarités trompeuses des partisans de l’Ordre moral ou les fausses promesses des horizons libéraux » (op. cit., p. 115). Le Mur des Fédérés fut l’archétype du lieu de naissance des spectres révolutionnaires. Avec les spectres vient l’idée d’une certaine continuité du temps des révolutions, de permanence par la passation : « Les morts sont des vivants mêlés à nos combats » (op. cit., p. 131), dit la légende d‘une illustration du Mur. Paris, « bivouac des révolutions » selon la formule de Jules Vallès, porte la trace et incarne la spectralité révolutionnaire.
Ce qui est né dans l’Histoire disparaîtra dans l’Histoire, pensait Engels : la domination de l’homme sur la femme, le racisme et la xénophobie, le nationalisme et l’exploitation, et donc conséquemment, les préjugés et plus généralement, la tradition. « La tradition est la grande force retardatrice [...] Mais comme elle est simplement passive, elle est sûre de succomber ; la religion ne sera pas non plus une sauvegarde éternelle pour la société capitaliste [...] L’humanité, comme un seul homme, abolira définitivement, par ses avancées successives, le reliquat remontant à la préhistoire[8] ». En ce sens, pour lui comme pour Hegel, l’histoire se définit, pas sa fin. Mais dans cette perspective, on peut dire que l’histoire a livré son verdict... contre Hegel et Engels.
- Continuité et discontinuité
Marx s’oppose à la vision d’Engels par sa reconnaissance de la « solidité des croyances populaires qui ont souvent la même énergie qu’une force matérielle », ce que rappelait aussi Gramsci dans ses Cahiers de prison. La tradition, sans jugement péjoratif, vient en effet combler la brèche qui existe entre passé et futur. Marx sera souvent conduit à penser contre la tradition avec les outils conceptuels de cette dernière, par exemple dans sa critique de l’idéalisme allemand d’une part, de l’économie classique anglaise d’autre part. Le fil de la continuité historique, tissé d’abord par Hegel puis repris par Marx, fut le premier substitut de la tradition, dans la mesure où il rassemblait les éléments de continuité au sein d’un temps historique marqué par les discontinuités, mais recelant sa « vérité » à la fin des temps, quand la signification du mouvement vers le devenir apparaîtrait clairement : fin de la préhistoire avec passage du règne de la nécessité à celui de la liberté, fin des classes, fin de l’État, fin des révolutions.
Il serait sans doute judicieux d’introduire ici l’intervention des utopies dans l’histoire : les utopies comme antidote imaginaire de la tradition. Une discontinuité imaginaire de l’utopie politique qui inscrit un écart avec le temps stabilisé par l’État.
La prédominance de la thèse engelsienne dans le marxisme de la social- démocratie (Lassalle), puis dans la IIIe Internationale (Lénine) a ainsi amené la plupart des marxistes à parler en termes de « survivances » ou d’obstacles au progrès dans le cadre d’une conception linéaire du temps qui, jusqu’à aujourd’hui encore, dans la lignée post-opéraïste de Negri ou Virno, pense qu’il faut épouser l’accélération capitaliste du temps parce qu’elle nous pousse vers de nouvelles opportunités comme les radios libres, les logiciels libres, l’appropriation de l’intelligence technoscientifique (le General intellect) comme si le capitalisme était toujours gros du communisme. C’est aussi la position de l’ancien leader opéraïste Franco Berardi (Bifo) qui prône « l’accélération de la communication » avec l’objectif « d’aller au-delà de la parole et des mots ». Jacques Guigou poursuit cette critique en disant que cette position post-opéraïste et finalement postmoderne, ouvre la voie aux images et au numérique au détriment de l’imagination, du symbolique et de la parole. L’imagination est remplacée par l’imaginaire, puis l’imaginaire par « les imaginaires », puis les imaginaires par les images et les imageries[9].
Ce qui est sûr, c’est que « le calendrier des fins » établi par Marx (cf. Henri Lefebvre, La fin de l’histoire, Minuit, p. 44) ne conçoit pas la fin de l’histoire sans la fin de l’État. C’est ce qui le différencie des différentes prises de position qu’on pourrait qualifier de néo-hégéliennes parce qu’elles font une apologie de l’État sous la forme supposée universelle de l’État de droit. Cette valeur donnée comme un absolu, qui scellerait définitivement l’entrée de l’humanité dans le règne du Citoyen, figure du dépassement définitif de la dialectique « naturelle » du Maître et de l’Esclave. Or qu’est-ce que l’État de droit ? C’est toujours l’État-nation hégélien, c’est-à-dire la souveraineté étatique sur la société, mais étendue à l’ensemble de la planète. « Le néo-hégélianisme sert l’État et il le sait : il sait que c’est là son savoir », disait encore Henri Lefebvre (op. cit., p. 38).
Marx a parfois conscience de cet échec, à la fin de son parcours théorique surtout, quand il critique Le programme de Gotha qui préfigure le socialisme d’État où quand il se penche sur la commune russe dans ses lettres à la populiste russe Vera Zassoulitch et enfin quand ses attentions au « mode de production asiatique » lui font abandonner l’idée d’une histoire linéaire, déterminée des modes de production, au risque de réduire le processus historique à une histoire des modes de production. Marx se méfiait des programmes et d’une projection concrète ou utopique du socialisme. À une amie qui lui disait ne pas pouvoir l’imaginer vivre dans une société égalitaire, il aurait fait cette réponse provocante : « Ce temps viendra sûrement, mais mieux vaut que nous ne soyons plus de ce monde[10]. »
- La fin de l’histoire ?
Rétrospectivement et en première approche, Hegel semble avoir triomphé de Marx, puisqu’il fait rimer l’idéal étatique qui serait aujourd’hui réalisé dans le régime démocratique et la fin de l’histoire. C’est ce qu’Alexandre Kojève allait développer dès 1947 en critiquant implicitement la distinction hégélienne entre l’éternel et le temporel, une distinction qui conduirait à une détemporalisation du temps. Or il n’y a pas d’éternité du capital, car l’éternité, c’est ce qui n’a ni début ni fin, ce qui n’est pas le cas du capital, pérennisation d’une forme historique située et datée.
Dans son œuvre majeure, Introduction à la lecture de Hegel, Alexandre Kojève écrit : « La disparition de l’homme à la fin de l’histoire n’est donc pas une catastrophe cosmique : le Monde naturel reste ce qu’il est de toute éternité. Et ce n’est donc pas non plus une catastrophe biologique. L’Homme reste en vie en tant qu’animal qui est en accord avec la Nature ou l’Être donné. Ce qui disparaît, c’est l’Homme proprement dit, c’est-à-dire l’Action négatrice du donné et l’Erreur, ou en général le Sujet opposé à l’Objet. En fait, la fin du Temps humain ou de l’Histoire, c’est-à-dire l’anéantissement définitif de l’Homme proprement dit ou de l’Individu libre et historique, signifie tout simplement la cessation de l’action au sens fort du terme. Ce qui veut dire pratiquement : – la disparition des guerres et des révolutions sanglantes. Et encore la disparition de la Philosophie ; car l’Homme ne changeant plus essentiellement lui-même, il n’y a plus de raison de changer les principes (vrais) qui sont à la base de sa connaissance du Monde et de soi. Mais tout le reste peut se maintenir indéfiniment ; l’art, l’amour, le jeu, etc., etc. ; bref, tout ce qui rend l’Homme heureux » (op. cit., Gallimard, 1946, p. 434). Un an plus tard, il reprend sa note en insistant sur l’incohérence de l’idée qu’un homme redevenu un animal comme un autre puisse avoir des activités tels l’art, l’amour, et l’érotisme. « L’anéantissement définitif de l’Homme proprement dit signifie aussi la disparition définitive du Discours (Logos) humain au sens propre. Les animaux de l’espèce Homo sapiens réagiraient par des réflexes conditionnés à des signaux sonores ou mimiques et leurs soi-disant “discours” seraient ainsi semblables au prétendu “langage” des abeilles. Ce qui disparaîtrait alors, ce n’est pas seulement la Philosophie ou la recherche de la Sagesse discursive, mais encore cette Sagesse elle-même. Car il n’y aurait plus, chez ces animaux post-historiques, de “connaissance [discursive] du Monde et de soi” » (ibid., p. 436). Cette phrase contient la prémonition de ce que nous promettent les tenants de la naturalisation de l’espèce humaine, y compris en y intégrant les prothèses les plus avancées technologiquement. Comme pourraient le dire nos postmodernes aujourd’hui, si les arbres parlent, les hommes peuvent bien parler... comme des abeilles.
Plus prosaïquement, Kojève, qui est mort peu après mai-juin 1968, ne pensait pas que ces événements puissent changer le cours de sa prévision, très pessimiste au demeurant, puisque si elle aboutit à une reconnaissance universelle de la dignité humaine, c’est dans l’allégeance à l’American way of life. C’est en effet ce qui, pour certains, a semblé l’horizon absolu des années 1980 à 2000, à savoir, « l’État absolu » réalisé par et dans la globalisation libérale avec, pour l’illustrer idéologiquement, le point de vue américain libéral défendu dans le livre de Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme (Flammarion, 1992). Fukuyama y cite d’ailleurs le Hegel de la Phénoménologie de l’esprit qui, dans un cours du 18 septembre 1806, disait : « Nous sommes aux portes d’une époque importante, un temps de fermentation, quand l’esprit avance d’un bond, transcende sa forme précédente et en prend une nouvelle. L’ensemble des représentations, des concepts et des liens antérieurs qui relient notre monde se dissolvent et s’effondrent, comme dans un tableau rêvé. Une nouvelle phase spirituelle se prépare » (op. cit., p. 64). Comme le Hegel qui voit dans la victoire de Napoléon à Iéna le triomphe, certes par la force, de la Révolution française, à laquelle se rallierait l’avant-garde de l’humanité, Fukuyama voit l’idéal absolu dans la forme libérale et américaine de la conception de la liberté et de l’égalité : « Bien qu’il restât, après 1806, un travail considérable à faire (abolir l’esclavage et la traite des esclaves, étendre le droit de vote aux ouvriers, aux femmes, aux Noirs et aux autres minorités raciales, etc.), les principes fondamentaux de l’État démocratique libéral n’avaient plus à être améliorés » (Fukuyama, op. cit., p. 458-459). C’est l’optimisme libéral américain sous-tendu par la croyance à la suspension du temps chronologique au profit d’un temps de la fin.
Les lectures qui ont été faites du livre de Fukuyama ont été fort diverses. Pour les courants postmodernes, cela recouvrait parfaitement le nouveau credo de la fin des grands récits et des idéologies ; pour les libéraux, en cela, respectueux d’une lecture à la lettre, Fukuyama ne prédisait nullement la fin des guerres ou la disparition du tragique dans l’histoire, mais le triomphe de la démocratie libérale. En effet, pour lui, ce mode de gouvernement au pouvoir depuis deux siècles en Occident, a tant démontré sa supériorité par rapport aux idéologies rivales (communisme, fascisme, monarchie héréditaire...) qu’il ne peut donc que devenir universel sur le long terme, « comme forme finale de tout gouvernement humain ». Cette vision optimiste semblait confortée, à la fois par la défaite des insubordinations ouvrières et étudiantes des années 1960-70 ; et par la mise sous le boisseau pour cause de crise pétrolière, du rapport Mansholt de Rome (1972) qui présentait la première critique capitaliste de la croissance et une vision décliniste de l’Occident et de l’Empire américain.
Fukuyama encore aujourd’hui, dans son dernier livre Libéralisme, vents contraires (Saint-Simon, 2022), maintient son credo démocratiste : « Le libéralisme est la pire forme de gouvernement, à l’exception de toutes les autres. ». Il juge les guerres actuelles comme le fait de pays en zone périphérique ou liées à des dictatures irrationnelles comme celle de Poutine en Russie.
Certes, cette affirmation de fin de l’histoire fut contredite en son temps et dans la même perspective capitaliste par Samuel Huntington[11], mais la thèse de ce dernier connut un moindre succès, car son idée-force donnait la primauté à la question de l’espace par rapport à celle du temps. De ce fait, elle s’intégrait moins bien au contexte d’accélération du temps que produisit la « globalisation heureuse » qui prédominait à l’époque et semblait exclure tout grand conflit de puissance pour la domination d’un espace devenu commun, celui du capital sans borne.
En première approche, la remontée des souverainismes apporte de l’eau au moulin d’Huntington, mais sa thèse a un caractère anhistorique parce qu’elle repose sur ce qui serait un irrédentisme des identités civilisationnelles). On lui préfèrera donc celle de la différenciation historique établie par Éric Hobsbawm qui, dans Nations et nationalisme depuis 1780, écrit : « Même si personne ne peut nier l’impact croissant et parfois spectaculaire de la politique nationaliste ou ethnique, ce phénomène est aujourd’hui fonctionnellement différent du “nationalisme” et des “nations” dans l’histoire du XIXe et du XXe siècle sous un aspect essentiel : il n’est plus un vecteur majeur du développement historique », op. cit., p. 209-210)[12]. De ce point de vue, les nouveaux appels au djihad sont plus des références à ce qui aurait été un destin (manqué), qu’à une histoire à venir. Nous pourrions en dire autant pour ce qui est de la résistance palestinienne.
Nous avons analysé ces dernières évolutions dites géopolitiques du capital dans plusieurs brochures de Temps critiques[13]. Pour ce faire, nous avons privilégié l’analyse de la situation au niveau de l’hyper-capitalisme, qui nous semblait l’échelon pertinent pour saisir les tendances actuelles. À savoir, un processus en cours de totalisation du capital avec un déclin marqué de l’impérialisme et le déploiement d’une « domination sans hégémonie » à partir de sphères d’influence. Certains se sont beaucoup moqués du livre de Castoriadis Devant la guerre (1981), tant il paraissait daté à l’époque du dégel et de l’ouverture de la Russie vers l’Ouest, mais relisons ce qu’il disait : « La seule idéologie qui reste ou peut rester encore vivante en Russie, c’est le chauvinisme grand-russien. Le seul imaginaire qui garde une efficace historique, c’est l’imaginaire nationaliste — ou impérial. Cet imaginaire n’a pas besoin du Parti [...] Son porteur organique, c’est l’Armée [...] L’armée est le seul vecteur vraiment moderne de la société russe et le seul secteur qui fonctionne effectivement[14] ».
- De l’usage révolutionnaire des métaphores
Si on revient au programme révolutionnaire prolétarien, il faut reconnaître qu’Engels et Marx ont fait comme si ce programme s’inscrivait dans le temps long de l’histoire à partir du moment où était présupposé que « l’histoire ne serait que l’histoire de la lutte des classes » comme le prétend le Manifeste du parti communiste. Mais en vérité, cette conception pose problème à plusieurs niveaux. En premier lieu, le projet communiste s’inscrit théoriquement et pratiquement dans un temps relativement bref de deux siècles et ce ne sont pas des rappels de la révolte de Spartacus ou de la « guerre des paysans » qui peuvent inscrire la lutte de classes dans le temps long. Ensuite, l’impression d’une continuité historique donnée par la dépendance réciproque entre les deux grandes classes du rapport social capitaliste et leur croyance commune au progrès, ne peut masquer les discontinuités provoquées par des révoltes et des révolutions qui toutes, plus ou moins, marquent des écarts avec le projet d’origine (la Commune, les révolutions allemandes, la révolution espagnole et même la révolution russe). Enfin, dans ce temps historique en quelque sorte prolétarisé, ont été sacrifiées ou secondarisées, et pour diverses raisons, des contradictions ancestrales que le mouvement de la valeur, puis du capital englobaient dans leur processus de domination sur les forces productives, laissant de côté des couches considérées comme passives (les femmes et le travail domestique), dangereuses (fous, membres du lumpenprolétariat) ou en marge (gitans, clochards, ruraux pauvres).
Ce que les thèses postmodernes appellent aujourd’hui, de manière abusive, les classes subalternes, ne sont pas des classes, mais des ensembles de nature et de taille très différents, qui n’ont que peu de points communs, à part le fait d’avoir été tenus en lisière du rapport social dans les premiers temps de développement du capitalisme industriel. Il fallut attendre la fin de la Première Guerre mondiale, puis la crise des années 1930, pour qu’une certaine homogénéisation de ces laissés pour compte se produise par prolétarisation progressive d’une part et développement d’un État-providence et du « mode de régulation fordiste » d’autre part. En l’absence de révolution (Angleterre, France) ou en conséquence de sa défaite (Allemagne, Hongrie), cela court-circuitait les composantes d’un projet socialiste de moyen terme, qui liait le passé objectivé dans l’origine sociale de classe, le présent subjectivé dans la lutte de classes et le devenir rendu concret par le programme prolétarien, le tout compris comme centré autour du mouvement ouvrier et de ses luttes. Dans ce schéma marxiste théoriquement déterminé attendant que le sens de l’histoire se manifeste, tout ce qui se déroulait en périphérie de l’usine ou du Parlement n’avait d’importance (par exemple, les luttes de quartier ou sur le logement) et de valeur que si on pouvait le rattacher au combat central, sur les lieux de travail.
Cette perspective s’inscrivait dans le temps de la révolution industrielle, de la croissance des échanges et du « progrès » ; dans une histoire appréhendée non plus comme destin ou « mission » avec leur connotation religieuse, mais comme raison (Hegel et la Raison dans l’histoire) et praxis (Marx). Pour ce dernier, conditions objectives et subjectives y sont potentiellement présentes car données, mais situées par le développement du capital comme rapport social de production et d’exploitation. À ce développement correspond celui d’une conscience historique spécifique qui relaie sans l’abolir la vision du monde (Weltanschauung) bourgeoise. Une conscience de classe qui fera passer de la condition objective de « classe en soi » à la condition subjective de « classe pour soi ». De la même façon que la bourgeoisie, classe singulière qui ne se voulait pas particulière, car représentant positivement l’intérêt général ou universel, le prolétariat se présente à la fois dans sa spécificité (la classe du travail) tout en ne se voulant pas particulière, négativement cette fois, parce qu’elle ne subirait aucun tort particulier les subissant tous, et qu’elle est toute entière portée vers la suppression de toutes les classes dans le communisme. Un communisme qui ne serait défini autrement que comme le mouvement qui abolit le capital. Nous savons aujourd’hui que ce ne fut pas si simple ; que ce programmatisme prolétarien à prétention révolutionnaire fut battu en brèche au cours de l’histoire et à plusieurs niveaux. Tout d’abord, son immédiatisme de principe fut relativisé dès la Première Internationale (Engels et Marx et la dictature du prolétariat), puis au sein du programme social-démocrate dans la IIe Internationale, avec la séparation entre une première phase inférieure et socialiste et une seconde phase supérieure, communiste (Engels, Kautsky) ; enfin, dans la IIIe Internationale (Lénine et la phase de transition). Le temps révolutionnaire a ainsi été découpé en plusieurs régimes de temporalité sans qu’une synthèse en sorte.
Cette conception d’un communisme, qui ne serait autre que le mouvement qui abolit le capital, n’est plus aujourd’hui défendue qu’au sein des courants théoriques dits « communisateurs » qui, peu ou prou, comprennent le développement du capital comme capital automate et non plus comme rapport social. C’est le retour à une vision structuraliste qui néglige la question de l’État, de l’intervention politique et des forces sociales qu’elles soient classistes ou autres.
Ce qui apparaît au premier regard comme un continuum historique était pourtant ponctué de coupures ou ruptures donnant lieu à des révolutions invoquant tour à tour l’imagination millénariste dans « l’assaut du ciel », la révolution industrielle comme « locomotive de l’histoire »[15], la « grève générale insurrectionnelle », le « Grand Soir », la « table rase », « l’Homme nouveau » ; bref, une passion collective sachant se mettre au niveau de l’histoire, dans toutes ses émotions révolutionnaires, y compris les plus extrêmes. C’était, pour Mario Tronti, théoricien de l’opéraïsme italien des années 1960-1970, l’époque de « la grande politique » qui, pour lui, s’achève à la fin des années 1970 (cf. La politique au crépuscule, L’éclat). Et avec elle, pourrait-on dire, une possible réécriture de l’histoire qui ne soit pas celle des vainqueurs. Il y a ainsi des exemples historiques qui ont su mélanger l’amnistie pour les vaincus et une certaine amnésie par rapport à la période, telles l’amnistie progressive après la répression anti-communarde[16], les décisions de justice à la Libération contre les collaborateurs en France et en Italie. Une sorte de remise à zéro des compteurs quand on est passé ou qu’on veut passer à autre chose. Cette hypothèse ou cette opportunité semble aujourd’hui ne plus être à l’ordre du jour. Par exemple en Italie, avec le refus de l’amnésie et a fortiori de l’amnistie pour la période des « années de plomb ». On est en effet passé de ce mixte d’amnistie (pour la lutte armée) et d’amnésie (pour la stratégie de la tension) à une stratégie de vengeance du pouvoir présentée comme un hommage rendu aux victimes.
On peut affirmer métaphoriquement qu’il existe des « coupures », des « ruptures » ou des « fossés », des « bonds », des « sauts » ou des « révolutions » dans le déroulement historique sans que cela n’implique une véritable discontinuité dans la durée vécue des acteurs de ces événements ni dans le temps socialement institué, car il s’agit de plans différents[17] (les cœurs continuent à battre et les horloges de fonctionner de la même manière). Ces métaphores étaient censées faire pièce à un certain positivisme rationaliste sur lequel reposaient les différentes tendances ou variantes du gradualisme révolutionnaire qui constituait une composante des divers courants socialistes. Et leur transcription insurrectionnelle pouvait revêtir le caractère d’événement, par exemple la prise de la Bastille le 14 juillet 1789 ou la prise du Palais d’Hiver d’octobre 1917 en Russie, mais au sein d’un processus plus large et plus long le relativisant progressivement par rapport au devenir historique révolutionnaire global. Ainsi, son importance déclencheuse, factuelle et symbolique ouvrait la voie à de nouvelles formes instituantes (la Constituante, la Convention) ou non (les sociétés populaires, les comités révolutionnaires, les conseils ouvriers). Tactique et stratégie déterminaient une dialectique des moyens et des fins dans le cadre de la lutte pour le pouvoir, qu’il soit politique, économique ou culturel. Cette dialectique s’exprimait vers l’extérieur avec une certaine lisibilité, une intelligibilité historique et politique. C’est cette intelligibilité non pas abstraite mais située de par une combinaison de conditions objectives et subjectives qui distinguait la révolution des nombreuses révoltes, jacqueries ou autres « guerres des paysans » ayant émaillé le cours de l’histoire. En effet, dans ces dernières, la violence apparaît sporadique, dans le temps court d’un débordement auquel la répression met fin. Il est l’ultime recours de groupes qui s’estiment bafoués ou exaspérés par des abus récurrents perpétrés par le pouvoir royal ou ses représentants comme les fermiers généraux, alors que ces mêmes groupes se mettent ordinairement, dans le temps long, sous la figure paternelle de l’autorité. L’émeute est à la fois une pratique justicialiste et un moment émotionnel qui soude la révolte. On pille, on boit, on danse sur les décombres du château ou du bourg mis à sac, mais cela reste un moment clos sur lui-même, alors que l’insurrection peut avoir parfois un débouché politique. Si Marx parle d’histoire comme histoire des luttes de classes, c’est dans un sens très général. Ces révoltes ne peuvent pas vraiment être intégrées dans le fil rouge des luttes de classes car, de même qu’à un autre niveau, la révolte de Spartacus, elles ne développent pas de structures stabilisatrices ; elles restent hors jeu du point de vue politique et de la représentation. Il n’y a pas de politique du peuple, tant que ce dernier ne formalise pas la lutte, comme dans le cas des cahiers de doléances à la veille de la Révolution française.
Pourtant, de mini-événements et des incidents ou affrontements se multiplient tout au long du XVIIIe siècle, traduisant la mise en accusation du régime seigneurial et la dénonciation de l’incapacité du roi à prévenir les risques de famine et les spéculations qui l’accompagnent. Le peuple maintient donc une pression permanente contre l’ordre établi, mais sans éclosion d’organes populaires rien n’indique que le rapport de forces est en train de changer, trompant la noblesse et même la bourgeoisie sur les sentiments populaires réels.
La révolution n’est plus dans l’air du temps
Le « temps des révolutions » s’est ouvert avec les révolutions anglaise, américaine puis française. Elles s’inscrivaient dans le cycle historique de la modernité bourgeoise. Les superstructures politiques et idéologiques qu’elles bouleversent et les institutions qu’elles créent s’accompagnent de la modification des structures productives bien au-delà de la révolution industrielle et des rapports sociaux bien au-delà des rapports bourgeoisie/prolétariat. Malgré quelques suspensions contre-révolutionnaires du temps, le mouvement du capital s’étend au monde entier avec la Russie, la Chine, les luttes de libération nationale ou anticoloniales en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie, même si, dans ce qui n’est encore qu’à la périphérie des puissances capitalistes, le capital y circule plus qu’il n’y domine.
Pourtant beaucoup, y compris nous-mêmes, sont persuadés dans les années 1960-1970 que non seulement il est encore temps, mais que nous sommes à la veille de nouveaux chamboulements et de révolutions à venir. Même la publicité chantera bientôt les vertus de la révolution et à l’automne 1968, Citroën parade sur la muraille de Chine au nom de la révolution. La nouvelle époque révolutionnaire semble encore s’appuyer sur un caractère double, mais qui n’est plus celui de son caractère encore bourgeois d’une part, prolétarien de l’autre ; il s’agit plutôt d’un mixte de ce qui est encore prolétarien, mais qui ne l’est déjà plus car porté par l’idée post-classiste de révolution à titre humain. Dit en d’autres mots, le « vrai » communisme serait à portée de main, mais comme le critique Adorno en 1968, la révolution n’est pas pensée et c’est le décrochage entre théorie et pratique qui caractérise l’effervescence de ces années-là[18].
Quand Reinhardt Koselleck écrit en 1969 un article intitulé « Critères historiques du concept de révolution des temps modernes », le langage de l’époque est encore empreint des diverses variantes du programme prolétarien. Son travail critique cherche à le ressaisir d’abord, à partir de sa plus grande généralité dans la mesure où son sens est soumis à des variations considérables et ensuite sur la longue durée en prenant néanmoins la Révolution française comme matrice historico- théorique. Pour lui, « champ d’expérience » et « horizon d’attente » sont les deux catégories qui articulent le passé et le futur au présent. « L’espace d’expérience » est composé de l’ensemble des événements qui ont été intégrés et peuvent être remémorés : ils peuvent se manifester tant de manière individuelle que collective, rationnelle qu’irrationnelle, consciente qu’inconsciente. L’« horizon d’attente », lui, tend vers le « ce qui n’est pas encore[19] ».
C’est la distance et la tension entre champ d’expérience et horizon d’attente qui définirait le temps historique. Dans cette perspective, l’histoire échappe à une simple approche chronologique et à une conception linéaire du temps. Pour Koselleck, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, il n’y a pas d’écart entre expérience et attente, puis à l’époque moderne l’écart se creuse avec la sécularisation des sociétés et les révolutions bourgeoises. À partir de là, la projection vers le futur se construit dans la discontinuité ou même parfois la rupture avec le passé, la plupart du temps à travers la recherche de progrès. Selon Adorno (op. cit., p. 319), expérience et attente sont dissociées dans le temps et, pour nous, le temps de la société capitalisée est différent qualitativement du temps du capital et de la bourgeoisie.
Si nous projetons cette analyse sur le processus historique, on peut dire que l’expérience de la classe ouvrière occidentale se dissocie progressivement de l’attente de la révolution prolétarienne, même si, au moins en France et en Italie, l’expérience soviétique sert de médiation positivée pour le mouvement ouvrier dans sa majorité. Avec la révolution du capital (ce ne sont pas les termes employés par Koselleck, mais l’idée nous paraît sensiblement la même), c’est l’horizon d’attente qui devient suspect du fait qu’il serait gros de totalitarisme comme l’énoncent d’abord les « nouveaux philosophes », puis les thèses postmodernes avec la fin des grands récits réduits eux-mêmes à des idéologies mortifères. En quelque sorte une crise du futur qui semble rendre l’avenir impossible et produire, au moins par défaut, une domination de l’actuel en tant qu’il devient, en tendance, le seul horizon. François Hartog parle à ce propos d’un « présent monstre » qui coexiste avec une « tyrannie de l’immédiat[20] » Mais il croit critiquer le « présentisme », alors que c’est de l’actualisme dont il s’agit. Jérôme Baschet précise aussi cette critique en d’autres termes, en invoquant une tyrannie de l’urgence : « la tyrannie de l’urgence qui y règne, est en fait la tyrannie de l’instant d’après[21] »
Pourtant, le terme de révolution va continuer à faire florès, mais dans un discours cette fois porté par le capital qui, malgré ses caractères prétendument néolibéraux, ne réagit pas en fomentant des contre-révolutions puisqu’il n’y a eu nulle part révolution prolétarienne au sein des pays dominants et que la globalisation des marchés à réduit à rien le phénomène impérialiste et son envers contre dépendant que représente l’anti-impérialisme : le Venezuela des années 2000 n’est pas le Cuba des années 1960 ni le Chili des années 1970. Il n’empêche qu’on nous parle de la « révolution orange », des « révolutions arabes », de la « révolution de Maidan » en Ukraine, de la « révolution des parapluies » à Hong Kong, etc., alors que d’autres soulèvements ne se réfèrent pas forcément à l’idée de révolution, par exemple, les mouvements des places Tahrir en 2011 au Caire ou Taksim et parc Gezi à Istanbul en 2013), le mouvement des places en Espagne. Il s’agit, pour les puissances du capitalisme du sommet et les médias dominants, de réintégrer par englobement le concept de révolution. C’est le point de vue démocratique et humaniste qui est privilégié dans les révoltes, qui sont le plus souvent présentées comme le fait des « sociétés civiles » (au sens vulgaire d’opposition aux forces politiques) en butte aux dictatures où à des « démocraties illibérales », ce nouveau vocable qui succède, sans le recouvrir exactement politiquement et géographiquement, aux « démocraties populaires » de l’ancien bloc soviétique.
C’est dorénavant le capital qui émancipe, parce qu’il y a congruence entre, d’une part, sa dynamique d’extension et d’intensification (aujourd’hui plus libérale/libertarienne qu’impérialiste) dans laquelle il cherche à s’émanciper de ses propres limites et, d’autre part, les désirs d’émancipation d’individus qui, eux aussi, le plus souvent, cherchent à les réaliser dans le même cadre. Ce que l’on a appelé métaphoriquement la « révolution du capital » ne fait pas « système » : le capital reste bien un rapport social de dépendance réciproque, avec des individus qui, du haut jusqu’en bas, le reproduisent structurellement selon des niveaux hiérarchisés et éventuellement le conteste conjoncturellement. La société capitalisée, c’est celle dans lequel, en tendance, le temps est devenu un temps lui-même capitalisé, parce qu’il efface les frontières entre activité et travail et entre activités publiques et privées.
La révolte constituait souvent une prémisse nécessaire d’un processus révolutionnaire quand celui-ci ne se réduisait pas à un coup de force insurrectionnel. Elle n’en est pas moins un moment d’exception de courte durée, qui ne perdure pas s’il n’est pas entretenu comme une possibilité toujours présente de possible intervention sur le cours de l’histoire, donc au moins dans une perspective de moyen terme. C’est pour cela que, aussi paradoxal que cela puisse apparaître, la révolte se prolonge comme source du droit quand elle n’est pas défaite par l’ordre en place. Ainsi, si on prend l’exemple de la Révolution française, par-delà l’emblématique Déclaration des droits de l’homme, l’article 35 de la Constitution de l’an III a consacré, plus tardivement donc, un droit et même un devoir de révolte en cas de trahison des principes ayant présidé à la révolution. On se doute que cette possibilité, qui ne fut nullement conçue comme un effet d’annonce, eut du mal à s’imposer et, de fait, cette Constitution n’entra jamais en vigueur.
Il y eut aussi des moments de cet ordre au cours de la Commune, au sein du processus révolutionnaire russe et pendant la révolution espagnole. Des moments d’intelligence collective et d’intelligibilité de la révolution, y compris en direction de l’extérieur. C’est cette intelligibilité qu’on ne retrouve plus guère aujourd’hui, puisque les anciens repères semblent avoir disparu. Les partis politiques parlent à travers le même langage de « communicants », quel que soit le contenu développé ; les mots travailleur et communiste ont disparu ; les frontières entre progressistes et conservateurs deviennent floues quand c’est le « progrès » qui est critiqué, non seulement au nom de la conservation, mais aussi au nom de « l’innovation » ; quand différents thèmes sociétaux, devenus centraux à la place du travail et de l’exploitation, cherchent à nous faire accroire que c’est à partir d’eux qu’on redéfinit des axes politiques et de nouvelles frontières sur la base de particularismes radicalisés (les thèses intersectionnelles).
La politique du capital depuis les années 1980 peut être ici définie négativement comme le processus qui liquide à la fois politique révolutionnaire et politique réformiste (la « Grande politique », disait Tronti).
En ce sens, c’est l’événement au sens fort, politique, qui semble avoir disparu parce qu’il n’y aurait plus, au mieux, que de l’information qui circule et qui peut être gonflée artificiellement en événement. D’où, par contrecoup, c’est-à-dire de manière réactive, mais sans perspective, l’éclosion et la diffusion de paroles à teneur conspirationniste. Elles tendent à remplacer le cours d’une « raison dans l’histoire » et l’ancien « travail du négatif » de l’époque des luttes de classes. C’est en effet ce qui permettait de se projeter du présent vers l’avenir, y compris à travers les ruses de l’histoire, quand on pense que des centaines de millions de travailleurs se sont projetés pendant plus de cinquante ans sur le modèle soviétique d’émancipation des travailleurs. Une fois la chute du Mur et la fin du « grand mensonge » (Anton Ciliga), cette projection devient impossible et pour ceux qui refusent d’accepter ce fait accompli, il peut y avoir la tentation de chercher un discours hors du discours du capital, qui devient inaudible parce qu’il est maintenant aussi fluidique que le capital est flexible. Il semble « faire système », non pas parce qu’il serait cadenassé, mais au contraire parce qu’il englobe tout et son contraire dans l’équivalence. C’est en cela qu’il semble avoir dépassé toutes ses contradictions. Le discours officiel du pouvoir, qu’il soit politique ou médiatique, accuse souvent les réseaux sociaux de produire des fake news, mais lui-même a adopté un relativisme d’origine structuraliste puis le déconstructivisme postmoderne, rendant obscur ce qui est complexe. En réaction, ce n’est pas la recherche de vérité qui vient en premier quand la crise menace ou que des antagonismes apparaissent, mais la « radicalisation » de pratiques velléitaires pour essayer d’éclaircir ce qui apparaît obscur. « Il n’y a pas de fumée sans feu » et « à qui profite le crime », au lieu de rester des paroles privées ou de café du commerce, deviennent des modes de raisonnement. Cela s’éclaire si on regarde le « non-mouvement » antivax en France, en Italie ou encore au Canada.
Chez les Gilets jaunes, ces tendances conspirationnistes étaient présentes sans être centrales, visant soit la toute-puissance des technocrates de la Commission européenne, soit la banque Rothschild. Mais il est à remarquer que cette cible précise n’a pas été expressément désignée comme juive, contrairement à certaines manifestations d’Occupy Wall Street aux États-Unis contre la « banque juive », mais principalement parce que Macron en a été un dirigeant. En France, il y eut aussi quelques allusions à la puissance de la franc-maçonnerie, mais l’imagerie des années 1930 sur les « cent familles » était absente. Néanmoins, toutes ces références ont fonctionné non pas comme le moteur d’un mouvement potentiellement fasciste ou nationaliste-révolutionnaire appuyé sur l’ordre en place ou un autre ordre supérieur revendiqué, mais comme des éléments résiduels marqués de non-contemporanéité et, de ce fait, elles passèrent rapidement au second plan ou furent abandonnées. À l’inverse, les références à la Révolution française et l’appel à une Constituante se sont avérés contemporains dans la mesure où ils tentaient de rétablir le rapport entre passé/présent et projection dans l’avenir. La dynamique interne à la lutte lui fit aussi découvrir, non pas la face obscure du pouvoir, base sur laquelle se développent la pensée du complot, mais sa force brute bien visible et en particulier ses capacités répressives, sans oublier le mépris écrasant qu’exprimèrent, contre le mouvement, toutes les élites politiques, médiatiques et syndicales.
L’État se trompe rarement de cible.
Jacques Wajnsztejn
[1] – Librement extrait par l’auteur lui-même du livre L’achèvement du temps historique, L’Harmattan, 2025, à paraître en juin.
[2] – Louise Robinson Heath, The Concept of Time, p. 88, cité par M. Postone dans Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, 2003, p. 300.
[3] – Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions sociales, 1969, p. 15 puis 17.
[4] – Sophie Wahnich synthétise : « Saint-Just se propose ainsi tout à la fois d’instruire le présent, de l’informer par la compréhension du passé et de le refléter. Le passé qu’il expose est celui par lequel précisément, au fond, le présent se présente » (in La Révolution des sentiments. Comment faire une cité. 1789-1794, Paris, Seuil, 2024, p. 166).
[5] – Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993.
[6] – Cf. le livre d’Éric Conan et Henri Rousso, Un passé qui ne passe pas, Pluriel, 2013.
[7] – Éric Fournier, Nous reviendrons ! Une histoire des spectres révolutionnaires. France-XIXe siècle, Champ Vallon, 2024.
[8] – F. Engels, lettre du 27 octobre 1890 à Conrad Schmidt in Études philosophiques, Éditions sociales, 1961, p. 159 et sq.
[9] – J. Guigou, Politique, poésie. Correspondance, L’Harmattan, 2024, p. 185-186.
[10] – Cité par Yaël Neeman dans Nous étions l’avenir, Actes Sud, 2015, p. 37. Un livre qui analyse l’expérience des kibboutz de 1948 aux années 1970, la seule expérience de longue duré d’un îlot de communisme (un avenir qui abolirait le passé et ce, jusqu’au souvenir de la Shoah) et son échec.
[11] – S. Huntington, Le clash des civilisations et la refondation de l’ordre mondial, Odile Jacob, 1996.
[12] – Depuis les retraits américains d’Irak et d’Afghanistan, l’ancien « gendarme du monde » campe sur des positions plus isolationnistes qu’impérialistes. L’America first de Trump premier mandat, mais aussi Biden et son discours à l’ONU de 2021 : « Nous ne dirigerons pas seul par l’exemple de notre pouvoir, mais par le pouvoir de notre exemple », nous en fournissent deux exemples convergents.
[13] – D’abord dans « État et souveraineté à l’épreuve des migrations internationales », puis dans « Un rééquilibrage du national et du global dans le jeu des puissances » et enfin dans « Guerre du capital et antiennes anti-impérialistes ».
[14] – Republié dans Écrits politiques, tome VI, « Guerres et théories de la guerre » (Sandre, 2016, p. 94.). C’est ce qui se produit aujourd’hui avec quarante-cinq ans de décalage. Mais la révolte de Hong Kong ou encore la guerre en Ukraine ne sont interprétées que comme des enjeux géopolitiques respectivement par rapport à la puissance chinoise montante et à la résurgence d’une grande Russie, sans que cela puisse s’inscrire comme à l’époque des années 1960-1970, dans un mouvement beaucoup plus global de critique et d’insubordination au capitalisme lié à un mouvement ouvrier (Gdansk) à prétention plus ou moins révolutionnaire ou en tout cas réformiste (Solidarność). D’aucuns se sont dit : avec la fin du « socialisme réel », l’histoire recommence. Mais on a eu droit d’un côté à une nouvelle glaciation historique dont la réunification allemande nous fournit le meilleur exemple : non plus un nouveau Reich, mais l’économie sociale de marché adossée à la puissance du Deutsch Mark d’abord, puis au pouvoir de la banque centrale européenne (BCE) « indépendante » ensuite ; et de l’autre, au réveil des nationalismes slaves et panrusses (une histoire rétroactive).
[15] – À cette idée, Walter Benjamin répond en disant que « la révolution est le geste par lequel on tire la sonnette d’alarme du train qui transporte le genre humain ».
[16] – La Commune, en revanche, devient un événement sans nom, qui porte vers le triomphe quasi unanime de la Troisième République. La conflictualité est en conséquence rejetée du politique dans la mesure où il n’y aurait plus de raison de s’insurger.
[17] – Cf. Bernard Pasobrola, « Le criticisme est-il curatif ou antisceptique ? », Critique du dépassement, https://blog.tempscritiques.net/archives/1307.
[18] – Th. Adorno : «Notes sur la théorie et la pratique», in Modèles critiques, Payot, 1984.
[19] – Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Gallimard-Seuil, 1990, p. 309.
[20] – François Hartog, Régimes d’historicité. Production et expérience du temps, Seuil, 2003, p. 21.
[21] – Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, La Découverte, 2018, p. 294.