
Jean-Pierre Cambefort
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Descriptif auteur
Jean-Pierre Cambefort a une formation pluridisciplinaire en sciences humaines et sociales. Psychologue, puis éthologiste, de formation il a travaillé sur les sociétés de primates en Afrique du Sud après son Doctorat en sciences du comportement à l'université d'Aix Marseille. Il a enseigné dans les départements de psychologie à l'Université de Pietersburg en Afrique du Sud, d'anthropologie de l'Université de la Réunion et de sciences de l'éducation à l'Institut Universitaire de Formation des Maîtres. Psychologue dans le secteur de l'éducation spécialisée à la Réunion pendant vingt ans, il est administrateur de l'Association des Maisons de la Famille à la Réunion (AMAFAR), et formateur en sciences humaines et sociales auprès d'institutions diverses (Institut Régional de Travail Social- IRTS- Rectorat, établissements scolaires). Docteur en Sciences du Comportement et Habilité à diriger des recherches en Sciences de l'Education, ses travaux portent sur les relations entre les interactions sociales, les transmissions et l'éducation. Il est Chercheur associé de l'Observatoire des Anciennes Colonies Liées à l'Europe (ORACLE) à l'université de la Réunion.
Il a publié "Rôles et Enjeux, approches d'anthropologie généralisée" (avec C Ghazarian) "Le Singe, l'Enfant et l'Homme" et "Enfances et Familles à la Réunion" chez l'Harmattan.
Plus récemment il est également l'auteur de "Le Pays Séparé" et "l'Afrique à part" (L'Harmattan), une autobiographie et un regard anthropologique sur l'Afrique du Sud des années d'apartheid.
Titre(s), Diplôme(s) : Doctorat Sciences du comportement. Habilité à Diriger des Recherches (HDR) en sciences de l'éducation.
Fonction(s) actuelle(s) : formateur en sciences humaines et sociales
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AUTRES PARUTIONS
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
L'impossible rituel chez les adolescents créoles réunionnais en inadaptation sociale in "Regards pluridisciplinaires sur les rites de passage et les constructions identitaires créoles. L. Pourchez & I Hidair, eds
Les adolescents créoles réunionnais en difficulté d'adaptation sociale sur lesquels a porté cette étude, et qui relèvent d'une prise en charge particulière de travail social, ne peuvent intérioriser des rituels d'interaction institués dans les contextes habituels des groupes d'adultes. En revanche, ils instaurent entre eux des comportements ritualisées au sens que l'éthologie humaine donne au terme de "ritualisation", fondés sur des signaux non-verbaux qui ne sont pas référés aux codes sociaux des adultes et des cadres institutionnels (famille, école, foyer, club sportif). Leur fonction est de perpétuer des relations de dominance-subordination dans lesquelles se reproduisent des phénomènes de leadership et de violence, déconnectées de ce que les rituels institutionnalisés par les adultes promeuvent dans la socialisation humaine : l'accès à la symbolisation et à l'investissement du langage qui découlent de l'intériorisation des interdits premiers. La désocialisation de l'enfant et de l'adolescent dans le contexte familial, le déséquilibre des images parentales et notamment de la fonction paternelle sont discutées comme contribuant, sans qu'elles constituent l'unique facteur, à cette appauvrissement de la pensée et des représentations
Mots-clés: ritualisation, rituels, adolescence, inadaptation sociale, travail social, symboles
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Abstract
Creole adolescents from Reunion Island living in a state of social maladjustment and under social work tutorship are unable to integrate social rituals which are settled in adult groups social contexts. They organise ritualised behaviours amongst themselves, based on non verbal signals which are not referred at all to adult social codes and to institutionnal frames (family, school, homes, sportclubs). They aim at fitting subordination-dominance relationships which perpetuate leadership and violence, unrelated to what institutionnalised rituals are bound to promote into human socialisation : access to symbols and to language investment, which are inherited from the internalisation of the basic and fundamental prohibitions. On the basis of these findings, the weakening of socialisation for children and adolescents into the family framework, the unbalance of parental images, more precisely of the father function are discussed as being one, but not the only, factors of the impoverishment of thought and representations.
Key words: ritualisation, rituals, adolescence, social maladjustment, social work,symbols
Le rite, le rituel et leurs fonctions socialisantes
Comme l'indiquait Huxley (1971) il y a longtemps déjà, dans un ouvrage collectif qui a fait date, les rituels au sens anthropologique, sont des moments sporadiques de la vie sociale au cours desquels les individus exécutent, par obligation ou consentement, des enchainements de gestes ou de paroles, en groupe ou isolés, dont la signification est attribuée par le groupe d'appartenance et vise plusieurs fonctions: changements de lieux, de statut, ou d'âge, ou échange avec la surnature et le monde invisible. La charge représentative dont ils sont investis leur donne pour la plupart, une haute fonction symbolique que le groupe définit, ou dont certains membres du groupe sont seuls à détenir le sens. De ce fait, leur pouvoir socialisant est considérable en ce sens qu'il contribue à l'intégration socio-symbolique de ceux qui les exécutent. Le rite recouvre un sens plus proprement divinatoire car il concerne l'échange avec l'au-delà (divinités, invisible, surnature) et la poursuite d'états supérieurs de conscience. Le rite permet l'entrée dans le sacré et a également pour fonction d'entretenir avec le monde profane des rapports savamment réglés (Caillois, 1950).
Quelle que soit sa fonction, le rituel est relié à l'armature symbolique du groupe, et souvent de la société en général, dont il tient sa légitimité. Il est investi du pouvoir structurant de construire le sens et la référence des individus par rapport à une entité sociale plus large, qui garantit leur protection et leur socialité ultérieure. Par le fait que le rituel permet la symbolisation des émotions liées à un événement de la vie en leur donnant une forme socialement acceptable, il est éminemment socialisant. Il s'impose comme "passage obligé" du vécu individuel dans le social, qui doit être compris comme la référence obligée, de par la loi et ses représentations symboliques, à une continuité historico-existentielle qui réfère l'individu à l'ancestralité et au lignage. Le rituel et la densité des sens qu'il véhicule est le prix à payer pour qu'un individu, qui n'est plus une entité solipsiste ou autocentrée, devienne sujet référé à l'ordre symbolique social et à celui du langage.
Huxley (op cit. p 27) affirme également que "le développement correct de la personnalité implique un processus de ritualisation quelque peu semblable en ce qu'il requiert l'intégration d'éléments ou de facteurs divers et parfois conflictuels dans un tout efficacement organisé et signifiant". Tout humain doit transformer les contenus émotionnels ressentis individuellement et collectivement dans des codes ritualisés dont les formes et les contenus sont devenus socialement acceptables. Le concept éthologique de ritualisation, compris comme la transformation adaptative des signaux non-verbaux au cours de l'évolution, permet de comprendre comment ces contenus ont subi des changements sémantiques. Il conviendra d'envisager l'application de ce concept à propos de notre étude.
Rituel et langage
Le langage, rituel distanciateur
Chez l'homme le langage symbolique est la plus ancienne et fondamentale ritualisation des sons et ces cris. Il a pour effet d'introduire une brèche fondamentale par où l'émotionnel, matière première des communications non-verbales, doit se canaliser et par là, prendre de nouvelles formes socialisées d'expression. La socialisation consiste en un travail de canalisation adaptative de ces contenus, qui deviennent culturellement "formatées", selon l'expression de Habermas (1987). Le langage fait exister l'homme en tant que sujet sur le plan des représentations symboliques qu'il exprime par d'autres et pour d'autres. Ainsi le sujet doit prendre place dans cet univers de représentations, imprimant aux émotions directes un détour encore plus grand que dans le cas des comportements ritualisés non-verbaux.
D'emblée, le jeune humain se trouve pris, avant qu'il ne maîtrise lui-même les règles de fonctionnement du langage symbolique, dans l'ensemble des significations langagières qui sont parlées autour de lui, dans ce "bain de langage" que définit Dolto (1977, 1979). Des paroles lui sont adressées, qui le réfèrent à l'autre et véhiculent d'abord les éléments émotionnels de la mère. La "langue maternelle" est d'abord une empreinte sonore, mélodie charnelle et sensuelle qui transmet en tout premier lieu la symétrie de ses émotions renvoyées dans le discours de l'autre. En deçà de sa structure proprement linguistique et symbolique, le langage parlé imprime en tout premier lieu chez l'enfant cette première matrice communicationnelle qui greffe très vite les éléments non-verbaux associés aux paroles, et décodés, bien avant que l'enfant ne maîtrise le sens des mots (Paulus, 1987).
C'est ce premier lien affectif qui inscrit l'enfant humain dans l'"humanitude" : un lien physique d'abord, véhiculant des signaux décodables et précis, et langagier, puisque ces éléments non-verbaux sont colorés des mélodies de la langue. Le sens des mots adressés à l'enfant lui donne une place dans un univers symbolique. Inscrit déjà au registre des signifiants du langage, l'enfant humain est référé à autrui en tant que sujet.
Symboliser c'est donc évoquer en l'absence de ce qui est représenté; c'est à la fois prendre des distances par rapport à un signifié, un contenu, mais aussi prendre place dans un champ de représentations et de reconnaissances collectives, dont le prototype le plus archaïque est constitué par les rapports de parenté.
Le langage et l'interdit
Ce "travail" de l'investissement du langage est en jeu lors de la socialisation de l'enfant. De ce fait, il intériorise la fonction de l'interdit, principalement celui d'obtenir toujours et immédiatement satisfaction à ses besoins par la mère, et qui culmine avec l'interdit posé sur la possession incestueuse du parent de l'autre sexe, lors de la problématique dipienne.
La résorption de l'Oedipe et les rapports de parenté dictés par l'interdit de l'inceste sont les deux aspects d'un même effet du symbolique et de son ordre, comme le fait remarquer Vidal (1985). L'interdit est ce qui est dit entre les individus, transformés en sujets, et entre les mots; c'est ce qui est devenu implicite et qui, à ce titre, n'a plus besoin d'être évoqué parce qu'il est intériorisé. Puis, les "interdictions", empêchements, corrélatifs des obligations, énoncés consciemment et clairement, viendront plus tard se greffer sur l'implicite du premier interdit qui, intériorisé, persiste inconsciemment comme préalable à la plupart des règles et des lois dont l'éventualité de la transgression n'est même plus envisagée. Ainsi, l'entrée dans le langage et l'obligation qui est faite d'intérioriser les références sociales et les significations dont il est porteur, posent les bases de l'identité et de l'identification, non pas seulement dans leur dimension sociale communément admise, mais dans celle de la genèse du sujet.
La symbolisation et la culture
Le symbolisme social et le symbolisme langagier deviennent coproducteurs et coorganisateurs de la réalité. L'enfant fait l'expérience que la pensée symbolique "dégage le concept de toute intuition de l'objet (Lemaire, 1977), c'est-à-dire que le symbolisme langagier induit une signification formelle qui tient à la cohérence des rapports entre ses éléments. Le symbolisme devient un ordre qui met de l'ordre sur ce qui, originellement, constitue le vécu irreprésentable. Bien plus, le symbolisme culturel, en structurant le monde, introduit un pacte, une loi ; c'est un pacte d'alliance, de convention, et il se trouve inséparable du discours.
Le processus de symbolisation s'effectue en deux pôles :
- le seuil minimum d'ouverture : l'imaginaire, en deçà duquel la conscience est captive de son double (le fantasme) et au delà duquel se trouve l'imagination matérielle (l'emblème, le fétiche) ;
- le seuil d'accomplissement : le symbolisme, en deçà duquel on trouve la tradition sociale symbolique (règles de parenté, règles d'autorité) et au delà duquel le sujet accède au symbolisme social assumé par la parole.
En accédant au symbolisme du langage, le sujet humain passe d'une relation immédiate, ou "duelle", à une relation médiate; cette distinction recoupe celle déjà existante entre l'imaginaire et le symbolique.
L'enjeu posé par la socialisation (l'intégration du sujet dans la société) et la socialité d'une manière générale (le fait de vivre en société pour un être social comme l'homme), c'est celui de pouvoir donner aux réalités biologiques et aux domaines instinctuels des formes socialement admissibles, de leur imposer des codifications, appelées ritualisation ou symbolisation, qui les re-présentent sur une autre scène que celle de l'expression brute, et les limitent en les canalisant.
C'est à ces dimensions que le langage est destiné à faire accéder le sujet, et non pas seulement à un usage utilitaire des mots, qui ne lui permet plus la reconnaissance (ni la connaissance) de l'Autre, comme c'est le cas dans les dysfonctionnements pathologiques, individuels et collectifs. Il ne suffit pas de parler pour accéder aux dimensions de la culture, et il ne suffit pas qu'un univers social soit un tant soit peu organisé, qu'il possède des us et coutumes descriptibles, pour que l'observateur puisse parler de "culture". La question est de savoir si cet univers offre véritablement aux individus l'accès aux dimensions d'engagement du langage, c'est-à-dire celles qui donnent permettent que se mettent en place dans le psychisme les conditions irremplaçables d'une vie sociale porteuse de sens, de limites et de lois et qui sont les suivantes :
*L'intériorisation de l'interdit tout d'abord et de la loi. Le premier des interdits est la prohibition de l'inceste au moment de la problématique oedipienne chez le jeune enfant. Il garantit la condition d'acceptation, de connaissance et de respect des règles de parenté, puis constitue le schème à partir duquel les autres lois sont intériorisées.
*La reconnaissance de l'Autre ensuite, conséquence de la première, relativise l'existence sociale du sujet à sa condition humaine : être un parmi d'autres, lui garantissant son lieu (et ses limites) symbolique d'existence dans un tout auquel il participe mais dont il n'est qu'un maillon.
L'intériorisation de ces deux principes, mise en place chez le sujet humain très tôt dans l'enfance, malgré les difficultés qu'elle engendre, est la pierre fondatrice du psychisme sur laquelle s'édifient, au cours de la socialisation, les multiples "éléments culturels" propres à chaque civilisation.
Problématique psychologique des adolescents en inadaptation sociale
Le présent travail s'appuie sur vingt trois années de suivis psychologique et d'accompagnement éducatif auprès d'adolescents appartenant à la communauté créole réunionnaise, présentant des troubles du comportement et de la socialisation. Ils sont placés dans des établissements spécialisés par les magistrats pour mineurs, et considérés comme des enfants en danger après constat dûment établi des négligences, abus, violences subis, le plus souvent en famille au cours de leur enfance, et des délits commis peu de temps avant leur placement. Relevant d'une prise en charge particulière sur le plan psychologie et éducatif par le travail social, il ont pour caractéristique comportementale et pour problématique psychologique les éléments suivants:
Prégnance du comportement non verbal
- Ils accordent une importance très grande à la communication non verbale, de par l'emphase donnée au corps et à ses signaux. Ce faisant, ils interprètent le comportement d'autrui en fonction de l'immédiateté de l'interaction, des signaux du corps : posture, exhibition de la nudité musculaire, de la fonction signalétique des vêtements de luxe ou des bijoux comme repères de la valeur de l'individu sur une échelle du pouvoir.
- Ils interagissent principalement en fonction de la capacité à l'affirmation de soi non seulement par le corps, mais également par l'usage d'une parole essentiellement mobilisée au service de la création et de la reproduction des rapports de force, réels ou potentiels, dans leur dimension phonique et discursive.
- Ils sélectionnent comme pertinents les relations sociales exprimées avec les compagnons d'âge et ignorent celles qui les impliquent avec les adultes. Ne se percevant pas référés aux adultes dans le champ de leur parole, tant au niveau interactif que symbolique, ils ne les rendent pertinents dans leur système d'interprétation que pour autant que ces derniers souscrivent à leurs modes de communication, répondent positivement à leurs demandes et confirment leurs projections imaginaires.
Les interactions sociales sont fondées sur des comportements dont le but est d'établir des relations de dominance-subordination. On observe des parades accentuant la force du torse, des supplantations physiques de leurs pairs là où ils se tiennent ou sont assis, une affirmation de soi dans les postures physiques et les déplacements du corps, une priorité d'accès à la nourriture ou aux emplacements convoités, l'appropriation d'objets rares ou fonctionnels, le vol d'objets personnels. Enfin, et surtout, l'établissement de relations de dominance sur les pairs par des relations de contrainte physiques, menaces et embrigadement de compagnons contre la "victime", stratégies sociales archaïques déjà observées dans tout groupe de primates (Thierry, 1990). Ils élaborent entre eux des sortes de rites initiatiques structurés par les individus dominants, consistant à mettre à l'épreuve ceux qui devront subir leur pouvoir (obligation de donner des objets, dénonciation, représailles, châtiments corporels, chantages) et échangent des signaux corporels importants : coups, bousculades, regards fixes, paroles injurieuses, voix élevés et cris d'intimidation, ostentation de vêtements de luxe ayant pour eux fonction de statut social, d'autant plus important que le vêtement est rare, ou volé à un compagnon d'âge.
L'importance de ce type de communication non verbale est omniprésente chez ces adolescents, et signe une régression sémantique de l'échange (une simplification archaïque) lorsqu'elle représente l'ensemble des échanges sociaux. L'approche éthologique nous permet de comprendre la valeur sémantique de ces signaux. Comme nous l'avions rappelé en référence aux auteurs (Cambefort, 1996), la ritualisation au sens éthologique du terme, est la formalisation ou canalisation adaptative d'un comportement à motivation émotionnelle sous la pression téléonomique de la sélection naturelle, destinée d'une part, à assurer une plus grande efficacité de la fonction d'avertissement et à en diminuer l'ambiguïté, et d'autre part, à fournir des stimulants ou déclencheurs de schèmes d'action plus efficaces aux autres individus ; elle sert également de mécanisme de liaison sexuelle ou sociale.
Les signaux émis pour communiquer doivent être le moins ambigus possible, mais les individus éprouvent (ou sont soumis à) des motivations contradictoires ; et si les signaux émis sont souvent la résultante de plusieurs motivations, la forme même de ces signaux, leur structure spécifique sur laquelle l'individu n'a pas de prise, est le résultat d'un processus évolutif et sélectif. Ce processus est celui de la ritualisation.
Ce concept recoupe partiellement les notions de rite et de rituel des ethnologues, et apporte des éléments observables dont le comportement animal est redondant, notamment dans les cérémonies de "cour", ou de mise en couple des partenaires sexuels. La ritualisation comme processus est à l'uvre autant dans les signaux non-verbaux héritiers de l'évolution phylogénétique que dans les rites et rituels culturels humains, parmi lesquels de nombreux gestes interviennent souvent codifiés par des règles strictes. À ce propos, le "culturel" interfère en permanence avec le "naturel". En effet les parades, cérémonies, rites de toutes sortes, au-delà de leur fonction légitime (religieuse, politique, académique, ou sacrificielle) mettent en scène des démonstrations non-verbales porteuses de significations explicites c'est-à-dire consciemment rationalisées, et implicites c'est-à-dire échappant aux élaborations rationnelles de ceux qui les pratiquent ou qui y assistent.
Ainsi de nombreux comportements ritualisés sont échangés avant que l'agressivité ne s'exprime à l'état brut. Ces notions sont importantes car elles conditionnent l'enjeu des processus de socialisation et d'accès au symbolisme. Sous ce rapport d'ailleurs, la ritualisation peut être considérée comme un palier "pré-symbolique" des interactions, montrant que la communication non-verbale n'est pas une succession de gestes aux significations grossières parce qu'elle serait déterminée instinctivement, mais une combinatoire subtile et composite installant, entre les protagonistes, un "espace tampon" qui protège les individus des expressions émotionnelles directes.
Dans ces conditions où le mode corporel prime sur le mode langagier, où l'instinctuel prime sur le symbolique, ces adolescents structurent leur comportement spontané sur le refus des rituels imposés par les adultes et portant sur les marques de reconnaissance et de référence établies dans les interactions sociales ordinaires. Ces refus portent sur les modalités du salut, de la référence au sens de la parole (direction du regard, écoute, compréhension des consignes, temps de présence dans l'interaction, adéquation entre les actes et les paroles). Ils répondent à ces rituels imposés par la fuite du regard, l'arrêt prématuré du temps de présence relationnelle (fuite), l'inadéquation entre paroles et actes, les passages à l'acte physiques violents dans les interactions institutionnelles et extérieures. Leur comportement dit "désocialisé" se réfère à la satisfaction des besoins et pulsions dans un détour complet des formes socialement acceptables qu'impose le monde adulte. Les actes ritualisés de leur vie pulsionnelle s'inscrivent comme les manifestations les plus opposées à la symbolique des rituels socialement construits. Leurs motivations s'inscrivent aux antipodes de celles qui soutiennent les activités rituelles, puisqu'elles visent précisément à les éviter ; elles sont encodées par les adultes, c'est-à-dire ceux qui les précèdent dans la généalogie.
Sur le plan psychique
Chez ces adolescents créoles relevant du travail social, cette régression sémantique, qui renvoie à une carence de fonctionnement de l'ordre symbolique, se traduisent sur le plan du psychisme individuel par :
- Une impossibilité à renoncer à une satisfaction immédiate; donc une impossibilité à supporter la frustration ;
- Une affirmation prééminente des besoins actuels (sur le plan matériel essentiellement) ;
- Une insuffisance du contrôle émotionnel et par conséquent une impulsivité caractérielle quasi permanente,
- Une incapacité à se référer à des expériences passées et à se projeter dans un futur, une tendance à ne vivre que dans l'instant présent sans références temporelles. (Lelan, 1991).
Certains auteurs ayant travaillé sur l'adolescence difficile décrivent leur état, sur le plan étiologique, comme des "états limites" au passé chaotique engendrant des personnalités abandonniques (Chartier, 1997). Selon Corcos (2009, p 17) ces jeunes souffrent "d'un arrêt du développement des fonctions du moi qui, non fixé, est susceptible de régressions vertigineuses ".
Sur le plan de l'histoire familiale
On remarque également que:
- Le père est absent (physiquement ou symboliquement dévalorisé). Il a perdu son statut.
- La mère constitue majoritairement le seul parent référent, qu'elle vive seule avec l'enfant, ou que le couple parental cohabite dans l'unité domestique. A la Réunion une moyenne de 50.000 enfants naissent dans des familles monoparentales dont le principal parent est la mère qui, dans 58% des cas, n'a pas d'activités professionnelles ; 54% des enfants naissent de mères dites "célibataires" (Jaccoud, 1994) entretenant avec le père une relation irrégulière ou le plus souvent inexistante, et pour une bonne partie d'entre elles, vivant cher leur propre mère avec l'enfant. L'enfant vit dans un lignage matrifocal où les images masculines sont le plus souvent dévalorisées ou rejetées à la périphérie des unités domestiques, comme l'a montré Wolff (1989).
- Il s'est produit de nombreuses ruptures ou/et conflits dans l'histoire familiale. Ces difficulté ont engendré le plus souvent des faits graves: violences, maltraitances, négligences, conflits lignagers, aliénation parentale.
Selon Morhain & Carvaho (2003, p 82) ces adolescents "ont servi d'otages, de boucliers, de valeurs d'échange; ils subissent dans une grande solitude le conflit parental, en proie à des dilemmes de loyauté ". Selon les auteurs, ils sont souvent impliqués comme tiers dans le conflit parental.
Dans une grande partie de la communauté créole réunionnaise suivie par les services sociaux, et composée des métis entre les descendants des esclaves afro-malgaches, des engagés indiens, et dans des proportions moindres des petits "Blancs", sévissent des carences de socialisation ainsi que l'accumulations de difficultés conjugales et parentales. Or l'inadaptation sociale est due sur le plan psychologique, et entre autres facteurs, au déséquilibre des images parentales et à la difficulté qu'éprouvent les parents à imposer le renoncement à la toute-puissance des désirs infantiles (Cambefort, 2001).
Dans ce groupe social, il apparaît de manière évidente que tout le champ du discours, des actions et des représentations familiales est occupé par la mère ; son pouvoir déborde largement sur celui du père, réduit très souvent à une place de parent de seconde zone, vivant en marge de l'unité domestique (Wolff, 1989, op. cit.). Par contraste, la mère prend une place magnifiée à partir de la vie domestique, puis dans les relations avec le monde extérieur, principalement le quartier, l'école, les administrations et les achats du quotidien. Ce phénomène ira en s'accentuant, renforcé par la législation et les mesures de soutien à la vie familiale dont les mères sont les principales récipiendaires. Dans une grande partie de la communauté créole, l'homme est progressivement pris dans une dynamique sociale qui l'exclut et le marginalise (Payet, 1990 ; Peters, 1995). Elevées elles-mêmes dans la suprématie du lignage et de la parentalité maternelle par leurs propres mères, de très nombreuses mères ne sont pas psychiquement construites pour faire une place au père. La clinique des enfants en difficulté et en souffrance nous montre que tout symptôme est une tentative différente, selon les cas, pour recréer une place pour le père. Le sevrage de l'enfant par rapport à l'image maternelle ne parvient jamais, ou très difficilement, à s'assumer, comme la clinique nous le démontre quotidiennement. Chaque fois qu'il y a difficulté de séparation, c'est que la fonction symbolique paternelle ne parvient pas à détourner la libido maternelle. Comme l'indique Yankelevitch (1996), lorsqu'il y a problème dans l'intériorisation des limites, c'est que sa fonction ne parvient pas à soutenir une loi qui limite la toute-puissance de la mère et qui puisse démontrer qu'il y a psychiquement "du" père "dans" la mère. Tisseron (2007, p 48) rappelle qu'une bonne lisibilité des rôles parentaux accordant une place claire et distincte à chacun constitue les bases de l'attachement sécure à des images d'adulte sécurisantes et structurantes.
Ces considérations permettent de comprendre la pluralité des causes influençant l'inadaptation et l'impossible intériorisation des comportements rituels adultes chez ces adolescents créoles souffrant de troubles de la socialisation :
- l'effacement de la fonction symbolique du père, consistant à faire tiers dans le désir fusionnel entre l'enfant et la mère, ralentit l'intériorisation de l'interdit dans le psychisme infantile.
- le langage subit un désinvestissement, inféodé aux signifiants maternels de continuité émotionnelle, et dégagé des signifiants universels référant le sujet à la loi et à l'hétérogénéité du discours. Il ne permet pas au sujet d'investir son pouvoir distanciateur des affects et des éprouvés immédiats.
Il ne s'agit pas de dire que les populations créoles, issues de la prolétarisation et d'un métissage accéléré au cours de la période coloniale et post-coloniale, n'ont pas pérennisé des ensembles structurés de coutumes et d'habitus, au sens que Bourdieu (1987) donne aux "formes de séquences objectivement orientées par référence à une fin sans être nécessairement le produit ni d'une stratégie consciente ni d'une détermination mécanique". La culture ne se réduit pas à des coutumes, des habitudes ou des "pratiques" sociales. Dans une perspective psychanalytique, la notion de culture renvoie aux critères que nous avons énumérés plus haut ; elle doit avant tout être comprise comme le résultat de l'intériorisation de l'ordre social et de sa fonction de médiateur entre la vie affective de l'individu et la soumission à une dimension qui le transcende, celle de l'Autre, lieu de l'appartenance individuelle à l'universel, comme l'a également montré Lévi-Strauss (1974).
La culture est essentiellement, et doit, pour être repérée comme existante, se trouver le garant à ce prix de l'intersubjectivité. Or, lorsque les relations sociales ne permettent plus d'introduire entre soi et autrui le champ (c'est-à-dire la distance) du langage comme ensemble de règles de la médiation symbolique, celui-ci perd sa fonction structurante du sens intersubjectif et ne se garantit plus comme rempart contre la toute-puissance de l'imaginaire.
- l'adulte n'est plus perçu comme un pôle de référence modélisante, porteur de l'universel social et de sa structure éthique et légale. Du point de vue de l'enfant, il reste en deçà de la zone interdite du défi ou de la séduction, et se prête souvent lui-même à ce jeu ambigu, démontrant une forme d'immaturité affective. Cyrulnik (2003, p 176) remarque que ces adolescent ont été "privés d'épreuves, de rites séparateurs ou réparateurs. Ils cherchent une auto-initiation pour apprendre à prendre des risques. Mais il leur a manqué la sécurité affective et la responsabilisation sociale ".
- une surimportance est donnée au langage du corps, de la ritualisation instinctuelle des contenus émotionnels bruts, au détriment de la symbolique des rituels ordonnés par le monde adulte.
Ainsi, ces adolescents créoles, ne pouvant opérer dans la vie psychique la distanciation indispensable du langage qui les réfère à l'adulte, vivent en deçà du seuil du symbolisme culturel permettant, comme nous l'avons indiqué plus haut, l'intériorisation de l'interdit et les limites subjectives qu'il impose, et la reconnaissance de l'Autre que tout rituel a fonction d'instaurer.
Ces carences de socialisation dans lesquelles les fonctions parentales, et notamment la fonction symbolique, les ont enfermés dans un fonctionnement archaïque où le non verbal présymbolique prime sur le verbal et le représenté, inscrit la violence comme ultime et unique modalité de relation à autrui, faisant barrière à l'empreinte symbolique d'un rituel adulte. Comme l'indique Bailleux (2004, p 215) "ce qui ne peut pas alors être atteint "par le haut", en méta-communicant, sera recherché "par le bas", autrement dit par le recours à un niveau infra-langagier qui s'appuie sur une régression aux processus primaires (de l'inconscient dans une perspective freudienne) : le passage à l'acte".
Socio-histoire et inadaptation sociale
Comprendre l'origine de ces troubles, qui apparaissent chaque fois que les mêmes causes sont réunies et produisent les mêmes effets, et dont la communauté créole réunionnaise n'a pas le monopole, implique d'évoquer les conditions socio-historiques d'émergence de ces groupes dans le contexte particulier de la Réunion, et des troubles qui s'y sont installés. Or cette communauté s'est donc constituée dans une société insulaire fondée sur les rapports de force, de positionnement compétitif dans la stratification sociale, et de violence symbolique et sexuelle, dont les conséquences placent aujourd'hui encore la Réunion parmi les départements les plus criminogènes (Torit, 2001), principalement en matière de violence sexuelle et d'impulsivité criminelle.
La soumission séculaire des hommes à l'ordre esclavagiste et colonial a sévèrement mis à mal l'image masculine, la transmission du nom, fragilisant ce qui, dans le développement de l'enfant, le réfère à un ordre qui le dépasse, celui de la généalogie, des rapports de parenté et, conséquemment, du caractère ritualisant des passages de l'enfance à l'âge adulte que toute famille véhicule.
Les outils psychiques indispensables à la construction identitaire du sujet n'ont pu s'installer avec solidité dans une partie de cette population (Cambefort, 2008). Il s'agit essentiellement de l'interdit de l'inceste - garantissant les enjeux dipiens-, de l'identification socio-sexuée et l'intériorisation des interdits sociaux, de la modélisation du comportement par rapport à l'adulte mis en position de personne ressource, de la fonction de ritualisation-symbolisation, et de la dialectique de l'intersubjectivité. Les difficultés et carences psychologiques induites par ces conditions socio-historiques ont fragilisé par la suite la socialisation de l'enfant et l'équilibre des images parentales dans leur complémentarité psychologique. Si bien qu'aujourd'hui, c'est un état de faits évident, une grande partie de la communauté créole, issue majoritairement du métissage descendants d'esclaves afro-malgaches et des engagés indiens, à laquelle participe en plus faible quantité les descendants des petits Blancs, constitue la majorité des usagers des services sociaux. Les conditions décrites plus haut comme préalables à l'intégration de rituels humanisants, faisant défaut à ces adolescents, se sont trouvées particulièrement déficitaires, dans le contexte de l'héritage colonial réunionnais. Nous devons donc comprendre que cette défaillance d'intégration symbolique due au déséquilibre des images parentales, notamment à l'affaiblissement de la fonction paternelle (et pas seulement de la place du père, ce qui est différent), continue à transmettre insidieusement, par les énoncés et leurs archives (Foucault, 1966), l'attaque ancestrale dont elle a fait l'objet.
Le travail éducatif mis en place auprès de ces adolescents dans le cadre d'institutions spécialisées vise précisément, en opérant une rupture momentanée avec la socialisation primaire de la famille et du quartier, à les référer pour un temps à des adultes chargés de représenter ou de compléter les signifiants de la place de l'adulte dans l'acquisition des rituels (Cambefort, 2001 op cit.) dans leur fonction socialisante.
Notes :
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Le syndrome d'aliénation parentale, une menace pour la cohésion familiale in "Ethique et Familles" Tome 1, E Rude-Antoine & M Piévic, edit. L'Harmattan, Paris, 2011, p 155-176
Le syndrome d'aliénation parentale, ou S.A.P., est l'embrigadement et/ou la manipulation d'un enfant ou d'une fratrie par un parent contre l'autre, au moment ou après une séparation conflictuelle et a souvent des conséquences irréversibles chez l'enfant. Il se traduit pas huit symptômes caractéristiques que présente l'enfant "aliéné" par le parent "aliénant", dont le profil psychopathologique se rapproche des dépressions et des états limites et qui confond les enjeux émotionnels du lien parental et ceux du lien conjugal. Reconnu dans les pays de l'Europe du Nord comme une maltraitance familiale avérée et pénalement condamnable, ce phénomène est lié, selon les auteurs, à des facteurs de la modernité ayant créé une vulnérabilité accrue de la structure psychologique de la famille moderne, parmi lesquels les recompositions familiales, le déclin de la fonction paternelle ou l'attaque juridico médiatique qu'elle a subie, et la surdétermination accordée aux vécus des victimes. Ce phénomène est encore mal détecté en France, détruit l'équilibre psychique de milliers d'enfants et de parents, et constitue une menace sérieuse à l'institution familiale.
Le syndrome d'aliénation parentale : menace pour la cohésion familiale
Jean-Pierre CAMBEFORT
Psychologue. Docteur en Sciences du Comportement. Habilité à Diriger des Recherches en Sciences de l'éducation
Administrateur de l'Association des Maisons de la Famille de la Réunion.Ecole des Parents et des éducateurs. (AMAFAR-EPE)
Formateur en sciences humaines et sociales. Institut Régional du Travail Social (IRTS)/ Institut Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM)
Résumé
Le syndrome d'aliénation parentale, ou S.A.P., est l'embrigadement et/ou la manipulation d'un enfant ou d'une fratrie par un parent contre l'autre, au moment ou après une séparation conflictuelle et a souvent des conséquences irréversibles chez l'enfant. Il se traduit pas huit symptômes caractéristiques que présente l'enfant "aliéné" par le parent "aliénant", dont le profil psychopathologique se rapproche des dépressions et des états limites et qui confond les enjeux émotionnels du lien parental et ceux du lien conjugal. Reconnu dans les pays de l'Europe du Nord comme une maltraitance familiale avérée et pénalement condamnable, ce phénomène est lié, selon les auteurs, à des facteurs de la modernité ayant créé une vulnérabilité accrue de la structure psychologique de la famille moderne, parmi lesquels les recompositions familiales, le déclin de la fonction paternelle ou l'attaque juridico médiatique qu'elle a subie, et la surdétermination accordée aux vécus des victimes. Ce phénomène est encore mal détecté en France, détruit l'équilibre psychique de milliers d'enfants et de parents, et constitue une menace sérieuse à l'institution familiale.
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1-Evolutions et bouleversements familiaux de la modernité
Dans les sociétés post industrielles, le mot "famille" ne s'énonce presque plus au singulier, tant sont nombreuses les formes d'organisation de ce que l'on nommait avant "la" famille. On observe en effet une transformation considérable de la morphologie familiale. Comme le fait remarquer J H Déchaux (2007), plusieurs facteurs interviennent au service de son remodelage : la cassure ou le dépérissement de la famille "traditionnelle" (composée d'un couple marié, des enfants et d'une épouse inactive), le recul du mariage qui perd du terrain depuis trente ans, l'émergence d'une sexualité préconjugale, la disparition des "mères au foyer", la banalisation du divorce. Des nouvelles formes de vie conjugale et familiale sont pratiquées abondamment : la cohabitation hors mariage, la multiplication des familles monoparentales et recomposées, et l'augmentation de la vie solitaire. Ces nouveaux modèles d'organisation sont autant de différentes manières de "faire couple". Ces modifications des modèles ancestraux de la cellule humaine de base, appelée famille, ont été rendues possibles par la montée des valeurs individualistes, les revendications d'autonomie faisant du consentement le critère suprême de légitimité, et le libre choix du conjoint. En même temps que les choix et les valeurs individuelles se sont sacralisées en s'opposant aux traditions groupales et aux pressions normatives, l'ordre symbolique générationnel déterminé par la verticalité tutorale qui s'impose des aînés aux puînés, s'est progressivement rétréci (Eliacheff, C & Soulez D, 2007). Les nouvelles formes de parenté et de filiation permettent des recompositions identitaires et fantasmatiques qui peuvent modifier l'identité individuelle. Ces tendances s'installent, en même temps qu'elles les produisent, sur deux phénomènes sociaux et juridiques qui s'accentuent et s'accélèrent à la fin du XXe siècle: l'affaiblissement de la place et du rôle éducatif du père avec, comme corollaire, l'augmentation du pouvoir légal des mères, et les transformations radicales des droits de la famille (Hurstel F. 2002). Désormais, les rôles et places entre parents et enfants dans les familles relèvent plus souvent d'une âpre négociation que d'un ordre établi par les relations générationnelles et la symbolique qui y est attachée. La "culture médiatique" nourrit le sens commun de l'idée que l'expression des désirs individuels, des émotions - voire des pulsions- exprimées à l'état brut, constitue le moyen moderne de communiquer, inspirée de l'idéologie égalitaire qui ferait de la famille une "démocratie" revendiquée et légitime, où tout est mis au débat et où se perdent la symbolique de la loi et des transmissions.
Bouleversement éducatif et psychologique pour l'enfant, la séparation des parents n'est plus soumise qu'à l'arbitraire ou à la négociation des deux conjoints quant à la structure de la nouvelle famille, ou à l'arbitrage des juges qui en viennent à être sollicités de plus en plus. De pyramidale et hiérarchisée sous l'autorité juridique du père, la famille devient égalitaire et nogociée au nom de l'évolution des moeurs, des valeurs égalitaires, et de l'émancipation des femmes et des mères par rapport aux structures ancestrales. Or les mères acquièrent très rapidement un pouvoir croissant, surtout en ce qui concerne l'attribution de la garde de l'enfant par les tribunaux qui, dans l'immense majorité des cas, leur accorde ce droit comme une priorité. Comme le remarque F Hurstel (op cité p 121) "on peut parler d'un pouvoir légal des mères et même d'exclusion légale des pères". Un déséquilibre des images et des rôles parentaux s'installe irrémédiablement, et la place du père est subordonnée à l'hypothétique équilibre psychique des mères, supposées capables, comme le dit J Lacan (1956) de "faire un cas de la parole du père, disons le mot, de son autorité, autrement dit de la place qu'elle(s) réserve(nt) au Nom-du-père dans la promotion de la loi".
La loi sur l'autorité parentale partagée place, dès les années soixante dix, les deux parents en position d'égalité décisionnelle et relationnelle vis-à-vis des enfants. Elle obéit à un principe de "présomption simple" (art.372-2) et signifie que l'accord de l'autre parent absent est présumé. Cela sous entend, sur le plan psychologique, "des relations entre sujets responsables et respectueux de la parole d'autrui" (Hurstel, F, op cité p 119). Or cette nouvelle donne, louable sur le plan moral au nom des principes égalitaires, trouvera en revanche beaucoup de mal à s'appliquer dans la réalité des séparations et des divorces, en augmentation croissante depuis les deux dernières décennies. L'esprit de la loi de 2002 en France qui instaure la garde alternée, établit du même coup, dans cette possible égalité du temps de vie de l'enfant auprès des deux parents, l'abolition d'une forme de monopole, ou de priorité, parental(e) attribués autrefois aux mères. La garde alternée, homologuée consensuellement par les tribunaux dans la majorité des cas, peut être ordonnée par les juges en cas de litige à la suite d'une procédure contradictoire. Elle est, dans ces cas de figure, majoritairement demandée par les pères qui font valoir leurs droits à élever leurs enfants au même titre que les mères. Les pères qui, pendant longtemps, se contentaient d'un week-end sur deux quand ils ne prenaient pas une distance dramatique avec leur progéniture, furent de plus en plus nombreux à se poser en concurrents sérieux des mères quant à l'éducation au quotidien de leurs enfants, ce qui préparait pour ces derniers un terrain psychologique fortement instable et favorable à un processus d'aliénation.
Perte de repères ancestraux, recompositions familiales multiples, horizontalisation de la structure conjugale et familiale, affaiblissement de la verticalité tutorale des relations parentales, montée en puissance du pouvoir des mère et éviction des pères, constituent les éléments sociaux et juridiques qui vont fragiliser le devenir de l'enfant et ses fondements identitaires. Malgré le souci égalitaire qui inonde l'appareil législatif et qui bouscule les structures culturelles ancestrales, hiérarchisées et autoritaires, l'enfant devient un enjeu de plus en plus puissant des séparations familiales. Le législateur et les professionnels de l'éducation le considèrent comme un sujet en danger, qu'il faut protéger au nom de son "intérêt". Et c'est précisément toute l'appréciation subjective de cet "intérêt" qui fera l'enjeu des séparations conflictuelles et de l'installation possible (mais fort heureusement pas systématique) du syndrome d'aliénation parentale.
2- Le SAP, syndrome psychopathologique dévastateur
a- Description
On attribue l'origine de la notion de "syndrome d'aliénation parentale", ou S.A.P. (en anglais : Parental Alienation Syndrome) au pédopsychiatre américain Richard A. Gardner (1985 ; 1992a). Selon cet auteur, ce syndrome est "un désordre qui survient presque exclusivement dans le contexte de disputes sur la garde de l'enfant. Sa manifestation principale est la campagne de dénigrement injustifiée que fait l'enfant contre l'un de ses parents. Il s'agit là du résultat de l'action combinée de l'endoctrinement de l'enfant par un parent (lavage de cerveau) d'une part, et de la contribution de l'enfant lui-même au dénigrement du parent-cible, d'autre part. Lorsqu'il y a réellement de l'abus ou de la négligence parentale à l'endroit de l'enfant, cette animosité de la part de l'enfant peut être justifiée, et l'explication de l'hostilité de l'enfant par le syndrome d'aliénation parentale ne s'applique pas ".
À l'intérieur même de cette définition, trois éléments ressortent comme nécessaires à l'existence du phénomène SAP :
- le rejet et/ou le dénigrement systématique et persistant d'un parent par l'enfant;
- cette "campagne" de dénigrement n'est pas justifiée par le comportement du parent ciblé qui n'est pas l'auteur d'abus ou de négligence à l'endroit de l'enfant et qui n'a démérité en aucune façon de son rôle parental;
- ce phénomène résulte partiellement de la programmation ou de l'endoctrinement de l'enfant par un "parent aliénant". En outre, ce processus survient presque exclusivement dans le contexte d'une séparation conjugale impliquant des conflits sur la garde de l'enfant.
Gardner précise que dans le SAP, les attitudes et les idées négatives affichées par l'enfant, attisées chez lui par le "parent aliénant", sont en contraste manifeste avec celles qui prévalaient à l'égard du parent-cible avant la séparation. L'auteur indique aussi que la contribution particulière de l'enfant au dénigrement du parent-cible est renforcée par le parent aliénant, ce qui la consolide et en augmente la probabilité d'apparition. De façon plus ou moins subtile, l'enfant est ainsi entraîné à dénigrer son autre parent et il en obtient des avantages auprès du parent avec lequel il passe la majorité de son temps.
D'après Gardner (1992a op cité) les huit manifestations symptomatiques, qui sont en même temps des "critères décisionnels" chez l'enfant, sont les suivants:
1- Une campagne de dénigrement (diffamation)
L'enfant médit continuellement l'autre parent, dit le haïr et ne plus vouloir le voir :
"Je le déteste, et je ne veux plus le voir de toute ma vie".
L'enfant crée une distinction entre les objets (notamment les jouets) en provenance de la maison du parent aliénant et ceux du parent aliéné. Ces derniers ne sont plus ramenés dans la maison du parent aliénant, car l'enfant les considère comme "contaminés".
2- Des rationalisations faibles, frivoles, et absurdes
L'enfant donne des prétextes futiles, peu crédibles, ou absurdes pour justifier sa dépréciation du parent aliéné. Cette hostilité est non crédible, car non reliée à des évènements significatifs : "Il fait du bruit en mangeant", "Il me parle de foot", "Il m'oblige à sortir les déchets", "Il n' y a jamais de lait pour mes céréales".
L'enfant peut se référer à des altercations mineures et passées avec le parent aliéné :
"Il criait très fort quand il me demandait de me laver les dents".
Généralement, le parent aliénant considère ces rationalisations comme valables et en renforce le pouvoir accusateur.
Parfois, l'enfant ne donne pas de raisons du tout :
"C'est ainsi, je le sais".
3- Une absence d'ambivalence
Un parent est adoré par l'enfant, l'autre haï. L'enfant est absolument sûr de lui et son sentiment exprimé à l'égard du parent aliéné est sans équivoque : c'est de la haine :
"Mon père est le plus mauvais du monde; il me pourrit la vie".
Lorsqu'on l'interroge, l'enfant n'a aucun souvenir d'interaction positive avec le parent aliéné.
4- Le phénomène du "penseur indépendant" (ou du penseur libre)
Il s'établit un consensus sur le fait que le rejet vient de l'enfant. L'enfant aliéné ne reconnaît jamais qu'il a été l'objet d'une influence.
L'enfant dira "C'est ma décision de ne plus aller chez papa".
Le parent aliénant se range à l'avis de l'enfant qu'il prend au premier degré : "Je veux bien qu'il aille chez son père mais c'est lui qui ne veut pas. Et je vais me battre jusqu'au bout pour que mon enfant soit respecté".
5- Un soutien indéfectible au parent aliénant
L'enfant prend la défense du parent aliénant dans le conflit, se perçoit comme un soutien au parent gardien, qui serait "persécuté" par le parent aliéné. Il devient son "petit soldat". Par exemple, il volera de sa propre initiative des documents appartenant au parent aliéné, qu'il ramènera au parent aliénant.
6- Une absence de culpabilité
L'enfant n'éprouve (en apparence tout au moins) aucune culpabilité par rapport à la mise à mort du parent aliéné. Ce processus est plus actif que le manque d'ambivalence. On observe une coloration sadique : Plus il y a de symptômes, plus le niveau de gravité du PAS augmente (léger, modéré, sévère).
"Je suis bien débarrassé depuis que je ne le vois plus" ; "C'est bien fait pour lui" ; "Ça ne me sert à rien de le voir".
7- Des scénarios empruntés
L'enfant relate des faits qu'il a manifestement entendu raconter. Il emploie un langage d'adulte emprunté au parent aliénant (voire au grand-parent aliénant).
À six ans, il dira : "Il a demandé la baisse de la pension alimentaire" ; "Elle m'importune tout le temps" ; ou "Elle viole ma vie privée", "Il vit sur son passé"
8- Une animosité étendue à l'ensemble du monde du parent aliéné
L'enfant généralise son animosité à l'ensemble du monde du parent aliéné : grands-parents, oncles, cousins, amis,..., mais aussi pays, religion, culture... L'étendue de l'animosité peut même concerner un animal domestique autrefois affectivement investi par l'enfant.
Gardner explique la dynamique psychologique sous-jacente chez l'enfant :
- La crainte de perte du lien psychologique primaire : la peur de perdre l'amour du parent aliénant (souvent la mère) est le facteur principal à l'origine des symptômes chez l'enfant.
- La formation réactionnelle : la haine obsédante n'est qu'une forme déguisée d'amour pour le parent aliéné.
- L'identification à l'agresseur : l'enfant peut s'allier au parent aliénant dans le but de se protéger contre l'hostilité de ce dernier.
- L'identification à une personne idéalisée : l'enfant s'identifie à un parent vu comme parfait.
- La décharge de l'hostilité : le SAP permet à l'enfant de décharger sa colère vis-à-vis de la séparation parentale.
- Le pouvoir : évacuer sa rage donne à l'enfant une impression de pouvoir. L'enfant peut se permettre d'être inconvenant avec le parent aliéné, sachant qu'il est "couvert" par le parent aliénant.
- La contagion des émotions : la rage du parent aliénant se transmet rapidement à l'enfant.
- La rivalité sexuelle : avec un parent de l'autre sexe, l'enfant engage des attitudes de séduction, et désire être en relation unique avec ce parent.
D'après les psychiatres M. Walsh and J.M. Bone (1997) ainsi que D.C. Rand (1997) quatre critères sont à prendre en compte pour confirmer l'installation du SAP:
- Les entraves à la relation et au contact avec le parent aliéné
- Les allégations non fondées d'abus
- La détérioration de la relation depuis la séparation du couple
- Les réactions de peur intense de l'enfant de déplaire ou de contrarier le parent aliénant
b- Conditions d'installation et profils psychologiques
Le syndrome d'aliénation parentale est mis en place par le parent aliénant dont les tendances manipulatrices inconscientes qui dont à l'origine de l'implantation du phénomène, peuvent se trouver dans la conjonction de deux séries de facteurs: les émotions présentes qui accompagnent la séparation d'une part, et la reviviscence d'anciennes angoisses profondes.
Gardner (op.cité) considère que le parent aliénant est souvent surprotecteur vis à vis de l'enfant. Il peut être aveuglé par sa rage ou animé par un esprit de vengeance provoqué par la jalousie ou la colère. Il se voit en victime injustement et cruellement traitée par l'autre parent dont il cherche à se venger en faisant croire à l'enfant que cet autre parent a tous les torts.
Selon J M Delfieu (2005), le divorce ou la séparation ont créé chez le parent aliénant des résurgences de sentiments angoissants de sa petite enfance qui "n'ont effectivement rien à voir avec le partenaire mais qu'il projette sur lui". Ces régressions émotionnelles nourrissent un mélange de sentiments non maîtrisés de colère, de tristesse et d'insécurité extrêmes qui "expliquent l'intensité, voire parfois l'irrationnel du vécu et du comportement" (Delfieu, J M op cité p 28). Certains reproches injustifiés adressés au parent aliéné (ou "parent cible") peuvent être compris comme l'expression de traits paranoïaques chez le parent aliénant, qui génèrent la conviction qu'il doit protéger l'enfant contre l'autre parent, perçu, quoi qu'il fasse, comme dangereux ou mauvais. J L Viaux (1997) considère que le parent aliénant se caractérise par une tendance à l'intolérance, une agressivité manifeste et une appropriation de l'enfant d'autant plus grande qu'il ne peut accepter la séparation du couple. Ces parents sont des "adolescents interminables" fragilisés par la non-résolution des problèmes de l'adolescence et portant en eux une faille narcissique et une peur intense de l'abandon. Ils ont opéré un clivage solide entre leurs carences profondes, qui génèrent une affectivité archaïque, et l'hyperadaptation sociale dont ils doivent faire preuve, souvent sur le plan professionnel.
Ils sont ambivalents vis à vis du parent aliéné, exprimant un désir d'être rassurés par celui ou celle qu'ils ont quitté(e), mais également une aspiration profonde à s'émanciper de lui/d'elle. Le parent aliénant exerce une pression et des reproches permanents; ce faisant, il lutte contre un envahissement dépressif, généré par l'absence du conjoint, dont l'éloignement est perçu comme un abandon. La séparation du couple est vécue de manière extrêmement ambiguë, et l'un de ses traits principaux est l'accumulation des contentieux matériels et surtout psychologique, dont l'enfant est l'enjeu principal. Le parent aliénant s'avère incapable de gérer la rupture, de l'assumer (qu'il l'ait subie ou en ait été à l'initiative) en mobilisant ses ressources affectives et comportementales, et vit une contradiction émotionnelle intense.
La dynamique perverse s'installe rapidement dans les mécanismes relationnels du parent aliénant, au sens que A Eiguer (1996) donne de la perversion narcissique: "Les pervers narcissiques (...) cherchent à faire croire que le lien de dépendance de l'autre envers eux est irremplaçable et que c'est l'autre qui le sollicite". La manipulation perverse a pour effet de détruire la relation parentale et filiale de l'enfant avec le parent aliéné. Le SAP dépasse deux paradoxes. Le premier réside dans le fait que, bien qu'aucun parent ne désire consciemment le malheur de son enfant, le parent aliénant produit néanmoins une souffrance incommensurable exercée au nom de l'"intérêt" de cet enfant. Le second paradoxe tient au fait que l'efficacité du SAP tient à la subtilité du voile de rationalité qui le caractérise. Plus les arguments sont complexes et subtils, plus le parent aliénant assoit sa violence avec légitimité. Le parent aliéné se trouvant diabolisé et fantasmatiquement destructeur du parent aliénant, l'enfant va prendre parti naturellement pour le parent affaibli. Pour obtenir l'adhésion de l'enfant à sa cause, le parent aliénant doit installer une emprise totale sur lui, en jouant de l'alternance subtile entre la conviction de l'embrigadement et une position victimaire. Il procède généralement par trois étapes: la victimisation et la prise à témoin, le conflit de loyauté, et l'aliénation parentale proprement dite.
> La victimisation et la prise à témoin.
Cette étape préalable pose les bases du SAP qui ne peut s'installer sans que le parent aliénant ne se pose en victime de l'autre parent. Dans une société qui "sacralise la souffrance et entretien un rapport quasi religieux à la victime " (Erner, G, 2006) le parent aliénant n'hésite pas à se déchoir lui même de la position de solidité tutorale que l'enfant attend. Sans cette démarche initiale, l'enfant n'aura aucune raison de prendre parti pour lui.
> Le conflit de loyauté
L'enfant est posé devant une situation où il doit choisir "son camp". Cette situation l'oblige à trahir la loyauté envers un parent pour être fidèle à l'autre, et vice-versa. Ce processus enferme donc l'enfant dans un lien de dépendance exclusive et de fidélité à un parent au dépend du lien à l'autre. J L Le Run (1998) note qu'"en écartelant l'enfant entre deux exigences contradictoires (aimer un parent contre l'autre) les conflits de loyauté exposent au choix impossible et à la problématique de la trahison avec son lot de culpabilité".
> L'aliénation parentale proprement dite
Une fois choisi le "bon" parent contre le "mauvais", l'enfant est enfermé dans l'instrumentalisation qui fait de lui le "soldat" d'un parent, enrôlé dans une guerre dont il n'est plus que l'arme symbolique et qui le détruira en même temps que le parent aliéné qu'il devra combattre. Il devient victime d'une violence morale et perverse qui est le résultat d'un harcèlement insidieux et permanent, comme le démontre M F Hirigoyen (1998).
Le parent "endoctrineur" installe le processus en utilisant plusieurs stratégies.
- L'indulgence excessive. Pour séduire l'enfant et obtenir ses bonnes grâces, il se place toujours dans la négociation et la séduction. Il le prend à témoin de sa vie affective (et quelque fois sexuelle) et de ses choix de vie, permettant ainsi à l'enfant d'enfreindre la barrière générationnelle et de prendre un pouvoir qui lui était interdit. L'enfant est souvent "adultifié" et flatté d'une pseudo "maturité" qu'il n'a pas en réalité.
- L'empiétement. Il perturbe le temps de garde alloué à l'autre parent et culpabilise l'enfant en lui exprimant le manque profond qu'il ressent de l'absence de celui-ci. La non -présentation d'enfant est un passage à l'acte couramment pratiqué comme signal de l'installation du SAP.
- La projection. Les sentiments, impulsions et pensées que le parent aliénant ne reconnaît pas en lui-même sont projetées sur le parent aliéné, contribuant ainsi à le diaboliser et le décrédibiliser.
- La rationalisation. Il convainc les autres et lui même qu'il ne fait rien de mal. Sous couvert du "respect des choix de l'enfant" qui souffre d'avoir eu à choisir un parent contre un autre, le parent aliénant se range derrière la parole de l'enfant qu'il prétend respecter.
- Les comportement saboteurs. Il met en place quotidiennement des actions qui distancient le lien de l'enfant avec l'autre parent : refuser de passer les appels téléphoniques, intercepter le courrier et les cadeaux envoyés à l'enfant, présenter le nouveau conjoint comme leur "nouveau" père (ou mère), disqualifier le nouveau conjoint de l'autre parent, refuser d'informer l'autre parent des activités ou projets qui concernent l'enfant, empêcher l'autre parent d'avoir accès aux dossiers scolaires, ou médicaux, "oublier" de prévenir l'autre parent des rendez-vous importants, prendre des décisions importantes sans le consulter ni l'informer, critiquer les objets, vêtements, ou cadeaux achetés par l'autre parent, reprocher à l'autre parent la mauvaise conduite de l'enfant, menacer de punir l'enfant s'il appelle, écrit ou essaye de contacter l'autre parent de n'importe quelle façon, etc.
Le parent aliénant peut aller jusqu'à accuser l'autre parent d'abus de tout type (négligences, physiques, sexuels). D'après les auteurs, les estimations montrent que 80% des allégations d'abus sexuels après la séparation du couple, sont fausses.
c- Effets dévastateurs
L'intensité de ce syndrome se mesure en trois stades: léger, moyen et grave, en fonction de l'accentuation des rejets du parent aliéné.
- Au stade léger, les visites chez le parent aliéné sont calmes et la campagne de dénigrement sont rares ou discrètes.
- Au stage moyen, la campagne de dénigrement s'intensifie au moment du changement de résidence parentale et les arguments sont de plus en plus nombreux et frivoles pour ne pas aller chez le parent aliéné. Mais l'enfant accepte d'être totalement coopératif une fois séparé du parent aliénant, et après une période de transition.
- Au stade grave, les visites sont carrément impossibles chez les parent aliéné et l'enfant partage les fantasmes paranoïaques du parent aliénant. Si l'enfant reste chez le parent aliéné, il peut y être paralysé par des peurs, faire des fugues ou mettre en péril son séjour par des comportements destructeurs.
Au vu des troubles du comportement que le SAP engendre chez l'enfant, on peut mesurer aisément à quel point cette véritable maltraitance psychologique, qui est un "kidnapping d'enfant" (Gagné, M H & Drapeau, S 2005), peut être dévastatrice. Contraint de haïr un parent qu'il a toujours aimé, qu'il aime toujours et dont il a besoin, l'enfant aliéné développe des troubles psychopathologiques ou relationnels comme la dépression chronique, une incapacité à fonctionner dans un cadre psychosocial ordinaire, des troubles de l'identité, un sentiment incontrôlable de culpabilité, un sentiment d'isolement, des comportements hostiles, un dédoublement de la personnalité, ou des troubles toxicomaniaques, comme l'indique M Baurain (2005).
Chez le parent aliéné, les répercussions du SAP sont terriblement destructrices également. La perte de la vie commune avec les enfants, la ténacité du parent aliénant installant, de manière insidieuse, la nocivité quotidienne des actions perverses, induisent souvent les symptômes de la perte d'identité, des troubles psychosomatiques, des dépressions chroniques, ainsi que des passages à l'acte suicidaires ou des mises en danger (accidents, violences réactionnelles). Les effets peuvent également être dévastateurs sur les nouvelles relations conjugales ou sociales du parent aliéné.
3- Prévalence du phénomène, traitements et interventions
J Wallerstein et K Kelly (1980) observaient déjà dès les années quatre vingt, que 19% des enfants du divorce se montraient réticents aux visite du parent non gardien. Et compte tenu de la proportion d'aliénation moyenne ou sévère trouvée dans les cas litigieux, on peut inférer une prévalence maximale de 6,5% d'aliénation parentale moyenne ou sévère dans tous les cas de divorce impliquant des enfants de 0 à 12 ans. Quant au parent se trouvant le plus fréquemment impliqué dans l'instauration du SAP, 75% sont les mères selon les expertises de H Van Gijseghem (2005) par le fait que la mère incarne dans bien des cas le parent aimé, et que les décisions judiciaires lui sont majoritairement favorables en matière de garde d'enfant.
Les remèdes et interventions seront d'autant plus efficaces que le SAP a été détecté officiellement par des expertises le plus tôt possible, et que les interventions judiciaires et thérapeutiques seront ordonnées par les tribunaux avec clarté et fermeté. D Erwoine (2005) n'est pas très optimiste sur l'efficacité de la médiation familiale, dont le fonctionnement est déjoué facilement par la collusion entre l'enfant aliéné et le parent aliénant. La thérapie familiale est la plus recommandée pour éviter au parent aliénant d'exprimer ses sentiments négatifs par le biais de l'enfant. Le thérapeute soutient le parent aliéné à résister aux séismes du SAP et à tempérer ses pulsions. Il y a lieu de soutenir le parent aliéné pour lui permettre de ne pas réagir symétriquement au rejet de l'enfant, de lui permettre l'intervention d'un tiers (ami, professeur..) pour le valoriser. Le parent aliéné peut ainsi inculquer à l'enfant la neutralité, c'est-à-dire le droit d'entretenir une relation saine avec les deux parents et à développer une pensée indépendante. Mais le parent aliénant ne collaborant jamais aux processus thérapeutiques, pour les raisons diagnostiques évoquées plus haut, il s'oppose régulièrement aux prises en charge de toute nature en ne présentant pas l'enfant aux séance de thérapie, ou en le convaincant que les interventions thérapeutiques sont injustifiées.
Pour les auteurs cités, l'intervention judiciaire est donc indispensable après expertise psychiatrique ou psychologique. La question du changement de garde est l'élément le plus controversé de la prise en charge de ce phénomène. Le parent gardien ayant le pouvoir, ou du moins un pouvoir reconnu par la loi que n'a pas l'autre parent, il peut décider d'en abuser ou non. C'est pourquoi la garde alternée contribue, pour certains auteurs, à apaiser les effets du SAP puisqu'elle instaure dans la loi l'égale légitimité des deux parents quant au temps éducatif et relationnel à l'égard de l'enfant. Les spécialistes prônent également la mise en place de sanctions pénales sévères à l'égard du parent aliénant, lorsque l'expertise démontre la présence du SAP, surtout en ce qui concerne les fausses accusations d'inceste ou d'abus en tout genre. La menace de sanctions joue un rôle structurant, et son absence laisse libre court à toutes les dérives de la part du parent aliénant. Dans les pays de l'Europe et de l'Amérique du Nord, le SAP, reconnu officiellement comme une violence psychologique comparable, dans ses effets aux abus sexuels, et dans son fonctionnement à l'emprise et à l'embrigadement des sectes, est passible de condamnations pénales (amendes, obligation de soin, annulation de pension alimentaire).
Du point de vue éthique, il est absolument clair que le syndrome d'aliénation parentale constitue une menace pour l'équilibre familial, l'identité de l'enfant et du parent aliéné, ainsi que pour la transmission généalogique. Il s'agit bien là d'un "meurtre symbolique", d'une mise à mort vivante du coeur" (Delfieu JM, op cité p 30). Ce syndrome induit une souffrance indicible et beaucoup plus répandue qu'on ne le croit, détruit les piliers des relations familiales, tant filiales que parentales, porte atteinte aux droits les plus fondamentaux d'un parent d'élever ses enfants dans l'affection, la protection et la guidance, de transmettre à sa descendance la fierté de sa lignée et la joie d'être au monde. Il s'appuie sur des fonctionnement psychiques pervers que les lois actuelles sont encore trop souvent impuissantes à déjouer et à pénaliser, les parents aliénants étant passés maîtres dans l'art de tromper juges, travailleurs sociaux, experts en tout genre et forces de l'ordre, par l'affichage d'une morale emblématique et intouchable au nom de l'intérêt de l'enfant. Modèles vertueux et subtils dialecticiens, ils n'appartiennent pas uniquement aux populations fragilisées par les drames de l'histoire ou des injustices sociales, mais font au contraire souvent partie des professions des secteurs tertiaires et des services, requérant un assez haut niveau scolaire derrière lequel ils se parent pour masquer leur nocivité.
Bien qu'il y ait des raisons de penser que le conflit de loyauté entre deux parents ait toujours existé pour beaucoup d'enfants et dans de nombreuses familles à des degrés d'intensité divers, le fonctionnement pervers des parents aliénants fait florès et s'installe rapidement de nos jours dans une société où les liens familiaux ont tendance à subir un éclatement psychologique et géographique accru. L'isolement par rapport aux membres de sa lignée fragilise l'individu et constitue un terrain psychologique qui facilite la destructivité perverse. On imagine mal le SAP s'installer dans des familles claniques où la solidarité est acquise et manifestée sans équivoque par les grand-parents et la fratrie avunculaire envers les parents après leur séparation conjugale.
Pour rejoindre le point de vue de M F Hirigoyen (1998 op cité) il y a lieu de proposer trois pistes d'action indispensables à mettre en oeuvre simultanément: résister psychologiquement, agir, et judiciariser le phénomène.
- résister psychologiquement. Le parent aliénant cherchant perpétuellement le conflit en installant des enjeux sur tous les domaines du quotidien, il y a lieu de garder une attitude déterminée et imperturbable, et de répondre le moins possible à l'appel de la violence. Il est conseillé de noter chaque événement manipulatoire pour se référer à une chronologie des faits et des arguments. Parent et enfants aliénés doivent bénéficier d'un soutien psychologique afin que soient préservés la légitimité, la dignité de leur lien et leurs ressources propres (banque de souvenirs, partage de moments constructifs et éducatifs qui nourrit l'authenticité de la relation).
- agir. Il faut sortir de l'isolement affectif qui est le terreau sur lequel agit la violence perverse. Faire intervenir des tiers institutionnels et collectiviser le savoir sur cette violence par l'intermédiaire d'associations, de professionnels ou de la presse, est une réaction conseillée, voire indispensable.
- judiciariser. Le SAP étant une violence reconnue et une maltraitance psychologique, tant pour l'enfant aliéné que pour le parent qui le subit, il est indispensable de la faire reconnaître par des expertises psychiatriques ou psychologiques auprès de professionnels agréés par les tribunaux et le Ministère public. La saisie des instances compétentes (juges des affaires familiales, juge des enfants) est une étape indispensable à la mise en route de procédures juridiques qui introduiront la loi comme tiers social dans le fonctionnement pervers, et constitueront la base symbolique sur laquelle s'appuyer pour endiguer un processus fondamentalement structuré sur le mode totalitaire.
La famille, au sens des sociétés européennes, est une institution sociale où se vivent et se reproduisent des enjeux de reproduction généalogiques, générationnelles, identitaires et éthiques. En les transformant en haine et en rejet, le SAP s'attaque précisément à ces transmissions et détruit l'affiliation et la filiation par des mises à mort symboliques de parents aliénés en s'attaquant aux liens autrefois normaux et aimants qu'ils entretenaient avec leurs enfants. Il apparaît très souvent dans des familles recomposées qui, par leur bipolarité référentielles pour l'enfant, constituent souvent des clans entretenant entre eux, une guerre sans fin. Pour l'enfant, il s'agit ni plus ni moins de la mise à mort des bases symboliques et identitaires sur lesquelles il devait se construire. Loin d'être une simple "formule" nouvelle de concevoir la vie de famille, la famille recomposée donne souvent au parent aliénant le cadre imaginaire de son théâtre d'opérations de piratage et les munitions argumentaires dont il se nourrit, et prépare très souvent des terrains psychologiques fragilisés propices à l'apparition de l'aliénation parentale. Idéalement, tout enfant subissant une séparation parentale devrait être considéré comme potentiellement fragilisé et faire l'objet d'une surveillance psychologique.
Un vide juridique profond existe dans la loi qui ne permet pas de lisibilité claire du SAP en tant que phénomène familial et fonctionnement psychologique particulier. Les juges repèrent évidemment ces "enfants otages" et sont de moins en moins dupes des stratégies instrumentales dans lesquelles les entraînent les parents aliénants. Néanmoins, dans une société qui travaille à établir les bases éthiques des domaines de l'action humaine, il est absolument fondamental de reconnaître, en France tout au moins, le SAP comme violence familiale avérée dans la loi et la formation des juges, avec des outils précis de détection et un arsenal judiciaire et pénal adéquat.
Les instances comme la Cour Européenne des Droits de l'Homme et le Parlement Européen sont déjà saisies par des particuliers ou des associations ("SOS Enlèvement Internationaux d'Enfants" http//www.seie.org) déjà instituées pour aider les parents victimes d'enlèvements d'enfants par leurs conjoints vers l'étranger. Le SAP étant un rapt psychologique d'enfant, il constitue une atteinte au droit inaliénable des parents et des enfants de garder, au delà de la séparation ou du divorce, un lien parental et filial intègre, structurant et, finalement, sacré.
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Notes :
Bibliographie
Baurain, M (2005) Pour poser les termes du débat. Divorces et séparations, N° spécial "L'aliénation parentale", Loverval (Belgique),Labor ed. p 5-12
Déchaux, J H (2007) Sociologie de la famille, Paris, Editions La Découverte ed. coll "repères"
Delfieu, J M (2005) Syndrome d'aliénation parentale. Diagnostic et prise en charge médico-juridique. Experts, N° 67, p 24-30
Eiguer, A (1996) Le pervers narcissique et son complice. Paris, Dunod ed.
Eliacheff, C & Soulez Larivière D (2007) Le temps des victimes, Paris, Albin Michel ed.
Erner, G (2006) La société des victimes. Paris, La Découverte
Erwoine, D (2005) Les traitement du syndrome d'aliénation parentale. Divorces et séparations, N° spécial "l'aliénation parentale". Loverval (Belgique), Labor ed. p 117-125
Gagné, M H & Drapeau, S (2005) L'aliénation parentale est-elle une forme de maltraitance psychologique ? Divorces et séparations. N° spécial "L'aliénation parentale", Loverval (Belgique), Labor ed. p 29-42
Gardner, R. A. (1985). Recent trends in divorce and custody litigation. Academy Forum, New York, The American Academy of Psychoanalysis,N° 29, p. 3-7.
Gardner, R. A. (1992a). The Parental Alienation Syndrome : A Guide for Mental Health and Legal Professionals. Cresskill, Creative Therapeutics ed.
Hirigoyen, M F (1998) Le harcèlement moral. Paris, Pocket, ed. N°10680
Hurstel, F (2002) La déchirure paternelle, Paris, PUF ed. Coll "l'éducateur"
Lacan, J (1956 -1987) Les psychoses. Séminaire Livre III 1e éd. 1956. Paris, Le Seuil, ed. 1987
Le Run, J L (1998) L'enfant écartelé. Paris, ERES, ed.
Rand, D C (1997) The Spectrum of Parental Alienation Syndrome. American Journal of Forensic Psychol. No. 3
Van Gijseghem, H (2005) L'aliénation parentale, points controversés. Divorces et séparations. N° spécial "l'aliénation parentale".Loverval (Belgique), Labor ed. p 13-27
Viaux, J L (1997) L'enfant et le couple en crise. Paris, Dunod ed. coll "jeunesse et droit"
Wallerstein, J & Kelly, K (1980) Surviving the break-up: how children and parents cope with divorce. New York, Basic Books ed.
Walsh M, & Bone, J M (1997) Parental Alienation Syndrome: An Age-Old Custody Problem, Florida Bar Journal N° 93
L'héritage de la violence à la Réunion in "Anthropologies de la Réunion"C Ghasarian édit. Archives Contemporaines, Paris, 2008, p 59-76
Cet article analyse comment la sociohistoire communautaire et la psychogénèse individuelle entretiennent des relations de dépendance causale et de reproduction des structures sociales. L'histoire des relations intercommunautaires s'est infiltrée et persiste au niveau des interactions sociales du quotidien dans la structure familiale dans une partie importante de la "communauté créole". Elle perdure à travers les clivages sociaux actuels en même temps qu'elle s'inscrit toujours en filigrane de la structure sociale globale. Les effets de la violence passée sous tendent encore les structures de l'éducation familiale actuelle et leurs incidences sur les comportements et les représentations.
L'Héritage de la violence à La Réunion
Jean-Pierre CAMBEFORT
En dépit des discours touristiques qui présentent la Réunion, ainsi que ses consoeurs insulaires, comme un Eden des mers du Sud, ou des discours politico-idéologiques qui voudraient y voir une réussite de la cohabitation "multiculturelle", exemple de paix sociale et de tolérance à l'image de la "rainbow nation" Sud-Africaine, cette île cache une violence insidieuse, une stratification sociale rigide, et nourrit les sources d'un désordre socio-affectif profond. Les manifestations de ces déséquilibres font la "une" de la presse quotidiennement et touchent presque toutes les sphères de la vie collective. L'univers de la famille, le monde du travail, la vie des quartiers, l'espace public ne sont pas épargnés par ce qui fait de ce département un des plus criminogènes de France, après la Guyane et les Antilles françaises.
Les psychologues, les travailleurs sociaux d'une manière générale, et les personnels des institutions médico-sociales, ont à charge d'aider les populations en souffrance dans des cadres institutionnels divers. Comme le rappelle Jacques Lacan, ils se "coltinent la misère du monde (...) et se la coltiner c'est entrer dans le discours qui la conditionne, ne serait-ce qu'au titre d'y protester" (Lacan, 1974:25). Cette misère est abondamment présente dans l'univers domestique, ainsi que dans d'autres sphères des relations sociales du quotidien (travail, espaces public, relations entre groupes). Les symptômes qu'elle produit entraînent une demande d'aide de la part d'institutions et très souvent des personnes elles mêmes. Mais une personne en souffrance ne l'est jamais seule. Derrière sa vie subjective, c'est sa famille, sa généalogie et son (ou ses) groupe(s) d'appartenance qui sont en souffrance. Cette souffrance se réfère immanquablement à des violences situées dans un passé plus ou moins lointain. Par violence, entendons des forces brutales exercées, des contraintes illégitimes, physiques ou morales ou des carences profondes du lien social survenues au cours de l'histoire du sujet ou de son groupe de référence.
On ne peut comprendre la violence dans sa dimension psychologique sans en référer à ses fondements socio-historiques et à ses résonnances, ou son infiltration, dans le monde intime de la famille et de la socialisation de l'enfant.
L'histoire de la Réunion s'est globalement constituée autour de trois paramètres essentiels qui se sont imposés simultanément aux populations ayant occupé l'île par périodes successives :
- la colonisation et l'esclavage
- le déracinement
- l'isolement culturel
Comme le fait remarquer Geneviève Payet, un point important de cette histoire est que "les rapports de force politiques, économiques et donc, humains, n'ont pas toujours joué en faveur d'une prise en considération des valeurs et des institutions, des individus et des groupes" (1990: 114). J'ai pour ma part montré dans des travaux précédents (Cambefort, 1994, 2001) que la légitimité républicaine cache, depuis l'origine, une société construite fondamentalement sur un dérapage du symbolique qui entrave le fonctionnement des processus de ritualisation et de symbolisation, indispensables à la construction de la subjectivité. La société Réunionnaise a pris naissance dans l'exil et l'isolement et, chez les populations destinées à constituer la main-d'uvre de la société de plantation, l'esclavage s'est surimposé en plus à ces deux cassures symboliques.
Ce contexte a contribué à un déséquilibre fondamental entre deux parties de la population qui perdure encore dans les stratifications sociales actuelles, tant au niveau de leur représentations subjectives qu'à celui de leur repérage objectif en terme de capital économique et symbolique.
On observe d'une part des noyaux, ou îlots communautaires quasi fermés et caractérisés par :
- des ciments religieux solides;
- la conservation de traditions familiales, la connaissance et le maintien du lignage;
- une pratique, relative ou totale, de l'endogamie ethnique;
- la conservation de positions économiques précises et dominantes;
- la conservation des liens avec les pays ou berceaux de civilisations d'origine.
Ces noyaux communautaires solides économiquement et ethniquement endogames ont conservé et conservent encore, dans une société de plantation post-coloniale, une structure en réseaux serrés par une identification commune autour de liens économiques, éthiques, lignagers et religieux.
Il s'agit, pour les désigner avec les ethnomymes vernaculaires:
- des colons blancs à l'origine du peuplement, dont une partie, avantagée au départ sur le plan foncier, a constitué une "caste" de bourgeoisie terrienne coloniale;
- des Français de métropole, ou "métropolitains", catégorie sociale récemment apparue depuis la départementalisation, constituée de personnes ayant (im)migré dans le département depuis un laps de temps pouvant aller de l'année en cours à deux ou trois décennies;
- des Indiens musulmans, pour qui l'Islam a toujours constitué un ciment culturel et religieux les reliant au reste du monde arabo-musulman;
- d'une partie des travailleurs Indiens engagés, qui ont gardé des liens religieux avec l'Hindouisme des origines et les ont transmis sur place, sans les mélanger avec d'autres religions, conservant ainsi leurs croyances ancestrales;
- des Chinois, dont la langue et les traditions religieuses entre autres, ont été conservées et dont les liens sont encore importants avec le berceau de civilisation d'origine;
- (plus récemment) des Mahorais et Comoriens.
On observe d'autre part une masse de population métissée, issue des travailleurs immigrés de force pour la société de plantation et caractérisée par :
- la perte relativement rapide des traditions des pays d'origine à l'exception de quelques reliquats ;
- la perte des liens culturels avec les civilisations d'origine ;
- la prolétarisation immédiate, ou l'occupation de positions économiques subordonnées à celles des catégories sociales précédentes ;
- la méconnaissance du lignage ;
- le métissage accéléré.
Ces masses de populations prolétarisées ont subi une déculturation quasi totale (Nicole, 1996) : il s'agit essentiellement des populations d'origine afro-malgache, puis d'une partie de la population blanche prolétarisée dans les hauteurs de l'île après l'abolition de l'esclavage, formant des isolats blancs vivant en semi-autarcie. N'ayant jamais pu maintenir de liens avec leurs lignages d'origine, ces populations se sont dans l'ensemble métissées sur place. Leurs descendants constituent actuellement une partie très importante de la "communauté créole".
Communauté, héritage et capital symbolique
Le capital symbolique comprend l'ensemble des règles éthiques et morales et des comportements hérités et transmis au fil des générations, dont les éléments ont été plus ou moins bien conservées et/ou modifiés. D'après Pierre Bourdieu qui le définit, il est "un capital de reconnaissance ou de consécration, institutionnalisée ou non, que les différents agents ou institutions ont pu accumuler au cours des luttes antérieures au prix d'un travail et de stratégies spécifiques " (Bourdieu, 1987:168). De par sa composition et sa nature il établit des zones de partition sociale entre les groupes sociaux et les communautés.
Les communautés à faible capital symbolique
J'appelle "communauté créole" l'ensemble de la population ayant pour caractéristique d'être le résultat de métissages entre les trois principaux groupes y ayant contribué, les noirs descendants des africains ou des comoriens, les indiens engagés et une partie des "petits blancs". Cette population se constitue autour d'une identité aux frontières floues mais ayant pour critères récurrents deux marqueurs, l'usage de la langue créole et les pratiques alimentaires (Baggioni & Mathieu 1985; Baggioni, 1989). Dans le cas précis de l'histoire de la Réunion, elle constitue la majorité des habitants et s'est construite à partir de milieux sociaux ayant subi des violences fondatrices et originelles à plusieurs niveaux:
- la coupure originelle et définitive avec les civilisations d'origine pour les populations serviles venant de l'Afrique et de Madagascar. Isolées des berceaux de civilisation, sans possibilité d'y maintenir des liens, ces populations ont perdu leurs racines culturelles. Du fait du déracinement, de l'isolement et de l'occupation séculaire de positions économiques dominées, cette communauté ne peut se définir en référence à un passé et un "ailleurs". Elle n'a pas d'autres points de repères que les références de l'insularité.
- la rupture avec l'ancestralité et des mémoires culturelles d'origine (lignages, traditions, religions). Le pouvoir colonial a immédiatement substitué aux références culturelles traditionnelles l'ensemble des valeurs civiles et religieuses occidentales. La religion catholique fut imposée comme ciment religieux des communautés en présence, chapeautant officiellement la cohabitation de plusieurs cultes et se surimposant aux religions populaires, malgré l'emprise de ces dernières dans les consciences (Eve, 1985) et la continuité des pratiques, le plus souvent dans la clandestinité.
- la destruction des langues d'origine, passées définitivement dans l'oubli au moment de la mise en service dans les plantations. Etymologiquement langue "criée" dans la plantation et dans la maison du maître et langue de la soumission aux commandeurs et contremaîtres chargés de surveiller et de maintenir le travail servile, le créole s'imposa pour communiquer avec les représentants du pouvoir, puis devint la langue parlée des milieux dominés. Langue élaborée et construite dans le contexte de la domination coloniale, le créole véhiculera ensuite tous les systèmes de représentations sociales du sens commun fondées sur les rapports de domination (dictons, proverbes, maximes etc.).
- l'atteinte à la filiation par la suppression des patronymes originels et leur remplacement par des noms d'emprunt. Ceci s'est produit à deux reprises : au moment de l'esclavage lors de l'attribution d'un nom qui marquait l'appartenance au maître ; après l'abolition ensuite lorsque des patronymes d'emprunt stigmatisants furent attribués à nouveau aux affranchis selon le bon vouloir et les caprices de l'administration coloniale (Payet, 2001).
- Le métissage accéléré (l'exogamie ethnique) a dilué les bagages culturels d'origine dans un système social qui a tout fait pour faire oublier les restes de leurs civilisations originelles et insère les individus dans la construction d'une "société créole", tissu composite construit dans sa plus grande partie sur d'anciens éléments de traditions françaises (du point de vue du langage, des coutumes et des valeurs quotidiennes), ainsi que sur des apports langagiers et magico-religieux étrangers. Seuls les "petits blancs", dont l'origine européenne leur a épargné la déculturation par le nom, la langue et la religion, ont tenté de conserver, dans leur situation d'isolement dans les "hauts" de l'île, leurs caractéristiques propres ; mais en descendant dans les "bas" par la nécessité économique et les systèmes d'alliance, un certain nombre d'entre-eux s'est métissé avec les groupes afro-malgaches et indiens.
- La soumission à l'ordre des maîtres et des groupes représentant le pouvoir colonial, pendant l'esclavage et après l'abolition, a fait perdurer les systèmes de valeurs fondées sur la domination des seigneurs de la terre sur une population appauvrie et entretenue dans l'indigence la plus totale pendant des décennies (règles du mariage, choix promotionnel - ou arrangé - des conjoints, dépendance politique, éducative, médicale...)
La communauté créole, qu'il s'agisse des descendants d'Africains, d'Indiens, de petits blancs prolétarisés, est historiquement héritière d'une domination économique et symbolique originelle inscrite dans les mémoires dans un contexte d'isolement culturel quasi total. Au moment de la départementalisation elle est restée prolétarisée et a tenté d'améliorer sa condition en utilisant des stratégies de promotion sociale par l'éducation scolaire, l'alliance hétérogame ou les réseaux de proximité. Désertée de ses origines symboliques et généalogiques, avec les rapports de domination comme seules références éthiques, cette communauté a vécu des bouleversements humains qui ont généré un sentiment d'insécurité identitaire et psychologique. Ce sentiment perdure encore aujourd'hui, au delà du débat simpliste sur les langues (créole dominé et français dominant) ou des récupérations politiques et misérabilistes au sujet de la culture locale opprimée.
Pour ceux chez qui les raisons d'espérer n'étaient pas encore totalement détruites, les tentatives d'échapper à la misère ont provoqué une stratégie d'intégration sociale fondée sur la volonté de se promouvoir dès que l'occasion s'en présentait. Elle donna une chance aux descendants de réussir, principalement dans les administrations publiques (la sécurité du fonctionnariat), ou dans le prolétariat des petits salariés du privé, surexploités par un patronat héritier des mentalités coloniales. Lorsque des familles ont pu se construire dans la stabilité affective et les parents s'inscrire dans la transmission de valeurs psychologiquement structurantes pour leur descendants, celles-ci étaient toujours empreintes des modèles occidentaux français. Ainsi ceux qui échappèrent aux pesanteurs de classe, liées à la couleur de peau et à la naissance, changèrent de trajectoire et de destin grâce à des figures éducatives structurantes (des "tuteurs de résilience" pour se référer à Cyrulnik, 2001, 2003) auxquelles ils s'accrochèrent au cours de l'enfance et qui modifièrent le tournant de leurs destinées.
L'engagisme des Hindous, bien qu'institutionnalisé par la Colonie et destiné à fournir une main-d'uvre supplétive dans les plantations, n'a pas opéré une déculturation totale de par le statut contractuel de l'engagé qui lui permettait de conserver son nom lignager, d'être rémunéré et de rentrer dans son pays après son contrat. Ainsi la communauté Hindoue (malbars dans l'ethnonyme vernaculaire), quoique déracinée, a-t-elle tenté de conserver des éléments d'hindouisme, mais sans retour possible aux origines. La modernité actuelle qui valorise la recherche des racines culturelles a permis à une minorité de malbars de tenter de retourner aux sources de leur culture religieuse par le "renouveau Tamoul".
Les Communautés à fort capital symbolique
Les autres communautés de l'île, essentiellement des grands colons blancs propriétaires de la majorité des terres et de l'industrie sucrière (Gros Blancs, qui se disent eux-mêmes créoles), des Indo-Parkistanais (Zarabes) arrivés après l'installation de la société coloniale, des Chinois et des Français métropolitains (Zoreils) arrivés massivement après la départementalisation, présentent des caractéristiques structurelles complètement opposées :
- Elles sont dominantes économiquement et symboliquement depuis le début de la colonisation, y compris pour celles qui sont arrivées plus récemment ; elles sont donc marquées par la stabilité économique et financière, la maîtrise des critères symboliques et officiels qui organisent les relations de l'île avec l'extérieur. Reliées avec le reste du monde occidental sur le plan économique (réseau de l'économie sucrière, réseaux d'approvisionnement et de distribution commerciaux), sur le plan politique ou administratif, elles sont les plus à même de maîtriser les critères apparents de la modernité et de les intégrer.
- Elles ont toujours gardé leurs liens avec les civilisations d'origine, qu'il s'agisse de liens familiaux, économiques, financiers, culturels et elles les entretiennent régulièrement. Elles se définissent donc par rapport à un passé, dont le sens est toujours présent au quotidien insulaire et un "ailleurs" géographiquement représenté ;
- Elles ont évité de se métisser, ou le moins possible, pratiquant une forme d'endogamie ethnique, afin de préserver la solidité et la solidarité de leurs positions économiques et sociales ; les métropolitains cependant présentent une propension accrue à l'exogamie ethnique par l'avantage socio-symbolique que leur leur alliance hétérogame représente pour un conjoint issu des communautés précédentes.
- Les communautés Musulmanes, les Chinoises et en partie indiennes sont cimentées par des liens religieux non européens (islam, bouddhisme, hindouisme pour le "renouveau Tamoul") qui accentuent les solidarités économiques et renforcent le repérage identitaire. Elles ont donc la possibilité permanente de rester dans leurs "particularismes" communautaires, notamment religieux tout en adoptant plus ou moins les valeurs et les règles de la société civile et officielle.
- Les mémoires collectives sont conservées et avec elles le lignage, les origines et les images parentales stables. L'image des ancêtres, les valeurs transmises à travers les générations, ainsi que le capital économique, structurent fortement les règles de vie familiale. Les images parentales en demeurent plus stables (l'image paternelle notamment, valorisée car inscrite dans les activités essentielles du tissu économique), garantissent à l'enfant les soutiens de la socialisation secondaire. Les parents, porteurs de valeurs économiques et morales, permettent un relatif équilibre de la construction identitaire du sujet. La psychopathologie est, dans ces communautés, traitée à l'interne par des réseaux d'intégration et de solidarité.
- En conséquence l'intégration aux règles de la société civile par l'école et l'intégration professionnelle se trouvent en continuité avec la vie et les valeurs familiales, aidées en cela par les réseaux et les héritages culturels. Leur cohésion identitaire est garantie par les ciments religieux, endogamiques et économiques et les doubles identités "domestique" et "civile" ou "extérieure", sont gérées comme des identités superposables, de manière clairement séparées (Ghasarian, 1990, 1992).
Structure familiale, éducation et supports psychiques
Les évènements objectifs de la sociohistoire, doivent selon mon approche être examinés par rapport aux conséquences qu'ils ont entrainées au niveau de la structure familiale et de l'éducation de l'enfant. La fonction psychologique des images parentales dans leur complémentarité est d'apporter à l'enfant les supports psychiques indispensables à la construction de sa personne humaine et sociale. Ces supports sont:
- l'attachement sécure;
- l'interdit de l'inceste garant du dépassement de la problématique dipienne, de l'identification socio sexuée et de l'intériorisation des interdits sociaux;
- la modélisation du comportement par rapport à l'adulte, mis en position de personne ressource.
Les outils psychiques indispensables à la socialisation et construits dans les interactions sociales sont en grande partie construits à travers les fonctions structurantes du langage. Il s'agit de :
- la fonction de ritualisation-symbolisation;
- la dialectique de l'intersubjectivité.
Dans ce contexte fondateur de la société coloniale, ces outils psychiques indispensables n'ont pu s'installer avec solidité. Une société fondée sur les rapports de force et les multiples formes de discrimination et de stigmatisation des populations issues de l'esclavage (Nicole, 1996) a entraîné un système de repérage social où le signe a la suprématie du sens et où les contenus des relations sociales sont réduits à l'extériorité en accentuant la stratification sociale, entre autres par ceux des rapports de force et de domination. Actuellement encore, et malgré une forme d'idéologie bien pensante qui voudrait que La Réunion soit une terre de "multiculturalité" tolérante, des travaux sur l'ethnicité ont montré que les stigmates ou les catégorisations sont extrêmement présents dans le repérage social (Labache, 1997). Ce système interprétatif s'appliqua autant dans le monde de la plantation que dans celui de la famille.
Les outils fondateurs du lien interhumain, piliers psychiques de l'identité du sujet, de sa construction narcissique comme de son repérage lignager, ont subi des attaques et des mutilations importantes dans les franges du milieu métis issu des populations serviles, alors que dans les communautés ethniquement endogames et fortement structurées sur le plan symbolique, ils sont restés pratiquement intacts.
La violence originelle a porté essentiellement sur deux grandes ressources socio symboliques: le langage et la famille.
La destruction des langues d'origine a entraîné l'obligation d'adopter le créole (étymologiquement du portugais crioulo et du latin criare : nourrir, élever dans la maison). Le créole est donc la langue familière de l'habitation coloniale. Cette langue fut historiquement le principal vecteur linguistique de l'oppression dans la colonie, puisqu'elle s'est construite comme seul moyen de communication entre les maîtres et les commandeurs, contremaîtres de la plantation et représentants du pouvoir, et les esclaves ou les engagés, pour communiquer entre eux. À travers le créole se véhiculeront ensuite et entre autres significations, tous les systèmes de représentations sociales du sens commun, fondées sur les rapports de domination (dictons, proverbes, maximes, etc.).
À l'origine, son efficience symbolique se limite à l'injonction et à l'établissement d'une pensée concrète pragmatique visant à véhiculer la base du sens commun ainsi que le repérage stratifié des groupes. La fonction de symbolisation s'est donc trouvée affaiblie dans une mutilation des références linguistiques originelles et la soumission à un outil d'échanges simplifiant. Par la suite les populations essentiellement créolophones resteront en dehors du système de scolarisation (Lucas, 1998) réservé aux classes dominantes, sur des critères financiers et ethniques.
L'atteinte à la filiation
Les populations issues de l'esclavage et de la prolétarisation qui a suivi ont vu l'identité du nom patronymique mutilée deux fois. Une première fois lors de la traite au moment où les noms africains, malgaches ou comoriens furent détruits au profit de noms d'emprunt donné par les maîtres; une deuxième fois par l'administration coloniale qui, lors de l'abolition a imposé aux affranchis un patronyme choisi arbitrairement. Mais, comme le fait remarquer Geneviève Payet, ces patronymes devaient obligatoirement être différents de ceux des blancs, et de préférence stigmatisants, comme pour continuer la marque du fer sur les générations d'"hommes libres". Ils étaient empruntés aux substantifs de la vie quotidienne (Cocotier, Dimanche, Février, Orange, Portail, Bricole etc.), aux prénoms et aux anciens noms d'esclaves (Philibert, Félix, Céline, Georgette, etc) ou tiraient leur inspiration de l'antiquité Grecque, Romaine ou Mésopotamienne (Arthémise, Taurobolion, Mnémosyne, Tantale, Agamemnon, Titus, Nabuchodonosor, Annibal, Hamilcar) (Payet, 2001). Ainsi, dans la symbolique du nom, l'ordre colonial pensait récupérer, d'une certaine manière, la trace de l'asservissement que la loi républicaine avait émancipé. Les fondements généalogiques de toute une communauté ont été ainsi mutilés non seulement par l'arrachement aux sources symboliques de la civilisation d'origine, mais par cette forme particulière de maltraitance portant sur les patronymes, appelée "attaques de filiation" et analysée par Patrick Ayoun et Bernard Tabone (1994). Je considère que ces phénomènes affectent le fonctionnement de l'ordre symbolique et le repérage identitaire dans la psychogenèse du sujet. Il s'agit bien ici de déculturation et du défi à reconstruire des bases identitaires et symboliques à partir d'éléments composites.
Cette attaque de filiation a, de plus, entraîné un profond déséquilibre des images parentales et des représentations de l'homme et de la femme. Elle a surtout entamé gravement la fonction paternelle, l'image du père et ce qu'il représente par rapport à la mère dans ses relations éducatives aux enfants. Elle a entraîné en outre, la survalorisation du rôle et de l'image de la mère ainsi que d'importants déséquilibres de la vie familiale et des fonctions parentales, appelés souvent "dysparentalité". Les familles ont endossé une identité patronymique d'emprunt, le plus souvent construite comme des sobriquets destinés, après l'abolition, à les stigmatiser. Ces nouveaux noms ajoutée à la méconnaissance du lignage chez les descendants d'esclaves, induisant des doutes sur la filiation, notamment celle du père, ont déstabilisé des générations entières dans leur identité.
L'image paternelle et sa fonction symbolique
Ces deux fonctions psychosociales essentielles au développement des instances du psychisme se trouvent, sinon totalement, du moins partiellement mutilées. A l'époque coloniale la cellule familiale de l'esclave n'avait aucune légitimité. Le père était un géniteur, mais le véritable chef de famille était le propriétaire. Comme le montre Brigitte Cadet (2005), si femme et homme noirs n'ont pas occupé les mêmes places, on pourrait trouver là pourquoi la fonction maternelle a été maintenue, alors que seule une place de géniteur mâle était réservée à l'esclave homme. Le maître était le propriétaire inaccessible, la loi, son narcissisme était absolu et l'homme esclave était nettement marginalisé en tant que père.
Du fait de la soumission séculaire des hommes à l'ordre esclavagiste et colonial, l'image masculine a été sévèrement mise à mal ; l'engagement des pères dans la transmission du nom et dans la référence de l'enfant par rapport à leur lignée fait défaut puisqu'à l'époque de l'esclavage, selon le Code Noir, les esclaves étaient dissociés de leur lignages dans l'enregistrement des naissances et, jusqu'en 1720, seules les mères et les propriétaires des esclaves déclaraient les naissances des enfants. Dans la période intermédiaire avant l'abolition, au moment où certains affranchissements furent possibles par achat, les enfants étaient attachés à la condition de leur mère (esclave ou affranchie) et non à celle du père (Gérard, 1997; Morvan-Baruque, 2000). Anne Cheney (1977) décrit la difficulté à reconnaître l'enfant de par l'incertitude qui peut peser sur la filiation. En 1990 encore, 50.000 enfants et adolescents vivaient dans des familles monoparentales et en 1993, 54% d'enfants sont nés de mères célibataires (Jaccoud, 1994).
Par contraste, la mère prend une place magnifiée à partir de la vie domestique, puis dans les relations avec le monde extérieur, notamment l'administration. Par la suite, ce phénomène ira en s'accentuant, renforcé par la législation et les mesures de soutien à la vie familiale dont les mères sont attributaires. Dans le milieu métis, l'homme est progressivement pris dans une dynamique sociale qui l'exclut et le marginalise (Payet, 1990; Peters, 1995). Ce déséquilibre des images et positions parentales semble être une constante des sociétés créoles, comme le fait remarquer Annie Fitte-Duval à propos des Antilles, "Les Antilles françaises continuent longtemps après l'abolition de l'esclavage, de vivre, sinon dans une société matrifocale, du moins dans un climat fortement matricentré. La mère occupe en effet une position centrale, quel que soit le modèle familial officiellement défini" (1997:209-210).
Depuis la départementalisation c'est l'Etat ou les "pouvoirs publics", par l'intermédiaire de la scolarité, du travail social et de l'attribution des minima sociaux, qui tentent d'agir, auprès des populations créoles les plus défavorisées, comme régulateurs de la vie familiale et de ses tensions, et comme instaurateurs des valeurs de la modernité démocratique.
La violence sexuelle
Comme le fait remarquer Prosper Eve, "l'esclave étant la chose du maître il doit se plier à tous ses caprices. Il ne peut accepter d'une esclave lui tienne tête" (1998: 152). Comme le souligne l'auteur, la violence sexuelle a été couramment pratiquée dans un contexte où, coupées du monde et isolées des nouvelles valeurs européennes et des lois, les populations créoles étaient laissées en pâture aux comportements les plus arbitraires d'appropriation et de domination. L'esclave masculin n'ayant plus d'influence ni sur sa progéniture ni sur sa famille, colons et maîtres de la plantation imposaient des relations sexuelles aux femmes d'esclave au gré de leurs caprices. Les naissances issues de ces "unions" forcées ou difficilement consenties émargeaient, dans la stratification socio-sexuelle, au registre des "bâtards" et leur reconnaissance symbolique dépendait du bon vouloir du maître ou de l'aptitude des mères à acheter leur nom pour les sauver du stigmate.
Du point de vue psychologique la dégradation de l'image du père dans la famille par la destitution de son rôle conjugal et éducatif porte atteinte à la traversée et à la résolution de la problématique dipienne ainsi qu'à sa fonction socialisante chez l'enfant. En conséquence, le rapport à la limite sociale et à la loi ne sont plus garantis par des images parentales adultes quand le père, disqualifié socialement et familialement, disparaît de son rôle dynamique dans la construction psychique de l'enfant et quand la mère apparaît comme le seul rempart de protection contre une violence omniprésente (appropriation des femmes, déplacement des hommes au gré de la toute-puissance des maîtres) confondue dans ses manifestations et dans ses fins, avec l'autorité. Dans ce contexte les piliers identitaires de la construction de la personne, indispensables pour se reconnaître socialement dans des règles socio-symboliques, font cruellement défaut.
Ce que Annie Fitte-Duval (op. cit.) appelle "la sacralisation de la fonction maternelle" renforce l'image de toute-puissance de la mère, devenue seul référent adulte pertinent. Le père, perçu comme violent, lointain et démissionnaire dans l'éducation des enfants, désinvestit le foyer et se marginalise. Il ne garantit plus sa fonction de tiers dans la dualité mère-enfant permettant l'entrée de l'enfant dans la socialité extérieure, l'intégration de la limite et de la loi. L'enfant reste référé essentiellement au monde de la mère, de sa lignée et de ses signifiants. Il reste alors figé dans les prémisses d'une problématique dipienne qu'il ne peut dépasser (Payet, 1990, op. cit.). Ce déséquilibre entraîne inévitablement une dégradation psychologique importante et des troubles multiples du comportement dans ces communautés qui deviennent inévitablement les principaux usagers des services sociaux.
Chez les filles, si la délinquance ne sévit pas de manière aussi nette, l'immaturité affective les pousse souvent aux maternités précoces et à la pratique abortive fréquente (4000 I.V.G. par an (Amouck & Giraud, 1984), se retrouvant mères à un âge où elles ne sont pas sorties de leur propre enfance. Ces jeunes mères se trouvent souvent à l'origine de maltraitances précoces de l'enfant (ibid.). Au nombre de presque 700 par an, officiellement répertoriées et devant être majorées d'un tiers pour atteindre la réalité selon les services de l'Aide Sociale à l'Enfance, les maltraitances sur mineurs touchent surtout les enfants très jeunes, de moins de six ans (ibid.). L'impulsivité caractérielle de parents immatures ayant été eux-mêmes d'anciens enfants maltraités, semble être le facteur précipitant la reproduction de ce phénomène.
Quoique ne constituant pas une exclusivité typiquement réunionnaise, les maltraitances sur enfant prennent un caractère plus proprement spécifique à la Réunion lorsqu'ils concernent les maltraitances sexuelles. La Réunion compte parmi les départements les plus criminogènes de France derrière les trois autres départements d'Outre-mer et les violences sexuelles sont surreprésentées, plaçant la Réunion au troisième rang national (Torit, 2001) pour ce type de crime. La Réunion occupe également le quatrième rang national pour les crimes d'atteinte aux personnes, notamment les crimes sexuels et a vu augmenter les affaires criminelles de 116,7,6% en huit ans, en particulier les viols (258,3%); les viols sur mineurs ayant augmenté de 79% (ODR, 1997). Son taux de criminalité est en moyenne deux fois supérieur à celui de la Métropole. Les abus sexuels et les maltraitances (toutes catégories confondues) sont pratiquées essentiellement au sein de l'univers familial ou des proches (89% à la Réunion contre 78% en métropole, cf. Deltaglia,1988).
Le viol bat tous les records de fréquence, deux fois plus élevé qu'en métropole (Labbé, 1990; ODR, 1997), notamment les viols intra familiaux. Symptôme typique de l'absence d'espace interpsychique où se jouent les processus de ritualisation et de l'impossibilité de prendre en compte le désir de l'Autre, le viol cristallise la faillite de l'ordre symbolique, particulièrement chez l'homme. L'interdit de l'inceste est le grand absent dans le tableau psychopathologique général qui ressort en toile de fond de ces dysfonctionnements. La fonction symbolique paternelle faisant défaut, l'intériorisation de l'interdit qu'elle doit normalement véhiculer et qui fonde, par définition, toute culture humaine tout en en étant le garant (Levi-Strauss, 1967/1949) disparaît avec elle.
Mais l'irrespect de l'interdit de l'inceste n'est pas le fait des hommes uniquement, comme les médias ou l'actualité voudrait le faire croire. De par l'éviction de la fonction paternelle ou son affaiblissement, les mères, par voie de conséquence, entretiennent avec l'enfant une relation fusionnelle qui dérive souvent vers ce que Caroline Eliachef & Nathalie Heinich (2002) appellent, dans le meilleur des cas, un "inceste platonique", et dans le pire, des passages à l'acte fondés sur la séduction ou la satisfaction de la demande fusionnelle, sans que ces actes soient nécessairement et systématiquement repérés comme des abus. Un climat incestueux pouvant exister sans forcément qu'il y ait objectivement des passages à l'acte, la possessivité maternelle entraîne une appropriation psychologique de l'enfant qui peut expliquer en partie en réaction la violence de certains pères dépossédés de leur influence éducative. Cette appropriation, pouvant avoir des effets particulièrement toxiques dans le couple mère-fille, est fondée sur "une confusion identitaire au détriment d'une réciprocité du lien" (op. cit.: 59).
Le désinvestissement du langage
Le langage n'est plus assujetti qu'aux signifiants maternels; sa fonction dialectique n'opère plus pour relativiser la pensée et les émotions. Il ne sert qu'aux deux premiers paliers de la représentation, la fonction phatique et le seuil minimum d'ouverture à l'imaginaire, qui emprisonnent le sujet dans une relation immédiate, ou "duelle" et ralentit l'accès au symbolisme langagier, accomplissement terminal des représentations sociales globales.
D'un point de vue psychologique, les fonctions principalement socialisantes du langage (distanciation, symbolisation, énoncé de la loi) sont dès lors inopérantes car, n'étant plus référé aux signifiants paternels porteurs de l'hétérogénéité de la vie psychique et sociale, le langage ne peut plus devenir le véhicule de l'interdit, le garant de l'accès à la culture, du respect de la différence et le principal outil de la symbolisation. Mon expérience de psychologue dans l'éducation spécialisée me montre, avec une récurrence sans faille, que l'un des problèmes principaux rencontrés dans les familles créoles dites "défavorisées" est le désinvestissement du langage dans les relations éducatives, entraînant une pauvreté idéative, une difficulté à verbaliser et à créer du sens au delà du sens commun immédiat. L'enfant n'est pas considéré comme un interlocuteur, un être de parole autonome psychiquement; il n'existe que dans un système mécanique de contraintes, d'injonctions et de stéréotypes où prédominent la pensées concrète et le poids des stigmates.
Cette réflexion ne met pas en cause la langue et ses capacités propres mais l'usage que les individus en font. Qu'il y ait carence des effets symboliques du langage n'est pas tant le problème de la langue que celui des locuteurs eux-mêmes. La langue, en tant que telle, est un outil qui, s'il dégénère par défaut de son usage et de l'investissement de ses capacités de structuration symbolique, ne porte plus, dans le psychisme des sujets, le sens de ce qui les réfère à autrui et qui doit fonctionner comme médiation et comme loi.
Dans un contexte où le symbolique est aussi peu investi, les contenus imaginaires non symbolisés, et vivement ressentis sur le plan de l'affect, prennent le devant de la vie psychique et le langage échoue à les contenir, les dévier, les faire reconnaître en tant que tels, ou les faire exister différemment par les nécessaires remaniements qu'il doit leur imposer.
Sous ce regard, ce que certains ethnologues ont complaisamment décrit comme "la culture de la pauvreté", en soutenant une idéologie tiers-mondiste et en empruntant ce concept à Oscar Lewis (1972), s'impose à notre raisonnement comme "la pauvreté de la culture". Car la pauvreté, si elle constitue un état qui crée effectivement des us et coutumes et une structure que l'on peut décrire et analyser, contribue en fait à la déculturation, surtout lorsqu'elle se surajoute à l'isolement culturel. La déculturation est à comprendre non pas comme l'altération d'une culture ou d'une autre, mais comme l'altération des capacités naturellement humaines à faire fonctionner le symbolique. Ce que la pauvreté et le déracinement altèrent, c'est la "nature culturelle de l"homme", en rétrécissant, souvent de manière irréversible, les ressources symboliques.
Il ne s'agit pas de dire que les populations issues de la prolétarisation et de l'isolement culturel n'ont pas pérennisé des ensembles structurés de coutumes et d'habitus, au sens que Pierre Bourdieu (1980) donne aux comportements objectivement orientées par référence à une fin, sans être nécessairement le produit ni d'une stratégie consciente ni d'une détermination mécanique. La culture ne se réduit pas à des coutumes, des habitudes ou des "pratiques" sociales. La démarche psychanalytique nous permet d'avoir à l'endroit de ce concept, trop souvent galvaudé, une exigence particulière. Il fait référence aux processus psychiques qu'il sous-tend et génère chez le sujet. Il s'agit en particulier de l'intériorisation de l'ordre social et de sa fonction de médiateur entre la vie affective de l'individu et la soumission à une dimension qui le transcende, celle de l'Autre, lieu de l'appartenance individuelle à l'universel. C'est à ce prix que la culture, pour qu'on la désigne comme existante, est le garant de l'intersubjectivité.
Or, lorsque les relations sociales ne permettent plus d'introduire entre soi et autrui le champ (c'est-à-dire la distance) du langage comme ensemble de règles de la médiation symbolique, celui-ci perd sa fonction structurante du sens intersubjectif et ne se garantit plus comme rempart contre la toute-puissance de l'imaginaire. Ainsi, l'écart entre parler et dire ne crée aucune dialectique et renforce le sens commun qui est, ici plus qu'ailleurs, en autarcie linguistique depuis trois siècles, et entretient les relations sociales dans un discours d'autant plus "courant" qu'il est insulaire.
La socialisation secondaire
La socialisation de l'enfant dans la société "civile" est marquée par l'apprentissage des règles sociales et surtout la scolarité. Cette deuxième étape après la socialisation primaire de la famille, de la parentèle et du quartier, est mise en péril. Les institutions chargées de transmettre les représentations de la société civile (le plus souvent l'Ecole) sont refusées, malmenées, et l'échec scolaire sévit majoritairement dans les communautés à faible capital symbolique. Avec le refus de la scolarité s'installent les difficultés d'adaptation sociale et d'insertion ; jusqu'en 1990, 66% de la population entre 25 et 59 ans n'avait aucun diplôme ni qualification (Région Réunion, 1994). Les difficultés à gérer les différences identitaires "domestique" et "civile" se manifestent particulièrement dans la coupure des mondes de vie de l'école et de la famille (Cambefort, 1995)
Cette question préoccupante de l'inadaptation sociale des jeunes des communautés créoles ne date pas d'aujourd'hui. Déjà le retard intellectuel, la sous-qualification et le maintien dans une marginalité scolaire et éducative ont été remarqués par Boucher A (1710), cité par Prosper Eve: "la jeunesse croupit dans l'abandon intellectuel, spirituel et moral. Antoine Boucher, qui a le plus écrit sur cette négligence des parents dit notamment qu'ils ont fait de leurs enfants "des bêtes féroces, des débauchés, auxquels ils n'ont pas donné la moindre éducation'" (1995:169). Aucun système éducatif efficace n'est véritablement installé à la Réunion avant 1815. Jusqu'aux débuts de la départementalisation l'instruction restait un privilège et le système scolaire était conçu pour reproduire les élites coloniales en laissant, dans une ségrégation éducative évidente, l'enseignement de qualité aux classes bourgeoises, malgré l'état de démoralisation dans lequel se trouve le peuple, qui se compose en grande partie de gens de couleur (Lucas, 1998).
Si l'on a des raisons de penser qu'aujourd'hui la situation de la jeunesse réunionnaise s'est améliorée parce qu'elle bénéficie d'une scolarité massive et d'activités socioculturelles nombreuses, force est de constater, au vu de l'augmentation de la délinquance juvénile et des signalements d'enfants en danger, que l'abondance des établissements d'éducation ne remplace ni ne compense les nombreuses situations d'abandon éducatif et de violences qui sévissent en milieu métis. Aujourd'hui encore la quasi-totalité des mineurs placés en institutions spécialisées ou suivis par les services de prévention provient de ce milieu.
L'échec scolaire
Cette donnée qualitative et quantitative de l'intégration scolaire de l'enfant comme de sa future intégration sociale, prend des proportions alarmantes, en dépit des efforts considérables de l'Etat et des collectivités depuis les années 1960 pour rattraper le déficit du nombre d'écoles et d'enseignants. Dans le cycle secondaire, l'"érosion" scolaire (l'abandon des élèves avant le premier niveau de qualification - le niveau V) touchait il y a dix ans et touche encore aujourd'hui entre 12 et 18% des effectifs (Cambefort, 1995).
Le fait que l'échec scolaire touche deux fois plus les garçons que les filles et cela dès le CM2 (Labbé, 1990) accentue encore le déséquilibre hommes-femmes dans l'accès au savoir et appelle les femmes à occuper deux fois plus que les hommes les emplois qualifiés. La résistance à l'intégration sociale est davantage le fait des jeunes hommes que des jeunes femmes et la délinquance juvénile, quoique moyenne par rapport à la métropole, est significativement masculine (ibid.).
L'alcoolisme
Ce problème social et psychologique fait partie du tableau clinique habituel de la souffrance humaine et sociale et précipite les délits et crimes de sang. L'alcoolisme touche hommes et femmes dans des proportions quasiment égales, bien que l'alcoolisme masculin se repère plus facilement dans l'espace public. Bien que ce symptôme, comme les toxicomanies, soit difficilement analysable sur le plan étiologique, on conçoit que, caractérisé par la dépendance orale, il soit particulièrement répandu dans les catégories sociales où l'image omnipotente de la mère non référencée au père est très accentuée. Comme le fait remarquer Jean-Tristan Richard dans son approche psychanalytique de l'alcoolisme, "la loi différenciant les désirs de la mère et ceux de l'enfant n'a pu s'inscrire dans un projet reconnu d'autonomisation, dans une structuration triangulaire référencée à un tiers" (2000: 139). La forclusion du nom-du-père que cette situation génère sur le plan de l'inconscient, constitue un terrain particulièrement propice à la genèse de troubles prédipiens, dont l'alcoolisme est un exemple.
Les passages à l'acte criminels et le suicide
La violence réunionnaise est depuis longtemps caractérisée par l'importance démesurée des crimes de sang qui placent le département au quatrième rang national. L'impulsivité criminelle engendre des agressions rapides ou préméditées, exercées par arme blanche le plus souvent. Les hommes sont, bien plus que les femmes, à l'origine de ce type de délit. Très souvent par suite de querelles de voisinages ou de rancurs profondes, ces rancoeurs sont contenues pendant longtemps à l'adresse d'un "ennemi personnel". Les querelles familiales occupent également une place importante dans ces phénomènes. L'acharnement sur le corps des victimes constitue un phénomène également remarquable. Retenons de ces symptômes qu'ils impliquent nécessairement, dans leur mise en route, la suprématie de l'imaginaire et le déclin ou l'affaiblissement de l'ordre symbolique.
La progression constante des suicides traduit les situations de désespérance chronique qui frappent certaines populations, notamment les milieux de jeunes et de ruraux (Reverzy, 1990; Reverzy et al., 1988) montrant que l'insularité n'est pas sans incidence sur l'épidémiologie de ce symptôme.
Le poids de l'héritage colonial
Héritière des blessures socio symboliques de la société coloniale, une grande partie de la communauté créole cumule un certain nombre de symptômes sociaux qui font d'elle le principal vivier du travail social, des mesures judiciaires de suivi éducatif, des institutions de placement d'enfant ou d'enfermement (prisons, hôpitaux psychiatriques).
Le système économique et politique esclavagiste a en effet imposé aux populations importées comme main d'oeuvre et à leurs descendants créoles, les valeurs d'une société fondée sur les rapports de force et de domination, d'où étaient bannis tout esprit critique, toute velléité de résistance, tout effort dialectique. La violence fondatrice s'est installée à tous les niveaux des relations sociales, remplacant la loi par la force ou les confondant réciproquement. Comme le remarque un observateur de l'époque, A. Billard (1822) cité par Michel Beniamino "les passions du maître qui s'irrite ou s'apaise ne produisent qu'une législation inconstante et capricieuse" (1995: 258). La loi républicaine est perçue comme hypocrite et exclusivement inféodée au service des puissants. Comme l'indique Jean-François Reverzy, la société coloniale est fondée sur une violence où règne l'arbitraire féodal des maîtres héréditaires, d'une société de plantation qui imposa l'outrage suprême à la dignité humaine, à l'abri d'une "loi républicaine" et religieuse devenue totalement illégitime, car irrespectueuse de ses propres principes (1988).
C'est bien le capital éducatif et symbolique communautaire, crédit tributaire de la sociohistoire, qui se trouve inégalement porteur des outils psychologiques indispensables à l'intégration future de l'enfant dans une société "civile". Ce bagage éducatif et symbolique permet, avec plus ou moins d'efficacité, la fondation et le fonctionnement des processus de la dialectique intersubjective. Ces processus construisent l'"espace social" qui, comme l'affirme Pierre Bourdieu (1987 op. cit.), définit les proximités et les affinités, les éloignements et les incompatibilités et dans lequel les distances se mesurent en quantité de capital.
Le principal symptôme répétitif de la société réunionnaise et peut-être de toute société "domienne", est le contraste entre l'immobilité permanente de la structure profonde et les changements rapides des modes de vie en surface. Mais si les modes de vie changent rapidement, les mondes de vie des populations organisées en différents milieux socio-culturels, eux, restent cloisonnés et ce phénomène constitue l'essentiel d'une fracture sociale persistant sous l'apparence d'une assimilation rapide de la modernité.
L'écart différentiel entre ces populations dans la conservation des traits culturels, symboliques et économiques reproduit ainsi la stratification sociale, freine le rattrapage des inégalités, tant prôné par les responsables politiques, et entretient les formes socio-pathologiques habituelles de violence dont la Réunion semble hériter comme d'un trait inexorable de l'évolution des sociétés démocratiques et capitalistes de type européen.
Notes :
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Résumé