
Jean Tricot
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Descriptif auteur
Jean Tricot est musicien, compositeur et chanteur. À son actif quelques centaines de concerts, et l’écriture : chansons, textes et nouvelles, compositions pour le théâtre, la danse, la rue, les chœurs… Plusieurs Vinyles et C.D, un livre pédagogique : “La Musique à Mains nues”.
1991 - “Matins quotidiens“ : chœur mixte, commande du Festival " Traverses " de Chambéry.
1992 - “Correspondanse“ quatuor à cordes - commande du Festival " Traverses ".
1993 - “La mécanique de l’Aurore“ : musique vocale sur un texte en grec ancien d’Hésiode. Commande du Festival du Minervois.
1994… Création du groupe vocal de rue :“ La Fanfare à Mains Nues“ – 300 représentations en 12 ans
1995 - CD “La mécanique de l'aurore“ - label "Empreinte Digitale" - distrib. Harmonia Mundi.
1996 - Chante et dirige le chœur dans “Béatrice et Francesco“ - musique de Giovana Marini, mise en scène de Flavio Polizzi, du Roy Art Théâtre
1997 - Chante dans Mora Vocis - groupe vocal a capella (chant grégorien) Concerts à Cuba
1998… Premier stage annuel “ La musique à Mains nues“ Premier CD de La Fanfare à Mains nues - Distr : Night & Day
1999… Création du spectacle “Luna Llena“ - 25 chanteurs- Mise en scène Bela Czupon
2000 - “Soie Nomade“ : Création de la Cie Traction Avant pour la Biennale de la danse de Lyon 2000 – Tournée en Russie
2001 - 2ème Cd de “La Fanfare à Mains nues“ : Voyage
2002… Création de “L’aubade aux badauds“
2003 … Stages Musique à mains nues pour CFMI, éducation nationale, INNEC (Metz) CEFEDEM, conservatoires, etc…
2004 - Spectacle de chansons “Beau temps pour les poètes“ en Trio avec Gildas Becquet et Christophe Azema.
2005 - Création du groupe “Andante Macadam“ – 9 chanteurs.
2006 - Publication du Livre CD “Musique à mains nues“ par le CRDP de Montpellier
2007 - CD “Lebestofe“ - compilation des 3 CD de la fanfare à mains nues et enregistrements de Andante Macadam.
2008 - “Réclame“ : commande de Pierre Sauvageot - Lieux publics, centre National de création des arts de la rue, Marseille, composition (avec Marianne Sunner) pour 300 Choristes et dix solistes
2009 - Création du spectacle “SOLITO“ . Résidence musique à Wuppertal (Allemagne)
2010 - Création de “Vertigo Trio“. Chansons en Trio avec Viviane Bourquin et Gwenn Guiffant
2011 - Tournées : Solito, Vertigo Trio et Andante Macadam
2012/13 - Compose pour - et dirige - le groupe “PROVOCÉ“ : 42 chanteurs - Montpellier, Gignac, Lyon, Marseille
2015 – Création de “ MÉLANGEZ ! “ Mise en scène : Philippe Charleux. Voyage en Patagonie.
2016 – CD “ MÉLANGEZ ! “ – Création du groupe Vocal « TANZENTAN » (15 chanteurs)
Structure professionnelle : jean.tricot@sfr.fr
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AUTRES PARUTIONS
Editions : SCEREN (CRDP Montpellier)
LES CONTRIBUTIONS DE L’AUTEUR
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
Histoire sans histoire <em>Nouvelle</em>
Paul est parti au travail depuis une demi-heure.
Plaisir de m'étaler sur le dos dans le lit, les bras en croix, les jambes allongées, fermer les yeux pour m'assurer que le sommeil m'a bien abandonnée, les entrouvrir pour voir, à travers les persiennes, s'il fait beau.
J'aurais dû lui demander d'ouvrir en grand la fenêtre, j'aime tant sentir l'air frais du matin, blottie sous la couette, mais j'ai préféré lui laisser croire que je dormais, rester dans l'innocence du sommeil pour ne pas avoir à culpabiliser de rester au lit, vivent les vacances, tout le monde n'est pas professeur des écoles.
C'est le premier geste qui est décisif. Sortir un pied du lit, puis une, puis deux jambes, se lever enfin. S'ensuit toute une série d'automatismes, chercher les chaussons, la robe de chambre en boule sur une chaise, faire un tour aux toilettes avant d'arriver dans la cuisine pour le petit déjeuner. Paul n'a pas rangé son bol, et il a mangé tout le pain. Il a tous les droits, il travaille, lui. Tant mieux, je vais tranquillement me doucher, m'habiller, et aller chez madame Verteuil pour acheter une baguette viennoise, j'en salive déjà.
La rue est encombrée de bruits de toutes sortes. Un livreur de bière, je crois qu'on dit limonadier, encore une bizarrerie de la langue française, bloque la circulation, ça proteste, des enfants se chamaillent, et monsieur Laval sort de chez lui. Je me demande parfois s'il ne guette pas derrière sa fenêtre du rez-de-chaussée pour sortir " comme par hasard " en même temps que moi et faire un brin de causette, j'aurai droit ce matin au couplet sur la météo :
- À mon âge, j'ai pas besoin de regarder la météo à la télé, mes rhumatismes peuvent vous garantir qu'il va pleuvoir dans l'heure qui vient !
Ce n'est que l'entrée en matière, il y aura aussi les poubelles qui débordent notez que je les comprends, les grévistes... - les jeunes qui ne respectent plus rien, le réchauffement climatique, vous y croyez, vous ? - je ne peux pas lui dire que je suis pressée, il sait bien que je suis en vacances.
En le quittant, j'observe qu'il retourne directement chez lui, c'est donc bien qu'il n'avait aucune raison de sortir, à part vérifier qu'il continue à faire partie des gens qui se croisent, qui se parlent, qui ne sont pas définitivement seuls à attendre la fin du voyage.
Les bras de madame Verteuil me fascinent toujours. Il y a un pli aux coudes, si c'était à la joue on dirait une fossette, la chair déborde des manches de son chemisier, la peau est rose, le grain délicat, on a envie de la pétrir, je pense à son mari qui pétrit la pâte du pain. Il est plutôt maigre, nuit après nuit la chaleur du fournil le fait fondre. Imaginer leur accouplement conjugal me donne envie de rire. Je les imagine plutôt joyeux dans leurs ébats, allez savoir pourquoi ?
- Alors ma petite dame, on rêve encore ? Je vous donne votre pain de campagne tranché ? En me parlant, elle se tourne vers le présentoir et je note encore chez elle une particularité étonnante : elle ne tend pas le bras vers le pain, mais tourne tout son buste, comme si elle était faite d'un seul bloc. C'est sans doute dû à son embonpoint ? Son rire est un feu d'artifice, illuminé de sous-entendus, et je pense à Andrea Ferréol dans " La Grande Bouffe ".
Dans ma confusion, je lui demande deux croissants et une baguette viennoise, non merci, au revoir, mais non, c'est stupide, elle ne pouvait quand même pas lire dans mes pensées
Mr Laval avait raison, il commence à pleuvoir. Quelle idiote, sortir sans ma veste, en cette saison ! J'abrite comme je peux les croissants et la baguette sur mon ventre, sous mes bras. Deux chiens ont remplacé les gamins qui se chamaillaient, ils sautent gaiement dans la belle flaque qui grandit de jour en jour devant ma porte. Affaissement de terrain, paraît-il. L'un d'eux me connaît, je crois qu'il s'appelle Johnny, quelle drôle d'idée, donner un nom d'humain à un chien, c'est de l'humour sans doute ?
Johnny veut me faire la fête, il vient vers moi et s'ébroue vigoureusement sur mon pantalon, sur mes croissants, sur ma baguette viennoise.
Me voilà trempée, mon petit déjeuner salopé, j'ai pensé : je suis dégouttante. En bon français : des gouttes s'écoulent de moi. Je vais noter sur mon cahier d'école d'apprendre ce mot à mes élèves à la rentrée. En leur expliquant la différence avec dégoûtante. Peut-être ce genre de savoir est-il totalement inutile ? Peut-être pas. En tout cas ces pensées m'ont évité de sombrer dans la mauvaise humeur.
Léon
Cette nuit, je ne me suis levé que quatre fois. En gros, toutes les deux heures. Problèmes de tuyauterie, prostate envahissante, détartrage nécessaire, mais impossible. Chaque rêve me réveille, et une fois réveillé, je ne peux pas me rendormir sans aller pisser. Je rêve des trucs invraisemblables. C'est parfois sexuel, comme tout le monde, parfois angoissant comme être condamné à mort ou rater mon train. Je suis souvent en retard, je rate la correspondance, je n'arrive pas à la ville prévue, il faut repartir en sens inverse, je me trompe de quai, etc.
Ce matin sera une cérémonie d'adieu. Adieu à cette belle mécanique d'horlogerie qu'est devenue ma vie, chaque geste mûrement pesé, analysé, chaque accessoire à sa place. Les pantoufles à 50 cm du lit, la robe de chambre (en hiver) posée sur la chaise, le verre d'eau sur la table de nuit pour y déposer mon dentier. Quelques livres sur l'étagère à portée de main, un ou deux romans faciles et des essais ardus à lire de préférence en premier, tant que je n'ai pas encore sommeil.
Je me lève à 7 heures. Pour ne pas perdre l'habitude. En cette saison, il fait encore nuit. La lumière de la ville traverse quand même les persiennes, c'est suffisant pour aller encore une fois dans la pénombre aux toilettes. C'est parfois une manie, il faut l'avouer. Ensuite, par le couloir étroit, atteindre la cuisine.
Tout est programmé : je mets la bouilloire à chauffer, je sors le beurre du frigo pour qu'il ramollisse un peu, ainsi que ma pomme quotidienne : une pomme par jour est la garantie d'une bonne santé. L'important c'est d'y croire.
Je m'habille alors rapidement et s'il ne pleut pas encore je sortirai en chaussons, tout le monde s'en fout non ? Et il est vrai qu'attacher mes lacets devient un calvaire pour mon dos. Madame Verteuil ouvre à 7 heures. Pour moi ce sera une baguette une vraie baguette, bien croustillante, dorée, encore chaude. Ou plutôt deux. Je dois bien pouvoir emporter une baguette, là-bas ? Comme un trait d'union entre avant et après ou une marque de fidélité à ma boulangère ? Est-ce que j'aurai le courage de lui dire que c'est la dernière fois qu'elle me voit ? Un peu mélo, non ? Un peu ridicule !
Si tout va bien, à mon retour l'eau sera chaude, et j'entendrai la météo à la fin des infos. Je n'ai pas besoin de l'écouter, mes rhumatismes me renseignent bien plus précisément sur la pression atmosphérique et l'hygrométrie, mais ça m'amuse de vérifier qu'ils disent n'importe quoi.
D'habitude je ne dis rien à madame Verteuil, à part bonjour au revoir. C'est elle qui parle, et c'est bien suffisant ! Aujourd'hui, je ne lui dirai pas que je pars tout à l'heure à la maison de retraite, mais je lui demande deux baguettes au lieu d'une et deux croissants. Elle n'ose pas me demander ce qui se passe, mais je vois bien qu'elle est perturbée. Ses énormes bras tendus vers moi avec les baguettes et le sachet de croissants, son visage tout rond, ses petits yeux grands ouverts disent mieux que des mots sa curiosité. Demain, elle demandera à quelques clients s'ils ont vu Mr Laval, il est peut-être malade ? Hier il a pris deux baguettes, c'est étonnant, non ?
À son poste, à dix mètres de la boulangerie, il y a Henri. C'est un clochard, il dort sous des cartons, change de quartier chaque semaine, avant qu'on en ait marre de lui. Et il revient un peu plus tard. Quand il est en forme, il chante la chanson de Bobby Lapointe " Le lundi je mendie le dimanche j'file un croissant au chien, lui il s'en fout mais le bourgeois d'en face, ça le met en pétard, c'est rigolard ! "
Aujourd'hui, on est jeudi, il sait que je lui donnerai un croissant chaud, comme d'habitude. Il ne me parle jamais, ne me dit pas merci. Il a bien raison, après tout, plutôt qu'un croissant, je pourrais tout aussi bien lui donner tout mon argent, je n'en aurai plus besoin à partir de demain. Mais il n'en voudrait pas. Il se dit philosophe, clochard militant, il dit ce qu'il veut à qui il veut, quand il veut. Je l'envie parfois.
Mais aujourd'hui est un jour spécial. Je me suis arrêté à deux pas d'Henri, j'ai ouvert la bouche, et aucun son n'est sorti. Depuis combien de temps dors-tu dans la rue ? Ou plutôt dormez-vous ? Même s'il tutoie tout le monde, le vouvoiement lui rendrait un peu de dignité ? Avez-vous un fils quelque part, y a-t-il une femme qui se souvient de vous, un ami, avez-vous eu un jour un métier, une maison ? Quel genre d'enfant était-il, joyeux, rêveur, appliqué à l'école, récitant le dormeur du val ?
Rien pu dire, seulement donné deux croissants. Alors il m'a regardé attentivement, un sourcil relevé, dans un demi-sourire, et il a compris. Je le sais. Nos vies n'avaient en commun que ces quelques secondes de face à face silencieux, jour après jour. Elles se séparent définitivement.
Et voilà la pluie attendue. J'ai invité Henri sous mon parapluie. Il est venu en maugréant, on a marché épaule contre épaule, comme des amoureux, je m'efforçais de ne pas sentir l'odeur de sa crasse, on a marché lentement jusqu'à ma porte pour qu'il s'abrite sous le porche.
Son chien nous suivait, l'air lugubre. C'est un chien à poil long, apte à vous tremper sévèrement quand il s'ébroue, ce qu'il n'a pas manqué de faire, en guise d'adieu.
Léo
Papa est parti au travail. Je ne l'ai pas entendu, mais je sais qu'il se lève à cinq heures et part à six heures. Sauf samedi et dimanche. Je dors mal, il paraît que c'est à cause des écrans. Je me suis endormi la lumière allumée, sans doute après minuit. J'avais récupéré à 11 heures mon téléphone portable que je fais semblant d'éteindre tous les soirs quand papa me le demande. Ali fait la même chose chez lui, on peut ainsi s'envoyer des dizaines de SMS, pour rien, pour vérifier qu'on ne dort pas encore.
Encore une semaine de vacances, sept jours à traîner au lit tant que je veux. Je m'amuse à imaginer des voyages en Afrique avec des éléphants et des tigres et peu à peu, en fermant les yeux, je glisse avec ma ménagerie dans des rêves dont je sors vite quand ça fait trop peur. Aller, retour, allez, encore un tour. Cette fois, il y a toute une famille d'éléphants, un éléphanteau veut jouer avec moi, il me chatouille avec sa trompe, il est quand même bien grand et gros pour moi et, tout en rigolant, j'ai un peu peur. C'est la faim qui me fait sortir du lit.
Pendant les vacances, comme je ne suis pas pressé, je vais le matin acheter du pain frais chez la grosse boulangère, c'est tout près, et j'aime l'odeur et la chaleur de cette boutique. Depuis que maman est partie pour refaire sa vie, c'est moi qui achète le pain, sinon, on mangerait toujours du pain sec ou des biscottes. Il y a toujours un peu d'argent pour ça sur une étagère dans la cuisine.
Il est dix heures, Ali doit être déjà debout, c'est un hyperactif a dit sa mère à la maitresse qui se plaignait de son agitation en classe. J'aimerais bien avoir moi aussi cette maladie, je suis plutôt faignant, lent, j'espère ne pas devenir gros et mou comme Théo, le voisin du dessus !
Maman me manque parfois, mais faut dire qu'il y a des avantages à vivre avec papa ! Par exemple, lui ne m'oblige pas à me doucher tous les matins. J'enfile donc un teeshirt et mon pantalon de jogging, et me retrouve aussitôt sur le trottoir.
Ali est déjà là. Il a entrepris d'apprendre à Johnny, le chien d'Henri, notre ami clochard, à donner la patte. Il prétend que c'est un chien d'origine finlandaise c'est ce que raconte Henri et qu'il faut lui dire " anatassou ". En fait ça ne marche pas et je suis convaincu que Johnny donnera la patte si on lui file un susucre, comme tous les chiens, anatassou ou pas. Ali s'énerve vite, il répète son mot stupide, de plus en plus fort, pendant que le chien le regarde poliment. J'aime bien Ali, en général, mais là, il me saoule. Je suis sûr qu'Henri a inventé cette histoire de Finlande pour se moquer de nous. En plus, il ne peut pas y avoir de chiens dans un pays aussi froid, la maitresse a dit que c'est tout près du pôle Nord.
- Bonjour, mon petit, alors, tu profites bien de tes vacances ? Tu veux une baguette bien dorée ? La boulangère essaie d'être gentille, de s'intéresser à moi, c'est agréable, mais un peu lourd, quand même, chaque matin le même baratin !
J'aimerais qu'elle ne dise rien et qu'elle me laisse tranquillement regarder ses bras appétissants, quelques minutes chaque jour. Et comme ça, je la mettrais dans mes rêves artificiels du matin, elle me serrerait contre elle, ce serait doux, et tellement bon !
J'ai coupé un tout petit bout de ma baguette, pour montrer à cet idiot d'Ali que Johnny comprend le français : - donne la patte ! - en tendant le pain encore tiède à hauteur de son nez. Mais il s'est mis à pleuvoir tout d'un coup sur Ali, sur Johnny et sur ma baguette, de plus en plus fort. On s'est abrité sous un porche, en continuant à se disputer. Johnny prenait plaisir à courir dans les flaques, puis il s'est souvenu de ma proposition, et il est arrivé tout joyeux, n'a pas tendu la patte, s'est secoué vigoureusement, nous a trempés de la tête aux pieds et a chopé le petit bout de pain que je gardais dans ma main.
Victor
Je n'ai pas pu m'empêcher, c'est devenu un réflexe : j'ai regardé mon portable en m'éveillant, mais miracle, pas le moindre SMS ou mail, à part les pubs déguisées qui ont réussi à traverser les filtres anti spam que j'ai fait installer. Tout s'arrête donc en France le jour de la Toussaint !
Isabelle est partie chez sa mère qui est enfin en train de mourir, les enfants sont en stage d'équitation, à moins que ce ne soit du cirque ou du théâtre, je m'y perds, mais l'important c'est qu'ils ne sont pas là à faire du bruit ou à râler derrière la porte de la salle de bain.
Maria a pris son jour de congé. Tant mieux. En temps normal, je ne la vois pas faire le ménage et la cuisine. Je suis tellement peu présent pendant la journée à la maison ! Elle est silencieuse, discrète, efficace, et nous la payons correctement, personne n'a rien à se reprocher. Mais quand il m'arrive de rester chez moi, l'entendre faire son travail pendant que je bouquine ou regarde les infos me met mal à l'aise, je n'ai pas été habitué à être servi, ça viendra, pas de soucis.
En sortant du lit, j'ai retrouvé cette légère douleur sur le côté droit de mon dos. Je me déplie laborieusement, essaie de m'étirer, je mesure à quel point je suis rouillé, pas normal à 40 ans ! Allez, hop, hop, il ne pleut pas encore, j'enfile mon pantalon de jogging, teeshirt, casquette, porte-monnaie en poche pour passer à la boulangerie au retour et me taper un bon petit dèj '. Je croquerai une pomme en sortant. D'après mon toubib, c'est l'assurance santé la moins chère !
Sur le trottoir, j'ai croisé un type que je connais. Il a hésité en me dévisageant, a failli s'arrêter, mais a continué sa route. Moi je sais qui il est : on était à science-po ensemble. À sa veste décolorée, j'imagine qu'il n'a pas gravi les mêmes marches que moi. J'aurais pu lui dire alors Paul, tu travailles dans le quartier ? Non ? à Grigny, dis donc c'est loin ! Que deviens-tu depuis tout ce temps ? Ha, dans le social ? Passionnant, bravo ! Moi, je bosse à Bercy, conseiller stratégie, oui, c'est Bertrand, tu te souviens comme il était brillant, qui m'a appelé du ministère à Noël. Joli cadeau, non ? Oui, il y a beaucoup de monde au-dessus de moi, je dois faire mes preuves, me tenir à carreau, mais j'ai un pied dans la boutique, c'est le principal.
Je n'ai rien dit, j'ai détourné la tête, et j'ai commencé à courir. Petite foulée. Est-il encore communiste ? Il vaut mieux qu'on n'ait pas parlé, c'est sur, il m'aurait demandé, avec son air d'incorruptible si j'étais toujours socialiste.
Un tour du parc me prend six minutes. Je porte des capteurs qui me disent mon rythme cardiaque, la vitesse, le nombre de foulées, c'est pas le moment de négliger ma santé ! Mais au troisième tour, il s'est mis à pleuvoir, d'un seul coup. Vite, filer à la boulangerie, en profitant d'une accalmie, acheter une baguette viennoise, une brioche, un pain aux raisins, il semble que croiser ce pauvre Paul m'a donné faim !
La boulangère pourrait se trouver telle quelle dans un tableau de Botero : plantureuse, débordante, douce, belle, à part ses yeux, vraiment tout petits. Elle me tend mon sachet de papier précautionneusement, à bout de bras, comme si c'était une porcelaine précieuse.
La pluie a redoublé, j'ai protégé mon petit déjeuner comme j'ai pu en croisant les bras. À deux pas de chez moi, un énorme chien très poilu s'est approché, attiré par l'odeur du pain frais, et s'est tranquillement ébroué, sale bête ! En tentant de lui filer un coup de pied, j'ai lâché tout mon butin, la brioche est dans le caniveau, je suis trempé comme une soupe et d'ailleurs qu'est-ce que ça peut lui foutre, à Paul, que je sois encore socialiste !
L'escalier (nouvelle)
Quand ce type est passé hier et avant hier en fin de journée devant moi, j'ai bien vu un truc bizarre. Dans les yeux, peut-être ? L'air de ne pas regarder comme on sait faire quand on ne tourne pas franchement la tête mais seulement les yeux, on dit alors qu'on regarde en coin, un léger ralentissement du pas, une hésitation que je connais bien puisqu'elle me permet de faire avec moi même des paris que je gagne le plus souvent : celui ci va laisser une pièce, celui là va filer
Cette fois j'ai perdu. Il n'a pas laissé de pièce, mais le troisième jour il s'est arrêté et s'est mis à me parler. J'en suis certain, ce qu'il m'a dit là, il l'avait préparé en passant devant moi les jours précédents. On fait tous ça dans la vie, c'est mieux que de ruminer après coup, mais trop tard, ce qu'on aurait aimé dire.
- Bonjour monsieur, j'ai une proposition à vous faire le ton est assuré, la voix bien timbrée, ça pourrait être un prof ou un employé de banque, à cause de la veste sombre et de la cravate, certainement pas un de ces travailleurs sociaux qui m'abreuvent régulièrement de conseils inutiles.
- Je vous offre l'équivalent de ce que vous gagnez en une heure pour que vous arrêtiez de faire la manche et que vous veniez boire un verre avec moi, manger un morceau si vous voulez, et parler. Il n'avait pas l'air d'un flic, ni d'un de ces types louches qui vous embarquent dans des galères tordues.
Il y a des types comme ça plein les rues. On ne les remarque pas si on ne s'approche pas, si on ne prend pas le temps de s'intéresser vraiment à eux. Celui ci a un tout petit nez, une bouche étroite avec des lèvres presque féminines, une fossette au milieu du menton comme une paire de fesses en miniature, et la peau des joues bien rose, contrastant avec l'épaisseur de ses sourcils noirs et de ses gros yeux globuleux enfoncés dans leurs orbites. Cet assemblage hétéroclite lui donne, selon qu'on s'attarde sur le haut ou sur le bas de son visage, un air très gentil ou au contraire un peu inquiétant. En tous cas, avec un tel visage, il ne pourrait pas occuper une place importante dans la société : on ne le prendrait pas au sérieux.
Il a vraisemblablement à peu près mon âge. Mais, bien rasé, cheveux coupés courts avec juste ce qu'il faut de gel, chaussures noires exagérément pointues comme l'impose la mode aujourd'hui, il doit paraître bien plus jeune que moi.
La situation ne l'aidait pas, c'est vrai. Lui debout, n'osant pas s'accroupir, et d'ailleurs peut-on s'accroupir en pleine rue quand on porte ce genre de vêtements élégants ? Moi dans mes habits crasseux, assis pas terre, et le bruit de la rue, les passants toujours pressés qui doivent l'éviter
Je lui ai dit qu'en une heure je récoltais en moyenne 5 euros. J'aurais pu mentir, mais je n'en ai pas eu envie à cause de son air timide qu'il avait tenté de camoufler à l'aide du baratin préparé à l'avance.
Je suis installé devant un distributeur de billets. Paradoxalement, ce n'est pas un bon plan parce que les gens qui rangent leurs billets dans leur portefeuille n'ont pas de monnaie. Mais j'ai du plaisir à les voir culpabiliser en marmonnant leurs arguments pitoyables.
J'ai dis OK mais seulement une demi heure. Comme ça, sans raison, peut-être un peu de méfiance, qu'il n'aille pas s'imaginer que je suis prêt à accepter n'importe quoi ! Il avait tout prévu, repéré, on est allé dans une brasserie à 100 mètres de là, j'ai préféré rester en terrasse, vue la quantité de pulls que je porte sous mon manteau. J'ai commandé un chocolat chaud avec des croissants et lui un café.
- Je ne suis pas journaliste, ni policier, ni travailleur social, je ne suis pas en train de préparer une thèse de sociologie ou un roman, je suis juste curieux. Il récite, c'est clair. Il pense que faire la manche est extraordinaire, que j'ai un secret qu'il va tenter de percer. Peut-être un curé en civil ? Il vaut mieux pour lui qu'il ne soit pas journaliste, ses questions sont tellement nulles !
- Vous êtes à la rue depuis longtemps ? C'est dur ? Vous vivez seul ? Et avant, que faisiez vous ? Êtes vous révolté ? Où dormez vous ? Je lui ai raconté l'histoire qu'il attendait, j'ai pensé que c'était mieux ainsi.
- J'étais maître nageur, mais on m'a viré, réduction de personnel, trop vieux, la nuque trop raide, mes enfants étaient déjà partis, ma femme a compris que je ne lui servirais plus à rien, elle a suivi un de mes collègues, plus musclé, plus joyeux. J'ai essayé de chercher autre chose, surtout pas la piscine, ça pue le chlore, petits boulots par ci par là. Société de merde, égoïsme, capitalisme, système pourri, politiques menteurs, CAC 40 prédateur Ses yeux brillaient tellement de plaisir que ça m'a rendu talentueux. Alors j'ai ajouté les huissiers, l'expulsion, les rhumatismes, maladie professionnelle, un peu d'asthme, une bonne dépression, le froid l'hiver, les contrôles de police... Juste pour lui faire plaisir, cerise sur le gâteau, j'ai inventé un dérapage, une grosse bêtise, le vol du sac à main d'une vieille en manteau de fourrure, mais on m'a chopé, condamnation avec sursis parce qu'elle a retiré sa plainte. Alors je me tiens à carreau
Il écoute, c'en est fascinant, les yeux écarquillés, la bouche entr'ouverte, il en oublie son café qui refroidit, c'est dommage. Il me fait pitié, j'ai un peu honte de lui avoir servi tout ce fatras de lieux communs.
Un type est interrogé par un flic, et tout à coup, il lui dit : et vous ? Vous n'avez jamais un peu tordu la vérité, raconté des salades à votre femme ?
Un étudiant, en train de sécher devant son prof, lui demande s'il sait faire des ronds de fumée. Il peut lui montrer, s'il veut ?
Un client qui négocie un emprunt explique au banquier le principe marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit, seule explication satisfaisante des crises économiques à répétition.
Un enfant qui vient de se faire engueuler de ne pas s'être brossé les dents demande à ses parents depuis quand ils n'ont plus fait l'amour ou ri aux éclats
J'avais rempli mon contrat, parlé suffisamment, bu mon chocolat, avalé trois croissants. Ce type était tellement vulnérable, transparent, c'est venu naturellement : Je lui ai demandé ce qu'il faisait le soir avant de se coucher, s'il regardait la télé, s'il bouquinait, ou s'il tournait en rond comme les chiens avant de s'allonger. Est ce que sa femme portait une chemise de nuit à fleurs ou un pyjama rayé, et lui, caleçon et tee shirt ou nu comme un ver ?
- Je promène mon chien tous les soirs, puisque vous me parlez de chiens. Mais je ne comprends pas pourquoi vous me demandez tout ça !
- Et le matin, vous vous levez à quelle heure ? Et combien de temps vous faut-il pour vous préparer, vous vous rasez tous les jours ou un jour sur deux ? Tartines de confiture ou céréales, thé ou café ? Et combien de temps pour aller à la banque ? À pied, en bus ? Et à midi vous déjeunez au resto avec vos collègues, et combien de temps de pause avez-vous ?
J'ai arrêté mon délire avant de risquer de devenir grossier en lui parlant de la qualité de son transit intestinal ou de sa vie sexuelle
J'avais inventé une vie de clochard bidon, entièrement fausse, mais j'étais certain d'avoir raison de raconter ces salades parce que je n'avais pas le choix. Une vie est un secret. Un labyrinthe, du brouillard avec quelques rares éclaircies. Les nécrologies ne racontent rien d'essentiel. On ne peut pas résumer une vie. Quand on tente de le faire, on choisit des lieux communs, ou des actes remarquables, quelques traces laissées sur le chemin. On embellit, on explique l'inexplicable, on justifie tout, on simplifie. Il a été instituteur, ou potier, ou résistant, c'était un brave homme, il a eu trois enfants Ou alors, s'il a lutté courageusement contre la maladie jusqu'au dernier jour, cet héroïsme éclipse tout le reste.
Mais les temps d'attente, de doute, les virages de la vie, les nuits d'insomnie, le temps perdu, le temps gagné à ne rien faire d'important, à espérer ou à désespérer en regardant se coucher le soleil sur les montagnes bleues, les grandes joies, les petits bonheurs ?
Mon cerveau s'emballait, c'est la situation qui lui servait sur un plateau des idées étonnantes, nouvelles pour moi.
Celle ci d'abord : ce type en cravate estime naturellement qu'il est placé, grâce à son costume et à son attaché case, une marche au dessus de moi dans l'escalier de la société des humains. Il trouve donc normal d'exiger que je lui livre ma vie, en quelques mots, comme on montrerait une photo, contre un petit déjeuner. Il croit que c'est possible. Il estime même sans doute qu'il manifeste ainsi une grande générosité, une belle ouverture d'esprit. Il croit partager. Mais il n'accepte pas que je lui demande la même chose.
Madame exige de savoir si Marie, la servante dont le ventre semble s'arrondir, a couché avec le jardinier. Mais Marie ne peut pas demander à Madame si elle aime vraiment son mari banquier. Ce serait déplacé.
Monsieur le député assure sa permanence tous les mardis de 9h à 12h 30. Il est vraiment à l'écoute de ses électeurs, il partage leur souffrance, il aime les aider, leur trouver du travail, un logement, une petite subvention qui osera lui demander combien il gagne, la surface de son jardin et si son fils aîné travaille bien au lycée ?
Le type s'impatientait, troublé. Sa voix avait perdu son timbre métallique et devenait chevrotante. Il bafouillait.
Je n'ai pas à en être fier : je l'ai achevé sans le moindre remord :
- Au fait nous ne nous sommes pas présentés ? Moi je m'appelle André Vernocci. Je dors au bord de la Garonne, tant qu'il fait beau. Et vous, où habitez vous, quelle est votre adresse ? La peur a surgit, insidieusement, dans son regard fuyant.
- Bon, je dois vous laisser, je vous remercie d'avoir bien voulu parler avec moi, je vous souhaite une bonne soirée
- Non, je n'ai pas parlé avec vous, puisque vous ne m'avez rien dit ! Vous allez disparaître dans votre monde, moi je reste dans le mien. On ne s'est rien dit, parce qu'on n'a rien à se dire.
Il tenait son attaché case serré dans ses bras croisés dans une position de défense, croyant peut-être que j'allais bondir pour le lui arracher, il est parti en marchant à reculons, a failli bousculer le serveur avant de se retourner pour s'enfuir.
Depuis quelques mois, je passe ainsi un ou deux jours par semaine à regarder le monde des vivants. J'ai longtemps rêvé, par curiosité, d'aborder les SDF dans la rue, d'engager la conversation, de percer leurs secrets Je n'ai jamais osé. Manque de courage. Lucidité. Le fossé était trop large, le mur trop épais. Alors il était plus simple et beaucoup plus intéressant et instructif de jouer leur rôle.
Personne ne m'a démasqué. Ce qui prouve que la plupart des gens ne sont pas observateurs. Et que les passants qui s'arrêtent devant mon chapeau restent terriblement loin de moi, de l'autre coté de la barrière, même quand ils déposent leur obole apaisante pour leur conscience : Je n'ai jamais réussi à ne pas me laver quand je rentre chez moi le soir, à l'autre bout de la ville. Et je ne pue donc pas suffisamment pour être crédible.