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LES ARTICLES DE L'AUTEUR
Pleine conscience et autohypnose : deux méditations opposées et complémentaires.
Article publié dans la revue Psychothérapies, mars 2023 sous le titre : Les deux formes de méditation.
Résumé
Le terme méditation est imprécis car il connote des expériences différentes. Nous avons cherché, dans un souci de clarté, à inventorier et classer les divers types de méditation. Les méditations peuvent se répartir en deux catégories : les méditations d'autohypnose et la méditation de pleine conscience. Les premières cherchent à reproduire, dans un contexte individuel, le schéma de l'hypnose caractérisée par la passivité du sujet hypnotisé. Les méditations d'autohypnose exige donc le lâcher prise et ses corollaires : mise en veilleuse de la conscience, abolition de la volonté et de l'esprit critique, répétition machinale d'une formule ou d'une séquence sonore. La conscience, au contraire, comme Maine de Biran l'a montré, est toujours le fruit d'un effort. Elle inaugure la réflexion et clive la personne. La méditation de pleine conscience s'oppose donc point par point aux méditations d'autohypnose.
Cette opposition est, peut-être, l'indice révélateur d'une polarité du psychisme. Les méditations d'autohypnose pourraient constituer des retours à la vie animale, inconscient normal et de constitution, sous-jacent à la vie humaine selon Maine de Biran ; les méditations de pleine conscience exercent au contraire des aptitudes plus récentes et participent à leur restauration lorsqu'elles ont été endommagées par la maladie. Ces deux méditations se complètent. En outre, à la lumière des neurosciences, elles autorisent, toutes les deux, l'espoir de modifier le cerveau dans le sens d'un progrès.
Abstract
The term meditation is imprecise because it connotes different experiences. For the sake of clarity, we have sought to list and classify the various types of meditation. Meditations can be divided into two categories : self-hypnosis meditations and mindfulness meditations. The former seek to reproduce, in an individual context, the pattern of hypnosis characterised by the passivity of the hypnotised subject. Self-hypnosis meditations therefore require letting go and its corollaries: the silencing of consciousness, the abolition of the will and of the critical mind, the mechanical repetition of a formula or a sound sequence. Consciousness, on the other hand, as Maine de Biran has shown, is always the result of an effort. It inaugurates reflection and cleaves the person. Mindfulness meditation is thus point by point opposed to self-hypnosis meditations.This opposition is, perhaps, a revealing indication of a polarity in the psyche. Self-hypnosis meditations could constitute returns to the animal life, the normal unconscious underlying human life according to Maine de Biran; mindfulness meditations, on the other hand, exercise more recent abilities and help to restore them when they have been damaged by illness.These two meditations complement each other. Moreover, in the light of neuroscience, they both allow for the hope of modifying the brain in the direction of progress.
Actuellement la méditation est à la mode, en psychiatrie, mais aussi comme gymnastique mentale dans une perspective de développement personnel. Mais quelle méditation ? Le concept de méditation connote des expériences très différentes. Nous avons cherché, dans un souci de clarté, d'inventorier les diverses méditations et d'en préciser la nature. Au terme de cette recherche, il nous a semblé que toutes les méditations se répartissent en deux types : l'autohypnose et la pleine conscience. Elles ne sont pas seulement différentes : elles s'opposent point par point. Cette opposition est, peut-être, révélatrice d'une dualité fondamentale de l'esprit.
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1 La méditation de pleine conscience : champs d'application.
La pleine conscience absorption dans le présent
La pleine conscience est définie, généralement, comme une concentration sur le présent. Ainsi, j'observe une rose : je prends conscience de la gradation de nuances de sa couleur, de son odeur prononcée ou fugitive, de la texture fragile de la fleur opposée à la dureté de la tige et à l'agressivité des épines. Ou bien je me concentre sur une action simple, comme ma respiration. Je prends conscience de l'entrée et de la sortie de l'air dans mes narines, des mouvements de ma cage thoracique : respiration ventrale, médiane, haute ou complète. J'observe également son rythme : respiration lente et profonde ou rapide et légère. Mais point n'est besoin de recourir à des exercices artificiels pour pratiquer la pleine conscience : les gestes de la vie quotidienne y suffisent amplement à condition de les effectuer dans l'esprit requis, absorption dans la tâche actuelle sans polluer l'attention par des considérations sur l'avenir ou le passé. Ainsi "Il y a deux manières de laver la vaisselle ; la première, c'est laver la vaisselle pour avoir des assiettes propres ; la seconde, c'est laver la vaisselle pour laver la vaisselle" 2. Pendant ma pratique, je suis totalement absorbé par l'exercice et le reste du monde est, pour moi, provisoirement aboli.
Son utilisation en psychiatrie et dans la vie quotidienne
Pour cette raison la pleine conscience présente un intérêt psychiatrique, tout particulièrement contre les récidives de dépression. En effet, l'ancien malade reste vulnérable : les idées tristes qui nourrissaient sa maladie peuvent l'assaillir à nouveau et perturber un équilibre encore fragile. C'est pourquoi il est bon de fixer son attention sur des représentations inoffensives. C'est dans cet esprit que le psychiatre, Christophe André, présente à ses malades de sainte Anne un large éventail d'exercices de pleine conscience. Un des plus connus est la concentration sur un grain de raisin sec. Le patient est invité à observer avec la plus grande attention, sa texture, sa forme, ses reliefs, son poids, son goût. Absorbé dans sa concentration, il échappe aux ruminations douloureuses du passé ou aux anticipations anxieuses. Il peut réduire sa consommation d'anxiolytiques en attendant de s'en passer comme en témoigne ces propos d'une jeune patiente :
"Aujourd'hui, en grande partie grâce à la méditation, j'ai baissé ma consommation de médicaments. J'espère arrêter bientôt, mais j'avance pas à pas." 3
Ce recours à la méditation serait aussi efficace qu'un traitement antidépresseur pour la prévention des rechutes dépressives. À l'université de Toronto, un groupe de 84 patients, en rémission de dépression depuis 7 mois mais encore sous antidépresseur est divisé en 3 parties. Dans la première, on a remplacé les antidépresseurs par la méditation de pleine conscience. Le second groupe poursuivait la prise d'antidépresseurs. Dans le troisième, un placebo remplaçait la méditation. Les taux de récidive de la dépression, sur une période de 18 mois, s'est élevé à 27 % dans le groupe avec antidépresseur, à 28 % chez ceux qui suivaient la thérapie basée sur la méditation de pleine conscience, à 71 % dans le groupe placebo. 4
La pleine conscience introduction à l'expérience spirituelle dans le bouddhisme
Mais l'exercice de pleine conscience n'a pas seulement une finalité psychiatrique. Dans certaines pensées orientales, il constitue une introduction à l'expérience spirituelle. Ainsi, la concentration sur la respiration est un exercice essentiel de l'ascèse bouddhiste. Dans le Zen, l'exercice du Zazen est censé conduire à l'expérience libératrice, le Satori. Le pratiquant doit adopter une posture corporelle qui fait l'objet de prescriptions très précises dont le but est de maintenir la colonne vertébrale rigoureusement verticale. Le rythme respiratoire est également codifié : il doit être naturel et privilégier l'expiration. L'attitude mentale est l'essence de l'exercice : le pratiquant doit s'absorber dans les sensations éprouvées à l'occasion du maintien de la posture et de la respiration. Il doit bannir le vagabondage mental. Toutefois, il est recommandé de ne pas s'opposer, de front, aux pensées parasites mais de constater avec indifférence leur passage dans l'esprit comme les nuages dans le ciel. Dans la branche Soto du Bouddhisme Zen, le Zazen a pris une importance essentielle car il révélerait au pratiquant l'essence même du Zen. 5
Quoi qu'il en soit, la pratique intensive de la méditation chez les moines bouddhistes est un facteur d'équilibre et de sérénité. En étudiant leur cerveau, on a découvert que le cortex préfrontal gauche de ces spécialistes de la méditation est beaucoup plus actif que chez 150 sujets témoins, non entraînés. Or, d'autres études ont montré que cette région du cerveau était plus active chez les personnalités positives et optimistes alors que ce chez les sujets d'humeur pessimiste ou dépressive, c'est le cortex préfrontal droit qui est activé. L'humeur équilibrée et sereine des moines bouddhistes viendrait de leur aptitude à activer davantage leur cortex préfrontal gauche par la méditation. 6
La pleine conscience est le résultat d'un acte volontaire
La pleine conscience est une lumière qui nous éclaire : elle nous découvre mille aspects, d'abord inaperçus, de l'objet observé. Mais cette lumière procède d'un acte qui la conditionne, donc la précède. En effet, la définition de la pleine conscience par son seul rapport au présent est insuffisante. Remarquons d'abord qu'on vit nécessairement dans le présent et chacun, qu'il le veuille ou non, est cantonnée "ici et maintenant". Dira-t-on que dans l'expérience de la pleine conscience, le pratiquant oriente sa pensée sur l'actualité vécue au lieu de se projeter vers un avenir ou un passé ? Ce n'est pas toujours vrai. Ainsi, une concentration sur la planification rationnelle d'un projet est un exercice de pleine conscience. Inversement, l'obsessionnel qui rumine sa souffrance est bien tourné vers un présent douloureux, mais ne pratique pas la pleine conscience. Par contre s'il prend un recul par rapport à son trouble pour l'objectiver, afin de saisir les conditions de son apparition, comment il évolue, les possibilités de l'atténuer, il entre dans la pleine conscience. Celle-ci est donc, fondamentalement, une activité ; et c'est cette activité qui engendre une lumière.
Vérifions-le sur des exemples simples : je ne peux pas entendre clairement sans écouter. Un discours dans une langue étrangère reste pour moi un assemblage sonore confus. En effet, nous ne distinguons les mots que dans la mesure où nous pouvons parler intérieurement le discours. De même, je ne peux pas voir distinctement sans regarder. Par contre je ne ressens pas les habits que je porte car je n'exerce sur eux aucune activité.
Remarquons cependant que l'attention, acmé de la pleine conscience, enveloppe aussi une passivité. En effet, elle est attente et accueil : découverte des multiples facettes de l'objet dans la perception, révélation de l'idée qui nous éclaire dans la réflexion. Or ces fruits de l'attention ne dépendent pas de notre seul pouvoir comme en témoigne souvent notre impuissance à comprendre, à créer, ou même à bien voir. Ils nous sont seulement, quelquefois, octroyés comme une grâce. C'est en ce sens que Malebranche a écrit que "l'attention est une prière naturelle que l'âme adresse à la vérité". Un acte d'attention, bien qu'essentiellement actif enveloppe aussi un abandon au pouvoir de l'autre, et, par conséquent, une certaine passivité.
2 Conscience et effort chez Maine de Biran 8
Analyse de la sensation chez Maine de Biran
Maine de Biran a approfondi la nature de cette activité dans son analyse de la sensation. Une sensation pleinement consciente est une perception. Or, pour Maine de Biran, elle constitue un état déjà complexe car il résulte de la conjonction de deux fonctions différentes : un phénomène physiologique qui génère une impression sensorielle et une activité qui s'exerce à son propos.
La seule impression sensorielle, sans l'activité, est toujours confuse, comme l'atteste le port de nos vêtements. Supposez une impression sensible devenue assez vive pour occuper toute ma faculté de sentir : je m'identifie à elle, mais je ne la connais pas comme en témoigne une douleur aiguë. Pour que le moi s'éveille à la conscience, il faut qu'il cesse de s'absorber dans l'affection pour s'en donner une représentation, qu'il passe du vécu au connu. On a alors une perception. Celle-ci n'est pas un vécu dans lequel je m'absorbe mais un objet que je pose comme une chose extérieure à moi. Toute connaissance crée une distance. L'analyse biranienne retrouve donc un lieu commun de la pensée philosophique : "toute conscience est conscience d'objet". Ainsi je perçois la glace et la neige comme deux objets hors de moi et leur froideur commune, la dureté de l'un la mollesse de l'autre comme des attributs de ces objets.
L'expérience de l'effort source de la pleine conscience
Or, c'est toujours une activité qui génère l'objet. Maine de Biran désigne cette activité comme "une force hyper organique". Il entend par là qu'elle n'a pas pour origine un déterminisme naturel mais un acte de volonté dont je me sens la cause. Ainsi, contrairement à la douleur que mon corps m'impose dans une maladie que je subis, je m'éprouve l'auteur de la souffrance ressentie à l'occasion d'un effort athlétique aux limites de mes capacités. Je me sens, en effet, libre de le continuer ou de le suspendre. Toute conscience suppose un acte de volonté libre analogue.
Quelle est la nature de cet acte ? C'est un mouvement inauguré et poursuivi contre une résistance et par conséquent un effort.
Ainsi, une impression tactile totalement passive, par exemple celle produite par un objet quelconque posé sur la main reste confuse. Mais les mouvements de la main qui palpe l'objet permettent de clarifier cette impression initiale. Ainsi les degrés variables d'une résistance, cédant plus ou moins à la pression des doigts, sont pour nous les signes de la dureté, de l'impénétrabilité, de la malléabilité des corps. Dans le moindre effort que je fais pour élever, pénétrer, retenir un corps, se révèlent ses caractères : poids, consistance, mollesse ou fluidité. En se portant au devant de la sensation, le mouvement l'enrichit et l'éclaire. Le toucher se complète par le travail d'analyse de la main. Elle décompose les masses, diversement résistantes, distinguent leurs propriétés et leurs nuances.
"En vertu de leur mobilité, les doigts se replient, s'ajustent sur le solide, l'embrassent dans plusieurs points à la fois parcourant successivement chacune de ses faces, glissent sur les arêtes et suivent leur direction. Ainsi la résistance unique se divise en plusieurs impressions distinctes ; la surface s'abstrait du solide, le contour de la surface, la ligne du contour ; chaque perception est complète en elle-même et leur ensemble est parfaitement déterminé." 9
Le mouvement analyse donc l'impression initiale. Et la clarté et la distinction de celle-ci croissent dans l'exacte mesure où la motilité se développe. C'est donc le mouvement qui construit la perception.
Maine de Biran montre qu'il en est de même pour les autres sens. Un discours n'est clairement entendu, comme on l'a vu, qu'à la condition d'activer les schémes moteurs de la langue dans laquelle il est prononcé. La vue est éduquée par les mouvements de la main. Un il immobile est pratiquement un il aveugle.
Vie humaine et vie animale selon Maine de Biran
La pleine conscience enveloppe donc toujours deux composantes : une impression sensible et une activité qui s'exerce. Maine de Biran appelle cette activité effort. Cette désignation peut surprendre car l'effort suppose une résistance à affronter et il y a, semble-t-il, des activités sans résistance. Mais l'effort leur reste sous-jacent et il reste masqué sous ses résultats comme nous l'apprend la pensée objective : lorsque j'affirme que la glace est dure et que la neige est molle, je réalise ces propriétés naïvement comme des qualités de la chose : je crois que c'est en elle-même que la glace est dure, en elle-même que la neige est molle. Mais ce sont là des non-sens puisque la dureté et la mollesse ne se comprennent qu'en fonction d'un effort de pénétration et d'une résistance. L'objet est le fruit de l'effort ; il n'est que l'obstacle atténué.
La conscience enveloppe donc une dualité. C'est pourquoi Maine de Biran reprend à son compte la formule d'un psychologue de son temps : 10 "le vivant est simple dans la vitalité, mais double dans l'humanité". C'est en effet la pleine conscience qui caractérise l'homme. Mais elle est toujours le fruit de l'effort qui introduit un clivage dans la personne. Lorsque la volonté cesse de s'exercer, la conscience s'estompe et l'homme retombe dans la vie animale. Pour Maine de Biran cette vie infra consciente constitue un mode réel d'existence, celui de l'animal. Celui-ci "sent sans se savoir sentant comme il vit sans se savoir-vivant". Mais cette vie animale est sous-jacente à la vie humaine dont elle constitue le soubassement. C'est en quelque sorte un inconscient normal, ou de constitution par opposition à l'inconscient psychanalytique qui dépend des aléas de l'existence humaine. Nous portons l'animalité en nous comme nos racines profondes. Nous la retrouvons chaque fois que la volonté s'abolit.
La pleine conscience n'est pas seulement conscience du présent
Nous retiendrons des analyses de Maine de Biran l'idée que la pleine conscience est toujours le produit d'un effort. Il n'est donc pas suffisant de la définir par la seule conscience du présent. Certes, cette dernière est la condition nécessaire pour y accéder : on ne fait pas effort dans le passé ou dans l'avenir mais on agit au présent. Cependant, cet ancrage nécessaire dans le présent n'est pas une condition suffisante pour accéder à la pleine conscience : comme on l'a vu une conscience du présent que n'éclaire aucune activité peut occuper totalement l'esprit sans être une pleine conscience authentique. C'est donc manquer l'essentiel que de la réduire à la seule expérience du présent. Il ne suffit pas de vivre "ici et maintenant" pour y accéder mais il faut agir. Cette action peut être une activité musculaire qui s'exerce contre un obstacle ou plus modestement l'effort d'attention du patient qui s'efforce d'objectiver les qualités sensibles du grain de raisin sec qu'il décrit à son médecin. Il enveloppe l'exercice de "la force hyper organique" qui seule est la condition nécessaire et suffisante de la pleine conscience.
Confirmation par les données modernes de la physiologie
Les conclusions de l'analyse philosophique de Maine de Biran sont confirmées par les avancées récentes de la physiologie. L'effort agit sur les muscles striés. Ils constituent, selon Jacobson, 11 les "lieux de la volonté et de la liberté de l'homme". Or, les investigations-électrophysiologiques indiquent que toute perception est accompagnée par une contraction de ces muscles. En effet, les données sensorielles ne suffisent pas à constituer la perception. Un autre facteur est nécessaire : l'activité neuromusculaire indispensable pour constituer la sensation en perception, c'est-à-dire appréhender l'objet. On peut mettre en évidence son rôle essentiel par l'expérience suivante : si un observateur entraîné fixe le mot imprimé en accommodant au-delà de lui, le mot et son sens sont perdus et il voit seulement les caractères imprimés. Même si le mot est simple et familier. Pour récupérer le mot, il doit tendre ses muscles du langage intérieur pour dire le mot et ses muscles oculaires pour accommoder sur le mot.12 L'activité neuromusculaire est donc indispensable pour achever la perception. Celle-ci exige la collaboration d'une impulsion ascendante d'origine sensorielle et d'un contrôle sensoriel descendant. Un physiologiste américain tire la leçon de ses observations dans des termes qui évoquent les critiques de Maine de Biran contre les psychologues de son temps sur la notion de sensation :
"On ne peut espérer comprendre les relations centrales essentielles de la perception en considérant le système nerveux comme un récepteur passif des informations sensorielles. Le système nerveux doit avoir une influence sur ses entrées, non seulement en les sélectionnant, mais en fournissant les principales "constantes" sans lesquelles l'information serait chaotique". 13
Ainsi, comme l'affirme Jacobson : la perception est toujours un effort. 14
Mais il faut aller plus loin. L'effort est solidaire non seulement de toute perception consciente, mais aussi de toute image et de toute pensée. Jacobson a montré que les muscles oculaires agissent, lors de la visualisation imaginaire, de la même façon que lorsque la personne voit l'objet. Plus généralement, on note toujours des contractions musculaires lors d'une activité mentale quelle qu'elle soit. Ces contractions ont fait l'objet de mesures précises par des appareils adéquats ; on a pu vérifier que les activités mentales diminuent, et vont jusqu'à disparaître avec la décontraction, notamment celle de la musculature de l'il et de la parole. Ainsi, un sujet bien entraîné, parvient à accéder au vide mental, non par la mise en uvre d'un procédé ésotérique, mais en affinant sa sensibilité proprioceptive de manière à repérer et à réduire les plus minimes contractions. L'individu qui se décontracte sous des conditions contrôlées à des niveaux proches de zéro 15 a un visage vide d'expression. Les yeux, même s'ils sont ouverts, ne regardent pas. Il est libéré de toute émotion et même de perception ou réflexion. Notons enfin que l'anatomie apporte une confirmation à ces expériences. On a découvert qu'un important organe sensoriel, le fuseau neuro-musculaire était contrôlé par le système nerveux central. 16 Ces observations convergent toutes pour attester le lien essentiel entre l'effort et la conscience.
La méditation de pleine conscience est une gymnastique mentale
Les exercices de pleine conscience constituent, en quelque sorte, une kinésithérapie mentale. De même que les mouvements de kinésithérapie, bien qu'artificiels, ont pour but de rétablir une motricité normale, les exercices de pleine conscience tendent à promouvoir une pensée authentique au service d'une activité réfléchie. Et, de même que les mouvements de kinésithérapie musclent le corps, les exercices de pleine conscience musclent le cerveau. En effet, on sait, maintenant,17 que l'activité cérébrale se réorganise, en fonction des expériences de chacun, jusqu'à un âge avancé. Chez un pianiste qui s'entraîne régulièrement, les réseaux de neurones sollicités par cette activité se renforcent, de nouvelles connexions s'établissent, les zones du cerveau dédiées au mouvement des mains vont même s'épaissir au fur et à mesure que la dextérité augmente. Mais cette neuroplasticité ou capacité du cerveau à remodeler ses connexions en fonction de l'environnement et des expériences vécues par l'individu ne s'opère pas, uniquement, après à un entraînement physique. Elle peut aussi être le résultat d'un travail mental comme la méditation. Avec l'I.R.M. on s'est aperçu qu'un entraînement régulier de 8 semaines, à la méditation pouvait créer une modification anatomique du cerveau tout comme un entraînement sportif modifie le corps pour améliorer nos performances. En effet, on observe une diminution de la taille de l'amygdale. Cet organe cérébral, activé pendant les périodes de dépression et de stress est un véritable centre de l'anxiété. Les exercices de pleine conscience permettraient de régulariser son fonctionnement et de réduire son volume. La méditation n'opérerait donc pas un simple changement pendant l'exercice mais induirait une modification fonctionnelle et anatomique du cerveau qui s'inscrirait dans la durée. 18
Cet impact de l'esprit sur le corps n'est pas l'apanage de la seule méditation de pleine conscience. On le retrouve, en effet, dans d'autres formes de méditations. Le cardiologue Herbert Benson, dans ses recherches sur le stress, à l'université de Harvard, a mis au point un procédé pour déclencher "le réflexe de relaxation" 19. Il s'agit, en fait, d'une procédure très proche de la méditation transcendantale. 20 Son équipe étudie un groupe de 26 personnes, après huit semaines d'entraînement pour apprendre à induire une réponse de relaxation en méditant. L'analyse des échantillons de sang a montré que la relaxation par la méditation modifiait sensiblement l'expression de nombreux gènes. On observe une plus forte activation des gènes impliqués dans le métabolisme général des cellules et notamment des gènes responsables de la sécrétion d'insuline, hormone essentielle dans leur consommation d'énergie. À l'inverse les gènes impliqués dans les effets toxiques du stress sont moins activés. 21 Dans la même perspective de recherche épigénétique, à l'université de Wisconsin - Madison, le Docteur Perla Kaliman étudie les effets d'une journée intensive de pleine conscience sur les gènes impliqués dans l'inflammation. 22 L'analyse des échantillons de sang montré que les gènes pro-inflammatoires se sont moins exprimés chez les personnes ayant médité pendant une journée que dans le groupe de contrôle. Il est donc possible que la méditation soit un traitement anti-inflammatoire : c'est une piste prometteuse actuellement explorée par les chercheurs.
3 L'autohypnose 23
Rapport de l'auto hypnose avec la pleine conscience 24
L'auto hypnose, comme la pleine conscience est un exercice de méditation. Mais elle en constitue l'opposé. C'est par là que leur comparaison peut être éclairante, comme la mise en évidence des deux pôles de l'activité méditative.
Bénéfices de l'hypnose : détente, calme, possibilité de suggestions.
L'autohypnose est une hypnose produite dans un contexte individuel. Quel est l'intérêt de ces états ?
On avait observé depuis longtemps la parfaite détente d'un sujet en état d'hypnose. Dans l'échelle de Davis et Husband, la relaxation physique complète caractérise le degré 5 du premier stade de l'hypnose : l'état hypnoïde (Chertok, p. 136). 25 Weitzenhoffer 26 note que : "Généralement l'apparence du sujet dès le début de l'hypnose est celle d'une personne endormie. La plupart du temps, la relaxation est si complète que le sujet s'effondre sur le sol, comme s'il s'évanouissait" (p. 95). Mais c'est Schultz qui a établi le caractère déterminant de la détente musculaire dans l'hypnose. L'inventeur du training autogène constate chez tout patient en état d'hypnose une importante baisse du tonus résiduel et une augmentation du calibre des vaisseaux sanguins périphériques. Cette relaxation musculaire et vasculaire exprime l'essence de l'hypnose qui est, fondamentalement, un état de repos. Et c'est pourquoi le training autogène cherche à reproduire par autosuggestion les caractéristiques somatiques de l'hypnose : la détente musculaire et vasculaire. L'avantage de l'exercice est une possibilité de récupération rapide dans des circonstances de surcharge de travail, de problèmes professionnels ou personnels, d'insomnies. Cette impression de repos est confirmée par des données objectives.
L'électromyogramme montre un abaissement très net du tonus résiduel de repos, vécu par le sujet comme une impression de lourdeur et de chaleur dans les membres. L'hypotonie musculaire s'accompagne d'un état hypométabolique corrélatif d'un apaisement du système sympathique. De plus, au cours de la détente, la consommation d'oxygène diminue : le rythme de la respiration est deux fois plus long qu'au repos. Mais le sujet n'est cependant pas essoufflé, car il s'agit d'un phénomène naturel qui résulte de la réduction de l'activité métabolique cellulaire. On note également une diminution du débit cardiaque ainsi que du rythme du cur : cette conséquence de la réduction de la consommation d'oxygène est le signe d'un profond repos métabolique. On constate aussi une diminution de la tension artérielle. La température centrale chute d'environ 0,3 °C, comme dans le sommeil, ce qui est encore un signe d'hypométabolisme. Et la diminution du taux d'acide lactique dans le sang est plus rapide au cours de la relaxation que dans le repos normal ou même le sommeil. Ainsi, l'impression de repos profond éprouvée par le pratiquant de l'autohypnose est objectivement confirmée par les données physiologiques. 27 Sur le plan du vécu, le bénéfice d'une vingtaine de minutes de relaxation authentique est comparable aux effets d'une substance ou d'un médicament relaxant et euphorisant sans en présenter les inconvénients et les dangers.
Un autre avantage du vécu hypnotique est l'obtention du calme. Le stress en effet est toujours lié à des crispations corporelles. L'anxiété, ou même une simple inquiétude, suscite toujours des réactions corporelles de défense. Il est donc normal que des états fondamentalement caractérisés par un abaissement de tonus résiduel soient des expériences de calme intérieur. C'est ce que confirme le tracé électroencéphalographique.
On remarque chez le pratiquant l'apparition d'ondes alpha. Au fur et à mesure des progrès de la détente, l'amplitude de ces ondes augmente et leur fréquence diminue ; parfois apparaissent aussi des séries d'ondes thêta. Ces données constituent le signe objectif de calme, car il n'y a pas d'alpha (ou très peu) dans les états anxieux. Dans la plupart des états profonds de relaxation, l'alpha persiste après l'ouverture des yeux, contrairement à ce qui se produit habituellement dans le sommeil.
Il semblerait donc que la relaxation constitue la parfaite antithèse des mécanismes du stress et de l'anxiété : "L'état de relaxation est avant tout un état anti-émotion, c'en est sa meilleure définition". (Brenot, p. 24). 28 Elle constitue donc l'arme la plus efficace pour faire face à des situations anxiogènes. En témoigne cet exemple tiré du protocole d'une patiente juive :
"J'avais en 1929 suivi un training autogène et j'ai pratiqué la relaxation quotidiennement durant plusieurs années. Je supportais plus facilement et plus longuement fatigues et efforts. J'eus cependant l'occasion d'utiliser le training en une période particulièrement critique de ma vie.
"Victime de la persécution raciale, j'eus à traverser sous Hitler des temps d'épouvantables angoisses. Mais toujours la décontraction me permit, lorsque le danger était passé, de retrouver ma tranquillité d'âme et d'accumuler ainsi de nouvelles énergies. En 1942, je dus quitter ma maison pour ne pas être déportée et je me trouvais en danger de mort imminente. Je vécu alors, pendant deux ans et demi, dans l'illégalité, au milieu des dangers, d'angoisses et de privations ; par exemple je devais rester seule dans l'obscurité d'un appartement à chaque bombardement. C'est alors que le training autogène montra toute son efficacité. Je ne sais pas si j'aurais pu faire face à ce retour constant de l'horreur, car ce n'était pas seulement la bombe que je redoutais, mais je craignais surtout d'être blessée et par là même de créer des difficultés importantes aux personnes qui m'hébergeaient pour me sauver de la Gestapo.
"À chaque début d'alarme, je sentais monter en moi une angoisse épouvantable, mais chaque fois également, je réussissais à la rendre supportable par des exercices décontraction. Je pouvais ainsi devenir très calme, hors de toute crainte, jusqu'à ce que l'attaque soit à proximité immédiate. À ce moment-là, le training ne pouvait naturellement plus m'aider mais dès que l'attaque s'éloignait, je retrouvais très rapidement mon calme intérieur.
"Je passais les derniers jours et les dernières nuits de la guerre dans un bunker de Berlin : sans nourriture, dans des conditions hygiéniques indescriptibles, et avec la certitude qu'on nous ferait sauter quand la position deviendrait indéfendable. Le commandant, ayant été fusillé par ses propres hommes, ceci n'arriva heureusement pas"Dans ces jours terribles, les exercices du training me furent d'une aide très grande. J'ai l'impression que c'est en grande partie grâce au training autogène que j'ai pu traverser ces années de terreur sans conséquences psychiques graves" 29
On comprend que la relaxation puisse être d'un grand secours pour l'orateur, l'acteur, le professeur, le sportif en situation de compétition ou encore lors d'un examen médical pénible, avant une intervention chirurgicale redoutée ou une rencontre décisive. En effet, ses bénéfices se prolongent plusieurs heures après l'entraînement. Il est donc possible de se préparer à une situation stressante pour l'affronter avec calme.
Notons enfin que l'hypnose favorise la suggestion : un sujet en état d'hypnose est capable de réaliser par ce moyen des prouesses hors de portée de la volonté normale. Schultz a montré que l'état autogène ouvrait la possibilité d'autosuggestions personnalisées répondant à des problèmes particuliers. Lorsqu'il s'agit d'apporter une amélioration à des troubles fonctionnels déterminés, le patient devra choisir une formule spécifique avec l'aide de son médecin. 30 Mais dans un cadre de normalité et une simple perspective de maîtrise personnelle, il peut choisir seul une autosuggestion adaptée à son cas. Ainsi, le timide pourra s'imprégner par la répétition de la formule "l'audace m'est facile" ; le fumeur assujetti au tabac répétera, en état de relaxation, "la cigarette m'est indifférente".
Le vécu hypnotique apparaît donc comme un outil de récupération nerveuse, de maîtrise émotive et un auxiliaire de la volonté.
Moyens de l'hypnose
L'hypnose fait appel à un hypnotiseur. Pour comprendre le processus de l'hypnose il faut déterminer son rôle. Il ne dispose d'aucun pouvoir magique pour agir sur l'esprit de son patient. C'est à juste titre qu'Erickson a condamné comme ridicule le mythe de l'hypnotiseur tout-puissant imposant sa volonté à l'hypnotisé. Il apporte seulement une solution au problème central de l'hypnose qui doit concilier deux exigences difficilement compatibles : un abandon total et une fixation mentale.
Le lâcher-prise, en effet, est essentiel à l'hypnose. Les procédés pour la produire ont été codifiés par les premiers expérimentateurs ; ils n'ont guère été modifiés par la suite et, comme le note Chertok "les principes n'ont pas changé depuis quatrevingts ans". Leur dénominateur commun est une consigne de renonciation à l'effort, une invitation à l'abandon. Cela est d'abord manifeste dans les indications relatives à la position physique du candidat à l'hypnose. On sait que celui-ci est généralement couché ou du moins confortablement installé. On lui prescrit de se laisser aller, de se détendre. Cette détente doit être à la fois physique et morale. Le sujet est invité à n'opposer aucune résistance, à faire taire son sens critique, à s'abandonner, bref à dormir. Cette suggestion de sommeil se retrouve constamment dans les procédés d'induction hypnotique. Sous l'effet des suggestions de l'hypnotiseur, le patient réalise l'idée qu'il a du sommeil. Or, ainsi envisagée, dans ses seules résonances subjectives, l'idée de sommeil a une signification claire et universelle : elle implique la renonciation à l'effort, l'abandon, bref, le contraire de la volonté.
Mais le vrai sommeil produirait une perte de conscience ou un vagabondage onirique. Ce n'est pas le cas dans l'hypnose, où l'esprit du patient reste concentré sur les suggestions de son hypnotiseur. Or nous savons, depuis Maine de Biran que toute conscience implique un effort. Il paraît donc contradictoire, pour un même sujet, de se focaliser sur une pensée tout en lâchant prise.
L'hétérosuggestion apporte une solution à cette difficulté, puisque ce n'est pas la même personne qui se détend et qui maintient la représentation dans l'esprit : le patient peut rester complètement relâché pendant que son hypnotiseur lui suggère une pensée et la maintient dans son esprit par une "répétition douce" 31. Il n'a pas à assumer simultanément, comme dans l'autosuggestion, deux tâches opposées. C'est en raison de cette facilité, due au partage des tâches, que l'hétérosuggestion a pu être considérée comme le prototype de la suggestion. Elle est facile car il suffit de s'abandonner à l'hypnotiseur.
Moyens de l'autohypnose
Dans la méditation d'autohypnose, c'est la même personne qui doit assumer ces deux rôles contraires et c'est ce qui explique les caractères particuliers de cette méditation : le méditant doit concilier un total lâcher prise, condition nécessaire de l'efficacité, de l'hypnose, avec une pensée, sans laquelle il n'y aurait pas de méditation. Cette double exigence constitue la clé qui permet de comprendre le problème que doit affronter et résoudre toute méditation d'autohypnose.
La solution consiste à répéter, pendant un certain laps de temps, une suite de sons, éventuellement une phrase, en respectant une condition : l'abolition de l'effort. Déjà, le père de l'autosuggestion, Émile Coué, recommandait de réciter sa formule 32 "d'une façon aussi simple, aussi enfantine, aussi machinale que possible, par conséquent sans le moindre effort sur le ton employé pour réciter des litanies" 33. Et c'est pour éviter l'effort qu'il recommande de ne pas fixer l'attention sur son propos et de le prononcer "avec les lèvres assez haut pour entendre ses propres paroles" : en effet, la concentration sur une parole intérieure génère plus de tension qu'une simple audition. Dans ce contexte de lâcher-prise, il importe peu que ce support sonore ait ou non une signification. Et c'est pourquoi, dans des méthodes orientales comme le japa-yoga ou dans la moderne méditation transcendantale, le mantra répété est dénué de sens et se réduit à une pure suite sonore. Il importe toutefois que cette suite constitue une unité mélodique, une Gestalt sonore comme une phrase musicale où les notes perdent leur individualité au profit d'un rythme : le pratiquant ne perçoit pas le mantra comme une succession de sons séparés mais comme le refrain d'une chanson par laquelle il se laisse bercer. La méditation transcendantale n'est pas intellectuelle mais musicale. Elle implique un abandon à la grâce de l'exercice tout comme l'hypnotisé s'abandonne à son hypnotiseur.
Ce procédé est ancestral : nous avons montré ailleurs 34 qu'on le retrouve à toutes les époques et dans toutes les civilisations. L'humble croyante qui égrène son chapelet comme le chant toujours recommencé d'un même refrain s'abandonne à la volonté de Dieu comme l'hypnotisé à son hypnotiseur. Il en va de même, dans l'Hésichasme, pour le pratiquant de la "prière du cur" qui répète des milliers de fois le nom de Jésus, en état de lâcher prise. Le Dhikr est dans la spiritualité musulmane l'analogue de la prière du cur chrétienne. Dans le bouddhisme, le pratiquant du Nemboutsou s'en remet "au pouvoir de l'autre" pour renaître dans "le pays pur". Et, "la méthode Coué" constitue une forme laïcisée de l'abandon religieux.
4 Conclusion
L'autohypnose et la pleine conscience sont deux méditations opposées
Elles s'opposent par les démarches mises en uvre. L'effort est, comme on l'a vu, consubstantiel à la pleine conscience. Tout au contraire l'autohypnose cherche à retrouver, autant que possible, la totale passivité du patient hypnotisé. Sa consigne essentielle est donc le lâcher prise.
Elles s'opposent également par leur visée. La méditation de pleine conscience cherche à restaurer la normalité, tout d'abord, en détournant l'attention du patient anxieux ou déprimé des pensées susceptibles d'alimenter son trouble. Mais plus fondamentalement, à long terme, elle lui apprend la maîtrise de l'attention. En outre, elle l'introduit dans la pensée objective : le malade de saint Anne qui inventorie avec précision les caractères du grain de raisin sec découvre dans cet exercice psychiatrique que toute conscience est conscience d'objet et que la découverte de l'objet est le fruit d'un effort. Il fait un premier pas dans la vie intellectuelle élémentaire, c'est-à-dire dans la normalité.
Dans l'autohypnose, au contraire, le sujet sacrifie provisoirement cette normalité pour tirer parti des avantages de l'hypnose : il met sa conscience en veilleuse, suspend son sens critique et son autonomie et s'en remet "au pouvoir de l'autre". Ces deux méditations sont donc opposées.
Bilan de recherche
Le concept de méditation connote des expériences différentes que l'on a tendance à confondre car elles sont désignées par le même nom. Nous avons d'abord cherché à les distinguer et à les situer les unes par rapport aux autres. Cet effort de clarification est le premier but de notre recherche. Peut-on aller plus loin ?
Les méditations de pleine conscience et d'autohypnose ne sont pas seulement différentes : elles sont contraires. Ce rapport d'opposition est significatif : ces deux expériences antagonistes semblent révéler deux pôles de la vie mentale et nous découvrir par la même sa structure. Les méditations d'autohypnose sont des plongées dans l'inconscient normal et de constitution que Maine de Biran caractérise comme la vie animale, sous-jacente à la vie humaine. Elles ne consistent pas à créer un pouvoir artificiel par une gymnastique mentale mais à retrouver notre fond primitif 35 par l'abolition provisoire d'un acquis plus récent de notre évolution : l'activité consciente et réfléchie. La méditation de pleine conscience, au contraire, est un outil pour restaurer cette conscience réfléchie lorsqu'elle est amoindrie par la maladie ou une fatigue passagère. Ces deux méditations sont donc opposées ; elles apportent l'une et l'autre des bénéfices différents ; elles se complètent. En outre, à la lumière des neurosciences, elles autorisent, toutes les deux, l'espoir de modifier le cerveau dans le sens d'un progrès.
Notes :
2 Thich Nhat Hanh, Le miracle de la pleine conscience, p.16. L'espace bleu,1994.
3 E. Dumond et B. Bucher, La méditation, une nouvelle thérapie, Editions Belin, Paris 2017. P. 61.
4 M.Williams, J. D. Teasdale, Z. Segal, J. Kabat-Zinn, Méditer pour ne plus déprimer. La pleine conscience, une méthode pour vivre mieux, Odile Jacob, 2009.
J. D. Teasdale Prevention of relapse recurrence in major depression by mindfulness based cognitive therapy
Journal of Consulting and Clinical Psychology 2000.
5 Comme en témoigne l'ouvrage de Taisen Deshimaru : La pratique du Zen. Albin-Michel, Paris 1981.
6 Interview du professeur Richard Davidson, Université de Wisconsin (Center for Healthy Minds).
7 L'attention, acmé de la pleine conscience, implique une activité. Mais, d'une certaine manière, elle enveloppe aussi une passivité. En effet, elle est attente et accueil : découverte des multiples facettes de l'objet dans la perception, révélation de l'idée qui nous éclaire dans la réflexion. Or ces fruits de l'attention ne dépendent
8 Philosophe français du XIXe siècle : 1766 1824. Ouvrage fondamental : Essai sur les fondements de la psychologie. Paris, Vrin, 2001.
9 Influence de l'habitude sur la faculté de penser, uvres, t.2, p. 20. Texte cité dans Maine de Biran, René Lacroze,1970, Paris, PUF. p.34. Etude complète et claire sur Maine de Biran, mais ancienne.
10 Boerhave
11 Biologie des émotions, ESF, 1967, p.14. Nous nous référons, dans ce paragraphe, à cet ouvrage de Jacobson, auteur d'une méthode classique de relaxation.
12 Ibid. p. 32.
13 Ibid. p. 34.
14 Ibid. p. 35.
15 Le degré de décontraction est déterminé par des neurovoltmétres.
16 Ibid., p. 63.
17 Jusqu'en 1990, on pensait que la multiplicité des connexions entre les neurones était établie au cours de l'enfance et restait figée jusqu'à la mort.
18 Voir les interviews et travaux du professeur Gaëlle Desbordes, Massachussets General Hospital, USA.
19 Réagir par la détente, H. Benson et M. Z. Klipper, traduction française : Tchou 1976.
20 Nous décrirons plus loin cette méthode d'autohypnose.
21 M. K. Basin et all., Relaxation Response Induces Temporal Trascritione Changes in Energy Metabolism,Insulin Secretion and Inflammatory Pathways, Plos One, 2013.
22 P. Kalliman et al., Rapid changes in histone deacetylases and inflammatory gene expression in expert meditators, Psychoneuroendocrinomogy, 2014.
23 Nous reprenons ici des idées essentielles de notre article : Michel Larroque Une méthode simple de relaxation : la répétition passive. Psychothérapies, Juin, 2018.
24 Rapport d'opposition
25 Chertok L. (1963) : L'hypnose. Paris, Masson.
26 Weitzenhoffer A. (1967) : Hypnose et suggestion. Trad. J. Métadier. Paris, Payot.
27 Bloomfied H., Cain M.P., Jaffe D.T. (1976) : La M.T. méditation transcendantale ou comment atteindre l'énergie intérieure. Paris, Tchou.
28 Brenot P. (1998) : La relaxation. Paris, PUF, Que sais-je ?
29 J. H. Schultz, Le training autogène, Paris, PUF, 2000, 13e édition. CH. 3. P. 47.
30 J.H. Schultz, Le training autogène, Paris, PUF, 2000, 13ème édition. Ch. 3 : Possibilités cliniques du cycle inférieur.
31 C'est le "ternos logos" de Caycedo, le fondateur de la sophrologie.
32 "Tous les jours, à tous les points de vue, je vais de mieux en mieux".
33 La maîtrise de soi-même par l'autosuggestion consciente E. Coué, Paris 1956
34 Ces procédés ancestraux d'autohypnose sont étudiés dans notre article : Michel Larroque Une méthode simple de relaxation : la répétition passive. Psychothérapies, juin 2018.
35 Sur ces points voir Michel Larroque, Hypnose et autohypnose, Paris, l'Harmattan, 2021.
Une méthode simple de relaxation : la répétition passive
Mots clés
Relaxation, hypnose, suggestion, training autogène, méditation transcendantale, prière, Jacobson, Coué.
Les inconvénients des méthodes classiques de relaxation
Il existe deux méthodes classiques de relaxation : la méthode de Jacobson et le training autogène. 1 La technique de Jacobson repose sur un affinement du sens musculaire : on apprend au patient à discerner, par un entraînement progressif, des tensions initialement inaperçues. Pour l'exercer à les repérer, il faut aiguiser son discernement proprioceptif par des exercices gradués. C'est ainsi que le sujet est invité à contracter un muscle, puis à prendre conscience de la tension corrélative de cet effort. Il devra ensuite produire des contractions de plus en plus légères pour s'habituer à percevoir des tensions de plus en plus ténues. Il est ainsi conduit à affiner peu à peu son sens musculaire jusqu'à percevoir le tonus résiduel d'un muscle apparemment en repos. Lorsque cette tension est décelée, il est facile de la supprimer. Jacobson planifie une procédure afin de détendre de la sorte chaque partie du corps. Les derniers exercices consistent à repérer et à réduire les contractions musculaires concernant les muscles des yeux et de l'appareil phonatoire, toujours solidaire de nos pensées. En les supprimant, on abolit par la même l'activité mentale. Au terme de cet entraînement, le sujet apte à déceler puis à abolir la moindre tension est capable de réaliser une détente complète du corps et de l'esprit.
La méthode de Jacobson a fait ses preuves et a donné lieu à de nombreuses applications dans les domaines les plus variés. 2 On peut cependant lui reprocher la longueur de son apprentissage. Le sujet en quête de relaxation est généralement stressé, fatigué, parfois débordé par les tâches quotidiennes. Le plus souvent, il n'est pas en mesure de s'imposer régulièrement un entraînement contraignant pour un bénéfice à long terme. Il faut donc lui proposer un chemin plus court.
Le training autogène semble, à première vue, d'un abord plus facile. 3 Il est, fondamentalement, une autosuggestion. L'abolition du tonus résiduel, cause physiologique de la sensation de détente, se traduit par une sensation de lourdeur des membres. L'aspirant à la détente est invité à se concentrer sur l'image de cette sensation : il se représente que son bras devient lourd. Il pourra, par exemple, évoquer un être cher répandant sur lui, par jeu, du sable chaud, alors qu'il se repose paisiblement sur une plage. Au fur et à mesure de l'entraînement, l'image se transforme progressivement en sensation : le sujet finit par éprouver réellement la lourdeur dans son bras alors qu'initialement il ne faisait que l'imaginer. Au bout de quelques temps la sensation de pesanteur irradie à l'autre bras, puis au reste du corps. Corrélativement à l'instauration de la sensation de lourdeur le tonus musculaire de fond diminue, d'abord dans le bras, puis dans tout le corps, sans qu'il soit besoin comme dans la méthode Jacobson de procéder muscle par muscle.
Les modifications physiologiques, en effet, sont liées aux sensations qui les traduisent à la conscience. Ordinairement, ces dernières n'en sont que la conséquence. Nos sensations élémentaires sont des épiphénomènes du corps : leurs variations expriment les changements d'état de l'organe. Le training autogène se propose, dans un certain domaine, d'inverser ce processus. Il s'agit d'agir sur l'organe par le moyen de la sensation. Schultz retrouve par là une ancienne technique de l'hypnose. Celle-ci est capable de produire des changements somatiques, hors de portée de la volonté ordinaire. Mais il faut pour cela que le sujet hypnotisé parvienne à imaginer la sensation liée à cette modification organique. Ainsi, c'est l'image d'une démangeaison ou d'une brûlure de la peau qui suscitera érythème ou phlyctène. C'est probablement par cette concentration sur l'image que certains yogis ont réussi à accomplir de véritables prouesses psychophysiologiques. Le training autogène est donc une autosuggestion qui transforme l'image en sensation pour agir sur le corps par la médiation de cette sensation. Il utilise ce procédé pour supprimer le tonus résiduel et instaurer la détente. 4
Le training autogène, dont l'efficacité n'est plus à démontrer, constitue donc, pour certains, une voie plus facile vers la relaxation. Mais pas pour tous. La suggestion en effet, dont l'autosuggestion n'est qu'une spécification, ne réussit pas de la même manière avec tout le monde. On sait depuis longtemps qu'elle échoue avec les obsessionnels. Dans la mesure où les dispositions psychiatriques se retrouvent, atténuées, dans la normalité, une personnalité réfléchie, distante à l'égard de ses projets et d'elle-même, accédera mal au training autogène malgré et même à cause de sa bonne volonté. C'est pourquoi il faut ouvrir une voie vers la relaxation à la fois facile et accessible à tous. C'est le propre de la répétition en état de lâcher prise.
La répétition passive
Elle consiste à répéter, pendant une vingtaine de minutes, une suite de sons, éventuellement une phrase, en respectant un certain nombre de conditions. La plus importante est l'abolition de l'effort. Coué recommandait de réciter sa formule 5 "d'une façon aussi simple, aussi enfantine aussi machinale que possible, par conséquent sans le moindre effort sur le ton employé pour réciter des litanies". 6 Et c'est pour éviter l'effort qu'il recommande de ne pas fixer l'attention sur son propos et de le prononcer "avec les lèvres assez haut pour entendre ses propres paroles" : en effet, la concentration sur une parole intérieure génère plus de tension qu'une simple audition. Dans ce contexte de lâcher prise, il importe peu que ce support sonore ait ou non une signification. Et c'est pourquoi dans des méthodes orientales comme le japa yoga ou dans la moderne méditation transcendantale, le mantra répété est dénué de sens et se réduit à une pure suite sonore. Il importe toutefois que cette suite constitue une unité mélodique, une Gestalt sonore comme une phrase musicale où les notes perdent leur individualité au profit d'un rythme : le pratiquant ne perçoit pas le mantra comme une succession de sons séparés mais comme le refrain d'une chanson par laquelle il se laisse bercer. Après quelques temps d'exercice doit se produire "le réflexe de relaxation". 7 Il est essentiellement caractérisé par un double bénéfice : le repos et le calme.
Le premier avantage de l'exercice est, en effet, une possibilité de récupération rapide dans des circonstances de surcharge de travail, de problèmes professionnels ou personnels, d'insomnie.
Cette impression de repos est confirmée par des données objectives. L'électromyogramme montre un abaissement très net du tonus résiduel de repos, vécu par le sujet comme une impression de lourdeur et de chaleur dans les membres. L'hypotonie musculaire s'accompagne d'un état hypométabolique corrélatif d'un apaisement du système sympathique. De plus, au cours de la détente, la consommation d'oxygène diminue : le rythme de la respiration est deux fois plus long qu'au repos. Mais le sujet n'est cependant pas essoufflé car il s'agit d'un phénomène naturel qui résulte de la réduction de l'activité métabolique cellulaire. On note également une diminution du débit cardiaque ainsi que du rythme du cur : cette conséquence de la réduction de la consommation d'oxygène est le signe d'un profond repos métabolique. On constate aussi une diminution de la tension artérielle. La température centrale chute d'environ 0,3°c, comme dans le sommeil ce qui est encore un signe d'hypométabolisme. Et la diminution du taux d'acide lactique dans le sang est plus rapide au cours de la relaxation que dans le repos normal ou même le sommeil. Ainsi l'impression de repos profond éprouvé par le pratiquant de la répétition passive est objectivement confirmée par les données physiologiques. 8 Sur le plan du vécu, le bénéfice d'une vingtaine de minutes de relaxation authentique est comparable aux effets d'une substance ou d'un médicament relaxant et euphorisant sans en présenter les inconvénients et les dangers.
L'autre bienfait de l'exercice est l'obtention du calme : le stress, en effet, est toujours liée à des crispations corporelles. L'anxiété, ou même une simple inquiétude, suscite toujours des réactions musculaires de défense. Il est donc normal que des états fondamentalement caractérisés par un abaissement du tonus résiduel soient des expériences de calme intérieur. C'est ce que confirme le tracé électroencéphalographique. On remarque chez le pratiquant l'apparition d'ondes alpha. Au fur et à mesure des progrès de la détente, l'amplitude de ces ondes augmente et leur fréquence diminue ; parfois apparaissent aussi des séries d'ondes thêta. Ces données constituent le signe objectif de calme car il n'y a pas d'alpha (ou très peu) dans les états anxieux. Dans la plupart des états profonds de relaxation, l'alpha persiste après l'ouverture des yeux, contrairement à ce qui se produit habituellement dans le sommeil. On note également au cours de l'exercice une augmentation de la résistance galvanique de la peau (RGP) comme dans le sommeil profond. La RGP diminue au contraire régulièrement dans les états d'anxiété et de stress. 9 Mais, au cours de la pratique de la méthode, ce signe objectif du calme augmente bien davantage et beaucoup plus rapidement que dans le sommeil. 10 Il semblerait donc que la relaxation constitue la parfaite antithèse des mécanismes du stress et de l'anxiété : "L'état de relaxation est avant tout un état anti émotion, c'en est sa meilleure définition". 11 Elle constitue donc l'arme la plus efficace pour faire face à des situations anxiogènes. Elle peut être d'un grand secours pour l'orateur, l'acteur, le professeur, le sportif en situation de compétition ou encore lors d'un examen médical pénible, avant une intervention chirurgicale redoutée ou une rencontre décisive. En effet ses bénéfices se prolongent plusieurs heures après l'entraînement. Il est donc possible de se préparer à une situation stressante pour l'affronter avec calme.
Hypnose et relaxation
La répétition passive est une autohypnose et c'est la raison pour laquelle elle induit la relaxation. On avait observé depuis longtemps la parfaite détente d'un sujet en état d'hypnose. Dans l'échelle de Davis et Husband, la relaxation physique complète caractérise le degré 5 du premier stade de l'hypnose : l'état hypnoïde. 12 Weitzenhoffer note que : "Généralement l'apparence du sujet dès le début de l'hypnose est celle d'une personne endormie. La plupart du temps, la relaxation est si complète que le sujet s'effondre sur le sol, comme s'il s'évanouissait". 13 Mais, c'est Schultz qui a établi le caractère déterminant de la détente musculaire dans l'hypnose. L'inventeur du training autogène constate chez tout patient en état d'hypnose une importante baisse du tonus résiduel et une augmentation du calibre des vaisseaux sanguins périphériques. Cette relaxation musculaire et vasculaire exprime l'essence de l'hypnose qui est, fondamentalement, un état de repos. Et c'est pourquoi, comme on l'a vu, le training autogène cherche à reproduire par autosuggestion les caractéristiques somatiques de l'hypnose : la détente musculaire et vasculaire.
Mais il y a un moyen plus facile d'accéder à ses avantages : appliquer sur soi-même la méthode qui la produit. À première vue, cette entreprise semble impossible puisque l'hypnose se pratique à deux. Mais l'hétéro suggestion n'est pas indispensable pour accéder aux premiers degrés de l'hypnose. Elle est seulement plus commode. Précisons ce point essentiel.
La contradiction inhérente à l'hypnose : nécessité de lâcher prise
Pour cela il faut déterminer quel est l'apport de l'hypnotiseur dans l'hypnose. Bien évidemment il ne dispose d'aucun pouvoir magique pour agir sur l'esprit de son patient. C'est à juste titre qu'Erickson a condamné comme ridicule le mythe de l'hypnotiseur tout-puissant imposant sa volonté à l'hypnotisé. Il apporte seulement une solution au problème central de l'hypnose : concilier deux exigences difficilement compatibles : un abandon total et une fixation mentale.
Le lâcher prise est essentiel à l'hypnose. Les procédés pour la produire ont été codifiés par les premiers expérimentateurs ; ils n'ont guère été modifiés par la suite et, comme le note Chertok "les principes n'ont pas changé depuis quatre-vingts ans". Leur dénominateur commun est une consigne de renonciation à l'effort, une invitation à l'abandon. Cela est d'abord manifeste dans les indications relatives à la position physique du candidat à l'hypnose. On sait que celui-ci est généralement couché ou du moins confortablement installé. On lui prescrit de se laisser aller, de se détendre. Cette détente doit être à la fois physique et morale. Le sujet est invité à n'opposer aucune résistance, à faire taire son sens critique, à s'abandonner, bref à dormir. Cette suggestion de sommeil se retrouve constamment dans les procédés d'induction hypnotique. Sous l'effet des suggestions de l'hypnotiseur, le patient réalise l'idée qu'il se fait sommeil. 14 Or, ainsi envisagée, dans ses seules résonances subjectives, l'idée de sommeil a une signification claire et universelle : elle implique la renonciation à l'effort, l'abandon, bref le contraire de la volonté.
La contradiction inhérente à l'hypnose : nécessité de l'effort
Mais le vrai sommeil produirait une perte de conscience ou un vagabondage onirique. Ce n'est pas le cas dans l'hypnose ou l'esprit du patient reste braqué sur des représentations déterminées, par exemple les suggestions de son hypnotiseur. Or, tout état conscient implique un effort. Il n'est pas possible d'entendre distinctement sans écouter, de voir clairement sans regarder. Je n'ai pas conscience des sensations tactiles produites par les habits que je porte. Par contre, je discrimine avec précision le degré de dureté et de mollesse des corps que je palpe puisque les variations des sensations sont corrélatives des mouvements que je produis. Les degrés variables d'une résistance, cédant plus ou moins à la pression des doigts sont pour nous les signes de la dureté, de l'impénétrabilité ou de la malléabilité des corps. Et naïvement, je réalise l'effort conférant le statut de qualités en soi au rapport de mon activité à la résistance qu'elle rencontre : je crois que c'est en elle-même que la pierre est dure et la pâte molle alors que la dureté en soi ou la mollesse en soi sont des non-sens. C'est Maine de Biran 15 qui a montré que tout état conscient enveloppe un effort et que lorsque l'effort cesse, la sensation devient inconsciente même si l'organe sensoriel est normalement impressionné.
Son analyse philosophique a été confirmée par les données modernes de la physiologie. L'effort agit, en général, sur les muscles striés. Ils sont, comme l'écrit Jacobson, "les lieux de la volonté et de la liberté de l'homme". 16 Or les investigations électro-physiologiques indiquent que toute perception est accompagnée par une contraction de ces muscles. La conscience que nous prenons d'un son, d'une sensation visuelle, naît d'un double mouvement : un mouvement centripète de l'organe au cerveau mais également un mouvement inverse centrifuge. "Il est clairement établi, écrit Livingston, que, quoiqu'il puisse y contribuer par des impulsions d'origine sensorielle ascendantes, le système nerveux central possède un important mécanisme de contrôle sensoriel descendant, qui contribue aussi indubitablement au contenu de la perception" 17 Un sujet bien entraîné parvient à déceler ces tensions musculaires, en particulier au niveau des muscles oculaires ; s'il les élimine, il perd en même temps la perception. 18 Cette dernière implique donc "un schème de réponse neuro-musculaire hautement orienté". 19 Et ajoute Jacobson, "la perception est toujours un effort ". 20 L'anatomie apporte d'ailleurs une confirmation à ces expériences. On a découvert qu'un important organe sensoriel, le fuseau neuro-musculaire, était contrôlé par le système nerveux central. 21
Mais il faut aller plus loin. L'effort est solidaire non seulement de toute perception consciente, mais aussi de toute image et de toute pensée. Jacobson a montré que les muscles oculaires agissent, lors de la visualisation imaginaire, de la même façon que lorsque la personne voit l'objet. 22 Plus généralement, on note toujours des contractions musculaires lors d'une activité mentale quelle qu'elle soit. Ces contractions ont fait l'objet de mesures précises par des appareils adéquats ; on a pu vérifier que les activités mentales diminuent, et vont jusqu'à disparaître avec la décontraction, notamment celle de la musculature de l'il et de la parole. 23 Ainsi la physiologie moderne vérifie la pensée de Maine de Biran : tout état de conscience suppose un effort.
L'hétéro suggestion comme solution à la contradiction inhérente à l'hypnose. L'erreur de la psychanalyse.
Il est donc difficile à un sujet seul de se concentrer sur une pensée tout en lâchant prise. Mais l'hétérosuggestion apporte une solution à cette difficulté puisque ce n'est pas la même personne qui se détend et qui maintient la représentation dans l'esprit : le patient peut rester complètement relâché pendant que son hypnotiseur lui suggère une pensée et la maintient dans son esprit par la répétition. Il n'a pas à assumer simultanément, comme dans l'autosuggestion, deux taches contraires. C'est en raison de cette facilité, due au partage des tâches, que l'hétéro suggestion a pu être considérée comme le prototype de la suggestion.
Bien évidemment, ce contexte favorise les remous affectifs décrits par la psychanalyse. 24 Le patient est passif, totalement dépendant de son hypnotiseur auquel il obéit sans réticence puisque le sens critique est aboli. Il est normal que ce contexte psychologique évoque dans son esprit sa situation antérieure d'enfant devant le père. Il est donc plausible que l'hypnose s'accompagne, comme l'ont soutenu les psychanalystes, de transfert et de régression. Et d'ailleurs, ces phénomènes induits par la passivité de l'hypnotisé, peuvent, à leur tour, la renforcer. Si le patient voit inconsciemment le père ou la mère dans la personne de son hypnotiseur il peut plus facilement obéir à ses directives. L'abandon prescrit n'est plus alors une pure consigne intellectuelle mais devient en quelque sorte une inclination naturelle. Le transfert et la régression, nés de la passivité, peuvent donc, par une sorte de choc en retour, la favoriser. L'hypnose peut donc, indéniablement, être associée à des réminiscences affectives.
Mais l'erreur de la psychanalyse a été de confondre cet accompagnement avec l'essence du phénomène. L'hétéro-hypnose peut se déployer dans un contexte passionnel, mais son essence n'est pas passionnelle. De même, il n'est pas rare qu'un élève éprouve l'égard de son maître une ambivalence sentimentale qui colore la relation pédagogique. Mais celle-ci, dans son essence, reste étrangère à ces émois. La théorie psychanalytique de l'hypnose a donc confondu l'essence et l'accident ; elle a égaré la recherche dans une voie sans issue. 25
La prière, forme ancestrale d'auto hypnose
Dans ces conditions, le recours à l'autre n'est pas essentiel à l'hypnose, il est seulement commode pour concilier la fixation mentale et l'abolition de l'effort. Mais l'autohypnose peut y parvenir, plus difficilement, par d'autres moyens. C'est le cas de la prière : elle constitue une forme ancestrale d'autohypnose. 26 En effet, elle est, par essence, un lâcher-prise car elle implique une attitude d'abandon au pouvoir de l'autre. Madame Guyon, évoquant ses débuts dans la vie religieuse, exprime bien cette exigence :
"Je tâchais" écrit-elle "à force de tête et de pensées de me donner une présence de Dieu continuelle ; mais je me donnais bien de la peine et je n'avançais guère. Je voulais avoir, par effort, ce que je ne pouvais acquérir qu'en cessant tout effort". 27 Cet abandon à la volonté de Dieu, essence psychologique de la prière, est exactement l'analogue de la soumission de l'hypnotisé à l'initiative de son hypnotiseur.
Cependant, le débutant adresse sa prière à un Dieu invisible et, souvent, inaudible. Le maintien de la concentration, dans ces conditions, pourrait entraîner une tension néfaste à l'abandon. L'oraison a donc besoin d'un support qui en facilite l'exercice. L'orant s'appuiera, le plus souvent, sur des sons : la prière revêt, sous sa forme la plus simple, l'aspect d'une demande indéfiniment réitérée. Cette répétition passive estompe peu à peu le contenu intellectuel de la prière et la diversité des paroles au profit de l'unité qualitative d'un rythme musical par lequel il se laisse bercer, en état d'abandon. Dans le silence de l'église, les humbles croyantes qui égrènent en chur leur chapelet comme le chant toujours recommencé d'un même refrain vivent une expérience parente de l'hypnose. C'est pourquoi, elles accèdent à la paix de l'âme, ou, si l'on préfère, parviennent à déclencher le "réflexe de relaxation".
On retrouve un procédé analogue dans toutes les cultures et à toutes les époques. C'est ainsi que la répétition du nom de Jésus, en état de lâcher prise, rythmée sur les battements du cur, a été systématiquement exploité par l'hesychasme. On trouve aussi dans l'islam la répétition du nom de Dieu, parfois associée, comme dans l'hesychasme à des exercices respiratoires. C'est le dhikr qui est, dans la spiritualité musulmane, l'analogue de la "prière du cur". Le dhikr du cur est la répétition intérieure du nom de Dieu ; il peut accompagner silencieusement le croyant tout au long de sa vie quotidienne. Le dhikr de la langue est prononcée à haute voix ; il est souvent psalmodié et parfois associé à de la musique ou à la danse. Cet accompagnement souligne le rythme musical de la prière vocale qui participe, comme on l'a vu, à son essence psychologique.
On retrouve en Orient le même procédé de répétition d'une suite sonore en état de lâcher prise. C'est le cas du japa yoga. L'actuelle méditation transcendantale en constitue une version modernisée. Mais le bouddhisme a connu également une forme de prière : le nemboutsou.
Dans un contexte agnostique, son but explicite est d'obtenir la grâce du Bouddha en répétant une invocation : "gloire au Bouddha de lumière infinie". Les paroles étaient comprises en Inde où le nemboutsou a vu le jour. Mais l'exercice n'était qu'une répétition mécanique pour les chinois et les japonais qui l'adoptèrent ensuite car ils ignoraient le sens des termes sanskrits. L'essentiel était ailleurs : un total abandon. L'école dite du "Pays Pur" a particulièrement insisté sur cette consigne. L'adepte devait renoncer à tout dessein, s'abstenir de l'effort, ne pas s'inquiéter sur l'issue de sa prière. Aussi longtemps qu'il restait disposé, en esprit, à se fier à sa volonté propre, il n'avait aucune chance de renaître dans le Pays Pur. Il devait attendre le salut de la seule grâce du Bouddha, confiant dans son vu " de recevoir tous les êtres dans sa terre de pureté pourvu seulement qu'ils récitent son nom et désirent être sauvés par lui". 28 C'est pourquoi cette voie a été désignée comme celle "du pouvoir de l'autre".
La plupart de ces techniques de prière visent un but plus ambitieux que la seule détente de l'esprit et du corps : elles se veulent une introduction à l'expérience mystique. 29 Mais bien que celle-ci la dépasse infiniment, elle implique cependant un lâcher prise identique. Son premier degré, l'extase, est vécue comme une grâce octroyée à un sujet purement réceptif. Dans le mysticisme accompli, 29 l'activité déployée n'a aucun rapport avec l'exercice de la volonté propre : l'âme se sent l'instrument d'une puissance qui l'absorbe. Elle est, tout à la fois, agissante et "agie". 31 On retrouve donc dans ces états, exorbitants de la normale, l'abandon propre à la prière élémentaire. Ils constituent tous, sous cet aspect particulier, des expériences parentes de l'hypnose.
La méthode Coué
Ce serait, cependant, une erreur de confondre le lâcher prise hypnotique avec les formes élémentaires de la vie religieuse. L'abandon confiant de la prière est psychologiquement dissociable du système notionnel dans lequel il s'est primitivement investi. Ainsi la méthode Coué peut être considérée comme une prière laïcisée, ou, si l'on préfère, la prière comme une autosuggestion travestie.
Son procédé fondamental, répétition d'une formule en état de lâcher prise, est l'analogue de l'oraison vocale. D'ailleurs, comme on l'a vu, Coué l'assimile à la récitation des litanies. Et la corde à nuds dont il recommande l'usage est évidemment un chapelet laïque. Son emploi a pour but d'abolir l'effort pour compter les répétitions. Chez le pratiquant de la méthode comme chez l'humble croyante qui récite le chapelet, il s'agit, avant tout, de s'abandonner à la grâce de l'exercice.
Cet abandon confiant est le fond commun de la prière et de la démarche de Coué. Une même attitude mentale s'investit dans des contenus conceptuels évidemment très éloignés. De même que le croyant se confie à Dieu, Coué, dans des formules apparemment naïves, recommande de s'en remettre à l'inconscient pour atteindre des objectifs de santé en lui faisant confiance sur le choix des moyens. L'intention sous-jacente est l'abolition du souci volontaire de prendre en main la réalisation des objectifs. Elle implique la croyance que les choses s'accompliront d'elles-mêmes en dehors de l'effort.
Notons enfin que la méthode Coué utilise, en fait, deux procédés que son auteur ne dissocie pas mais qu'il convient de distinguer : la répétition passive, et la suggestion. Sans doute sont-ils liés : le "ternos logos" 32 déclenche le réflexe de relaxation, et le sujet ainsi détendu devient perméable aux suggestions. Celles-ci peuvent avoir des effets spectaculaires sur l'esprit et le corps, comme en témoigne l'immense littérature sur les pouvoirs de l'hypnose. Et d'ailleurs, les praticiens du training autogène utilisent la relaxation pour des suggestions médicales dans les domaines les plus variés. 33 Plus généralement, l'effet placebo confirme l'intuition de Coué sur la puissance de nos croyances.
Cependant il est préférable de distinguer ces deux moments de la détente. En effet, comme on l'a vu, il peut y avoir relaxation sans suggestion puisque certaines méthodes privilégient la répétition passive d'une suite sonore sans signification. La suggestion peut apporter un complément précieux à la relaxation mais n'est pas indispensable pour la produire.
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On peut s'interroger, pour terminer, sur les raisons du pouvoir relaxant de la récitation d'une suite sonore. La "prière du cur", le japa yoga, la méditation transcendantale ont donné lieu à de multiples interprétations, métaphysiques, théologiques, ou même magiques. Dans une étude à visée essentiellement pratique, nous nous contenterons de suggérer brièvement une piste.
Constatons d'abord que la nature même du mantra est sans importance : n'importe quelle suite sonore peut convenir. Si sa matière est accessoire, il n'agit donc que par sa forme c'est-à-dire l'organisation temporelle de ses éléments constitutifs. La séquence sonore doit, comme on l'a vu, être perçue comme une Gestalt où les parties perdent leur individualité au profit d'un rythme d'ensemble. Le pratiquant ne la récite pas comme une succession de sons séparés mais comme un refrain qui le berce progressivement. Bref la répétition passive n'est efficace qu'à la condition de promouvoir un certain vécu temporel. C'est uniquement cette épreuve du temps qui conditionne la réussite de l'exercice.
Elle correspond à l'expérience de la durée décrite par Bergson. 34 Lorsque j'entends une phrase musicale, son début n'est pas aboli lorsque j'en perçois la fin. Passé et présent fusionnent pour former un bloc qualitatif unifié. Dans l'épreuve de la durée, le passé est présentifié : il n'est pas visé comme passé, projeté au loin dans un en deçà du présent. Tout au contraire il se mêle à lui pour constituer mon vécu actuel : je vis mon passé au présent ou, plus précisément, mon expérience se situe en deçà de la distinction passé, présent, avenir et ce n'est que rétrospectivement que la conscience réfléchie pourra la qualifier comme un présent. D'autre part, dans la durée vécue, nous coïncidons avec la mouvance même du temps : nous coulons avec lui au lieu de de le considérer de l'extérieur pour s'en donner une représentation panoramique et figée. Cette expérience, facile à vérifier dans le paradigme bergsonien de la phrase musicale, peut se retrouver en dehors de la musique, par exemple dans l'accomplissement de tout geste maîtrisé. La durée est le temps de la spontanéité.
Elle est généralement occultée par l'objectivation du temps, ordre figé des instants immobiles, fruit de la pensée rationnelle. Celle-ci s'étend comme un voile sur la donnée immédiate de la conscience et la masque au regard introspectif. Mais la durée coule pourtant en nous comme le lieu de nos racines. Elle constitue donc un inconscient essentiel à l'inverse de l'inconscient freudien lié aux seuls aléas de l'histoire personnelle. Les expériences d'hypnose et d'auto hypnose sont des plongés dans la durée : elles ne consistent pas à créer un pouvoir artificiel par une gymnastique mentale mais à retrouver notre fond naturel. 35 La répétition passive permet d'opérer ce retour aux sources par un procédé simple et accessible à tous.
Bibliographie
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Article publié dans "Psychothérapies", juin 2018.
Notes :
1 La sophrologie n'est pas une méthode mais plutôt un cocktail de méthodes diverses.
2 En particulier, dans la préparation à la compétition des athlètes de haut niveau.
3 Le training autogène est la méthode de relaxation la plus répandue en Europe. Elle a donné lieu à d'innombrables travaux.
4 On procède de même pour le deuxième exercice fondamental du training autogène : l'expérience de la chaleur. L'étudiant imagine que son bras est chaud et la sensation de chaleur, d'abord localisée au bras, s'étend peu à peu. Elle correspond à une détente vasculaire qui accroît le calibre des vaisseaux périphériques et augmente ainsi la circulation sanguine dans ces vaisseaux.
5 "Tous les jours, à tous les points de vue, je vais de mieux en mieux".
6 La maîtrise de soi-même par l'autosuggestion consciente. Édition J. Oliven, p. 26.
7 C'est un concept élaboré par Benson. Dans son ouvrage, ce professeur de cardiologie de Harvard se réfère, sans la nommer explicitement, à la méditation transcendantale. Voir : Benson H, Klipper MZ. Réagir par la détente, traduction
Basso P, Tchou, 1976
8 Nous empruntons la plupart de ces données à l'ouvrage de : Bloomfied H, Cain MP, Jaffe DT. La M.T. méditation transcendantale ou comment atteindre l'énergie intérieure,Tchou, 1976.
9 On place des électrodes sur la peau et on mesure la résistance à un léger courant électrique. La diminution de la résistance électrique de la peau dans l'anxiété et le stress est à l'origine du test dit "de détection du mensonge.".
Voir, sur ces corrélations physiologiques de l'impression de calme : La MT méditation transcendantale ou comment atteindre l'énergie intérieure, opuscule cité, chapitre 4.
10 Le nombre de changements spontanés de la RGP constitue un bon indice du degré d'anxiété. On note en moyenne, sur une période de 10 minutes, seulement 10 changements pour le sujet en état de méditation contre 34 changements pour un sujet normal. Mais ce dernier, après seulement 15 jours d'exercice, parvient à réduire de moitié les changements spontanés de la RGP.
11 Brenot Philippe, La relaxation, PUF, Que sais-je ? Page 24.
12 Chertok L. L'hypnose, Masson, Paris 1963, 3e partie, p. 136.
13 Weitzenhoffer A. Hypnose et suggestion, traduit par le Dr Métadier J, Payot, Paris 1967, Chap. VII, p. 95.
14 Objectivement, "le sommeil" hypnotique est très différent du sommeil réel.
15 Maine de Biran, Essai sur les fondements de la psychologie, Vrin, Paris 2001.
16 Edmond Jacobson, Biologie des émotions. Trad. Mucchielli. Ed. ESF, Paris 1974, Introduction, p. 14.
17 Cité par Jacobson. Ibid., chap. II, p. 32.
18 C'est un exercice de la méthode de Jacobson en vue d'obtenir une relaxation totale.
19 Jacobson, Ibid., chap. II, p. 35.
20 Jacobson, Biologie des Emotion, chap. II, p. 35.
21 Jacobson, Ibid., chap. V, p. 63.
22 Jacobson, Biologie des Emotions, chap. II, p. 38.
23 Jacobson, Ibid., Chap. VII, p. 82.
24 La psychanalyse veut expliquer l'hypnose à partir des concepts de transfert et de régression. Le praticien éveillerait dans l'inconscient du sujet hypnotisé des images de l'enfance à lourde charge affective. Freud a soutenu que l'hypnotiseur jouerait pour l'hypnotisé le rôle du père tout-puissant. Ce schéma explicatif a été repris et développé par ses disciples.
25 Nous avons critiqué, ailleurs, les théories psychanalytiques de l'hypnose. Ici, nous donnons seulement la conclusion de cet examen. Voir :
M.Larroque, Hypnose et autohypnose, l'Harmattan, Paris 2011, Ch. 5.
26 Cette parenté de la prière avec l'hypnose n'autorise pas sa réduction à un pur phénomène psychologique.
27 Cité par Delacroix : Les grands mystiques chrétiens, Alcan, Paris 1938, CH 4, p. 122.
28 D. T. Suzuki, Essais sur le bouddhisme zen, Albin-Michel, Paris 1972, 2e série, chapitre 13, p. 302. Le nemboutsou s'est développé en Orient parallèlement et parfois en concurrence avec le zen. Voir dans le livre de Suzuki page 179 et suivantes et page 301 et suivantes.
29 L'exercice, en effet, est poursuivi beaucoup plus longtemps que dans l'oraison ordinaire. Ainsi, un pèlerin russe récite la prière du cur d'abord trois mille fois dans la journée, puis six mille fois, ensuite douze mille fois. Au bout d'un certain temps la prière se fait d'elle-même sans aucune intention volontaire de la part de l'orant. Elle jaillit spontanément même pendant le sommeil.
Récits d'un pèlerin russe, édition Baconnière Seuil, 1978.
30 Le mysticisme achevé n'est plus contemplation mais action : "Le fond de l'intuition mystique est activité ; elle est moins la puissance de représenter Dieu que la puissance d'actualiser Dieu ; au lieu de représenter Dieu, l'accomplir : être soi-même la spontanéité obscure origine des choses".
H. Delacroix, Les grands mystiques chrétiens, Alcan, Paris 1938, Ch. 12, p. 418.
31 "L'effort reste pourtant indispensable, et aussi l'endurance et la persévérance. Mais ils viennent tout seuls, ils se déploie d'eux-mêmes dans une âme à la fois agissante et "agie" dont la liberté coïncide avec l'activité divine". H. Bergson, Les deux sources de la morale de la religion, PUF, Paris 1955, 76e édition, Ch. 3, p. 246.
32 Le "ternos logos" ou discours doux est une expression de Caycedo, fondateur de la sophrologie, pour désigner le ton monocorde employé par le praticien pour induire l'état hypnotique.
33 On peut consulter, sur ce point, le chapitre 3, section 2 du Training autogène : Possibilités cliniques du cycle inférieur ainsi que dans l'addendum à la 3ème édition, le chapitre 2, applications médicales (P. Geissmann).
34 La référence essentielle sur ce point est : Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, ch. 2.
35 Nous reprenons ici les conclusions de notre ouvrage : Hypnose et autohypnose.
Signification philosophique des progrès actuels en musicothérapie
La musique restaure, par une voie spontanée, la spontanéité du mouvement perdu.
La musique est actuellement utilisée pour la rééducation motrice de patients handicapés par la maladie de Parkinson ou l'âge. Elle facilite aussi la restauration des fonctions du langage chez les aphasiques. Elle permet d'améliorer la mémoire dans la maladie d'Alzheimer. Enfin, dans un cadre de normalité, elle facilite l'apprentissage des langues.
La musique n'est qu'une expression particulière de l'expérience du temps décrite par Bergson sous le nom de durée. Celle-ci constitue la mémoire primitive, fonde le mouvement authentique, instaure la fluidité du discours. C'est donc dans la perspective de la pensée bergsonienne que les données actuelles de la musicothérapie doivent être interprétées
Mots clés
Musicothérapie ; musique ; durée ; mémoire ; conscience ; mouvement ; langage ; rythme ; spontanéité ; Bergson ; Pierre Janet.
La musique apparaît aujourd'hui comme un outil précieux pour restaurer des fonctions, autrefois apprises, mais détériorées par la maladie. Mais elle peut aussi faciliter leur première acquisition : c'est ainsi qu'elle est, parfois, utilisée avec succès dans l'apprentissage des langues. À première vue, il n'y a aucun rapport entre une expérience musicale et une capacité, motrice ou verbale. Mais toute aptitude se traduit par la possibilité d'exécuter parfaitement une certaine catégorie d'actes : geste maîtrisé, expression aisée. Or un acte se déroule dans le temps : il structure nécessairement tout vécu et constitue, selon Kant, une forme a priori de la sensibilité, la "forme du sens interne". C'est en générant une épreuve du temps spécifique que la musique favorise l'exécution d'un acte. Nous essaierons de montrer qu'elle aide l'agent à se situer dans l'expérience de la durée décrite par Bergson. C'est là la raison de son efficacité.
I Musique et mémoire
1 les faits
On a constaté que la mémoire musicale est une fonction étonnamment résistante aux maladies du cerveau. On sait qu'elle est prodigieusement développée chez les interprètes et les chefs d'orchestre. Or, certains d'entre eux, atteints par la maladie d'Alzheimer, restent capables de jouer des compositions apprises avant le début de leurs troubles ; ils conservent d'étonnantes aptitudes de reconnaissance et d'apprentissage musical en contraste avec les difficultés mnésiques et langagières de la maladie.
Mais de simples patients, pourtant incapables de se remémorer un événement récent, peuvent cependant reconnaître comme familière une mélodie présentée pendant quelques séances. Ce sentiment persiste deux mois et demi après la première séance. On n'obtient pas ce résultat avec de simples poèmes ou des paroles de chansons. Ainsi la mémoire musicale semble résister à la maladie plus que les autres formes de mémoire. Et c'est pourquoi on cherchera à s'appuyer sur la musique pour restaurer les capacités mnésiques détériorées. C'est ainsi que des malades qui oublient le passé et ne sont plus capables de se rappeler une nouvelle information réussissent pourtant à apprendre des chansons nouvelles. Après huit semaines d'exercices réguliers, une chanson d'une dizaine de lignes leur devient familière : la présentation du texte ou les premières notes chantées suffisent pour que le malade entonne la mélodie. Certains sont capables de la reproduire quatre mois plus tard [ 1].
Les neurologues ont cherché à préciser la nature de cette mémoire musicale. Ils n'ont pas trouvé de centre cérébral spécialisé de la musique. Les recherches actuelles dissocient dans l'activité musicale un aspect gnoséologique et une musique pure. Ainsi, pour des chercheurs canadiens, l'activité musicale relèverait de la collaboration de deux lexiques distincts : un lexique verbal et un lexique musical [2 ]. Le lexique musical est l'ensemble des souvenirs auditifs de toutes les pièces musicales entendues depuis la naissance. D'après l'équipe canadienne, ce lexique musical serait indépendant des connaissances linguistiques. Ainsi, c'est en me référant, intuitivement, au lexique musical que je reconnais la 5ème symphonie de Beethoven ; mais c'est à partir du lexique verbal que je suis capable de la désigner. Je peux toutefois la reconnaître tout en étant incapable de la nommer. J'éprouve alors, en l'écoutant, un sentiment de familiarité ; je reconnais l'air et je peux le fredonner, mais je suis incapable de monnayer conceptuellement cette intuition, c'est-à-dire préciser le titre, l'auteur, et les paroles s'il s'agit de chansons [ 3]. Ainsi, une malade gravement atteinte par la maladie d'Alzheimer exprimait son étonnement par le rire en reconnaissant une mélodie familière dans laquelle on avait introduit de fausses notes. Le lexique verbal dépendrait du cerveau gauche alors que lexique musical, ou mémoire musicale pure, serait solidaire du cerveau droit. L'indépendance de ce dernier à l'égard du cerveau gauche expliquerait la préservation des prouesses mnémoniques dans le domaine musical chez des malades pourtant atteints de graves troubles cognitifs dans la maladie d'Alzheimer :
"Les connaissances perceptives seraient sous la dépendance des régions temporales et préfrontales droites alors que les connaissances dites associatives, c'est-à-dire linguistiques et autobiographiques seraient sous la dominance des régions homologues gauches. Cette caractéristique de la mémoire musicale lui conférerait sa force par rapport aux connaissances strictement verbales : quand les aires du langage gauche sont lésées, les aires homologues droites ne compensent pas le déficit. En revanche, quand les aires de la mémoire musicale gauche sont lésées, on perd la capacité de nommer l'uvre, mais on peut continuer à percevoir et à mémoriser la musique".[4]
Il y aurait donc une mémoire musicale pure étrangère au discours dont le substrat anatomique est différent de la mémoire cognitive.
Cette mémoire pure, étrangère à la verbalisation, est spontanée : elle exclut l'intention délibérée et l'effort. On a pu l'établir par une double expérience. Dans un premier temps, le sujet, passif, doit seulement dire si une mélodie entendue lui est familière. Quelques minutes après, on testait la mémoire épisodique : on proposait une suite de mélodies et le sujet devait dire s'il les avait déjà entendues lors de la première phase de l'expérience. L'effort pour situer l'information musicale dans un contexte entraînait une activation d'aires cérébrales totalement différentes de celles impliquées dans la première tâche. Ce profil d'activité cérébrale était comparable à celui obtenu quand on évalue la mémoire des images et des mots ; elle n'est pas spécifique de la mémoire musicale.[5]
Ces observations ont conduit les neurologues à opposer une mémoire implicite à une mémoire explicite ou déclarative. Cette dernière est le résultat d'un effort pour apprendre et retenir. Elle implique un processus conscient ; les souvenirs qu'elle génère peuvent être verbalisés. La mémoire implicite, au contraire, enregistre naturellement et inconsciemment des données. La mémoire musicale pure en constitue une expression.
Notre propos est d'interpréter ces données dans une perspective philosophique. La mémoire implicite nous semble correspondre à l'expérience de la durée décrite par Bergson. La mémoire explicite a une origine sociale comme l'a montré Pierre Janet. C'est donc dans ce cadre que nous nous proposons d'interpréter ces récents acquis neurologiques.
2 La mémoire implicite
L'expérience de la durée décrite par Bergson [ 6] est une mémoire implicite. La conscience élémentaire, audition d'une note de musique, fugace perception d'une couleur, suppose une synthèse spontanée du temps. La perception d'une note musicale, en effet, condense une multiplicité de vibrations. La vision du rouge pendant une seconde correspond à 400 trillions de vibrations qui nécessiteraient 250 siècles de notre histoire pour être comptées [ 7]. Mais ces éléments constitutifs du son ou de la couleur ne sont pas perçus dans leur individualité séparée mais fusionnent au profit d'une unité qualitative simple : un son grave, un rouge pourpre. Un être chez qui le passé immédiat, au lieu de se conserver et de se mêler au présent, tomberait immédiatement dans le néant, serait inconscient. C'est ce que signifie Leibniz lorsqu'il affirme que la matière n'est qu'un esprit instantané. La mémoire spontanée génère donc la conscience primitive. Elle reste préservée, même dans les troubles les plus graves de la mémoire puisque le patient continue à éprouver des sensations et que la plus simple des sensations exige une contraction du passé dans le présent. On comprend par-là l'observation des neurologues sur la résistance à la maladie de la mémoire dite implicite. Elle est la mémoire naturelle, et son altération définitive abolirait la conscience puisque cette mémoire en est la condition nécessaire.
Mais la synthèse du temps opérée par la mémoire spontanée ne se cantonne pas à de brèves sensations : cette hypothèse "d'atomes de durée", théoriquement extravagante, est, par ailleurs, contredite par l'expérience. Lorsque j'entends une phrase musicale [ 8], son début n'est pas aboli quand j'en perçois la fin. Passé et présent fusionnent pour former un bloc qualitatif unifié, tout comme dans la note ou la vision du rouge. Le passé est présentifié : il n'est pas visé comme passé, projeté au loin à distance du présent. Tout au contraire il se mêle à lui pour constituer mon vécu actuel : je vis mon passé au présent ou, plus précisément, mon expérience se situe en deçà de la distinction passé, présent, avenir et ce n'est que rétrospectivement que je pourrai la qualifier comme un présent. D'autre part, cette audition est l'expérience d'un passage, d'un progrès, d'un "se faisant" et non pas de quelque chose d'achevé : une musique figée est un non-sens. Ces caractères, interférence des instants [ 9] et mobilité définissent la durée. Sa traduction conceptuelle, présence du passé dans un présent qui pourtant s'en distingue, semble contradictoire. Pourtant c'est une expérience universelle, une "donnée immédiate de la conscience". On la retrouve en dehors du paradigme bergsonien de la phrase musicale, dans d'autres vécus, par exemple, comme nous le verrons, dans l'accomplissement d'un geste maîtrisé. Il y a donc une mémoire naturelle, essentielle car elle est la condition des formes élémentaires de toute vie mentale. Cette mémoire est musicale car les traits fondamentaux de la musique et de la durée sont identiques. Mais elle est étrangère à l'art musical. Ce n'est donc pas la musique, dans sa spécificité artistique, qui résistent mieux que d'autres activités aux maladies de la mémoire mais la durée dont elle est l'incarnation la plus manifeste.
3 La mémoire explicite
Même le mélomane exercé est incapable de présentifier la totalité de la symphonie comme il le fait pour la phrase musicale. Quand la mémoire spontanée s'exténue, la mémoire réfléchie prend le relais. Alors notre durée se fragmente en souvenirs distincts et extérieurs entre eux : j'ai d'abord terminé un travail, puis je me suis isolé dans mon bureau et j'ai, enfin, écouté la symphonie. Ils apparaissent à la conscience réfléchie comme une série de moments séparés, ordonnés du début de notre vie jusqu'au moment présent tels les points d'une ligne. A la différence de la synthèse spontanée de la durée, le passé n'est pas vécu au présent mais visé comme passé et par là même projeté à distance du présent. L'extériorité des points de la ligne symbolise cette séparation du présent et du passé.
Le temps réfléchi est intellectualisé : le sujet situe le souvenir dans une trame causale et découvre un ordre logique du temps étranger à l'expérience de la durée : c'est dimanche que j'ai écouté la symphonie puisque samedi j'étais en voyage et lundi, au travail, hors de chez moi. Mais cette vision linéaire du temps abolit son essentielle mobilité : elle représente le passé et le présent, comme les points de la ligne, mais perd le passage de l'un à l'autre. Le temps réfléchi est un panorama fixe.
Je le contemple à distance, comme un objet. Le temps n'est donc plus éprouvé directement comme dans l'expérience de la durée mais représenté de l'extérieur. Je le considère à distance, comme un autre pourrait l'appréhender. En objectivant ma temporalité je deviens spectateur de moi-même : j'observe, étranger à moi-même, le déroulement de ma vie, de ma naissance à ma mort, et je situe cet épisode infime dans le temps universel. Je m'appuie pour cela sur des repères cosmiques (été, hiver etc.) et sociaux (jour de travail, férié, repos dominical etc.) [ 10].Or ces références impliquent une décentration pour quitter l'expérience immédiate du temps et se placer à distance, au point de vue de tous.
Cette évolution est donc un acquis culturel : c'est la nécessité de communiquer avec autrui qui nous oblige à déserter notre perspective propre pour épouser le point de vue de tous. Pierre Janet a centré sur ce thème sa réflexion sur le temps [ 11]. La mémoire, pour lui, est solidaire d'un récit. Or c'est pour autrui que je parle. Il faut que je déserte ma perspective propre pour épouser celle de l'autre. C'est la rupture de l'égocentrisme et la naissance de la pensée objective. La pensée du temps aurait commencé à se former lorsque la sentinelle a dû rendre compte de sa mission au chef. Il a fallu, pour cela, qu'elle se distancie de son histoire personnelle et la considère comme n'importe quel autre, le chef en l'occurrence, pourrait l'appréhender. A l'occasion de ce recul, la sentinelle objective sa durée et découvre l'ordre des événements qui la constituent. Cet ordre fonde la cohérence du récit car il exprime les relations logiques d'antériorité temporelle, de causalité, qui, comme on l'a vu, structurent ce temps objectivé. Pour Janet, la mémoire n'est donc pas une faculté immédiate dépendant de la vie elle-même, mais une opération intellectuelle, une invention tardive de l'homme en société ; elle est avant tout une fonction sociale et non une fonction individuelle : on ne se souvient, d'abord, que pour autrui. "Un homme seul n'a pas de mémoire" [ 12].
La psychologie de l'enfant confirme l'origine culturelle de la structuration logique du temps. Piaget [13 ] a montré, qu'avant sept ans, un enfant, pourtant capable d'une opération mentale, ne peut prendre à l'égard de lui-même le recul nécessaire pour indiquer comment il a procédé. Ainsi, bien qu'il ait parfaitement compris une courte histoire ou un mécanisme simple, il est incapable de la rétrospection nécessaire pour monnayer son intuition en un ordre objectif des raisons. Il se contente de juxtaposer des fragments de récit : ainsi, il affirmera "que c'est parce qu'il y a de l'eau qui coule que le robinet est ouvert". Ce n'est que devant le constat d'échec de ses tentatives d'explication qu'il s'efforcera peu à peu de se mettre à la place de l'autre ; il découvre alors l'enchaînement des causes en l'exprimant pour autrui afin de se faire comprendre. C'est donc une exigence sociale qui lui ouvre l'accès à la pensée objective des rapports temporels.
La mémoire de la sentinelle ou la conquête de l'objectivité dans le discours enfantin s'opposent à l'expérience de la durée comme une réflexion à une donnée immédiate de la conscience, comme une constructions intellectuelle à la spontanéité de la mémoire naturelle, comme un effort de verbalisation à une expérience implicite. Ce passage du temps vécu au temps pensé est donc un séisme mental. Mais c'est l'exigence sociale qui en est le moteur. Par conséquent, on peut le considérer comme un acquis culturel, contrairement à l'expérience de la durée, naturelle, car contemporaine de la naissance de la conscience. Elle correspond à ce que les neurologues désignent sous le nom de mémoire explicite. Elle est acquise alors que la durée est innée [ 14]. Et c'est pourquoi elle est beaucoup plus fragile.
Toutefois la durée ou mémoire implicite reste sous-jacente à la mémoire réfléchie. Pour effectuer un repérage logique du passé encore faut-il qu'il y ait quelque chose à repérer. C'est pourquoi on ne peut prétendre, comme Pierre Janet, "qu'un homme seul n'a pas de mémoire". La durée qui engrange naturellement le passé est l'objet visé par la mémoire réfléchie. Celle-ci apparaît en quelque sorte comme un artifice pour repousser les limites de la mémoire naturelle comme une béquille compense chez un invalide la difficulté à marcher. Ainsi c'est spontanément que j'adapte mon attitude et mon discours à l'interlocuteur que je reconnais, mais en cas de doute je m'interroge pour savoir quand et où je l'ai rencontré et pourquoi il me parle. Le repérage logique vient au secours de la mémoire spontanée défaillante, mais il en retrouve les acquis et, donc, la suppose.
4 Les passages d'une mémoire à l'autre
Mais réciproquement, on peut passer de la mémoire explicite à la durée [15 ]. Un nouveau numéro de téléphone apparaît d'abord comme un ordre de chiffres séparés. Tel quel, il est difficile à mémoriser. Mais lorsqu'on parvient à le percevoir comme l'unité mélodique d'un refrain, il devient alors facile à retenir comme une chanson familière. Il suffira, en cas de besoin, de monnayer cette intuition musicale en chiffres.
Cette aptitude à traduire le quantitatif en qualitatif est, probablement, le secret des prouesses mnémoniques. Celui qui est capable de retenir une liste impressionnante de nombres parvient sans doute à les appréhender comme une nuance qualitative originale qui condense la complexité numérique dans une sensation simple. On a remarqué [16 ] que le champion d'échecs, capable de jouer contre plusieurs adversaires sans regarder les échiquiers, ne dispose dans la vie courante que d'une mémoire commune. Il serait donc incapable de visualiser en détail les positions de toutes les pièces. Mais il parvient à convertir la multiplicité de leurs rapports dans un vécu unifié. Au moment de jouer contre un adversaire déterminé, il reconvertit la qualité dans la quantité qu'elle condense comme on échange un billet contre de la monnaie. Or, les confidences de certains joueurs suggèrent le caractère musical de ce vécu particulier : "j'appréhendais l'échiquier comme le musicien saisit un accord" dit l'un d'eux. Ces athlètes de la mémoire parviendraient, mieux que d'autres, à opérer la transmutation de l'explicite en implicite, de l'espace en durée : comme le champion sportif capable de condenser l'infinie complexité géométrique d'un geste parfaitement efficace dans une séquence mélodique simple. Sans doute, est-ce dans cette voie qu'il faut chercher l'explication du sens de l'orientation de certains animaux, capables de revenir à leur point de départ après avoir parcouru plusieurs centaines de kilomètres. Ils appréhenderaient qualitativement un parcours que l'intelligence humaine analyse comme une trajectoire complexe dans un espace géométrique [ 17]. Bref la mémoire naturelle est une mémoire qualitative ; mais, dans le domaine temporel, la diversité des qualités s'apparente à des vécus musicaux différents.
Résumons-nous : la mémoire explicite est un acte de volonté par lequel je prends un recul par rapport à mon vécu pour l'objectiver afin de le penser. À l'occasion de ce recul, je déserte ma spontanéité pour me mettre à la place de l'autre, de tous les autres : je me contemple de l'extérieur, avec le regard d'autrui, bref je me dédouble. Cet acte est un acquis social, relativement tardif dans l'évolution de la personne. C'est pourquoi il est plus fragile et résiste moins à la maladie. À l'inverse, la mémoire implicite est, essentiellement, une mémoire musicale. Elle est spontanée, exclue réflexion et projet, conserve l'unité de la personne. Elle est innée et se maintient, au moins dans ses formes élémentaires, malgré la maladie.
Nous allons voir que cette opposition entre mémoire implicite et mémoire explicite éclaire les apports de la musicothérapie dans le domaine de la motricité.
II Musique et mouvement
1 les faits
De nombreux travaux attestent que la rééducation de la marche est facilitée par une musique rythmée [18 ]. C'est le cas de patients atteints par la maladie de Parkinson. Ils présentent des tremblements au repos, des mouvements volontaires lents, une rigidité musculaire généralisée et des troubles de l'équilibre. Le sujet se déplace lentement, à petits pas ; parfois il s'arrête et tombe. On fait écouter au malade des sons répétés et réguliers alors qu'il est en train de marcher. Cette cadence est diffusée en même temps que morceau de musique instrumentale de la Renaissance pour rendre l'exercice plus agréable. Quand le rythme est adéquat - ni trop lent ni trop rapide - il tend à synchroniser ses pas sur ce tempo musical. Ils deviennent alors plus longs, plus assurés ; il accélère. Sa marche, plus naturelle et plus régulière, retrouve la spontanéité de la marche normale. Les avantages acquis par cette "méthode d'indiçage auditif" se conservent après la thérapie, même en l'absence de stimulation rythmée.
L'indiçage auditif a été aussi utilisé pour traiter les séquelles d'accident vasculaire cérébral, par exemple des paralysies. On donne au patient la consigne de saisir un objet et l'expérience se déroule soit dans le silence soit en présence d'un rythme régulier comme le tic-tac d'un métronome. On constate que le rythme améliore le mouvement qui est plus ample, plus régulier et plus fluide. La stimulation rythmique semble réactiver le système moteur de ces patients.
Plus généralement, on constate que l'apprentissage du piano améliore les capacités motrices des malades atteints par un AVC. Cet effet positif s'explique essentiellement par le couplage du son et du geste qui favorise la rééducation motrice.
La même méthode permet aussi de lutter contre les difficultés de la marche chez des personnes âgées. Au son d'une musique ajustée à la marche de chaque individu, les sujets se déplacent plus vite qu'à leur vitesse naturelle et font de plus grands pas. Mais les effets bénéfiques de l'audition musicale ne se limitent pas aux troubles moteurs : après la période d'entraînement, les participants, non seulement marchaient mieux et tombaient moins, mais ils étaient moins anxieux et obtenaient de meilleurs résultats aux tests cognitifs.
2 Leur interprétation par l'expérience de la durée
L'apprentissage d'un geste a toujours un déroulement explicite : l'agent détermine un ordre des positions ; extérieur à lui-même, il se représente une trajectoire. Mais la trajectoire est immobile. Le geste maîtrisé, au contraire, est essentiellement mobile. Mais il exclut intention, réflexion et dédoublement. C'est un mouvement musical.
Considérez une danseuse confirmée : elle éprouve son mouvement comme une mélodie kinésique. Son geste vécu a une unité qualitative indécomposable. Elle l'appréhende intuitivement, dans sa globalité, comme une forme (gestalt). Cette forme est une structure temporelle analogue à une phrase musicale. Il en est de même pour le geste parfait d'un champion sportif, bien qu'il ne soit pas accompagné de musique. Mais il n'y a pas de différence de nature entre ces mouvements complexes et ceux de la vie courante. Ils ont tous une structure musicale c'est-à-dire d'une part ils sont en devenir [ 19], et d'autre part leurs parties constitutives s'effacent en tant que parties au profit d'une globalité qualitative, d'une Gestalt temporelle, comme les notes de musique dans la phrase musicale. C'est ce qu'on peut vérifier, par exemple, dans l'écriture courante ou les gestes d'une conduite automobile maîtrisée.
Au contraire, le débutant qui cherche à apprendre ce geste le considère de l'extérieur et analyse sa trace dans l'espace : la trajectoire. Ce regard réflexif abolit la spontanéité motrice en clivant l'agent entre un contrôleur et un exécutant. Et surtout, il dénature le mouvement. Il disloque son unité et l'émiette en positions successives, géométriquement définissables. Mais par là même, il le fige et anéantit sa mouvance. Le passage d'une position à l'autre en effet n'est pas une donnée objective observable de l'extérieur : car "dans le seul espace, il n'y a que des positions et sur une position, le mobile est arrêté" [20 ]. Le mouvement est donc reconstruit par l'esprit qui articule à la perception du mobile dans une position donnée le souvenir de ce qui a précédé. Sans cette synthèse du temps opéré par la mémoire, il ne saurait y avoir d'expérience du mouvement. Il ne suffit cependant pas de juxtaposer à la perception du mobile dans sa position actuelle le souvenir des positions passées ; on obtiendrait alors la trajectoire, mais celle-ci reste immobile : elle n'est pas "du se faisant" mais "du tout fait". Ce passage d'une position à l'autre ne peut donc ni être directement observé, ni rétrospectivement représenté dans l'espace seul, mais seulement senti comment un rythme original de durée [21 ]. On l'éprouve ou on le manque. L'expert y parvient car il coïncide avec la mouvance du geste vivant. Le novice en est incapable ; il n'appréhende pas le geste en musicien mais en géomètre. Il reste étranger au mouvement authentique et dissèque seulement son cadavre, la trajectoire. Tout apprentissage moteur est un aller-retour entre ces deux expériences : il doit réussir une transmutation d'une conception géométrique du mouvement à son intuition musicale. Cette transmutation accomplie, le mouvement perd ses caractéristiques objectives et spatiales. La danseuse se laisse porter par le rythme de la musique et ignore la configuration géométrique de ses pas : elle danse sans se voir danser. Un champion sportif "sent" son geste, c'est-à-dire éprouve son originalité qualitative ; mais il est souvent incapable de l'analyser pour le transmettre car il faudrait pour cela le traduire en termes d'espace. Or l'expérience du mouvement vivant reste étrangère à la pensée des positions et de la trajectoire.
Cela reste vrai pour nos gestes quotidiens. Considérez la marche naturelle d'une personne valide : ses pas se succèdent selon une cadence apparentée à un rythme musical. Mais si quelque accident en a troublé la fluidité, le promeneur redevient un apprenti de la marche : il ne se déplace plus spontanément mais contrôle la position de ses membres, par exemple par appréhension d'une douleur en cas de blessure. Le mouvement initial est fragmenté en morceaux de mouvement laborieusement ajustés les uns aux autres. Mais par la même, il perd son essence propre car tout mouvement est "absolument indivisible" [22 ]. En effet :
"C'est toujours d'un seul bond qu'un trajet est parcouru quand il n'y a pas d'arrêt sur le trajet. Le bond peut durer quelques secondes, ou des jours, des mois, des années : peu importe. Du moment qu'il est unique il est indécomposable" [23 ].
Ainsi, les saccades du geste traduisent la perte de son unité mélodique. L'indiçage auditif la restaure. Comment ?
Ce serait faire un contresens sur la méthode que de l'interpréter comme un effort conscient pour accorder deux multiplicités : celle des pas et celle des sons. Le malade en fut-il capable, il resterait sur le plan du quantitatif, étranger au mouvement authentique. Mais en vérité, la succession des sons n'apparaît comme une multiplicité qu'au regard d'une conscience réfléchie qui a travesti l'expérience spontanée en fragmentant son indivisibilité qualitative originelle. Naturellement, les sons s'organisent entre eux et perdent leur individualité au profit de l'unité d'un rythme, de même que les notes de la mélodie constituent la phrase musicale. Ils agissent " non pas par leur quantité en tant que quantité, mais par la qualité que leur quantité présentait, c'est-à-dire par l'organisation rythmique de leur ensemble" [ 24]. En rapprochant les deux séries, le thérapeute fait en sorte que la série auditive, essentiellement qualitative, imprègne la série motrice défectueuse et la prive progressivement de son rapport au nombre.
On peut comprendre à partir de là le rôle de la musique dans la restauration de fonctions motrices dégradées par la maladie. Elle permet au malade de retrouver directement le rythme temporel spécifique du mouvement perdu. Or, celui-ci est son essence même et, en quelque sorte, son idiosyncrasie. Sa reconnaissance introduit donc immédiatement le patient dans le mouvement authentique sans passer par la phase préparatoire de l'analyse de la trajectoire. Cette préparation est en effet complexe car la parfaite coïncidence du mouvement original à sa trajectoire propre réclamerait une analyse infinie. Et même alors, son succès resterait incertain puisqu'il est impossible d'établir des équivalences objectives définitives entre l'espace et la durée qui sont des réalités hétérogènes : malgré les indications les plus judicieuses d'un moniteur compétent, beaucoup restent incapables de maîtriser parfaitement un geste sportif, un tour de main artisanal. Et cet apprentissage exige des efforts qu'un patient, souvent diminué, est incapable de fournir. Dans la rééducation par la musique, il fait l'économie de cette médiation difficile et aléatoire. De plus, son travail est facilité puisqu'il ne s'agit pas d'apprendre un geste nouveau c'est-à-dire, en fait, de l'inventer, mais de récupérer un mouvement appris autrefois.
Tout apprentissage en effet est susceptible d'une double lecture. Au début, il s'agit de coordonner des éléments séparés. Mais lorsque cette coordination est achevée, elle se condense dans un vécu temporel, purement qualitatif et parfaitement un. Ainsi, un conducteur expérimenté effectue les multiples gestes efficaces sans les distinguer, les compter ou imaginer leur trajectoire. On peut savoir faire un nud sans pouvoir se le représenter, se diriger dans un labyrinthe sans être capable d'en faire le plan. Bref, un mouvement maîtrisé résume dans une épreuve temporelle originale une multiplicité de rapports quantitatifs entre des éléments séparés. La musique a pour privilège d'ouvrir un accès direct à cette épreuve temporelle. Mais elle peut aussi contribuer à la restauration des fonctions du langage.
III Musique et langage
1 Les faits
Un sujet aphasique à la suite d'un AVC ou de la maladie d'Alzheimer est capable de chanter ce qu'il ne peut pas dire [25 ]. C'est tant en perception qu'en production que la musique aide les personnes atteintes de troubles du langage à améliorer le traitement de la parole : elles comprennent mieux et elles parlent mieux. C'est ainsi qu'elles parviennent à distinguer le a du o, le d du t, à discriminer la parole dans un bruit ambiant.
Ce sont surtout les aspects rythmiques de la musique qui sont efficaces dans la mesure où on parvient à les faire coïncider avec le rythme du langage. Celui-ci résulte de l'organisation des phonèmes dans une configuration temporelle globale : c'est particulièrement manifeste en anglais où les accents façonnent une cadence de la parole, une structure marquée par une alternance de sons accentués et non accentués. Mais cela reste vrai dans toutes les langues : les intervalles temporels qui séparent des syllabes plus ou moins accentuées composent un rythme du discours, une structure dite métrique. La perception de cette structure facilite la perception du langage parlé. Or la musique aide le sujet à la repérer. Ainsi on fait écouter à un sujet un rythme musical, puis, juste après, un mot ou une phrase présentant une structure métrique similaire. On constate que la perception de la parole est améliorée car le sujet projette sur le matériel linguistique la structure temporelle appréhendée lors de l'audition musicale : "Il utilise les informations musicales et rythmiques intériorisées pour réapprendre à produire des mots respectant la prosodie naturelle du langage parlé" [ 26]. En améliorant le traitement de l'information temporelle, essentielle au langage, la musique constitue un outil thérapeutique privilégié.
Ces observations sont à l'origine de la thérapie d'intonation mélodique. Elle a été développée dans le traitement d'aphasiques non fluents qui présentent une énonciation hachée. On leur propose des modèles chantés dits "patrons intonatifs chantés", qui exagèrent l'intonation de la parole : sa prosodie est traduite en mélodie de deux notes, la plus aiguë représentant la syllabe accentuée. Le patient commence par chanter des mots ou des syntagmes de deux syllabes. Quand ce niveau est maîtrisé, il passe à des phrases plus longues. La thérapie d'intonation mélodique s'applique surtout à souligner le rythme dont l'importance est essentielle dans la récupération des fonctions du langage. C'est ainsi qu'on demande au patient de scander son discours en frappant sur une table, à chaque syllabe, avec sa main gauche [ 27].
Des traitements comparables ont été appliqués à la dyslexie et à la dysphasie. Plusieurs chercheurs ont émis l'hypothèse que les fautes de lecture chez le dyslexique s'expliqueraient par une mauvaise structuration temporelle du matériel lu. Dans cette perspective, un entraînement musical et notamment une stimulation rythmique aurait des effets bénéfiques pour le traitement du langage. Des résultats encourageants ont été obtenus pour des enfants dyslexiques et dysphasiques qui discriminent difficilement les phonèmes et segmentent mal les mots dans la parole et la lecture [28 ].
Cette mauvaise perception du déroulement temporel serait aussi la principale cause des troubles du langage associés à la surdité. En effet, outre son déficit langagier, l'enfant atteint de surdité perçoit mal le déroulement temporel et par conséquent maîtrise imparfaitement les aspects du langage qui lui sont reliés comme les rapports de succession, de cause à effet, acquis de bonne heure et appliqués implicitement par l'enfant entendant. L'enfant sourd ne parvient pas à utiliser avec précision ce qui a trait à la structuration et à l'organisation du temps. Or l'entraînement musical constitue un outil privilégié pour favoriser l'acquisition de ces processus cognitifs temporels. Lorsqu'une phrase parlée est précédée par un rythme musical qui lui ressemble, les enfants arrivent à reproduire bien plus précisément les sons et les mots contenus dans la phrase. Les bons résultats obtenus par cette méthode d'amorçage rythmique laissent bien augurer d'un entraînement musical sensorimoteur systématique pour améliorer la perception et la production du langage chez les sourds.
La thérapie d'intonation mélodique favoriserait la plasticité cérébrale [ 29]. Ainsi, on a suivi par IRM six patients souffrant d'une grave aphasie de Broca après un accident vasculaire cérébral. On a observé leur cerveau avant et après un entraînement intensif à la thérapie mélodique et rythmée. Chez tous les sujets testés le nombre de fibres dans le faisceau arqué de l'hémisphère droit, qui relie les aires cérébrales dédiées à la perception de la parole et les aires motrices nécessaires pour sa production, avait sensiblement augmenté après quatre mois de traitement. Ainsi, l'augmentation de la connectivité dans l'hémisphère droit compenserait les déficits liés aux lésions cérébrales de l'hémisphère gauche. Il semble que le renforcement de ce lien par la thérapie mélodique et rythmée joue un rôle important dans la récupération de la parole [30 ].
2 Pourquoi la musique améliore-t-elle les troubles du langage ?
Il n'y a pas de frontière bien nette entre la parole et le chant. Certaines vocalisations se situent à la frontière entre des mots parlés et chantés : c'est le cas des chants religieux, des oratorios, de certains opéras ou encore de la musique rap. Dans les langues tonales comme le mandarin ou le vietnamien, le sens du mot dépend des variations de ton : des mots phonétiquement identiques ont des sens différents selon la hauteur à laquelle ils sont prononcés [ 31].
Une langue couramment parlée est essentiellement une musique et ses phrases constituent des unités mélodiques. Elles condensent, dans une qualité simple une multiplicité de rapports syntaxiques. Une étudiante étrangère, apprenant le français, nous avait demandé de corriger ses fautes dans la conversation : elle s'étonnait parfois de notre incapacité à donner la justification grammaticale exacte de nos corrections. Une faute de français est saisie, en effet, par celui qui maîtrise la langue, comme une dissonance par un musicien. En effet, dans une langue couramment parlée, les phonèmes perdent leur individualité au profit de la configuration globale d'unités linguistiques comme les notes de musique dans la phrase musicale. Les règles grammaticales ne sont donc qu'un échafaudage externe et provisoire pour construire les harmonies de la langue ; mais de même qu'on enlève l'échafaudage quand le bâtiment est construit, elles peuvent être oubliées lorsque les expressions linguistiques sont acquises comme autant de rythmes musicaux. Le rythme renforce cette unité mélodique des éléments du discours : des syllabes, plus ou moins accentuées, séparées par des intervalles de temps, façonnent une cadence de la parole, une structure métrique. La perception de cette forme facilite la perception du langage parlé.
On comprend par-là le rôle de la musique dans la restauration des fonctions du langage altérées par la maladie. Si le sujet aphasique est capable de chanter ce qu'il ne peut pas réciter, c'est que le discours vivant est une musique c'est-à-dire une mélodie scandée par un certain rythme temporel. La thérapie d'intonation mélodique a pour but de le manifester par la médiation des patrons intonatifs qui constituent, comme on l'a vu, des modèles chantés. S'il est vrai que la durée capitalise tout notre passé, les formes linguistiques oubliées sommeillent dans l'inconscient et peuvent donc être ranimés directement par la musique. Le détour par la reconstruction grammaticale des éléments n'est pas ici nécessaire puisqu'il s'agit seulement de retrouver un rythme et non pas de l'inventer.
Cette essence musicale du langage explique également l'efficacité de la musique dans le traitement des troubles du langage liés à la dyslexie et à la surdité. Nous avons vu que la cause de ces troubles était une mauvaise perception du déroulement temporel du discours. Mais en le rythmant par l'utilisation de sons plus ou moins longs, plus ou moins rapides, on facilite au malade la perception des structures temporelles qu'il appréhende mal et qui constituent la trame de la parole vivante.
Nous retrouvons donc dans son acquisition, ou sa restauration chez le malade, une opposition comparable à celle du mouvement et de l'espace dans l'apprentissage moteur. Sans doute, il n'y a pas de représentation d'une trajectoire chez celui qui apprend une langue. Mais, dans l'apprentissage classique d'une langue étrangère, on part d'éléments séparés, qu'il faut associer d'une certaine manière, en se conformant à des règles : par exemple des mots seront situés, prononcés, différemment selon leur fonction grammaticale. Cette multiplicité initiale, d'éléments distincts, implique nécessairement, comme toute multiplicité numérique, une certaine intuition de l'espace. L'effort d'apprentissage d'une langue étrangère est donc comparable aux tentatives du débutant, dans la danse ou un sport, pour reconstituer le mouvement à partir d'éléments de la trajectoire. Il est, tout comme celui du mouvement ou le rappel d'un souvenir lointain, une figure de l'explicite. Mais, de même qu'au terme de l'apprentissage, la maîtrise motrice oublie la trajectoire, lorsque la langue est parlée avec fluidité, l'effort pour coordonner par des rapports grammaticaux adéquats les éléments séparés du discours s'abolit : la langue est parlée naturellement, comme on reprend les refrains d'une musique familière. L'apprentissage de la langue maternelle confirme cette essence musicale du langage.
L'enfant qui apprend sa langue n'est d'abord sensible qu'à sa musique [32 ]. Avant la naissance, le bébé perçoit déjà des caractéristiques importantes de la voix de sa mère comme le ton, les variations d'intensité, de débit, le rythme. Divers tests vérifient que le nouveau-né reconnaît la voix de sa mère entendue dans la vie intra-utérine et la reconnaît au milieu d'autres voix. Ainsi l'exposition précoce à la musique du langage tisse la connexion naissante entre la mère l'enfant. Mais elle enclenche également le processus d'apprentissage du langage. Le bébé est d'abord sensible à la musique des voix [33 ] et c'est à travers elle qu'il interprète son sens, c'est-à-dire, à cet âge, essentiellement des émotions. Des bébés de cinq mois réagissent correctement à des phrases dénuées de sens prononcés sur un ton d'approbation ou de réprobation dans des langues différentes : ils répondaient à ce charabia avec des émotions appropriées souriant lorsqu'ils entendaient les approbations, se fermant ou pleurant dans le cas contraire. Ainsi la seule mélodie de la langue, fait sens et véhicule le message.
Mais, indépendamment du contexte émotif, ils parviendraient aussi à repérer les mélodies propres à leur langue maternelle et les reproduiraient lorsqu'ils pleurent bien avant d'être capables de prononcer des mots. Ainsi, le bébé français pleurerait en français, le bébé allemand en allemand :
"En 2009, l'anthropologue Kathleen Wermke et ses collègues, de l'université de Würsburg, en Allemagne, ont enregistré des pleurs de bébés - dont la tonalité commence par monter, puis redescend - nés soit dans des familles de langue française, soit dans des familles de langue allemande. Ces chercheurs ont découvert que les cris des bébés français comprenaient essentiellement des mélodies montantes tandis que les mélodies descendantes dominaient dans les cris des bébés allemands. Ainsi les nouveau-nés de cette étude incorporaient dans leurs pleurs certains des éléments musicaux de la langue à laquelle ils avaient été exposés in utero, montrant qu'ils avaient déjà appris à utiliser certaines caractéristiques de leur langue maternelle" [34 ].
Pourtant, les neurologues du milieu du XXe siècle, ont longtemps nié cette interconnexion de la musique et du langage. Confortés par l'examen de patients dont les lésions cérébrales perturbaient le langage en épargnant leurs aptitudes musicales, ils ont soutenu, pendant des décennies, la séparation neurologique et fonctionnelle de la musique et du langage. Selon eux, langage était traité exclusivement par l'hémisphère gauche, la musique par le droit. Ce n'est que vers 1990 que grâce à de nouvelles techniques, en particulier l'I.R.M. fonctionnel que ce dogme a été remis en question. On montra que la perception de la musique impliquait des régions cérébrales jusqu'alors tenues comme dédiées au seul traitement du langage.
"Dans une étude réalisée en 2002, Stéphan Koelsch, à l'institut Max Planck de sciences cognitives de Leipzig, en Allemagne et ses collègues ont fait écouter des séquences d'accord à des participants tandis qu'ils observaient leur cerveau par IRM fonctionnelle. Ils constatèrent que cette tâche activait notamment deux régions de l'hémisphère gauche, les aires de Broca et de Wernicke, qui sont essentielles pour le traitement du langage et dont de nombreux chercheurs pensaient qu'elles étaient exclusivement dédiées à cette fonction. D'autres études plus récentes ont révélé que la parole active un grand nombre de régions cérébrales également activées par le chant. Ces résultats et beaucoup d'autres ont établi que les réseaux neuronaux dédiés à la parole et au chant sont largement superposés" [ 35].
Langage et musique sont donc étroitement liées. Certains musiciens l'avaient proclamé comme le compositeur russe Moussorgski [36 ]. Mais aussi des psychologues. C'est le cas du bulgare Lozanov, le fondateur de la suggestopédie.
IV Musique et apprentissage d'une langue
Elle est une méthode d'apprentissage des langues étrangères qui fait appel à la musique. Ce recours musical s'intègre à un contexte psychologique de détente et de confiance. Une attitude d'abandon constitue en effet la condition nécessaire de réussite de tout apprentissage. Pour Lozanov, la grande majorité des individus n'utilise qu'une infime partie de leur capacité cérébrale. Il faut donc persuader l'élève qu'il porte en lui un immense réservoir de possibilités. S'inspirant des travaux du psychologue russe D. Uznadzè, Lozanov montre que cette conviction inconsciente ou "disposition mentale suggestive" joue un rôle majeur dans l'apprentissage. Elle constituerait la clé des phénomènes d'hypermnésie que l'on peut constater, entre autres, dans l'apprentissage rapide d'une langue étrangère. Mais elle est aussi à l'origine des blocages qui paralysent l'étudiant ou du moins freinent considérablement ses progrès. En effet, il peut arriver, lors d'un apprentissage, que je majore inconsciemment les difficultés et que je me crispe pour maîtriser tous les paramètres d'une hypothétique réussite. Il en résulte une tension sur fond de désespérance latente. Il faut prendre conscience de ces freins et promouvoir l'attitude mentale opposée. Elle est à base d'espérance et d'abandon. C'est l'esprit de prière par lequel le croyant renonce à l'usage de sa volonté propre et s'en remet à la grâce de Dieu. Mais cette forme psychologique est séparable de la matière religieuse dans laquelle elle s'incarne. Ainsi, Coué recommandait d'imaginer, dans toute entreprise, que le but était facile à atteindre ; il proscrivait l'effort et demandait de s'en remettre à l'inconscient pour provoquer l'amélioration souhaitée.
C'est dans ce climat apaisé que la suggestopédie utilise une lecture musicale pour favoriser l'apprentissage d'une langue. Par exemple, au tout début de son cours, la professeure lit aux étudiants un texte anglais au son d'une symphonie de Haydn en suivant les modulations de la musique. Elle ne tient pas compte de la signification du texte pour moduler sa voix mais fait coïncider les phrases anglaises avec les phrases musicales. Elle donne l'impression de vouloir intégrer les sons de la langue aux sons de la musique, de les amalgamer pour que l'ensemble ne fasse plus qu'un tout harmonieux. Par moments, selon la phrase musicale, sa voix prend un ton solennel, s'adoucit jusqu'au chuchotement, devient plus habituelle, sans jamais être dépourvu d'émotivité [ 37]. La lecture achevée, après quelques instants de recueillement, elle fait une deuxième lecture, sur une autre musique, toujours en suivant au plus près son rythme. Puis dans la phase d'exploitation où l'étudiant est invité à utiliser les connaissances transmises, elle s'abstient de juger ses prestations et même de les corriger : elle se contente de reformuler douce ment la phrase correcte.
Puisque la fluidité d'un discours est d'essence musicale, il est logique de faciliter l'apprentissage d'une langue en faisant appel à la musique. L'assistante de Lozanov qui scande un texte anglais au rythme d'une musique de Haydn est comparable au praticien de l'intonation mélodique proposant à son patient des modèles chantés pour souligner l'intonation de la parole.
D'une certaine manière, le procédé de Lozanov se rapproche aussi des méthodes globales d'apprentissage de la lecture : on retrouve, dans ces deux domaines, le même souci de familiariser l'élève, au plus tôt, avec les structures vivantes de la langue au détriment de ses éléments constitutifs, rapidement oubliés par le locuteur ou le lecteur confirmé. Cependant, ce rapprochement ne doit pas dissimuler une différence essentielle. Il y a, en effet, dans l'acquisition d'un parler fluide une dimension temporelle, seulement accessoire dans le simple apprentissage de la lecture par un enfant. Ce passage des éléments figés du discours à la parole vivante implique bien davantage que leur simple réorganisation dans une Gestalt intuitivement aperçue : c'est une véritable transmutation de l'espace en durée. Il s'agit là d'un saut qualitatif, d'un changement d'univers : tout comme la grâce de la danseuse transcende la trajectoire parfaite de ses membres [38 ].
L'utilisation de la musique pour apprendre une langue atteste donc l'essence musicale d'une expression maîtrisée. Et c'est pourquoi la musique est un outil privilégié pour restaurer l'éloquence perdue de la parole, tout comme pour récupérer la fluidité du mouvement et retrouver des souvenirs abolis par la maladie.
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Les récentes avancées neurologiques semblent, comme on l'a vu, autoriser ces conclusions. Les progrès de l'exploration cérébrale ont discrédité le dogme neurologique de la séparation de la musique et du langage et ouvert la voie à une interprétation musicale de la langue maternelle. Et les neurologues s'accordent actuellement sur l'existence d'une mémoire musicale pure, étrangère au discours dont le substrat anatomique diffère de celui de la mémoire cognitive. Cette mémoire musicale pure, étrangère à la verbalisation, exclusive de l'intention délibérée et de l'effort [ 39] rappelle la durée. En introduisant l'agent dans l'expérience de la durée, la musique lui permet de récupérer la fluidité de l'acte ou du discours et lui évite sa reconstitution laborieuse à partir de fragments d'espace. Elle épargne à un patient fragilisé un réapprentissage laborieux par le contrôle et l'effort qui clivent la personne entre un spectateur et un spectacle. Par-là, elle restaure, par une voie spontanée, l'essentielle spontanéité de la fonction avant son altération par la maladie.
C'est donc par la nature même de ces fonctions qu'il faut interpréter le rôle de la musique pour les restaurer ou les améliorer : elles sont toutes, essentiellement, musicales. La mémoire innée est une symphonie qui se déploie, indivise, de notre naissance jusqu'à notre mort. Un mouvement parfaitement maîtrisé est un mouvement musical qui se prolonge dans la seule durée et a perdu toute référence à l'espace. Et une langue couramment parlée est une musique. Il n'est donc pas surprenant que la musique puisse agir sur des fonctions dont le jeu parfait est purement musical. Ce paramètre philosophique est incontournable pour comprendre les avancées de la musicothérapie.
Signature :
Article publié dans L'enseignement philosophique, mai - juillet 2020
Notes :
[1] La musique qui soigne, Cerveau et psychologie, mai - juin 2014, numéro 63, p. 26 à 53. P. 48. L'intérêt de cette revue de vulgarisation est de présenter un panorama des recherches actuelles en musicothérapie.
[2] Hervé Platel et Mathilde Groussard : La mémoire musicale p.104 dans Le cerveau mélomane, ouvrage collectif sous la direction d'Emmanuel Bigand, Belin 2013. Ch. 9.
[3] Ibid., p. 104.
[4] Ibid., p.111.
[5] Ibid., p. 103.
[6] H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 155e édition, avril 1982. Paris, PUF. Voir le ch. 2.
[7] H. Bergson, Matière et mémoire, 8e édition, novembre 2008, Paris, PUF, ch.4, p. 230.
[8 ] On sait que c'est l'exemple choisi par Bergson pour illustrer l'épreuve de la durée.
[9 ] Paul Fraisse a également souligné le caractère naturel et primordial de l'appréhension globale de la durée :
"...l'organisation d'éléments successifs en unités perceptives est un caractère si primordial de notre expérience que nous ne nous en apercevons plus. Il est la base de notre perception de rythme, de la mélodie, mais aussi des sons du langage. L'enfant n'apprend à donner une signification aux phonèmes ma-man que parce qu'il les perçoit comme formant une unité la perception du successif en unité est le fait fondamental de la perception du temps".
Paul Fraisse, Psychologie du temps, 2ème édition, Paris 1948, PUF, 2ème partie, ch. 3 : Le présent psychologique, p.78.
[10 ] M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Alcan, Paris, 1925.
[11 ] Pierre Janet, L'évolution de la mémoire et la notion de temps. Revue des cours et conférences. Boivin. Paris 1928.
[12]
"M. Bergson admet ordinairement qu'un homme isolé a de la mémoire. Je ne suis pas de cet avis. Un homme seul n'a pas de mémoire et n'en a pas besoin."
Pierre Janet, L'évolution de la mémoire et de la notion de temps, cours 1928, p. 218-219
[13 ] J.Piaget, Le langage et la pensée chez l'enfant, Delachaux et Niestle, Paris, 1948, ch. 3, p. 154.
[14 ] L'examen des faits a conduit certains neurologues à présenter une hypothèse très proche :
"L'attrait pour la musique serait une aptitude cognitive archaïque, beaucoup plus résistante aux atteintes cérébrales que d'autres capacités acquises plus récemment au fil de l'évolution, le langage notamment. Cela expliquerait qu'elle puisse être préservée dans de nombreuses atteintes cérébrales, ce qui la rend précieuse pour la rééducation des troubles neuropsychologiques qui résultent de lésions cérébrales."
La musique qui soigne, Cerveau et psychologie, mai - juin 2014, numéro 63, p.26 à 53. P. 28.
[15 ] Nous verrons plus loin que c'est le propre de tout apprentissage moteur ou verbal.
[16 ] Alfred Binet, Psychologie des grands calculateurs et joueurs d'échecs, éditions Hachette, Paris 1894.
[17 ] Explication privilégiée par Bergson. Voir : Données immédiates de la conscience, ch. 2, p. 71 et suivantes.
[18 ] Simone Dalla Bella, La musique qui soigne, p. 123 et 124, dans Le cerveau mélomane, ch.10.
[19 ] Du "se faisant" écrit Bergson.
[20 ] Imaginez une voiture qui traverse un village. Chacun accordera que lorsqu'elle quitte le village, la route n'a rien retenu du parcours qui précède et que c'est seulement pour un esprit doué de mémoire que le village a été traversé. Supposez maintenant que la voiture vienne juste de démarrer, qu'elle n'ait parcouru que dix mètres, un seul mètre ; réduisez autant que vous voulez la distance qui sépare le point de départ de sa position actuelle ; l'argument reste valable : il n'y a eu de mouvement que pour une mémoire car l'espace n'a rien conservé de ce qui s'est passé depuis le démarrage jusqu'au moment présent.
[21 ]Essai sur les données immédiates de la conscience, ch. 2, p. 79-83.
[22 ] La pensée et le mouvant, Paris, PUF 1960, 35e édition, ch. 5 : La perception du mouvement, début de la 2ème conférence, p. 158 et svtes.
[23 ] Ibid., p. 159. Bergson montre que l'illusion de décomposer un mouvement en parties procède d'une confusion entre l'espace parcouru (la trajectoire) et l'acte qui le parcourt.
[24 ] Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, ch. 2, p. 79.
[25 ]Simone Dalla Bella, La musique qui soigne, p. 117 dans Le cerveau mélomane, ch.10.
[26] Ibid. Simone Della Bella, p.121.
[27] Ibid. Simone Dalla Bella, p. 121.
[28] La musique qui soigne, Cerveau et psychologie, mai - juin 2014, numéro 63, p. 26 à 53. Page 40.
[29 ] La plasticité cérébrale est la capacité du cerveau à remodeler ses connexions en fonction de l'environnement et des expériences vécues de l'individu.
[30] Simone Dalla Bella, La musique qui soigne, p. 21 et 22 dans Le cerveau mélomane, ch.10.
[31] Ainsi, en chinois, 4 utilisations du mot ma, différenciées par un accent, peuvent signifier selon la hauteur de sa prononciation : mère, chanvre, cheval, reproche.
Diana Deutsch, La musique des mots, p. 138, dans Le cerveau mélomane, ch. 11.
[32] Nous empruntons les observations qui suivent à l'article de Diana Deutsch, La musique des mots, dans Le cerveau mélomane, ch. 11, p. 127 et svtes.
(33] Le "parler bébé" par lequel les parents s'adressent à leur enfant utilise, en les exagérant, ces différences mélodiques :
"Par exemple les mères utilisent un contour tonal descendant pour consoler un bébé en détresse et un contour tonal montant pour attirer l'attention du bébé. Pour exprimer l'approbation ou les louanges elles produisent un contour tonal montant et descendant rapidement comme dans "bravo-o-o-o." Lorsqu'elles expriment la désapprobation comme dans "ne fait pas ça !" elles parlent d'une voix grave, saccadée."
Diana Deutsch, La musique des mots, p. 134, dans Le cerveau mélomane, Ch.11.
[34] Ibid. p. 133.
[35] Diana Deutsch, Ibid. p. 131.
[36] Il pensait que la musique et la parole étaient tellement similaires dans leur essence qu'un compositeur pouvait reproduire une conversation. Il écrivit à son ami Rimski Korsakov : "quelle que soit la langue que j'entends, quelle que soit la personne qui la parle mon cerveau se met immédiatement à travailler en musique ce qui se dit."
Diana Deutsch, Ibid. p. 128.
[37 ] F. Saféris, Une révolution dans l'art d'apprendre. Robert Laffont, Paris 1978, ch. 1, p. 47.
[38 ] Rappelons cependant que le concept de Gestalt a d'abord été mis en évidence, par Ehrenfels, sur un exemple temporel : une mélodie est perçue comme une structure transposable dans des tons différents.
[39] "La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre ", Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, ch.2.
Connaissance objective et intuition de la durée
La conscience ordinaire est conscience d'objet. Elle s'enracine dans la perception, se continue dans la science, s'incarne dans la volonté. Mais elle dissimule la durée qui coule en nous comme la source de notre être. L'intuition qui nous la révèle est une conscience sans objet. Elle ouvre l'accès à des expériences, psychologiques ou spirituelles, hors de portée de la connaissance objective.
L'effort crée la conscience
Maine de Biran a révélé que l'effort créé la conscience. L'effort est essentiellement l'expérience que fait l'agent de sa causalité. Ainsi, à l'inverse d'un état affectif, subi comme une modification imposée, je produis librement par un acte d'attention une lumière qui m'éclaire ou, en cas d'échec, une perplexité douloureuse. Je peux abolir ces états, quand je le veux, en cessant de réfléchir. Cette expérience d'une activité librement inaugurée est l'essence de l'effort.
Mais lorsqu'il se heurte à un obstacle, l'effort se dramatise et sa nature se manifeste alors plus nettement. L'activité contrariée et néanmoins poursuivie enveloppe toujours une opposition intime. L'athlète épuisé qui continue à courir est tout à la fois sa volonté et sa souffrance. Ces deux aspects de lui-même sont contradictoires, puisque c'est contre cette souffrance que s'exerce sa volonté et que cette souffrance est une protestation sensible contre l'exercice de sa volonté. L'effort est une antinomie : il clive la personne. Mais ce dédoublement, évident dans l'effort intense, est déjà esquissé dans ses premiers degrés. C'est ce qu'a montré Maine de Biran.
Je n'ai habituellement pas conscience des sensations tactiles produites par les habits que je porte. Par contre, je discrimine avec précision les degrés de dureté et de mollesse des corps que je palpe puisque les variations de sensations sont corrélatives des mouvements que je produis. Le degré variable d'une résistance cédant plus ou moins à la pression des doigts sont pour nous les signes de la dureté, de l'impénétrabilité ou de la malléabilité des corps. Ces impressions sont des représentations : elles ne sont pas perçues comme des états purement subjectifs mais référées à un substrat situé dans l'espace, à l'extérieur de nous. Et naïvement, je réalise l'effort conférant le statut de qualités en soi au rapport de mon activité à la résistance qu'elle rencontre : je crois que c'est en elle-même que la pierre est dure ou la pâte molle. Il faut réfléchir pour comprendre que la "dureté en soi" ou "la mollesse en soi" sont des non-sens et que les impressions de dureté, de mollesse d'impénétrabilité des corps enveloppent des degrés d'effort. Ainsi, la palpation me révèle l'objet, autre que moi, à distance de moi, dans l'espace. La chose en soi du sens commun et de la science réaliste est l'expression fantasmatique de l'altérité de l'objet. L'espace est le schème de cette altérité et sans doute, la pensée de toute altérité, même non perceptive, implique nécessairement son intuition.
Suspendez cette activité et imaginez un sujet disposant d'organes des sens intacts, mais totalement passif : il aurait des sensations, mais identifié aux modifications qui l'affectent, il ne les connaîtrait pas. Car la connaissance exige une objectivation et un recul. Or vivre ses vécus, n'est pas les tenir sous son regard. Maine de Biran appelle "simplicité native" ce mode de vie où l'être "sent sans se savoir sentant comme il vit sans se savoir vivant". Il aurait constitué un premier état du vivant qui a commencé à sentir, à vivre, sans connaître la vie. Dans cet état, l'être n'objective par son vécu mais coïncide avec lui. Il est parfaitement unifié. L'animal ou le très jeune enfant peuvent nous suggérer dans quelle direction il faut chercher ce type d'existence, prélude à la vie humaine. Pour Maine de Biran, il resterait sous-jacent à la vie consciente et chacun peut le retrouver dès lors que l'effort s'abolit. Il s'agit d'un inconscient normal ou de constitution, soubassement de la vie humaine ordinaire.
Ainsi, pour Maine de Biran, une perception consciente procède de deux sources distinctes. D'une part, il faut que l'organe des sens fonctionne, soit impressionné, et que cette impression soit transmise au cerveau. Mais à ce trajet ascendant doit s'articuler un mouvement en quelque sorte descendant qui n'émane pas de la périphérie du corps mais de l'exercice du vouloir. Le vivant est donc "simple dans l'animalité, double dans l'humanité 1 ".
La conscience du sujet émerge en même temps que celle de l'objet. Un être englué dans ses impressions manque de recul pour les penser mais aussi pour se penser. Il est incapable de dire je. C'est la même distance qui engendre la connaissance de la chose et la conscience de lui-même. La spontanéité heureuse ignore l'objet mais s'ignore elle-même.
Cette conscience de soi naît du conflit. En effet, l'objet qu'elle nous révèle c'est initialement l'obstacle qui nous résiste et auquel nous joignons toutes les sensations que cet obstacle nous envoie. Il n'y a pas de solution de continuité entre ce qui s'oppose à moi et ce qui, seulement, se distingue de moi. L'objet n'est que l'obstacle atténué, intellectualisé et sa neutralité est lourde d'une opposition virtuelle sourdement pressentie. Et pourtant, cet autre que moi est aussi mon être propre puisque, dans la sensation, je n'atteins pas une hypothétique chose en soi mais le phénomène. Or le faisceau d'états de conscience qui le constitue est une partie de moi-même. Ce n'est que pour une conscience qu'il y a dureté et mollesse, couleurs, saveurs et sons. Dans la perception, je construis un objet extérieur à partir de ces états internes en le projetant dans l'espace. S'il en est ainsi, le sujet n'affronte pas l'objet comme une chose étrangère : l'opposition est interne à la conscience même. Poser que toute conscience est conscience d'objet revient donc à affirmer que toute conscience est clivée, déchirée. La guerre d'où procède sa lumière n'est pas un conflit contre l'extérieur : c'est une guerre intestine. Toute conscience est par essence une conscience malheureuse car elle témoigne d'une unité perdue.
Ce clivage de l'être, déjà amorcé sur le plan élémentaire du toucher se poursuit au niveau des perceptions plus complexes : c'est le cas de la vision.
Perception et décentration
Piaget constate qu'un enfant ne recherche pas un objet disparu à ses yeux avant 9 ou 10 mois, même s'il est à portée de sa main 2. L'expérimentateur enlève à l'enfant un bibelot suscitant son intérêt et le place à faible distance pour qu'il puisse être vu et saisi. L'enfant s'en empare à nouveau. Le psychologue refait l'expérience en interposant un écran entre l'enfant et la chose de telle sorte que cette dernière ne puisse être vue. L'enfant est incapable de passer la main derrière l'écran pour la prendre. Comment interpréter ce fait ?
Contrairement à l'adulte, le très jeune enfant ne réfère pas son tableau perceptif à une chose conçue comme un invariant dans l'espace. Pour employer le langage de Husserl, le tableau perceptif n'est pas conçu comme une esquisse (abschattung) de la chose. Sans doute il peut être reconnu, regretté, parfois attendu. Mais l'enfant ne vise pas à travers lui une réalité indépendante ; son univers initial est un monde de tableaux perceptifs qui apparaissent et disparaissent capricieusement. Et c'est pourquoi l'objet masqué par l'écran n'est pas considéré comme existant ailleurs mais véritablement annihilé. Corrélativement, il ne pense pas un espace contenant les objets et, parmi eux, son corps.
Un objet, en effet, ne peut pas être vu "dans sa vérité". Je ne puis percevoir simultanément les six faces d'un cube. L'objet n'est donc pas vu mais seulement conclu. Percevoir le cube comme un objet c'est pouvoir évoquer, au moment même où je l'appréhende en perspective, les faces que je ne vois pas et par conséquent prendre conscience du caractère partiel de ma vision par rapport à la richesse de l'objet, source foisonnante d'esquisses innombrables. Pour cela, il faut imaginer l'objet vu d'ailleurs c'est-à-dire une autre position dans l'espace. Or, cette attitude implique une rupture de spontanéité. En effet, il faut cesser d'adhérer au donné pour situer l'esquisse de l'objet dans un éventail d'esquisses et par conséquent on doit, par la pensée, déserter le vécu ; sur son seul plan, en effet, une seule esquisse est donnée à la fois. C'est parce qu'il est incapable de cette décentration que l'enfant, au-dessous de 9 mois, prisonnier d'un seul tableau perceptif, ne pense pas l'objet. Il accorde une valeur absolue à sa vision sans soupçonner son caractère relatif. Mais lorsqu'il se décentrera, il commencera à sortir de lui-même.
Cette évolution qui conduit l'enfant de l'égocentrisme initial à une vision objective du monde et de son propre corps est très complexe. Piaget en a décrit minutieusement les étapes. Mais il suffit à notre propos d'en préciser le terme.
La rupture d'adhérence à soi, esquissée au tout début de l'acte perceptif, devient alors totale : non seulement le sujet percevant imagine d'autres perceptions liées à d'autres positions que la sienne propre, mais il évoque lorsqu'il pense l'objet l'ensemble de ces perceptions et de ces positions. Alors, la perspective actuelle n'est plus indûment privilégiée mais considérée comme une des perspectives possibles ouvertes par l'infinie richesse de l'objet. L'esquisse, pensée comme simple esquisse, est située dans un contexte que la pensée embrasse et par là même relativise. Dans la pensée achevée de l'objet, je sors de moi pour assigner à ma vision des choses sa place et sa valeur exacte.
Alors l'enfant commence à se considérer de l'extérieur : le corps propre n'est plus ignoré et la perspective qu'il ouvre indûment privilégiée. L'enfant apprend à se considérer comme un objet dans le monde des objets. Il peut se représenter ses propres déplacements comme s'il les voyait de l'extérieur. On voit donc que la croyance en la permanence de la chose reste suspendue à la sortie de soi. Dans la perception achevée, on assiste à un véritable retournement de l'univers initial de l'enfant : à des tableaux mouvants centrés sur son activité propre, inconsciente d'elle-même, succède un monde d'objets subsistant en soi, coordonnés entre eux et englobant le corps à titre d'élément. La perception esquisse le processus de décentration.
La science le prolongera. L'objectivité scientifique ne se fonde pas plus que la perception sur la révélation d'une chimérique chose en soi. Elle a pour base une théorie mathématique qui permet de prévoir et de calculer les phénomènes observables pour n'importe quel observateur, dans n'importe quelles conditions. Elle accomplit l'altérité naissante de la perception.
Conscience et altérité
Ainsi, les concepts d'objet, de sujet, d'espace, de clivage intérieur sont corrélatifs. Ils constituent les aspects nécessairement liés d'une même expérience : la naissance de la conscience. Celle-ci s'enracine dans la perception qui contient déjà, à l'état d'ébauche, tous les traits de la conscience accomplie.
Celle-ci, en effet, est principe d'altérité. Je me sais joyeux ou triste, dynamique ou découragé. Si je suis quelque peu psychologue, je pourrai systématiser ces constats sur moi-même et chercher à définir mon caractère : je me dirai sentimental, flegmatique ou nerveux. Mais cet effort pour connaître ce que je suis enveloppe une contradiction. Si par exemple je me juge un sentimental de la caractérologie c'est qu'au fond je ne suis pas essentiellement un sentimental. Car le regard que je porte sur ma nature échappe à cette nature. Or ce regard est une partie de ma personne. De même que l'il ne peut se voir lui-même mais contemple un au-delà des yeux, le je se distancie des déterminations par lesquelles il prétend se penser. Par la conscience que je prends d'un état mental, je m'en détache ; je suis ailleurs, au-delà. Je le pose comme un objet ; or l'objet, avons-nous vu, c'est l'autre, le non-moi. Par là même, je le nie comme m'appartenant.
Sartre a bien vu dans cette négation de la nature par l'esprit qui l'observe l'acte constitutif de la conscience. Toute conscience en effet est par nature séparante. De même que dans la perception, l'il qui adhère à un tableau ne le voit pas, un être qui coïnciderait pleinement avec son vécu ne pourrait le connaître. Etre conscient, c'est d'abord être distant ; je saisis l'unité du tableau dans la mesure où je prends à son égard un recul convenable ; de même, j'ai conscience de mes états mentaux lorsque je m'en distingue pour les penser. C'est pourquoi, à l'inverse de la chose qui est ce qu'elle est "l'être de la conscience ne coïncide pas avec lui-même dans une adéquation plénière 3 ". Il n'y a de présence à soi que pour un être déjà clivé, séparé de lui-même. " la présence à soi suppose qu'une fissure impalpable s'est glissée dans l'être. S'il est présent à soi, c'est qu'il n'est pas tout à fait soi. La présence est une dégradation immédiate de la coïncidence car elle suppose la séparation 4 ". Sartre appelle néant cette mise à distance à l'occasion de laquelle se constitue la conscience. "Être pour le pour soi, c'est néantiser l'en soi qu'il est 5 ". Toute conscience enveloppe donc une affirmation d'altérité :
""l'Autre" platonicien... qui ne peut être saisi que "comme un rêve" "qui n'a d'être que son être autre, c'est-à-dire qui ne jouit que d'un être emprunté, qui, considéré en lui-même, s'évanouit et ne reprend une existence marginale que si l'on fixe ses regards sur l'être, qui s'épuise à être autre que lui-même et autre que l'être"... ne saurait être que la conscience. Car l'altérité est en effet négation interne et seule une conscience peut se constituer comme négation interne 6".
Le temps objectivé
Toutes nos expériences se déroulent dans le temps et chaque vécu a nécessairement une dimension temporelle. Le temps est, comme Kant l'a montré, "la forme du sens interne". Notre aperception du temps revêt, habituellement, les caractères de la conscience ordinaire. Ainsi, dans l'effort de mémoire, je prends un recul à l'écart de ma temporalité pour la considérer en quelque sorte de l'extérieur comme autrui pourrait l'appréhender. C'est pourquoi Pierre Janet a soutenu que la mémoire humaine est une mémoire sociale et implique la possibilité d'un récit 7. La pensée du temps, en effet, a commencé à se former lorsque la sentinelle a dû rendre compte de sa mission au chef. Il a fallu, pour cela, qu'elle se distancie de son histoire personnelle et la considère comme n'importe quel autre, le chef en l'occurrence, pourrait l'appréhender. A l'occasion de ce recul, la sentinelle objective sa durée et découvre l'ordre causal des événements qui la constituent. Cet ordre fonde un discours cohérent car il exprime les relations logiques d'antériorité temporelle qui structurent ce temps objectivé.
Celui-ci implique l'espace. En effet, il n'y a d'ordre pensable qu'entre des termes fixes et distincts, ce qui implique la schématisation du temps par une ligne 8. Et de même que pour apercevoir la ligne, je dois la survoler, pour objectiver ma vie je dois m'en distancier : étranger à moi-même, je contemple en spectateur, ma naissance, le déroulement de ma vie, ma mort et je situe cet épisode minuscule dans l'immensité du temps.
Une conscience sans objet : l'intuition de la durée
Bergson a décrit sous le nom de durée une expérience du temps toute différente 9. Lorsque nous entendons les dernières notes d'une phrase musicale, le souvenir des premières n'est pas aboli : au contraire, notre conscience les présentifie au moment même où la phrase musicale s'achève, et c'est pourquoi celle-ci est appréhendée comme un bloc qualitatif semblable à l'unité organique d'un être vivant. Le passé n'est donc pas saisi hors du présent et distinct de lui, tel un point sur une droite est séparé d'un autre point, mais comme constitutif de ce présent même. Il n'est pas visé par la conscience comme passé et projeté à ce titre dans un en deçà du présent ; au contraire il s'y mêle, se fond en lui, sans quoi nous n'appréhenderions plus l'unité mélodique de la phrase musicale mais un simple égrènement de notes. Cette expérience, facile à découvrir si on coïncide avec elle, ne peut être objectivée : il est en effet contradictoire d'énoncer que mon passé est présent ou que les points de la ligne, bien que distincts, interfèrent entre eux.
On peut vérifier par une autre approche cette impossibilité fondamentale de penser la durée comme un objet. Elle est, en effet, essentiellement mobile. L'instant le plus court n'est pas, à proprement parler : il passe. Or un passage ne peut être saisi de l'extérieur : on l'éprouve ou on le manque. On peut déjà le vérifier au simple niveau du déplacement d'un mobile dans l'espace. Bergson a montré que son mouvement est reconstruit par la mémoire qui articule à la perception du mobile dans une position donnée le souvenir de ce qui a précédé. Sans cette synthèse du temps opérée par l'esprit, il ne saurait y avoir d'expérience du mouvement. Car dans le seul espace, il n'y a que des positions et sur une position, le mobile est arrêté. Ce qui est vrai d'un mobile dans l'espace l'est, à fortiori, de la source de toute mobilité, notre durée intérieure : on ne peut se la représenter à distance, mais seulement coïncider avec sa mouvance.
Cette impossibilité d'objectiver la durée ne procède pas d'un accident historique comme l'a soutenu Bergson. Ce n'est pas parce que l'Homo faber a précédé l'Homo sapiens que l'intelligence, "lestée de spatialité", ne peut appréhender la durée. L'espace est, en effet, comme on l'a vu, le corrélât nécessaire de l'objet. Son intrusion dans la pensée n'est pas le résultat d'une habitude ancestrale mais atteste la structure de la conscience. C'est donc un empêchement essentiel qui interdit de penser la durée comme un objet. Elle ne peut être appréhendée qu'à la faveur d'une coïncidence, d'une immédiation qui exclut distance et altérité. Bergson désigne sous le nom d'intuition cette épreuve directe : "penser intuitivement, c'est penser en durée 10". L'intuition est donc une conscience sans objet.
La durée est le dénominateur commun d'expériences apparemment disparates, et constitue une même clé pour les déchiffrer. Nous en donnerons deux exemples : la formation des habitudes supérieures et la nature de l'activité mystique en Orient et en Occident.
Apprentissage et maîtrise
La formation des habitudes supérieures implique toujours un passage du temps géométrique à la durée. Un sportif confirmé, une danseuse, éprouve leur geste bien maîtrisé comme une unité qualitative, une forme (gestalt) indécomposable. Cette forme est une structure temporelle, une mélodie kinétique. Elle est saisie intuitivement dans sa globalité, de même que le musicien saisit un accord. Mais le regard réflexif porté sur le mouvement par le débutant qui veut l'apprendre en disloque la mouvance et l'émiette en positions géométriquement définissables. Le novice n'appréhende pas le mouvement en musicien mais en géomètre : il le voit de l'extérieur et cherche à déterminer ses coordonnées et un ordre des positions. Au début de l'apprentissage il reste en dehors du mouvement authentique et dissèque seulement son cadavre. Il est en effet impossible, comme on l'a vu, d'objectiver la mobilité, essence du mouvement, sans la tuer. L'expert coïncide avec cette mouvance et la vit, l'apprenti le considère du dehors et appréhende seulement sa trajectoire morte. Tout apprentissage moteur est un va-et-vient entre ces deux expériences : il doit réussir une transmutation d'une conception géométrique du mouvement à son intuition musicale.
Cette transmutation accomplie, le mouvement perd ses caractéristiques objectives et spatiales. La danseuse se laisse porter par le rythme de la musique et ignore la configuration géométrique de ses pas. Un champion sportif "sent" son geste mais est souvent incapable de l'analyser pour le transmettre. On peut savoir faire un nud sans pouvoir se le représenter, se diriger dans un labyrinthe sans être capable d'en faire le plan. Un conducteur expérimenté effectue les gestes efficaces sans imaginer leur trajectoire. Je peux sentir une faute de français sans pouvoir justifier ma correction par une référence grammaticale ou une règle de syntaxe. Ces exemples confortent le même constat : tout savoir-faire accompli se déploie sur le plan qualitatif de la durée. Le temps n'est plus objectivé : il n'y a pas prévision d'un but et pensée d'un ordre des moyens en vue de l'atteindre. L'activité se développe de façon autonome sans collaboration de la volonté. L'analyse de l'acte en moments séparés, reliés entre eux par des rapports de cause à effet, n'est qu'un échafaudage externe, toujours provisoire, nécessaire au seul apprentissage. Celui-ci est fondamentalement un passage du géométrique au musical.
Ce serait une erreur de réduire l'acquisition de ces habitudes supérieures à un mécanisme. Un mécanisme en effet est rigide et répétitif. Une habitude supérieure au contraire témoigne d'une intelligence : elle est source d'adaptation et d'invention. Un escrimeur confirmé ajuste sa tactique de combat aux mouvements de l'adversaire. Mais il le fait spontanément, sans réflexion ni calcul. L'esprit est toujours là puisqu'il y a réponse harmonieusement adaptée à des situations nouvelles ; mais il ne dirige pas le corps de l'extérieur et s'est en quelque sorte incarné : la main est devenue intelligente. On peut dire la même chose de toute aptitude gestuelle, du talent oratoire, de la maîtrise d'une langue étrangère. L'attaque définitive de l'escrimeur qui conclut le combat à son avantage, la formule qui fait mouche dans un débat public, le choix de l'expression exacte dans une traduction sont les résultats d'une intelligence inconsciente qui uvre au service de l'agent en lui, sans lui et pour lui. Ainsi, dans la création des habitudes supérieures, la volonté crée "une seconde nature" qui prend en charge ses fins mais déserte sa méthode : représentation d'un ordre temporel pour atteindre une fin.
Une voie vers le zen : la maîtrise d'un art
C'est pourquoi la maîtrise d'un art est le chemin privilégié par les doctrines qui proposent la spontanéité comme idéal de vie. C'est le cas du bouddhisme zen pour lequel, l'escrime, le tir à l'arc, la peinture Sumiye constituent des voies spirituelles.
Ainsi, le maître Takuan conseille à un escrimeur, son disciple, de conserver sans cesse un esprit "fluide 11 ". Car s'il s'arrête de couler, c'est le signe qu'il est entravé et le guerrier est alors en danger de mort. Par fluidité de l'esprit, il faut entendre une spontanéité efficace en vertu de laquelle l'escrimeur vit ses gestes c'est-à-dire coïncide avec leur essence mobile, sans les figer par la considération réfléchie de leur trajectoire. Il s'identifie alors à ce que Bergson appelle le "se faisant" du mouvement, le progrès. Le contraire de cette fluidité est l'objectivation du devenir : la pensée anticipatrice le fractionne alors en étapes ordonnées entre elles en fonction d'un but. Ainsi, l'escrimeur prévoit que telle feinte prépare telle attaque. Mais cette réflexion peut le rendre extérieur à l'acte et pétrifier le mouvement comme on le voit chez les débutants, gauches par souci démesuré de contrôle. C'est pourquoi dans l'escrime inspirée par le zen, l'esprit ne doit ni hésiter, ni interrompre le mouvement, ni s'interposer. Le geste doit jaillir immédiatement, "comme le son lorsqu'on tape des mains, comme l'étincelle du choc de deux silex". On aurait tort de considérer ces images comme une simple apologie de la rapidité. Ou du moins, la rapidité est seulement un signe : elle indique la parfaite coïncidence de l'agent avec son acte.
C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre l'aphorisme selon lequel "être délivré de l'idée de la mort est l'ultime secret de l'art de l'épée". Si le maître Zen avait seulement voulu dire que la peur paralyse et qu'il convient de l'éviter, l'observation serait des plus banales et le conseil verbal. Plus profondément, il faut comprendre que la peur de la mort est un indice : elle témoigne que le temps cesse d'être naïvement vécu, qu'il est étreint dans la totalité de son cours par la pensée. Car il faut bien prendre quelque distance à l'égard de la durée pour en prévoir le terme. La simplicité native commence alors à se fêler, et l'animal, qui lui, ignore sa mort inéluctable, fait place à l'homme. Mais cette conquête de la réflexion a sa rançon : considéré de l'extérieur, le mouvement est réduit à la trajectoire. L'agent n'accède plus à sa réalité ; il en donne une reconstitution artificielle et figée. Il devient un "pharisien de l'acte" car il est maintenant étranger à son essentielle mobilité. Et, bien sûr, l'inefficacité et la maladresse s'ensuivent nécessairement. Le guerrier sera alors tué, non pas parce qu'il craignait la mort, mais parce qu'il pensait le temps au lieu de le vivre.
On peut le vérifier dans l'apprentissage du tir à l'arc. Dans le récit qu'Herrigel 12 donne de son initiation, le maître lui recommande inlassablement de se libérer de l'intention. Une intention consiste à se proposer un but et à agencer pour l'atteindre les moyens nécessaires. Elle suppose donc la pensée réfléchie d'un ordre du devenir. Mais affirme le maître, "l'art véritable est sans but, sans intention. Plus obstinément vous persévèrerez à vouloir apprendre à lâcher la flèche en vue d'atteindre sûrement un objectif, moins vous y réussirez, plus le but s'éloignera de vous. Ce qui pour vous est un obstacle, c'est votre volupté trop tendue vers une fin 13 ".
On retrouve dans les autres arts inspirés par le zen cet idéal d'un mouvement qualitatif, globalement appréhendé, étranger à l'opposition nette d'un avant et d'un après. C'est le cas de la peinture Sumiye. Il s'agit d'un croquis en noir et blanc. L'encre est constituée de suie et de colle et le pinceau est fait en sorte qu'il contienne une grande quantité de liquide. Le papier utilisé est mince et absorbe beaucoup d'encre. L'inspiration doit être transmise dans le plus bref délai possible. Si le pinceau s'attarde trop longtemps, le papier est transpercé. Les lignes doivent être le moins nombreuses possible : seules celles qui sont absolument nécessaires doivent être indiquées. Contrairement à la peinture à l'huile où les couleurs peuvent être modifiées en fonction de la pensée de l'ensemble, les traits exécutés sont indélébiles et irrévocables. L'artiste doit suivre son inspiration d'une manière absolument spontanée, dans l'instant même où elle apparaît, sans hésiter ni réfléchir. Le moindre arrêt produirait une irréparable catastrophe. Il ne peut y avoir entre la conception et la réalisation "l'épaisseur d'un cheveu" et la spontanéité créatrice doit se déployer librement. Comme dans l'art de l'épée, le peintre coïncide avec le mouvement exécuté ; il le vit mais ne le pense pas et reste étranger à sa planification. Si la logique ou la réflexion se met entre le pinceau et le papier, tout l'effet est gâché.
Le satori est l'expérience de la durée
Cependant, pour le zen, l'excellence dans un art ne constitue pas une fin ; elle est seulement une voie vers l'expérience libératrice, le satori. Celui-ci est informulable mais on peut toutefois le cerner en précisant ses principaux effets.
Il est essentiellement épreuve du présent. Mais ce concept échappe à toute détermination ontologique car il n'y a pas d'atome de temps ni d'arrêt dans le perpétuel devenir. Le sens du présent ne peut être que psychologique : le présent est la portion de temps vécue comme présent parce qu'elle reste étrangère à la distinction de l'avant et de l'après. C'est ce qu'on éprouve en écoutant un air de musique connu ou en effectuant un geste bien maîtrisé. Ces deux expériences sont lourdes d'un passé, mais celui-ci n'est pas visé comme passé mais présentifié. Ainsi, lorsque le zen recommande de vivre dans le présent, il se réfère implicitement à l'épreuve de la durée.
Dans cette expérience, de même que le passé n'est pas visé comme passé, le présent n'est pas explicitement pensé comme présent. Pour cela en effet, on devrait en sortir par l'imagination, le comparer au passé qui n'est plus et à l'avenir qui n'est pas encore, le situer dans une perspective temporelle plus large. Bref, il faudrait objectiver le temps au lieu de le vivre ; or la durée est le temps vécu. On comprend par-là pourquoi les maîtres zen tournent parfois en dérision l'entreprise délibérée de vivre "ici et maintenant" : "elle pue le zen". En effet, celui qui vit authentiquement dans le présent l'ignore.
Il s'ignore aussi lui-même. En effet, la conscience du sujet est, comme on l'a vu, corrélative de celle de l'objet. Ainsi, l'émergence de l'ego est la conséquence inéluctable de l'objectivation du temps lorsque, spectateur de moi-même, je me dédouble pour contempler à distance le panorama de ma vie. Le retour à la durée vécue doit donc consacrer l'abolition de cette dualité. Le satori est l'expérience d'une restauration de la simplicité native. Celui qui, agissant, coïncide avec son action même ne se regarde pas en train d'agir. C'est là pour le zen la pureté de l'esprit. L'escrimeur identifié au "se faisant" du geste n'a pas de recul pour le juger trop gauche devant un adversaire plus expérimenté. L'état de non égo condition de l'efficacité gestuelle est la conséquence de l'adhésion sans le moindre recul à la mouvance de la durée. Aussi, pour le zen, le véritable esprit est Wu Hsin, l'absence d'esprit. 14 Elle doit être comprise comme absence de prise de conscience de soi. L'esprit fonctionne alors librement sans qu'une sensation d'esprit second vienne l'entraver. Dans cette perspective l'idéal volontaire de prévision et de contrôle est dénoncé comme une faute. Et c'est pourquoi le maître de Herrigel le conseille ainsi :
"Ne pensez pas à ce que vous avez à faire, ne réfléchissez pas pour savoir comment il faut s'y prendre Le coup n'a l'aisance requise que lorsqu'il surprend le tireur lui-même Il faut que la corde ait l'air de trancher subitement le pouce qui la retient. Il ne faut donc pas que vous ouvriez intentionnellement la main droite 15".
L'homme mûr doit retrouver la spontanéité des premières années de sa vie. Et c'est pourquoi le maître propose l'enfant à Herrigel comme un parfait modèle :
"Il faut que vous teniez la corde tendue comme un enfant tient le doigt qu'on lui offre. Il le tient si fermement serré qu'on ne cesse de s'émerveiller de la force d'un poing si menu. Et, quand il lâche le doigt, il le fait sans la plus légère secousse. Savez-vous pourquoi ? Parce que l'enfant ne pense pas, par exemple, maintenant je vais lâcher ce doigt pour saisir cette autre chose C'est bien plutôt sans réflexion et à son insu qu'il passe de l'un à l'autre 16"
On sait que l'effort est source du clivage de la conscience ordinaire. C'est pourquoi l'expérience du satori exclut l'effort. Ainsi, Lin Chi, fondateur de l'école Rinzai, reproche à ses étudiants de ne pas se faire confiance et de rechercher laborieusement ce qu'ils n'ont pas perdu. Certes la vie spirituelle exige du courage, mais c'est le courage de "s'en remettre" sans hésitation de "faire absolument confiance en la spontanéité naturelle qui est l'esprit du Bouddha 17 ". Il insiste sur l'importance de la vie naturelle libérée de toute contrainte. Car "il n'y a pas de place dans le bouddhisme pour l'effort 18 ".
L'effort est essentiellement l'expérience de ma causalité propre. Sa suppression abolit donc ce sentiment. C'est pourquoi lorsque Herrigel réussit à tirer dans l'état d'esprit requis, son maître constate : "quelque chose vient de tirer". Et, ajoute-t-il : " Cette fois vous teniez complètement oublieux de vous-même, sans aucune intention dans la tension maxima, alors, comment un fruit mûr, le coup s'est détaché de vous 19 ". De même, dans l'escrime inspirée par le zen, le combattant éprouve que la main seule guide l'épée ; et la peinture Sumiye, aux antipodes de la volonté, s'apparente à l'écriture automatique.
Dans ce contexte, la réussite est comparable à un processus biologique qui s'accomplit en nous, pour nous, sans nous. Sans doute, le débutant est-il obligé d'apprendre le geste et pour cela de le fragmenter en ses composantes élémentaires. Mais il y a une radicale discontinuité entre les indispensables exercices préliminaires et leur fin : le mouvement accompli. En effet "ces morceaux de gestes" n'en sont pas les parties réelles car le mouvement a une unité indissociable comme une phrase mélodique : ce sont seulement des parties de la trajectoire. La synthèse de ces parties permet de reconstituer la trajectoire totale, mais comme on l'a vu, le geste qui est du "se faisant" est distinct de la trajectoire qui est "du tout fait". Et pourtant, après un temps plus ou moins long, le geste est acquis. Il n'y a cependant aucun lien de causalité intelligible entre l'apprentissage et son résultat, entre l'effort et l'essor 20. C'est pourquoi il est vain de s'évertuer à l'obtenir mais, tout en s'entraînant de son mieux, il faut l'attendre comme une grâce. "Que dois-je donc faire ?" demande Herrigel au maître. "Apprendre à bien attendre 21 " répond celui-ci. Le secret d'un entraînement efficace est donc l'esprit de prière.
Il n'est donc pas surprenant que le satori s'accomplisse dans une expérience mystique de type panthéiste. En effet, la suppression de l'ego abolit le dualisme : je ne me perçois plus comme un sujet distinct de l'objet. Ce n'était qu'au terme du processus d'objectivation, enraciné dans la perception naissante, que le monde m'apparaissait autre. L'abolition de cette altérité ouvre la voie à une identification à l'univers. C'est là la raison profonde de l'impression de communion avec son principe, maintes fois décrite par ceux qui ont accédé au satori.
Expérience de la durée improprement désignée comme vie au présent, refus du contrôle réflexif et apologie de la spontanéité enfantine, suppression de l'effort et de l'ego, son premier fruit, identification au principe de l'univers, tous ces caractères du satori s'impliquent mutuellement comme les conséquences nécessaires d'une essence psychologique. Celle-ci, indépendante des conditions culturelles et historiques, peut s'actualiser dans des contextes différents.22 C'est le cas, dans le christianisme, de l'activité mystique décrite par les quiétistes.
Le quiétisme
On retrouve dans le quiétisme comme dans le zen la recommandation de se cantonner au présent. "Les enfants de Dieu" écrit Fénelon, ".... sont sans desseins... leur âme use toujours de la lumière naturelle ou surnaturelle... du moment présent 23". Molinos conseillait de ne penser ni à la récompense ni à la punition, ni au paradis ni à l'enfer, ni à la mort ni à l'éternité 24. Ces propositions avaient, en leur temps, scandalisé ses juges du tribunal de l'inquisition : ils n'avaient pas compris que leur inspiration n'était pas une hérésie théologique mais une expérience psychologique. Vécu dans son fond comparable à ce qu'est, dans le zen la vie "ici et maintenant". Dans une perspective analogue, Madame Guyon écrit "... qu'il faut laisser le passé dans l'oubli, l'avenir à la providence et donner le présent à Dieu ; nous contenter du moment actuel, qui nous apporte avec soi l'ordre éternel de Dieu sur nous 25 ".
Elle oppose les "mouvements naturels" à ceux que Dieu imprime en elle. Les premiers sont les actes de la volonté propre qui les prévoit et les prépare par l'exercice du jugement. Mais les mouvements que Dieu donne à l'âme sont étrangers à toute réflexion :
"... ils ne sont précédés ni de vues, ni de pensées, ni de rien d'extérieur .ils ne sont précédés de rien Je ne puis sur des choses de cette nature user de retour, voir si les choses sont ou ne sont pas, avoir nulle pensée que celle que l'on me fait avoir ; parce que mon âme est vide, non seulement des mouvements propres, mais de plus des pensées et réflexions, car elle ne pense rien du tout et dit les choses comme un enfant, 26 sans savoir ce qu'elle dît, ni même souvent sans s'apercevoir qu'elle le dit, de sorte que lorsqu'on lui demande ce qu'elle a dit, elle reste surprise et comme étonnée sans le comprendre 27"
Cette abolition de la réflexion dans la vie spirituelle se retrouve chez de nombreux auteurs quiétistes. Molinos enseignait que pour progresser dans la contemplation, l'âme doit se dépouiller de l'entendement. La réflexion est un signe d'imperfection et il faut considérer comme une grâce de Dieu l'impuissance à réfléchir 28. Le pèlerin qui va à Rome, écrit-il, ne se dit pas continuellement "je vais à Rome" : il se contente de marcher. De même, il est inutile de faire des actes réfléchis dans l'oraison et même dans la vie. Ces thèmes sont une constante du Quiétisme. Fénelon explique que l'amour mystique regarde vers Dieu et ne se retourne pas sur lui-même. Car la réflexion, loin de renouveler l'amour, interrompt son mouvement simple et direct 29. Il distingue ces mouvements simples et directs, que la mémoire ne retrouve pas, des actes réfléchis dont on se souvient. "Ces actes directs et intimes, sans réflexion, qui n'impriment aucune trace sensible, sont ceux que saint François de Sales a nommés la cime de l'âme ou la pointe de l'esprit." Et il cite la maxime de saint Antoine selon laquelle "l'oraison n'est point encore parfaite quand le solitaire connaît qu'il fait oraison 30 ".
L'abolition de la réflexion libère la spontanéité. Dans l'activité mystique, l'acte n'est pas précédé d'un jugement qui le justifie par une pesée des raisons ; il n'est pas situé dans un ordre temporel comme un moyen de vue d'une fin. Il jaillit d'un fond inconscient. Ainsi, Madame Guyon se fie uniquement à ce qu'elle nomme "simplicité du cur, mise au large". Elle entreprend un commentaire du "Cantique des cantiques". En prenant la plume, elle ne sait rien de ce qu'elle va écrire et rédige avec impétuosité. Elle parvient à terminer son travail en un jour et demi, bien que dérangée par des visites. Elle ne fait pas de plan, ne relit jamais malgré des interruptions continuelles et l'ouvrage achevé, n'y pense plus et ne s'en souvient plus. Bergson a souligné l'efficacité de cette spontanéité intuitive qui trouve la solution avant de l'avoir cherchée. L'âme mystique écrit-il :
"... voit simple, et cette simplicité, qui frappe aussi bien dans ses paroles et dans sa conduite, la guide à travers des complications qu'elle semble ne pas même apercevoir. Une science innée ou plutôt une innocence acquise 31, lui suggère ainsi du premier coup la démarche utile, le mot sans réplique" 32.
Cette spontanéité efficace exclut l'effort et le quiétisme demande d'y renoncer. Il est en effet inefficace et produit même des effets contraires au projet spirituel de l'agent. "Je tâchais à force de tête et de pensées," écrit Madame Guyon "de me donner une présence de Dieu continuelle ; mais je me donnais bien de la peine et je n'avançais guère. Je voulais avoir, par effort, ce que je ne pouvais acquérir qu'en en cessant tout effort 33 ". Il est facile de reconnaître, dans cette recommandation une parenté avec le "lâcher prise" du zen. On trouve d'ailleurs fréquemment chez Jeanne Guyon une expression quasi identique reprise par Fénelon : "laisser tomber".
Puisque la conscience du moi est le fruit de l'effort, son abolition entraîne celle de l'ego. Jeanne Guyon nomme désappropriation cette abolition de la conscience propre comme individualité séparée. Comme l'indique Delacroix, la théorie de la propriété,
"c'est dans un langage théologique ou pseudo¬ théologique, la théorie psychologique de la conscience personnelle se rapportant, groupant sous la forme de la personnalité, les états de conscience, les précisant par ses opérations, les groupant en volitions, c'est le moi comme sujet logique, comme sujet de connaissance, comme sujet d'action, comme principe et cause, comme objet qui se propose à soi-même comme fin en soi. Et toute âme est affectée de ce signe fatal de la propriété naturelle ; elle est elle-même jusqu'à ce qu'elle se soit pleinement anéantie 34"
Cet anéantissement prépare à l'identification à Dieu. Madame Guyon en a précisé les étapes. Au début l'âme se soumet avec joie à la direction divine, mais elle garde le sentiment d'une certaine altérité entre elle et Dieu. Mais dans l'union accomplie, il n'y a plus de volonté propre à soumettre ; elle a disparu absorbé dans le vouloir divin : Dieu agit en nous, sans nous. L'individualité est définitivement abolie et le mystique éprouve son identité à Dieu. Dieu est alors si consubstantiel à l'âme que celle-ci ne prend pas plus conscience de l'union que nous ne pensons à l'air que nous respirons. Alors l'âme est à Dieu ce que le bois est au feu
"qui lui enlève son humidité, sa verdeur, sa nature grossière et... le rend plus chaud, plus ardent et l'identifie à son essence. Lentement, le bois se rapproche de l'espèce du feu : ainsi il perd de plus en plus sa dissemblance, et finalement en peu de temps, le feu enlève au bois sa propre matière ; le bois devient feu, et on ne peut plus le comparer au feu suivant la ressemblance ou la dissemblance, car il est devenu feu, il n'a plus rien de propre, il est un avec le feu 35".
L'âme déiforme n'est plus que "le lieu anonyme de l'opération divine 36 ". Par-là, l'expérience mystique s'apparente au sentiment de communion avec le principe de l'univers propre au satori 37.
La volonté antinomie de l'expérience mystique
L'expérience mystique se situe aux antipodes de la pensée objective. Elle est aussi l'antinomie de son incarnation dans l'action : la volonté.
Vouloir consiste, en effet, à se déterminer par des raisons. Un acte est volontaire lorsqu'il a été préalablement justifié, puis choisi en raison de sa légitimité : un ouvrier effectue son geste en se soumettant aux critères techniques du métier, l'agent moral accomplit une action pour le motif qu'il la pense bonne. L'araignée, au contraire, ne se pose pas de questions sur la pertinence des moyens et la valeur de la fin de la construction de sa toile. "Raison d'agir et rationalité du moyen d'agir 38 " la volonté enveloppe donc un jugement et, par conséquent, une réflexion et un recul.
Ces raisons sont objectives : elles exigent que nous nous placions au point de vue de l'autre. Ainsi, Kant a montré que l'agent moral constitue la maxime de son action en loi, c'est-à-dire ne choisit pour lui que ce qu'il peut vouloir pour tous : il repoussera une fausse promesse parce qu'elle ne saurait constituer, sans contradiction, la règle des rapports humains. Il pousse donc la décentration à sa limite extrême pour épouser une perspective universelle.
Cette obéissance à la loi mortifie la nature : l'effort contre une partie de soi-même est un lieu commun de la réflexion morale. Elle consacre l'autonomie du moi et le clivage de l'expérience.
La volonté ordonne l'action dans le temps. Ainsi l'architecte, comme l'a souligné Marx, à la différence de l'abeille la plus experte porte d'abord la maison dans sa tête 39 : la toiture d'une maison sera construite après les murs, ceux-ci après les fondations etc. La prévision ordonnée des étapes à franchir s'articule au souvenir des étapes passées. Elle implique une distanciation à l'égard du temps pour s'en donner une vue d'ensemble.
Cette objectivation de la durée est la matrice de la raison et de la volonté qui accomplissent la vie humaine. Mais elle s'étend comme un voile sur "les données immédiates de la conscience" et les masque au regard introspectif. En deçà et, peut-être, au-delà 40 de la deuxième vie, la durée demeure en nous comme le lieu de nos racines. C'est pourquoi on trouve dans le zen de multiples images symbolisant l'illumination comme un retour aux origines. Celui qui a atteint le satori est l'enfant prodigue qui revient au foyer paternel, le voyageur égaré dans la forêt qui retrouve avec joie une piste oubliée. La vie spirituelle selon le zen n'est pas une laborieuse construction mais la redécouverte de notre être profond : nous sommes déjà des bouddhas.
La durée est donc en nous un inconscient constitutif et essentiel à l'inverse de l'inconscient freudien, lié aux seuls aléas de l'histoire personnelle. C'est une terre mal connue où s'enracinent bien des "états modifiés de la conscience" 41. Elle offre à la recherche un vaste domaine à explorer.
Article publié dans la Revue philosophique de la France et de l'étranger, octobre-décembre 2014.
Notes :
1 C'est une formule de Boerhave, citée par Maine de Biran, De la décomposition de la pensée Ed. Tisserand, Oeuvres, t. 3, pp. 77 et 163.
2 Jean Piaget, La construction du réel chez l'enfant, 5éme édition, Neuchâtel 1967-1971, 342 p., chap. I.
3 Sartre, L'être et le néant. Essai d'ontologie phénoménologique. Édition Gallimard, Paris 1949, 2e partie, chap. 1, p. 112.
4 Sartre, ibid., p. 115.
5 Sartre, ibid., 4e partie, chap. 1, p. 494.
6 Sartre, ibid., conclusion, p. 682.
7 Pierre Janet, L'évolution de la mémoire et la notion de temps. Revue des cours et conférences. Boivin. Paris 1928
8 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, chap. 2.
9 Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, chap. 2.
10 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Puf, introduction 2ème partie, p. 30.
11 Daisetz Teitaro Suzuki ; Erich Froom ; Richard de Martino, Bouddhisme Zen et Psychanalyse. Puf 1971 ; p. 25.
12 E Herrigel, Le zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc. Traduit de l'allemand. Dervy-Livres, Paris 1970.
13 Ibid. ; page 46.
14 On peut consulter sur ce point notre travail : Michel Larroque Approches occidentales du bouddhisme zen, chap. 3, L'Harmattan 2003.
15 Herrigel, Ibid. p. 43.
16 Herrigel, Ibid.p.45.
17 Watts Le bouddhisme zen, Paris, Payot 1969, 1é partie, ch. 4, pp. 117,118.
18 Ibid. Il convient de distinguer dans l'effort l'initiative et la poursuite d'une activité (par exemple un entraînement rigoureux) et le souci d'en assurer le fruit. C'est cette préoccupation que condamne le zen. L'effort, en effet, s'il est bien la condition nécessaire de l'essor, dans lequel il est appelé à s'abolir, n'en est pas la condition suffisante. L'agriculteur peine sur son champ mais ensuite il fait confiance à la nature et ne se met pas en peine de vouloir faire germer le blé ou mûrir le raisin. De même, être passif pour le zen ne consiste pas à ne rien faire, mais en agissant de notre mieux, à consentir à ce que les choses se fassent sans nous.
19 Herrigel, Ibid. p. 74.
20 Sans doute, notre argument ressortit à la critique générale de l'idée de cause, inaugurée par Malebranche et reprise par Hume.
21 Herrigel, Ibid., p. 47.
22 Voir : Michel Larroque Volonté et involonté dans la pensée occidentale et orientale, L'Harmattan, 1994.
23 Fénelon, Explication des maximes des saints, article 31, vrai.
24 Actes de la condamnation des quiétistes, proposition 7.
25 Jeanne Guyon, Moyen court et très facile de faire oraison, A. Waren, 2éme édition, Paris 1686. Chap. 6, p. 101.
26 Pour Madame Guyon comme pour le zen, l'enfant est un modèle. En témoignent ces conseils à Fénelon : "Dieu veut de vous quelque chose de simple et d'enfantin, qui réduit l'âme à la candeur et l'innocence première C'est cet état d'enfance qui doit être votre propre caractère, c'est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ou trop enfant". Lettres citées dans : Armogathe, Le Quiétisme, Que sais-je ? Ch. 6, p. 60.
27 Textes cités dans l'ouvrage classique d'Henri Delacroix : Les grands mystique chrétiens, p. 160, notes.
28 Actes de la condamnation des Quiétistes. proposition 10.
29 Fénelon. Mémoire sur l'état passif, dans LL Goré : La notion d'indifférence chez Fénelon et ses sources. Imprimerie Allier, Grenoble 1956, p. 197.
30 Fénelon, Explication des maximes des saints,13, vrai.
31 C'est nous qui soulignons.
32 H. Bergson. Les deux sources de la morale et de la religion. Puf, 1955. Chap. 3, p. 246.
33 Texte cité par Delacroix, Les grands mystiques chrétiens, Alcan 1938, Ch. 4, p. 122.
34 Delacroix, Les grands mystiques chrétiens, p. 233.
35 Tauler, texte cité par Louis Cognet, Introduction aux mystiques Rhéno-Flamandes. Desclée, Paris 1968 ; ch.3, pp. 146, 147.
36 L'expression est de Delacroix.
37 Avec cependant une différence essentielle : le "quelque chose" qui dans le zen prend le relais de l'ego est appréhendé dans la mystique chrétienne comme quelqu'un, objet et source d'amour. Nous laissons de côté ce point fondamental qui n'entre pas dans notre propos actuel.
38 M. Pradines Traité de psychologie, Puf Paris 1946, tome 3, section 3, chap.1.
39 "Mais ce qui distingue dés l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur" (Karl Marx, Le capital (1867), livre 1, 3ème section, ch. 7, trad. J Roy, Paris, Garnier Flammarion 1969, page 139).
40 La lecture des mystiques a suggéré à Maine de Biran l'hypothèse d'une troisième vie, la vie de la grâce, caractérisée par la suppression de l'effort et la restauration de l'unité perdue au cours de la vie humaine.
41 Nous avons proposé, dans cette perspective, une théorie de l'hypnose et états associés : Michel Larroque, Hypnose et autohypnose, L'Harmattan 2011.
Les procédés de relaxation hier et aujourd'hui
Mots clés
Effort, relaxation, tonus résiduel, hypnose, autosuggestion, désensibilisation, prière, training autogène, méditation transcendantale, sophrologie, Jacobson, Coué, japa yoga, nemboutsou, hésychasme.
Résumé
La relaxation permet de modifier le vécu en contrôlant le tonus musculaire. Elle procure un repos profond et, en cas d'épuisement, favorise une récupération rapide. Elle aide à maîtriser l'émotivité et atténue l'anxiété. Les procédés pour agir sur le tonus sont divers : les exercices de Jacobson cherchent à affiner la sensibilité proprioceptive pour repérer et supprimer le tonus résiduel, le training autogène s'applique à produire, par autosuggestion, les effets physiologiques de l'hypnose. Mais un procédé ancestral induisait la sérénité par la répétition passive d'une formule : c'était le cas dans l'Occident chrétien de la prière, en terre d'Islam du dhikr, en Orient du nemboutsou ou du Japa yoga repris actuellement par la méditation transcendantale. Ce procédé de relaxation peut être dissocié du projet mystique où il s'intègre et ouvrir au débutant une voie facile vers la détente.
Article
Le tonus musculaire est une légère contraction du muscle, entretenue par des influx nerveux répétés. Elle ne change pas sa dimension mais, dans la vie de relation, maintient une certaine rigidité musculaire qui permet de conserver la posture. Le tonus accompagne aussi la vie mentale ; nos perceptions, nos pensées et, à fortiori, nos émotions sont solidaires de contractions musculaires : ainsi, la peur est toujours liée à une hypertonie. La relaxation permet d'agir sur les états mentaux en contrôlant le tonus.
Elle exige la collaboration du malade qui doit mettre en uvre la procédure nécessaire pour obtenir l'effet souhaité. Cette prise en charge de soi-même par soi-même, 1 outre les bénéfices spécifiques de la détente, est un premier pas vers l'autonomie du patient ; elle concourt donc au but de la psychiatrie. Elle peut aider le médecin dans le traitement des pathologies anxieuses ou pour éviter des rechutes de dépression. Mais elle permet aussi au sujet normal de contrôler son émotivité, d'atténuer le stress, de récupérer rapidement ses forces, bref d'être maître de lui-même.
Les bénéfices de la relaxation : mise au repos et maîtrise émotive
C'est l'effort qui agit sur les muscles. Il accompagne toujours notre vie consciente 2, qu'il s'agisse de motricité, de perception ou de pensée. Il se traduit par le mouvement dans la vie de relation et en dehors, par le maintien du tonus. L'effort fatigue à la longue et l'agent, pour récupérer, doit suspendre son activité. Mais il ne suffit pas de le décider : le plus souvent les muscles en repos apparent restent contractés. Ce tonus résiduel est source de tension nerveuse et de fatigue ; il interdit une vraie récupération. La relaxation permet de le supprimer. Son premier bénéfice est donc une capacité très efficace de mise au repos. Elle produit une récupération rapide dans des circonstances de surcharge de travail, de problèmes professionnels ou personnels, d'insomnie.
L'impression de repos ressentie au cours de la détente est confirmée par des données objectives. C'est ainsi que l'électromyogramme montre un abaissement très net du tonus résiduel de repos, vécu par le sujet comme une impression de lourdeur et de chaleur dans les membres. L'hypotonie musculaire s'accompagne d'un état hypométabolique corrélatif d'un apaisement du système sympathique. D'autre part, au cours de la détente, la consommation d'oxygène diminue : le rythme de la respiration est deux fois plus lent qu'au repos. Mais le sujet n'est cependant pas essoufflé car il s'agit d'un phénomène naturel qui résulte de la réduction de l'activité métabolique cellulaire 3. La résistance à l'arrivée de l'air dans les poumons est nettement diminuée ce qui autorise des applications éventuelles, en particulier dans le traitement de l'asthme. On note également une diminution du débit cardiaque ainsi que du rythme du cur : cette conséquence de la réduction de la consommation d'oxygène est le signe d'un profond repos métabolique. On constate aussi une diminution de la tension artérielle. La température centrale chute d'environ 0,3°, comme dans le sommeil, ce qui est encore un signe d'hipométabolisme. Et la diminution du taux d'acide lactique dans le sang est plus rapide au cours de la relaxation que dans le repos normal ou même le sommeil. Ainsi, l'impression de repos profond éprouvée par le pratiquant de la relaxation est objectivement confirmée par les données physiologiques. Sur le plan du vécu, le bénéfice d'une vingtaine de minutes de relaxation authentique est comparable aux effets d'une drogue ou d'un médicament euphorisant et relaxant sans en avoir les inconvénients et les dangers.
Un autre bienfait de la relaxation est l'obtention du calme. Le stress, en effet, est toujours lié à des crispations corporelles. L'anxiété ou même une simple inquiétude suscite toujours des réactions musculaires de défense, que cet état soit momentané ou durable, justifié ou névrotique. Il est donc normal que des états fondamentalement caractérisés par l'abaissement du tonus résiduel soient des expériences de calme intérieur.
Emotivité et tonicité ont en effet évolué corrélativement au cours du développement de l'enfant. Le bébé frappe à sa naissance par un état de rigidité extrême qui se conservera pendant au moins trois mois. Parallèlement à cet hyper tonicité, il apparaît sur-émotif. À cette époque, des décharges toniques paroxystiques accompagnent les états de stress liés à la faim ou à l'absence de la mère. Par contre l'apaisement qui suit la tétée, le repos et le sommeil sont caractérisés par l'hypotonie. Cette corrélation initiale entre l'affectivité et le tonus corporel va se moduler au cours de son développement. L'enfant en effet va entretenir un dialogue tonique avec le monde. Au cours de ses expériences dans le réel et de ses rencontres avec autrui, il éprouve des émotions variées qui se traduisent par des alternances diversifiées de tension et de détente. L'éventail des états affectifs est donc initialement lié à la gamme du jeu musculaire : les émotions s'expriment par le corps bien avant de se traduire par les mots. Ce dialogue corporel est repoussé au second plan par l'adulte qui maîtrise le langage et verbalise son vécu. Mais il n'est pas aboli et reste sous-jacent à la représentation intellectualisée de ses rapports avec le monde. Nos craintes exprimées et, plus encore, cachées, s'inscrivent dans le corps par des variations anormales du tonus. C'est pourquoi la relaxation qui l'abaisse et le régularise permet d'atténuer les peurs et d'instaurer la tranquillité.
C'est ce que confirme le tracé électroencéphalographique. On remarque chez un sujet en état de relaxation l'apparition d'ondes alpha. Au fur et à mesure des progrès de la détente l'amplitude de ces ondes augmente et leur fréquence diminue ; parfois apparaissent aussi des séries d'ondes thêta. Ces données constituent le signe objectif du calme car il n'y a pas d'alpha (ou très peu) dans les états anxieux. Dans la plupart des états profonds de relaxation l'alpha persiste après l'ouverture des yeux, contrairement à ce qui se produit habituellement dans le sommeil.
On note également pendant la relaxation une augmentation de la RGP (résistance galvanique de la peau), comme dans le sommeil profond. La RGP diminue au contraire régulièrement dans les états d'anxiété et de stress 4. Mais, dans la pratique d'une méthode de relaxation comme la méditation transcendantale, ce signal objectif du calme augmente bien davantage et beaucoup plus rapidement que dans le sommeil. Le nombre de changements spontanés (en dehors de stimuli extérieurs) de la RGP constitue un bon indice du degré d'anxiété générale. On note en moyenne sur une période de 10 minutes 34 changements pour un sujet normal mais 10 seulement pour un sujet en état de méditation. Les méditants apparaissent donc beaucoup moins anxieux que les autres. Mais ces derniers, après seulement 15 jours d'exercice, parviennent à réduire de moitié leurs changements spontanés de RGP. Il semblerait donc que la relaxation constitue la parfaite antithèse des mécanismes du stress et de l'anxiété :
"L'état de relaxation est avant tout un état anti-émotion, c'en est sa meilleure définition" 5.
La relaxation constitue donc l'arme la plus efficace pour faire face à des situations anxiogènes. Elle peut être d'un grand secours pour l'orateur, l'acteur, le professeur, le sportif en situation de compétition ou encore lors d'un examen médical pénible, avant une intervention chirurgicale redoutée ou une rencontre décisive. En effet, ses bénéfices psychologiques et physiques se prolongent plusieurs heures après l'entraînement. Il est donc possible de se préparer à une situation stressante pour l'affronter avec calme.
La thérapie comportementaliste est allée plus loin dans cette voie : elle a mis au point des stratégies de désensibilisation. Wolpe 6 recommande d'imaginer, en état de relaxation, la circonstance redoutée. Ainsi par exemple le futur orateur, parfaitement détendu par les exercices de relaxation, se représente un auditoire houleux, des contradicteurs agressifs, des moqueries et des insultes. Il s'imagine conservant la sérénité actuellement inscrite dans son âme et dans son corps au milieu de ce vacarme hostile. Il établit donc un lien entre l'expérience du calme et la situation appréhendée. Celle-ci est dissociée de sa conséquence naturelle, la peur, et reliée artificiellement à l'état contraire. Après quelques séances d'entraînement, l'affrontement de la réalité redoutée déclenchera le réflexe de relaxation, authentique réflexe conditionnel 7.
Ainsi, quelles que soient les circonstances, la relaxation est un outil de maîtrise de soi. Elle remplace avantageusement les tranquillisants : naturelle mais aussi efficace, elle n'en présente pas les multiples inconvénients comme l'abaissement de la vigilance ou l'accoutumance. Elle est cependant difficile à mettre en uvre. Un sujet épuisé et angoissé ignore en effet les tensions musculaires responsables de sa fatigue et de son stress. Il ne peut pas les supprimer puisqu'il ne les perçoit pas. L'exhortation à se détendre n'est donc pour lui qu'un conseil verbal : la relaxation doit être apprise. Comment ?
La méthode de Jacobson et le training autogène.
La méthode de Jacobson se propose d'apprendre au patient à repérer les crispations musculaires initialement inaperçues. Pour ce physiologiste américain la médiation de la relaxation est l'affinement du sens musculaire. En effet, un entraînement progressif permet de discerner les tensions initialement inaperçues par un sujet non exercé. Pour lui apprendre à les repérer il faut aiguiser son discernement proprioceptif par des exercices gradués. C'est ainsi que le sujet est invité à contracter un muscle et à prendre conscience de la tension corrélative de cet effort. Il devra ensuite produire des contractions de plus en plus légères pour s'habituer à percevoir des tensions de plus en plus ténues. Il est ainsi conduit à affiner peu à peu son sens musculaire jusqu'à percevoir le tonus résiduel d'un muscle apparemment en repos. Lorsque cette tension est décelée il est facile de la supprimer. Jacobson propose un entraînement planifié dont le but est de discerner le tonus résiduel dans tous les groupes musculaires du corps.
Les derniers exercices consistent à repérer et à réduire les contractions musculaires concernant les muscles des yeux et de l'appareil phonatoire, toujours solidaires de nos pensées. En les supprimant, on abolit par là même l'activité mentale. Au terme de cet entraînement, le sujet apte à déceler puis à abolir la moindre tension est capable de réaliser une relaxation complète du corps et de l'esprit.
La méthode de Jacobson a fait ses preuves et a donné lieu à de nombreuses applications dans les domaines les plus variés 8. On peut cependant lui reprocher la longueur de son apprentissage. Le sujet en quête de relaxation est généralement stressé, fatigué, parfois débordé par les tâches quotidiennes. La plupart du temps, il n'est pas en mesure de s'imposer quotidiennement une série d'exercices diversifiés pour un bénéfice à long terme. Il faut donc lui proposer un chemin plus court.
C'est ce que fait le training autogène 9. Il est fondamentalement une autosuggestion. La baisse du tonus résiduel se traduit en effet par une impression de lourdeur des membres. L'aspirant à la détente est invité à se concentrer sur l'image de cette sensation : il se représente que son bras devient lourd. Il pourra, par exemple, évoquer un être cher répandant sur lui, par jeu, du sable chaud, alors qu'il se repose paisiblement sur une plage. Au fur et à mesure de l'entraînement, l'image se transforme progressivement en sensation : le sujet finit par éprouver réellement la lourdeur dans son bras 10 alors qu'initialement il ne faisait que l'imaginer. Au bout de quelque temps, la sensation de pesanteur irradie à l'autre bras, puis au reste du corps. Corrélativement à l'instauration de la sensation de lourdeur, le tonus musculaire de fond diminue, d'abord dans le bras puis dans tout le corps sans qu'il soit besoin, comme dans la méthode de Jacobson, de procéder muscle par muscle.
Les modifications physiologiques, en effet, sont liées aux sensations qui les traduisent à la conscience. Ordinairement, ces dernières n'en sont que la conséquence. Nos sensations élémentaires sont des épiphénomènes du corps : leurs variations expriment les changements d'état de l'organe. Le training autogène se propose, dans un certain domaine, d'inverser ce processus. Il s'agit d'agir sur l'organe par le moyen de la sensation. Schultz retrouve par là une ancienne technique de l'hypnose. Celle-ci est capable de produire des changements somatiques, hors de portée de la volonté ordinaire. Mais il faut pour cela que le sujet hypnotisé parvienne à imaginer la sensation liée à cette modification organique. Ainsi, c'est l'image d'une démangeaison ou d'une brûlure de la peau qui suscitera érythème ou phlyctène. C'est probablement par cette concentration sur l'image que certains yogi ont réussi à accomplir de véritables prouesses psychophysiologiques. Le training autogène est donc une autosuggestion qui transforme l'image en sensation pour agir sur le corps par la médiation de cette sensation. Il utilise ce procédé pour supprimer le tonus résiduel et instaurer la détente.
Cependant la suggestion, dont l'autosuggestion n'est qu'une spécification, ne réussit pas avec tous les sujets. On sait depuis longtemps qu'elle échoue avec les obsessionnels alors qu'elle trouve dans l'hystérie son terrain de prédilection 11. Dans la mesure où les dispositions psychiatriques se retrouvent, atténuées, dans la normalité, une personnalité réfléchie, distante à l'égard de ses projets et d'elle-même accédera mal au training autogène malgré et même à cause de sa bonne volonté. C'est pourquoi il faut ouvrir un accès plus facile à la relaxation.
Relaxation et hypnose
On avait observé depuis longtemps la parfaite détente d'un sujet en état d'hypnose. Dans l'échelle de Davis et Husband, la relaxation physique complète caractérise le degré 5 du premier stade de l'hypnose : l'état hypnoïde 12. Weitzenhoffer note que :
"Généralement... l'apparence du sujet dès le début de l'hypnose est celle d'une personne endormie. La plupart du temps, la relaxation est si complète que le sujet s'effondre sur le sol, comme s'il s'évanouissait"13.
Mais, c'est Schultz qui a établi le caractère déterminant de la détente musculaire dans l'hypnose. L'inventeur du training autogène constate chez tout patient hypnotisé une importante baisse du tonus résiduel et une augmentation du calibre des vaisseaux sanguins périphériques. Cette relaxation musculaire et vasculaire exprime l'essence de l'hypnose qui est fondamentalement un état de repos. Et c'est pourquoi, comme on l'a vu, le training autogène cherche à produire par autosuggestion ces traits somatiques de l'hypnose. Il constitue donc une forme d'auto hypnose.
Mais il y a une autre voie pour parvenir au même résultat. Au lieu de recréer directement les dispositions physiologiques de l'hypnose on peut appliquer la méthode qui la produit : bref l'induire afin de bénéficier de ses avantages. Cette méthode d'induction de l'hypnose est simple et n'a jamais varié : c'est une concentration en état de passivité.
Considérons d'abord la passivité : elle constitue la consigne essentielle. L'hypnotiseur en effet suggère toujours le sommeil à son patient. Or, envisagée dans sa résonance subjective 14, l'idée de sommeil a une signification claire et universelle : elle implique la renonciation à l'effort, l'abandon. Et d'ailleurs cette suggestion de sommeil est toujours intégrée dans un contexte qui évoque et cherche à provoquer la passivité : détente, lourdeur des membres, indifférence à l'égard des stimuli externes, dont la fermeture des yeux est l'expression la plus manifeste, suspension de l'esprit critique et du jugement etc... Quel que soit l'expérimentateur, l'époque où il vit, l'école à laquelle il se rattache, ces prescriptions d'abandon, par lesquelles il cherche à induire l'état hypnotique chez un patient, se retrouvent toujours.
Cependant, une passivité totale n'introduirait pas le patient dans l'hypnose mais dans l'inconscience du sommeil profond ou la dispersion du vagabondage onirique. L'hypnose, au contraire, fixe l'esprit sur une représentation. Sans doute, est-ce pour éviter cette chute dans le sommeil que certains hypnotiseurs associent à la consigne de détente des techniques de fixation de l'attention : le sujet est invité à se concentrer sur une perception visuelle, un point brillant par exemple, ou auditive. Mais, même lorsque l'hypnotiseur n'utilise pas ces procédés, l'attention du patient reste focalisée sur ses paroles. Il semble donc que l'induction de l'hypnose associe toujours à la détente du vouloir une fixation mentale.
Ces deux taches sont contradictoires car la concentration implique un effort incompatible avec la passivité. L'hétéro suggestion résout le problème puisque ce n'est pas la même personne qui lâche prise et qui maintient le braquage mental sur une représentation unique. Celle-ci en effet est imprimée et maintenue dans l'esprit de l'hypnotisé par la répétition monocorde des propos de son hypnotiseur. Et c'est en raison de l'efficacité de ce partage des tâches que l'hétéro suggestion, plus facile, a été indûment considérée comme le seul type de suggestion.
Mais l'hypnose n'est pas essentiellement un phénomène de psychologie inter individuelle. Elle se caractérise par un état mental spécifique, différent de la conscience ordinaire et capable de produire des effets habituellement hors de portée de la volonté comme, par exemple, certaines modifications somatiques. Pour accéder à cet état de conscience modifiée, la collaboration d'un hypnotiseur constitue une aide précieuse mais non indispensable. Et cette division des rôles dans une opération complexe n'implique en aucune façon le pouvoir d'un esprit sur un autre 15. Erickson avait déjà condamné comme ridicule le mythe de l'hypnotiseur tout-puissant imposant sa volonté à l'hypnotisé. Un sujet peut donc mettre en uvre, seul, le procédé d'induction à l'hypnose.
L'auto hypnose : la répétition en état de lâcher prise
Il doit pour cela concilier les exigences contraires de concentration et de passivité. La répétition, pendant une vingtaine de minutes, d'une formule ou d'un son en état de lâcher prise constitue la solution à ce problème.
La formule peut avoir un sens 16, comme par exemple, l'affirmation bien connue d'Émile Coué : "tous les jours, à tous les points de vue, je vais de mieux en mieux". Mais ce n'est pas indispensable. Ce qui caractérise essentiellement la récitation est son rythme mélodique. Les quelques mots constamment répétés, sont comparables à un court extrait musical indéfiniment réitéré. L'autonomie logique des termes qui la composent ne doit pas faire illusion. C'est leur sonorité qui importe. Or, aucun d'entre eux n'est entendu isolément, mais sa perception s'intègre à une structure qualitative, une "gestalt" sonore, comme les notes de musique s'intègrent à la phrase musicale. Le procédé d'induction de l'auto hypnose est semblable au refrain, constamment repris, d'une chanson. Et c'est pourquoi la répétition d'un simple matériel sonore peut suffire à l'amorcer. C'est le cas dans le Japa Yoga 17 où l'adepte répète un mantra, généralement dénué de sens, ainsi que dans sa version modernisée, la méditation transcendantale. Mais aussi dans le nemboutsou proposé par certains maîtres bouddhistes comme une voie vers l'illumination. Certes, la formule continuellement reprise, "gloire au Bouddha de lumière infinie" était comprise en Inde où elle a vu le jour. Mais l'exercice n'était qu'une répétition mécanique pour les chinois et les japonais qui l'adoptèrent ensuite car ils ignoraient le sens des termes sanscrits.
C'est pourquoi il est possible de remplacer la voix par la concentration sur les battements d'un métronome ou le tic-tac d'une horloge : on retrouve par-là les procédés classiques de l'hypnotiseur enjoignant au patient de fixer son attention sur quelque sensation visuelle ou auditive, tout en préservant son lâcher prise. Pavlov avait souligné l'importance d'un stimulus isolé qui se prolonge : le " stimulus punctiforme" est pour lui un facteur d'inhibition et d'assoupissement. C'est ce que confirment de multiples observations ethnologiques. Le chaman qui cherche à engendrer des états d'exception dans un but thérapeutique et magique utilise fréquemment une musique et des chants monotones, des bruits répétitifs comme le battement d'un tambourin, des tintements de cloche, suivant une cadence déterminée. La concentration peut également porter sur la respiration. Cette manuvre a parfois été utilisée pour induire l'hypnose. L'expiration est toujours solidaire d'une détente musculaire. On peut la combiner avec l'émission d'un son comme dans certains exercices du yoga 18 ou la prononciation d'une brève formule. Cette répétition d'une expiration sonore et détendue comme un soupir peut constituer une bonne introduction à la relaxation.
Mais quel que soit le matériel sonore utilisé, l'essentiel est d'abolir l'effort. Cette consigne est théoriquement simple ; en fait, elle est difficile à mettre en uvre. Le débutant est souvent assailli de distractions. Le piège est de chercher à les combattre, de faire effort pour supprimer l'effort. Comme l'affirme un proverbe zen, "on ne lave pas du sang avec du sang". Il faut donc laisser les pensées parasites traverser l'esprit avec indifférence, comme des nuages dans le ciel, sans s'y attacher et sans les combattre. Mais le danger est de perdre de vue l'exercice et de s'égarer dans la dispersion ou le sommeil. Peut-être, le meilleur moyen de concilier la fixation mentale et le lâcher prise est-il de suivre le conseil d'Émile Coué : introduire le mantra dans l'esprit "par l'oreille", c'est-à-dire le réciter à haute voix. Le maintien d'une concentration purement intérieure exige en effet davantage d'effort que la simple répétition d'un acte physique. Et c'est pourquoi le père de l'autosuggestion recommandait de répéter machinalement la formule tout en pensant à autre chose, par exemple, en rêvant à un voyage. En conciliant ainsi passivité et fixation mentale, le pratiquant de l'autohypnose assume à la fois les deux rôles du patient et du thérapeute de l'hypnose classique. Il accède ainsi à sa conséquence essentielle : la relaxation.
Ce procédé est universel et on le retrouve souvent, sous des noms différents, à diverses époques. Nous l'avons déjà rencontré en Orient, dans certaines formes du yoga ou du bouddhisme. Mais il constitue aussi la trame psychologique de la prière. Elle est toujours, en partie 19, un exercice d'auto hypnose. On y retrouve en effet les deux éléments fondamentaux de l'hypnose : détente et mono idéisme.
Le lâcher prise est essentiel à la prière. On ne prie, en effet, que pour recevoir ce que nous sommes incapables d'obtenir par la seule force de notre volonté. La prière est fondamentalement abandon au pouvoir de l'autre, dépendance assumée. Sinon, il n'y aurait plus de prière mais seulement un procédé pour obtenir la faveur demandée 20. "Consolez-vous, ce n'est pas de vous que vous devez l'attendre mais au contraire en n'attendant rien de vous que vous devez l'attendre", écrit Pascal à ce propos.
D'autre part, la prière est adressée à un interlocuteur que le débutant dans la vie religieuse ne rencontre pas. Mille distractions peuvent le détourner de son entreprise. Le maintien de la concentration sur un Dieu invisible, pas toujours sensible au cur, entraîne à la longue, un effort. Celui-ci s'oppose à l'abandon, essence de la prière. L'oraison de celui qui commence a donc besoin d'une aide qui lui en facilite l'exercice. Le plus souvent, l'orant s'appuiera sur des sons : la prière, initialement, est vocale. Elle revêt, sous sa forme la plus simple, l'aspect d'une demande indéfiniment répétée comme dans la récitation du chapelet. Et elle est ressentie comme le chant toujours recommencé d'un même refrain.
Or ce mixte de total abandon et d'absorption dans une sorte de rythme musical se rapproche beaucoup de l'expérience hypnotique. La soumission au praticien, la concentration passive sur l'invitation au sommeil, indéfiniment répétée, sur un ton monocorde, constituent, comme on l'a vu, les conditions de l'hétéro suggestion. On les retrouve dans la sophrologie, honteuse de cette parenté avec l'hypnose, qui en récuse le nom, mais en reprend la technique par la stimulation monotone du "discours doux" : le "ternos logos". Du seul point de vue psychologique, il n'y a aucune différence entre l'induction hypnotique, le "ternos logos" et la prière. Et c'est pourquoi celle-ci est toujours partiellement exaucée : la paix qui inonde l'âme de l'orant est l'expression spirituelle de la baisse du tonus résiduel propre à l'hypnose.
L'approfondissement de la relaxation par l'autosuggestion
La relaxation n'est pas la seule conséquence de l'hypnose. Elle favorise aussi la suggestion : un sujet en état d'hypnose est capable de réaliser par ce moyen des prouesses hors de portée de la volonté normale. L'auto hypnose partage ce pouvoir avec l'hétéro suggestion. Le candidat à la détente, capable de se mettre en auto hypnose par la répétition passive peut donc bénéficier du pouvoir de la suggestion.
Dans un premier temps, il pourra l'utiliser pour approfondir la relaxation sous la forme des exercices du training autogène. Ces derniers lui seront devenus plus accessibles, même s'il était initialement mal doué pour l'autosuggestion. En effet la pratique de la répétition en lâcher prise a déjà amorcé le principal effet du training autogène : la baisse du tonus résiduel. Dans ces conditions, il sera plus facile d'obtenir la sensation de lourdeur du corps par concentration sur son image. Il en sera de même pour le deuxième exercice fondamental du training, la concentration sur la chaleur puisque la vasodilatation périphérique propre à l'hypnose a déjà été esquissée. La répétition passive introduit donc au training autogène et en facilite les exercices 21.
Mais il existe des possibilités d'utilisation de la suggestion autres que l'entraînement de base du training autogène. Schultz lui a ajouté des exercices complémentaires 22. Mais surtout, il a montré que l'état autogène ouvrait la possibilité d'autosuggestions personnalisées répondant à des problèmes particuliers. Lorsqu'il s'agit d'apporter une amélioration à des troubles fonctionnels déterminés, le patient devra choisir une formule spécifique avec l'aide de son médecin 23. Mais dans un cadre de normalité et une simple perspective de maîtrise personnelle il peut choisir seul une autosuggestion adaptée à son cas. L'essentiel est d'éviter une formulation qui évoque un effort. Ainsi le timide pourra s'imprégner par la répétition de la formule "l'audace m'est facile" mais se gardera d'affirmer "je dois aller vers l'autre" ; le fumeur assujetti au tabac répétera, en état de relaxation, "la cigarette m'est indifférente" plutôt que "je ne fumerai pas". Dans cette perspective, toute formulation négative doit être évitée.
La relaxation apparaît donc comme un outil de récupération nerveuse, de maîtrise émotive et un auxiliaire de la volonté. Faut-il s'en tenir à ces avantages positifs ?
Relaxation et ambition mystique 24
Pour certains auteurs ce serait une réduction abusive. La sérénité acquise par la relaxation serait la conséquence d'une expérience plus haute au cours de laquelle le sujet retrouve son être profond et à travers lui, le principe de toutes choses. Dans cette perspective, des techniques de relaxation positive, coupées de cette expérience de l'être, procurent des avantages sans doute utiles mais provisoires et factices comme le seraient des médicaments de confort pour le malade incapable de retrouver la santé 25.
On retrouve à des époques et dans des cultures différentes cette proclamation d'une dimension métaphysique de procédés, par ailleurs relaxants. C'est ainsi que la répétition du nom de Jésus, en état de lâcher prise, rythmée sur les battements du cur, a été systématiquement exploité par l'hésychasme 26. Pour ce courant grec de l'église orthodoxe, par la grâce du baptême qui l'a uni à l'humanité déifiée et déifiante du Christ, tout chrétien porte en lui, à l'état latent, une énergie divine. Il est, dans son tréfonds, semblable au Dieu qui le crée et au rédempteur qui le sauve. Mais, "pris dans le tourbillon des pensées profanes, il oublie cette ressemblance et vit en quelque sorte à l'extérieur de lui-même. La prière du cur est le moyen de la restaurer. L'âme, en se déifiant, retrouve son essence pure"27.
On trouve aussi dans l'islam la répétition du nom de Dieu, parfois associée, comme dans l'hésychasme, à des exercices respiratoires. C'est le dhikr qui est, dans la spiritualité musulmane, l'analogue de la "prière du cur". Le soufisme l'a utilisé pour favoriser des états mystiques. Le dhikr du cur est la répétition intérieure du nom de Dieu ; il peut accompagner silencieusement le croyant tout au long de sa vie quotidienne. Le dhikr de la langue est prononcé à haute voix ; il est souvent psalmodié et parfois associé à de la musique ou à la danse. Cet accompagnement souligne le rythme musical de la prière vocale qui participe, comme on l'a vu, à son essence psychologique.
Dans le contexte agnostique du bouddhisme, le but explicite du nemboutsou est d'obtenir la grâce du bouddha en répétant son nom dans un état de total abandon. Mais certains commentateurs l'ont assimilé à une pratique mystique. Il serait :
"une certaine forme de prière, un effort tendant à faire jaillir une nouvelle vie pour l'esprit parvenu, pour ainsi dire, au bout de son rouleau. Le nemboutsou est donc destiné à élever la puissance d'un esprit limité qui, lorsqu'il est parvenu à cette passe, ou à cette impasse, se jette aux pieds de quelque chose qu'il ne saurait définir exactement, mais dont il peut dire seulement que c'est une réalité infinie"28.
Cette ambition de s'ouvrir à l'être par la grâce de l'exercice se retrouve dans la méditation transcendantale. Selon Maharishi, son fondateur, par sa pratique l'esprit accomplit sa nature fondamentale : la conscience pure. On peut la comparer à la profondeur paisible de l'océan qui contraste avec l'agitation de sa surface. Or, cette profondeur est aussi une source : elle est à l'origine des idées qui nous éclairent. C'est en ce sens qu'il faut la dire créatrice. Maharishi soutient aussi que cette pensée pure, créatrice, est une conscience cosmique : elle nous relierait à l'univers et à la force qui l'anime. Il ne s'agirait pas là d'un privilège exorbitant, apanage de rares initiés. La conscience cosmique existerait potentiellement en chacun et tout homme aurait pour vocation de l'actualiser.
Dans une étude à visée essentiellement pratique, nous ne nous interrogerons pas sur le bien-fondé de ces ambitions 29 et nous nous en tiendrons à une remarque. Les effets avérés de la relaxation sont dissociables de son interprétation philosophique. Mais dans des méthodes à visée métaphysiques ou religieuses, ils se mêlent inextricablement à leurs postulats théoriques, comme, dans le verre, le vin s'incorpore à l'eau bien que de nature différente. Cette confusion génère deux conséquences. D'une part un pratiquant peu coutumier de l'analyse peut projeter sur la doctrine la certitude de la méthode et inaugurer par là une dérive sectaire 30. Mais, à l'inverse, d'autres auront tendance à rejeter un procédé efficace à cause du contexte idéologique discutable où il se situe. Il convient donc de dégager les méthodes de relaxation de leur gangue dogmatique afin de les ouvrir à tous. Ainsi limitées à un procédé positif elles ne sont pas la condition suffisante du salut ; mais pour beaucoup, elles en constituent le préalable nécessaire.
Article publié dans l'Information Psychiatrique, décembre 2013.
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E. Jacobson, Savoir relaxer pour combattre le stress, traduction Y. Styeenhout, les éditions de l'homme, 1980.
J. Laloy, Récits d'un pèlerin russe, Baconnière/Seuil, 1978.
M. Larroque, Volonté et involonté dans la pensée occidentale et orientale, L'Harmattan, Paris 1994.
M. Larroque, Hypnose et autohypnose, L'Harmattan, Paris 2011.
J. G. Lemaire, La relaxation, Petite Bibliothèque Payot, Paris 1964.
J. H.Schultz, Le training autogène, PUF, Paris 2000.
Société française de médecine psychosomatique, La relaxation aspects théorique et pratiques, Expansion scientifique française, 1959.
J. Wolpe, Pratique de la thérapie comportementale, traduction J. Rognant, Masson, Paris 1975.
Notes :
1 C'est le sens du titre d'un grand classique de la relaxation : Le training autogène de Schultz.
2 C'est l'idée essentielle de la philosophie de Maine de Biran.
3 On a constaté que le taux de bioxyde de carbone exhalé diminue dans la même proportion que le taux d'oxygène consommé. C'est le signe que la diminution de l'activité métabolique au niveau cellulaire est naturelle et non pas imposée par une diminution de la respiration. Cette conclusion est corroborée par le fait qu'aucun méditant n'a jamais signalé le moindre étourdissement ou malaise au cours de sa pratique.
3 Voir sur ce point La méditation transcendantale ou comment atteindre l'énergie intérieure, par Bloomfield, Cain, Jaffe. Tchou 1975 page 59.
Nous empruntons à cet ouvrage de nombreuses données physiologiques relatives aux états de relaxation.
4 On place des électrodes sur la peau et on mesure la résistance à un léger courant électrique. La diminution de la résistance électrique de la peau dans l'anxiété et le stress est à l'origine du test dit "de détection du mensonge". Voir, sur ces corrélations physiologiques de l'impression de calme : La méditation transcendantale ou comment atteindre l'énergie intérieure, opuscule cité, chapitre 4.
5 Philippe Brenot, La relaxation, PUF, Que sais-je ? Page 24.
6 J.Wolpe, Pratique de la théorie comportementale, Masson.
7 Pour les situations imprévues, il est possible de déclencher le réflexe de relaxation en décontractant un groupe musculaire localisé dit "zone gâchette". Des adeptes du hatha yoga parviennent ainsi à amorcer une relaxation globale immédiate en décontractant le visage et les mains. Schultz, le fondateur du training autogène, propose un procédé analogue pour amorcer, en quelques secondes, une relaxation générale : il suffit, en cours d'expiration, de décontracter la ceinture scapulaire en laissant les épaules s'abaisser et retomber vers l'avant. Cette manuvre, discrète, reste inaperçue par l'entourage.
8 En particulier dans la préparation à la compétition de sportifs de haut niveau.
9 Le training autogène est la méthode de relaxation la plus répandue en Europe. Il a donné lieu à d'innombrables travaux.
10 On procède de même pour le deuxième exercice fondamental du training autogène, l'expérience de la chaleur. L'étudiant imagine que son bras est chaud et la sensation de chaleur, d'abord localisé au bras, s'étend peu à peu. Elle correspond à une détente vasculaire qui accroît le calibre des vaisseaux périphériques et augmente ainsi la circulation sanguine dans ces vaisseaux.
11 Le premier point est incontesté. Le second fait problème : on peut en effet discuter de la plus ou moins grande aptitude de l'hystérique à l'hétéro suggestion. Mais on ne doit pas réduire la suggestion à cette dernière. Si on considère l'autosuggestion, comme capacité du sujet à croire à ses pensées et à les incarner, la personnalité hystérique en constitue le terrain de prédilection : Babinski a définitivement établi l'origine psychologique des conversions somatiques.
Voir là-dessus notre ouvrage : Michel Larroque, Hypnose et auto hypnose, L'Harmattan, 2011, chapitre 4.
12 L. Chertok, L'hypnose, 3epartie, p. 136.
13 A. Weitzenhoffer, Hypnose et suggestion, traduit par le Dr J. Métadier, Payot, Paris 1967, Chap. VII, p. 95.
14 La question de savoir si le sommeil hypnotique est objectivement identique ou non au sommeil normal est un tout autre problème.
15 Nous avons critiqué, ailleurs, les théories psychanalytiques de l'hypnose qui prétendent en rendre compte à partir des remous affectifs suscités, chez l'hypnotisé, par la proximité de l'hypnotiseur.
Nous avons également proposé une définition de l'état hypnotique comme vécu temporel spécifique : le sujet en état d'hypnose est un être unifié qui coïncide avec la mouvance de la durée, forme de tout vécu, mais ignore, faute de recul, sa temporalité ; il ne pense pas le temps et ne se pense pas dans le temps.
Voir : Michel Larroque, Hypnose et autohypnose, L'Harmattan 2011.
16 Dans ce cas, le pouvoir de la suggestion se conjugue avec les effets propres de la répétition passive.
17 Les pratiques auxquelles nous faisons allusion, japa yoga, méditation transcendantale, nemboutsou enveloppent un procédé d'auto hypnose et constituent donc, au moins en partie, des méthodes de relaxation.
18 Dans Ujjayi, par exemple, où l'inspiration et l'expiration produisent un son obtenu par la fermeture partielle de la glotte.
À propos de la respiration, signalons que la diminution de l'amplitude respiratoire, jusqu'à ne plus utiliser que la partie basse des poumons, a également un effet relaxant. Voir C. Cungi et S. Limousin, Savoir se relaxer, éditions Retz, 2003, chapitre 3.
19 Affirmer qu'il y a dans la prière une composante d'auto hypnose n'est pas réduire la prière à l'auto hypnose.
20 Selon Pradines, c'est l'échec de la magie qui a pu conduire le sorcier à soupçonner au fond des choses une volonté libre susceptible d'accorder ou de refuser ses dons. Par-là, il aurait été amené à substituer l'imploration au procédé. Ainsi, progressivement, la prière aurait remplacé le charme magique.
Pradines, Traité de psychologie, tome 2, section 2, PUF, Paris 1943.
21 Certaines méthodes de relaxation, comme la méthode Coué ou le training autogène ne distinguent pas explicitement répétition passive et autosuggestion. Nous sommes en droit, de les différencier, pour les raisons suivantes :
1 La répétition passive d'un matériel sonore sans signification suffit à induire la relaxation comme dans le japa yoga ou la méditation transcendantale. Or il n'y a pas, dans ces conditions, de suggestion possible.
2 La durée recommandée des premiers entraînements au training autogène est très courte : 2 minutes environ. C'est insuffisant pour induire les effets de la répétition passive ; la formule répétée agit seulement dans ce cas comme véhicule de la suggestion.
22 Par exemple la concentration sur une irradiation de chaleur au niveau du plexus solaire ou sur une sensation de fraîcheur au front.
23 On peut trouver dans le Training autogène et ses additions successives une profusion d'exemples de ces formules "organo spécifiques" dans les domaines les plus variés de la pathologie.
24 Nous entendons par mystique l'intuition (connaissance immédiate) de l'absolu.
25 Voir par exemple ce qu'écrit K. G. Dürckheim sur la pratique du training autogène dans Hara centre vital de l'homme, Le courrier du livre, chapitre 4, début du paragraphe 5, pages 141 et suivantes.
26 La "prière du cur" doit être répétée beaucoup plus longtemps qu'une oraison ordinaire. Un pèlerin russe la récite d'abord trois mille fois dans la journée, puis six mille fois, ensuite douze mille fois. Au bout d'un certain temps, la prière se fait d'elle-même, sans aucune intention volontaire de la part de l'orant. Elle jaillit spontanément, même pendant le sommeil. (Récits d'un pèlerin russe, édition Baconnière Seuil).
27 Encyclopaédia Universalis
28 D. T. Suzuki, Essais sur le bouddhisme zen, deuxième série, page 332, Albin Michel 1943.
De même que la prière du cur le nembousou est récité toute la journée par l'adepte du "pays pur", parfois pendant plusieurs mois.
29 Nous avons étudié les prolongements mystiques de la relaxation dans le dernier chapitre de notre livre, Hypnose et autohypnose, L'Harmattan 2011.
30 La méditation transcendantale a été répertoriée parmi les sectes dans un rapport parlementaire de 1996.
L'instruction morale à l'école
Tout le monde agit en vue d'une fin ultime
Tout le monde agit en vue d'une fin. Le but immédiat, le plus souvent, n'est qu'un moyen pour une fin ultérieure et ainsi de suite jusqu'aux fins dernières de la conduite. Ainsi montre Platon, 1 le commerçant ne navigue pas pour naviguer mais pour faire des affaires. Son négoce vise le profit et l'argent gagné permettra d'acheter du plaisir. Celui-ci n'est pas le moyen d'autre chose : il constitue une fin en soi. La philosophie antique a réfléchi sur ces fins dernières pour déterminer leur valeur. 2 Mais le problème ne concerne pas le seul spécialiste des idées. Le choix de ces fins oriente, en effet, toute existence et tisse, le plus souvent à notre insu, la trame du quotidien. La mère de Péguy "a rempaillé des chaises dans l'esprit des bâtisseurs des cathédrales". Mais un autre, pour gagner plus, bâcle un travail ou le facture indûment. Tous deux visent une fin dernière même s'ils n'en prennent pas une conscience nette. Il en est de même de nos rapports à l'autre. Spontanément, celui-ci nous apparaît comme un obstacle à écarter, une occasion de profit, une personne à respecter, un moyen d'être reconnu, un prochain à aider. Ces attitudes impliquent un choix de valeurs auquel nul n'échappe, par action ou par omission : la passivité du peuple allemand devant les premiers excès du nazisme révèle, sinon l'approbation de son idéologie, au moins un privilège consenti à la sécurité personnelle c'est-à-dire en dernier ressort au bonheur posé comme fin suprême.
Le bonheur est une fin universelle
Celui-ci en effet constitue la fin de tout être vivant. Chez l'animal, il prend la forme élémentaire du plaisir. À travers lui, la nature le guide vers sa conservation propre et celle de l'espèce. L'homme comme l'animal recherche d'abord le plaisir. Mais capable de réfléchir et de prévoir, il peut renoncer à un plaisir immédiat ou accepter une souffrance momentanée pour davantage de plaisirs et moins de peines dans l'avenir. Cette "arithmétique des plaisirs" cherche à satisfaire un maximum de tendances. Elle est donc le moyen du bonheur. Son acquisition durable exige la maîtrise d'un art difficile, apanage du sage, modèle des anciens philosophes. 3 Mais si la sagesse est ardue, la fin qu'elle poursuit est évidente pour tous : "tout le monde veut être heureux" écrit Pascal "même celui qui va se pendre". Ainsi, toute vie poursuit des fins ultimes, plus ou moins explicitées. Le bonheur est une fin naturelle et par là-même universelle.
Le conformisme de la jeunesse
La société est le contexte de cette recherche du bonheur : l'individu doit prendre en compte les lois multiples qui régissent les rapports humains, naviguer habilement entre les interdits pour trouver les meilleurs moyens du plaisir et éviter la sanction, source de peines. Mais cette compétition codifiée, entre des individus originaux, est le propre des sociétés modernes. Durkheim a montré que dans les premiers groupes l'individualisme n'a pas sa place car la ressemblance est le ciment social essentiel. Seule, la communauté des croyances permet de souder entre eux les membres du clan. Elle s'exprime dans des jugements imposés par le groupe, les "représentations collectives", qui ont un caractère coercitif. Toute déviance est punie par le blâme diffus de l'opinion, la mise en quarantaine, la moquerie ou la sanction pénale. 4
Si dans une société mondialisée les représentations collectives entrent en concurrence et perdent de leur importance, il en subsiste néanmoins des rémanences vivaces dans des groupes spécifiés, particulièrement dans la jeunesse. Le conformisme est l'un de ses traits essentiels. Sans doute l'imprégnation par les valeurs familiales, qu'elles soient assumées ou au contraire servent de repoussoir, est de nos jours plus rare. Mais la loi du groupe, qu'il s'agisse des copains d'une cour de récréation, de la bande d'une banlieue, de la tradition d'une grande école, ou plus généralement d'un style de vie uniforme entretenue par les réseaux sociaux constitue la référence ultime, parfois unique. Tout jeune est d'abord l'enfant de son temps. Et c'est pourquoi chez lui, le refus du conformisme, s'il est authentique, est rarissime : il peut inaugurer une vie d'exception, quelquefois supra normale et plus souvent anormale.
Ainsi, toute vie, à ses débuts, semble déjà orientée vers deux fins : la recherche du bonheur et l'obéissance à la communauté. Mais puisque c'est la peur de souffrir de marginalisation et de rejet qui motive la soumission au groupe, toute existence, à ses débuts, ne poursuit en réalité qu'un seul but : le bonheur. C'est dans ce contexte que se pose le problème d'un enseignement de la morale à l'école. Croire qu'en ce qui concerne les fins de la conduite, l'esprit de l'enfant est vierge et qu'il suffit de préserver son libre choix est une naïveté. La nature l'a déjà instruit et proclame à chaque instant que le bonheur est le but suprême
L'éducateur doit enseigner la distinction du bonheur et du bien
Or, c'est là un verdict contestable. On peut penser qu'un bonheur est mauvais s'il est acquis aux dépens de l'autre. Il est possible, au contraire, de juger infondée cette référence à autrui et de soutenir que seul est bon le bonheur propre. Quelle que soit la conclusion arrêtée, la distinction du bonheur et du bien est un préalable qui s'impose. Elle inaugure la réflexion sur les fins de la conduite qui, chez un être raisonnable, ne doivent pas être imposées par la nature mais ratifiées par le jugement. L'éducateur doit donc élargir le point de vue primitif de l'enfant. Celui-ci, en effet, déjà embarqué dans la vie est amené à choisir. Refuser d'éclairer son choix, c'est confirmer la sentence de la nature et entériner sa conséquence : si le bonheur est le seul bien tout est permis pour l'obtenir ; conviction qui autorise bien des dérives et, au mieux, tolère la vulgarité spirituelle.
Le problème se pose donc dès l'école primaire. À ce niveau, l'éducation du choix des fins doit revêtir la forme simple d'une ouverture à des valeurs autres que le bonheur. Quelles valeurs et quelle ouverture ?
La morale universelle
Il faut, dès l'école primaire, ouvrir l'enfant aux valeurs universelles. Il existe en effet une universalité de fait des valeurs morales : tout le monde, ou presque, estime le courage du bien, le souci de l'autre ou le respect de la vérité. 5 Si cette universalité apparaît contestable, c'est que l'on confond la valeur avec des déterminations limitées qui prétendent indûment la confisquer à leur profit. Ce sont, le plus souvent, des formes sociales situées, datées, donc relatives. Ainsi, les avis divergent sur la famille ou la patrie : mais, bien qu'elles puissent être porteuses de valeurs, elles ne sont pas, à proprement parler, des valeurs. En fait, il existe un accord sur les valeurs morales si l'on s'en tient au sens strict du terme.
Pour un important courant de la pensée philosophique, cet accord de fait traduit une universalité de droit. L'unanimité morale n'est pas simple ressemblance d'opinion mais l'expression d'une exigence de raison que tout homme, même inculte, ressent en son for intérieur : chacun, de même qu'il sait intuitivement que deux droites ne peuvent enclore un espace comprend que le fort n'a pas le droit d'opprimer le faible. C'est ainsi que Rousseau a décrit dans La profession de foi du vicaire savoyard "l'immortelle et céleste voix" de la conscience. Pour Kant le devoir est "un fait de raison", 6 évident pour tous : même "un enfant de sept ans" est capable d'en ressentir l'appel. Le philosophe n'aurait donc pas à le révéler, mais seulement à l'expliciter pour en favoriser la prise de conscience.
On peut contester cette revendication de la morale commune à l'universalité de droit et un esprit libre doit juger le bien-fondé de cette prétention. C'est le rôle, en terminale, du cours de philosophie : il conduira l'adolescent à s'interroger sur les fondements de la morale, ou, si on la soupçonne d'être une illusion, son éventuelle généalogie. 7 C'est un espace de liberté où toutes les hypothèses, même les plus extrêmes, devront être pesées. Il constitue la conclusion de l'éducation morale. Mais celle-ci s'impose bien en amont, dès l'école primaire, où l'enfant n'est pas mûr pour une remise en question de cette envergure. Or, comme on l'a vu, se taire, c'est déjà choisir. Il faut donc l'ouvrir à la morale universelle en attendant qu'il soit en mesure d'examiner ses lettres de crédit.
Morale laïque et morale confessionnelle
La morale enseignée à l'école doit être laïque. Qu'est-ce à dire ? Une morale confessionnelle part de Dieu, prétendument révélé, et en déduit l'obligation. La morale laïque, au contraire, prend pour point de départ la conscience du devoir comme "fait de raison". À partir de là, elle pourra, éventuellement, s'élever jusqu'à Dieu, conçu comme objet d'une foi rationnelle. Considérons, tour à tour, ce point de départ et ce point d'arrivée.
L'obligation morale n'est pas soumission à une prescription extérieure mais à une exigence intime reconnue légitime. Elle n'entrave pas la liberté, mais au contraire l'accomplit. Cette obéissance à soi-même, ou à la meilleure partie de soi-même, définit la morale laïque. Elle est, chez un enfant, la seule forme de spiritualité authentique. Pour l'instaurer, le curé ou le pasteur ne remplaceront jamais l'instituteur. Leur référence ultime en effet n'est pas la sincérité d'une conviction mais le Livre qui, en dépit de sa majesté, offense l'autonomie. 8 Leur engagement, quel que soit sa sincérité, procède d'une source incertaine : cette fragilité suffit à polluer leur dévouement. C'est parce que l'école de la république a déserté une mission essentielle qu'ils apparaissent aujourd'hui comme un recours.
Mais, bien que la morale ne procède pas de Dieu, elle peut, d'une certaine manière y conduire. Le malheur du juste, montre Kant offense la raison qui réclame l'accord de la vertu et du bonheur. Il y a, en effet, entre ces deux concepts, un lien "synthétique à priori". Bien qu'il s'agisse de notions radicalement distinctes, la raison exige leur union : tout comme, dans un autre domaine, l'idée purement qualitative de droite, bien que différente de la notion quantitative de plus court chemin, l'implique nécessairement. Au fond, Kant a voulu dire que l'exigence populaire qui réclame l'accord de la vertu et du bonheur n'est pas le fruit illusoire d'un rêve de compensation mais est rationnellement fondée. Puisque le monde déçoit cette requête, il faut qu'elle puisse être satisfaite ailleurs, sous l'égide de Dieu. Ce postulat de la raison, dans son usage pratique, n'est pas une preuve : mais il ouvre une espérance et autorise une foi. Celle-ci, dans la morale laïque, conclut la réflexion sur l'action bonne alors que dans la morale confessionnelle elle l'inaugure.
On ne peut enseigner la morale par des procédures objectives
Comment enseigner la morale ? Le raisonnement n'a pas sa place dans cette éducation car les principes ne se démontrent pas puisqu'ils sont premiers. Ils ressemblent, sur ce point, aux postulats de la géométrie euclidienne : points de départ de la démonstration des théorèmes, ils servent à les déduire, mais eux-mêmes ne sont pas déductibles. Sans doute, peut-on prouver qu'une conduite est bonne ou mauvaise selon son accord avec une norme. Mais la vérité de celle-ci ne peut être démontrée.
Elle ne s'impose pas, non plus, par des caractères objectifs qu'il suffirait de préciser à l'enfant. Kant a soutenu qu'on reconnaît la moralité d'un acte lorsque l'agent peut constituer la maxime de son action en loi, c'est-à-dire vouloir pour tous ce qu'il choisit pour lui. Cette possibilité d'universalisation est, indéniablement, le critère de la sincérité morale. Elle permet, en effet, de distinguer la conscience d'une valeur d'un simple goût : la conviction qui dicte la décision d'un juge impartial implique l'exigence que tout juge, dans la même occurrence, décide comme lui. Par contre, ma préférence des brunes ou de la montagne n'enveloppe pas cette prétention. Cependant, au moins dans les devoirs "imparfaits ou non stricts", 9 la règle kantienne ne permet pas de choisir entre des sincérités différentes. Ainsi, par exemple, l'un s'oblige à aider autrui car, sur un plan universel, il veut un monde solidaire. Mais un autre pourra, au contraire, refuser tout secours en vertu du principe que chacun doit se suffire et que personne ne doit aider personne. Comment les départager ? La loi est la traduction quantitative d'une épreuve de valeur qui la précède ; elle en est l'expression mais non pas la justification.
À première vue, il existe, au contraire, un critère objectif des "devoirs stricts ou parfaits" puisque l'universalisation de la maxime immorale enveloppe une incohérence : celui qui fait une promesse avec l'intention de ne pas la tenir, se contredit, puisque la notion même de promesse implique qu'elle sera tenue. Mais que répondre à celui qui rétorque qu'il n'a cure de logique et assume la fausse promesse comme une arme dans l'affrontement des intérêts ? Taxer d'incohérence celui qui se rit de la cohérence n'est pas un argument mais une pétition de principe.
Un argument semblable vaut contre toute définition de l'éducation morale comme l'apprentissage des règles permettant le "vivre ensemble". Cette conception enveloppe déjà un postulat moral : la réciprocité des devoirs et des droits fondée sur l'égalité des personnes. Que répondre à Calliclès 10 qui la dénonce comme contraire au droit naturel et réduit les rapports entre les hommes à des rapports de force ?
Ainsi toute prescription morale se fonde sur une épreuve de valeur qui la précède. Certes, cette expérience n'est pas exorbitante de la normale : la compassion, par exemple, est sans doute, comme le bon sens, la chose du monde la mieux partagée. Mais son bien-fondé est indémontrable et aucun signe objectif n'en ouvre l'accès. On peut dire de la valeur morale ce que Kant affirmait du beau : "elle suscite l'adhésion universelle, sans concept". 11 La valeur en effet est "atmosphérique". 12 Elle imprègne les déterminations mais reste elle-même indéterminée. De même qu'il n'y a pas de définition du beau, il n'y a pas de détermination du bien qui reste "au-delà de l'essence". Comment donc transmettre la valeur puisqu'elle échappe au discours ?
Les valeurs peuvent être transmises par l'étude de grands textes
Le problème est de créer un sentiment, il vaut mieux dire une épreuve intime, chez celui qui, de prime abord, lui est étranger. Ceux qui assimilent cette entreprise à un prêche en travestissent les données et, au lieu d'affronter le problème, stigmatisent une caricature. Il serait, en effet, aussi absurde d'inciter l'enfant à respecter l'autre que de l'exhorter à choisir la ligne droite pour atteindre au plus vite un but ou à préférer une uvre classique à la télé réalité : il ne s'agit pas d'édifier mais d'instruire, en transmettant une intuition transcendante à la logique et au discours. Ce n'est que lorsque cette transmission échoue qu'elle est reçue comme un prêche et provoque la moquerie au lieu de susciter l'éveil.
Pour le favoriser, l'exemple joue un rôle essentiel. Certes, il ne fonde pas la moralité puisque pour le reconnaître bon il doit être confronté à une norme qui le dépasse. Mais, chez un enfant, il peut jouer le rôle d'un catalyseur en incarnant la valeur dans l'expérience. Sans doute, l'exemple personnel du maître a-t-il une portée réduite puisque ses rapports avec l'élève se situent dans un contexte limité. Mais l'éducateur pourra faire appel à des exemples imaginaires en proposant de grands textes à la réflexion des élèves. Il amorcera par là une discussion. C'était la méthode choisie, en général, par les maîtres du primaire lorsque l'enseignement de la morale était obligatoire dans leur classe. Et souvent, elle portait ses fruits. Ainsi, dans un tout autre domaine, celui qui ignore l'amour pourra rire de moi si je lui en parle, mais il sera plus facilement touché par un texte de Racine ou certaines chansons de Brel. C'est, en effet, le propre de l'art de véhiculer les valeurs sans les trahir.
L'éducateur pourra aussi s'appuyer sur des exemples négatifs en exploitant les réactions spontanées qu'ils provoquent chez l'enfant. Ainsi, à partir de son indignation devant une injustice particulière, il favorisera la prise de conscience de la valeur qu'elle implique et l'aidera à s'élever du cas singulier qui l'émeut à la règle universelle. Mais, sans doute, pour éviter la complaisance malsaine dans le fait divers, vaut-il mieux, là encore, emprunter ces exemples à des uvres littéraires ou à des textes historiques.
Il ne s'agit là que de quelques pistes : notre but était de montrer pourquoi le problème de l'instruction morale se pose nécessairement et comment il doit être posé, sans prétendre en proposer la solution pratique définitive. Celle-ci, en effet, ne peut être que le fruit d'un travail de longue haleine. S'il n'est pas un simple gadget médiatique, le projet ministériel exige une mise en chantier patiente et méthodique. Il pourrait être d'abord expérimenté à l'école primaire. Il devrait, au terme d'une certaine période, faire l'objet d'une évaluation afin de d'être rectifié, progressivement étendu ou abandonné. Mais, quoi qu'il en soit, il vaut mieux que le dédain du marchand, le calcul du politique, ou le sarcasme du clerc.
Article publié dans L'Enseignement Philosophique, mars-mai 2013.
Notes :
1 Gorgias.
2 Cicéron : De finibus.
3 L'acquisition du bonheur est, chez les philosophes de l'Antiquité, le but de la sagesse. Victor Brochard a pu soutenir qu'ils ne proposaient pas d'autres fins et que la notion de devoir leur était inconnue.
4 Durkheim : La division du travail social.
5 Rousseau développe ce thème dans sa critique du relativisme de Montaigne :
" dis-moi s'il est quelque pays sur la terre où ce soit un crime de garder sa foi, d'être clément, bienfaisant, généreux ; ou l'homme de bien soit méprisable, et le perfide honoré." Profession de foi du vicaire savoyard. Livre 4 de Émile.
6 Kant : Fondements de la métaphysique des murs.
7 Nietzsche : Généalogie de la morale.
8 A l'inverse des propos de Nicolas Sarkozy dans son discours du Latran : "Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s'il est important qu'il s'en approche, parce qu'il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d'un engagement porté par l'espérance. [...]"
9 Kant établit une distinction entre les devoirs stricts ou parfaits et les devoirs non stricts ou imparfaits. Dans le premier cas, par exemple être fidèle à sa promesse, l'immoralité enveloppe une contradiction logique : la promesse en tant que telle implique l'intention de la tenir, mais l'immoralité dément cette intention. Dans les devoirs non stricts, il n'y a pas de contradiction logique mais opposition entre ma volonté générale et mon vouloir particulier : par exemple, malgré mon approbation de la solidarité universelle, je refuse mon aide à quelqu'un pour ne pas me gêner.
10 Platon, Gorgias.
11 Pour Kant, "le beau est ce qui plaît universellement sans concept". Il va de soi que Kant n'a jamais assimilé le jugement moral au jugement esthétique.
12 On peut consulter sur ce point : Obstacle et valeur, chapitre 4, de René le Senne.
Une épreuve de philosophie rénovée au baccalauréat
Pourquoi une nouvelle épreuve ?
Nous avons dénoncé ailleurs 1 le statut actuel de l'enseignement philosophique dans les lycées. Le programme de notions, trop vague, autorise des enseignements disparates, sans dénominateur commun identifiable et interdit tout examen fiable. L'ambition extravagante d'instaurer une pensée originale chez un élève de 18 ans conduit à valoriser dans la dissertation, sous sa forme actuelle, un exercice artificiel, sans rapport avec une vraie recherche. L'épreuve de philosophie à l'examen ne sanctionne pas une compétence philosophique, même modeste : l'élève fait semblant de développer une pensée personnelle et son correcteur feint de le croire. Mais, en fait, la quasi-totalité des copies agencent avec plus ou moins de bonheur quelques lieux communs que le correcteur note en fonction de critères formels (correction du style, cohérence du discours, bon sens etc.) sans doute estimables mais étrangers à la philosophie dans sa spécificité. Bref, l'examen est inauthentique.
Pour remédier à ces carences, nous avions proposé de préciser le programme en remplaçant les notions, trop générales, par des problèmes déterminés avec des références obligatoires aux auteurs. Ce type de programme, a-t-on objecté, favoriserait le recours à la mémoire au détriment de l'exercice du jugement. Sans doute le principe de cette critique est-il infondé : comprendre une pensée, d'abord étrangère, c'est la réinventer et la faire sienne ce qui n'a rien à voir avec un exercice d'érudition. Pourtant, lorsqu'il s'agit de contrôler les connaissances, l'objection met l'accent sur un risque réel et soulève une vraie difficulté : comment distinguer une connaissance assimilée d'un savoir seulement récité ? Le principe d'une solution nous semble être le suivant : une connaissance comprise peut être dissociée du contexte d'apprentissage et utilisée, ensuite, comme outil d'interprétation. Elle peut être comparée à un théorème de mathématiques qui, une fois assimilé, est un instrument pour résoudre des problèmes. L'explication d'un texte philosophique peut jouer ce rôle à condition de répondre à un certain nombre d'exigences. Précisons lesquelles à travers un exemple : un texte de Bergson tiré de L'évolution créatrice.
"Passons donc à l'hypothèse des variations brusques comment toutes les parties de l'appareil visuel, en se modifiant soudain, restent-elles si bien coordonnées entre elles que l'oeil conti¬nue à exercer sa fonction ? Car la variation isolée d'une partie va rendre la vision impossible, du moment que cette variation n'est plus infinitésimale. Il faut mainte¬nant que toutes changent à la fois, et que chacune consulte les autres. Je veux bien qu'une foule de variations non coordonnées entre elles aient surgi chez des individus moins heureux, que la sélection naturelle les ait éliminées, et que, seule, la combinaison viable, c'est-à-dire capable de conserver et d'améliorer la vision, ait survécu. Encore faut-il que cette combinaison se soit produite. Et, à sup¬poser que le hasard ait accordé cette faveur une fois, comment admettre qu'il la répète au cours de l'histoire d'une espèce, de manière à susciter chaque fois, tout d'un coup, des complications nouvelles, merveilleusement réglées les unes sur les autres, situées dans le prolongement des complications antérieures ?" 2
L'utilisation des connaissances
On ne peut pas comprendre cet extrait de L'évolution créatrice sans le secours d'un certain nombre de connaissances qu'il implique mais n'explicite pas. Cette obligation de faire appel, pour élucider un texte, à un contexte interprétatif qui lui est extérieur, devrait être la condition impérative de son choix comme sujet d'examen. Que peut bien vouloir dire, en effet, expliquer un texte si son sens est de prime abord évident ? 3 C'est inviter le candidat à répéter, en d'autres termes, généralement moins appropriés, les propos de l'auteur. La paraphrase est alors inévitable. Celui qui explique un texte devrait être comparable au participant d'une délibération qui accueille un nouvel arrivant. Pour lui permettre de s'intégrer au débat, il lui faudrait d'abord répondre à la question : "de quoi s'agit-il ?" c'est à dire indiquer quel est l'objet de la discussion. Il rappellerait ensuite ses principales articulations et enfin situerait dans ce contexte les propos de l'orateur actuel. Le nouveau venu serait alors en mesure de comprendre l'examen de la question en cours et d'y contribuer. Expliquer un texte devrait consister, de la même manière, à le situer dans une problématique qu'il supposerait mais ne formulerait pas. Les références pour comprendre les extraits proposés seraient inscrites dans un programme, constitué de problèmes philosophiques essentiels et de doctrines incontournables ; l'érudition serait proscrite.
Quatre connaissances donnent la clé de cet extrait de L'évolution créatrice. Elles sont nécessaires et suffisantes pour le comprendre. La première est l'observation de la corrélation des formes : les divers organes d'un vivant sont minutieusement adaptés les uns aux autres. On note de même une convergence harmonieuse, dans chaque organe, de ses parties constituantes de manière à préserver sa cohérence fonctionnelle. 4 Et ainsi de suite. L'organisme apparaît donc, selon l'expression de Claude Bernard, comme "un déterminisme harmonieusement hiérarchisé" c'est-à-dire comme une structure d'ensemble composée de structures très précisément corrélées entre elles, chaque structure composante étant constituée d'éléments minutieusement ajustés tel un texte fait de paragraphes, de phrases, de mots, de lettres. Il semble donc témoigner d'une organisation et révéler un sens, par conséquent renvoyer à une intelligence. Aucun cours de philosophie traitant du vivant ne peut se dispenser de ce constat.
Il ne saurait non plus passer sous silence l'hypothèse d'une évolution des espèces et par conséquent d'une modification des individus qui les constituent et de leurs organes. Et comment traiter de l'évolution sans une référence à Darwin et aux thèmes essentiels de sa théorie, modifications accidentelles, sélection naturelle, survivance des plus aptes, et surtout, à l'inspiration philosophique de son explication de l'évolution : la multiplication des hasards permet de faire l'économie de l'intelligence pour expliquer la transformation des espèces ? Ces trois références sont incontournables.
Reste l'allusion du texte au néodarwinisme qui pour expliquer l'évolution privilégie les changements brusques. On peut considérer qu'il s'agit là d'un élément d'érudition trop spécialisé pour être exigible d'un candidat au baccalauréat. Pourtant, c'est dans cette voie que semblent s'être engagés les héritiers de Darwin. 5 Quoi qu'il en soit, un nouveau programme, plus détaillé, pourrait préciser que cette connaissance biologique est indispensable et c'est dans cette hypothèse que nous situons notre exemple.
Ces connaissances sont nécessaires et suffisantes pour saisir l'argumentation du texte : un changement accidentel d'une partie de l'organe ruinerait la corrélation des formes et abolirait la fonction ; on ne peut donc comprendre son évolution à partir du hasard.
Pour expliquer le texte le candidat devrait suivre une procédure simple. Bien évidemment, l'introduction poserait le problème : peut-on expliquer l'évolution d'un organe par des variations accidentelles ? Soulignons ici qu'il n'a pas, comme on le dit parfois, à inventer 6 un problème mais à le repérer dans le texte. Ce devrait toujours être une question éternelle de la philosophie, ou du moins, comme c'est ici le cas, incontournable à un certain moment de l'histoire de la pensée.
Après avoir posé le problème le candidat devrait expliquer chaque phrase du texte. Aucune d'entre elles ne peut être comprise sans se référer aux connaissances qui en constituent la clé. Mais il faut que l'élève les adapte avec précision à chaque propos de l'auteur, comme un ouvrier qualifié qui choisit dans sa boite à outils celui qui convient à un certain type de réparation.
Voici à titre d'exemples quelques questions 7 auxquelles le candidat devrait obligatoirement répondre en mobilisant ses connaissances :
Pour quelle raison " la variation isolée d'une partie va rendre la vision impossible " ? Que signifie " que chacune consulte les autres." ?
Pourquoi Bergson juge-t-il improbable l'apparition d'une combinaison viable dans la perspective darwinienne : "Encore faut-il que cette combinaison se soit produite. "
Pour comprendre le texte le candidat est obligé d'exploiter ses connaissances. Mais il faut qu'il les sélectionne avec précision pour éclairer chaque allusion de l'auteur. Il doit aussi les relier entre elles : comprendre, par exemple, que le constat de la corrélation des formes constitue la source d'une objection majeure à l'explication de l'évolution par Darwin. Cette mobilisation active d'un savoir n'est possible que s'il est dominé : elle constitue, en quelque sorte, un test de compréhension authentique. Elle implique certes un travail de mémoire. Mais il serait absurde de prétendre l'y réduire. Il s'agit en réalité d'une création 8 intellectuelle sans commune mesure avec un exercice d'érudition.
Pour terminer, la conclusion ferait d'abord le bilan de l'étude du texte en dégageant nettement son apport. Dans un deuxième moment, elle devrait en mesurer l'importance et en déterminer l'enjeu. Celui-ci est nécessairement plus général que le problème particulier étudié par le texte. Ici, il s'agit de se demander, à partir d'une réflexion sur la biologie, si l'univers est l'uvre d'une intelligence ou le seul fruit du hasard. Le candidat devrait retrouver à partir du texte cette interrogation classique de la philosophie.
Bénéfices de ce type d'épreuve
Cette explication de texte rénovée présente deux avantages différents et, en un certain sens, contraires.
D'abord, elle pourrait témoigner d'une authentique initiation philosophique. Celle-ci, en effet, est irréductible à l'acquisition d'une méthode car il n'y pas de règles spécifiques de la pensée philosophique. 9 L'examen critique des idées, la justification des propositions, l'ordre des raisons dans l'examen d'un problème sont des exigences fondamentales ; mais elles ne sont pas propres à la philosophie. Toutes les disciplines les prescrivent. Par conséquent revendiquer ces normes générales de l'activité intellectuelle comme fin de l'enseignement philosophique lui fait encourir le reproche de double emploi et par conséquent d'inutilité.
Par contre l'introduction aux grands problèmes est irremplaçable. Leur méditation, en effet, n'est pas un superflu culturel comme l'étaient autrefois les arts d'agrément pour les jeunes filles des classes privilégiées. Elle revêt, au contraire, une importance essentielle car elle prolonge et parachève une réflexion vitale. L'homme, en effet, ne reçoit pas de la nature, comme l'animal, ou du groupe, comme autrefois le primitif, un itinéraire de vie rigoureusement balisé. "Embarqué" sans repères fixes, il est contraint de réfléchir et de choisir. On peut le déplorer et garder la nostalgie de quelque innocence réflexive. Mais ce sont là de vains regrets. L'homme irréfléchi est un mythe comme le fut, en d'autres temps, le concept d'un homme naturel. En découvrant Victor, élevé par des loups, Pinel prend conscience que la privation de tout apport social ne restitue pas la nature authentique de l'homme, mais en fait, au contraire, une sorte de monstre. De même un homme privé de réflexion, élevé dans le champ clos de quelque sectarisme, ou bien soumis aux seules obligations de rentabilité des sociétés industrielles est, comme "le sauvage de l'Aveyron", un être dénaturé et en quelque sorte perverti. L'initiation aux grands problèmes de la philosophie n'est donc pas un luxe intellectuel : elle arrache l'élève au "divertissement" et l'ouvre aux interrogations essentielles. 10 Elle reprend au compte de la raison l'ambition des religions ; mais elle permet soit de s'en dispenser soit d'en purifier le message. L'enseignement de la philosophie accomplit donc l'éducation. Encore faut-il que des exigences strictes en préservent la visée.
Mais, inversement, la réussite à ce type d'épreuve témoignerait d'une aptitude générale qui déborde le seul domaine de la philosophie. La valeur professionnelle d'un ingénieur, d'un médecin, d'un responsable dans le domaine des affaires publiques ou privées, se mesure à leur aptitude à mobiliser leurs connaissances pour répondre à une situation inédite. Les examens scientifiques préfigurent bien cette exigence des tâches adultes puisque l'épreuve de mathématique ou de physique impose l'appel à un acquis ancien pour résoudre un problème nouveau. Cette explication de texte rénovée répond à la même exigence : elle pourrait donc correspondre dans les études littéraires au problème de mathématique ou de physique des séries scientifiques. Elle assurerait mieux que les épreuves actuelles la fiabilité de l'examen et contribuerait à restaurer le crédit des sections littéraires actuellement délaissées. 11
Notes :
1 Apprendre la philosophie L'Enseignement philosophique, mai-juin 2008. À retrouver sur Internet dans Google : "Michel Larroque : Apprendre la philosophie. " Dans cette introduction, nous rappelons quelques conclusions de cette analyse.
Voir aussi : Michel Larroque, La philosophie au lycée, L'Harmattan, 2007.
2 Bergson, L'évolution créatrice, chapitre premier, page 66.
3 Nous laissons de côté le cas de textes apparemment clairs mais dont il faut décrypter le sens caché sous la limpidité apparente. Ce genre d'épreuve piège n'a pas sa place au baccalauréat.
4 En témoigne ce texte de Cuvier sur la mâchoire des carnivores :
"En effet pour que la mâchoire puisse saisir, il lui faut une certaine forme de condyle, un certain rapport entre la position de la résistance et celle de la puissance avec le point d'appui, un certain volume dans le muscle crotaphite qui exige une certaine étendue dans la fosse qui le reçoit, et une certaine convexité de l'arcade zygomatique sous laquelle il passe ; cette arcade zygomatique doit aussi avoir une certaine force pour donner appui au muscle masseter. Pour que l'animal puisse emporter sa proie, il lui faut une certaine vigueur dans les muscles qui soulèvent sa tête, d'où résulte une forme déterminée dans les vertèbres où ces muscles ont leurs attaches, et dans l'occiput, où ils s'insèrent."
Dans : Les grands écrivains scientifiques, G Laurent, Armand Colin.
5 Comme en témoignent les théories dites synthétiques qui utilisent la génétique.
6 Sans doute une recherche originale déborde-t-elle les cadres traditionnels et se caractérise-t-elle avant tout par la nouveauté de la formulation des questions. Mais l'explication d'un texte philosophique au baccalauréat n'est pas une recherche originale.
7 Une étude attentive du texte implique nécessairement ces questions. Mais peut-être, vaut-il mieux les formuler pour donner à un débutant un fil conducteur dans sa recherche. Le rôle et la limite des questions dans l'explication de texte pourrait donner lieu à des expérimentations suivies de discussions.
8 Comprendre la pensée d'autrui consiste à la réinventer. Cette re-création est la condition de toute intellection authentique. À notre avis, il est chimérique d'exiger davantage d'un étudiant.
9 Voir notre article : Apprendre la philosophie.
10 Kant les a bien résumées dans sa formule : "que puis-je savoir, que dois-je faire, que m'est-il permis d'espérer ?".
11 Sans qu'il soit besoin pour cela de suivre la proposition récurrente d'injection artificielle de mathématiques dans le programme des terminales L. Pour restaurer leur crédit, il suffirait aux études littéraires d'être elles-mêmes. C'est du moins vrai pour la philosophie.
Article publié dans L'Enseignement philosophique, mars-mai 2012 sous le titre : Une nouvelle épreuve pour un nouveau programme
Amour platonique
Le Banquet est le récit d'une discussion sur l'amour entre les convives d'un banquet. Le discours de Socrate en constitue l'apport philosophique essentiel.
L'éros, montre Socrate, est essentiellement désir. Or on ne désire qu'une chose qu'on n'a pas. L'amour est donc la soif d'un bien dont nous sommes privés et dont la privation nous fait souffrir. Que désire-t-on ? Ce qui est bon et beau. On voit par là que l'éros est suscité par la valeur de son objet. L'émerveillement éveillé par la grâce d'un visage ou la perfection d'un corps, l'admiration pour des qualités intellectuelles ou morales hors du commun sont des expressions de l'éros. Pourquoi désirons-nous les choses belles et bonnes interroge Socrate ? Pour être heureux répond le Banquet car "la possession des choses bonnes nous rend heureux". L'éros est donc fondamentalement égoïste : un être qui serait tout à la fois physiquement disgracié, mentalement handicapé, méchant, bref sans valeur, ne peut être aimé d'éros puisque il ne nous apporte aucune joie(1).
Bien que la définition de l'éros autorise une application très générale, (certains sont amoureux des affaires, d'autres de la gymnastique ou de la science remarque Socrate) l'usage en a circonscrit le sens à l'amour sexuel : c'est de lui que traite le Banquet. Le thème majeur en est le récit que donne Socrate de son initiation, au temps de sa jeunesse, à la philosophie de l'amour, par Diotime, prêtresse de Mantinée.
Celle-ci veut révéler à Socrate que la visée de l'amour dépasse infiniment l'objet sur lequel il s'est provisoirement arrêté. Mais l'amant l'ignore et croit naïvement être épris d'un être singulier. Diotime va aider Socrate à dissiper cette illusion et à prendre conscience de son vouloir profond. Elle remplit en quelque sorte à l'égard de Socrate le rôle d'un psychanalyste : elle l'aide à dégager la signification, d'abord inconsciente, de son vécu. Toutefois, contrairement à la psychanalyse, le sens dégagé ne renvoie pas à des événements accidentels de l'histoire individuelle, mais à la vocation essentielle de la personne.
Une révélation de cette envergure ne peut se faire que progressivement ; elle comporte des étapes ordonnées. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre la progression initiatique du Banquet. À l'amoureux d'un beau corps, le guide montrera qu'il y a de la beauté donnée ailleurs, tout aussi digne de son amour que l'exemplaire singulier qui l'a séduit. Lorsqu'il sera convaincu que son amour s'adresse à la beauté physique en général, on lui montrera alors, en dehors d'elle, des beautés spirituelles, plus fascinantes encore, beauté des occupations et des styles de vie. Puis, le guide prolongera l'ouverture de sa perspective, en lui dévoilant à côté de la beauté des conduites la beauté des sciences. D'élargissement en élargissement, le candidat à l'initiation finit par contempler "l'océan du beau" au regard duquel son amour initial apparaît dérisoirement limité. Il est alors mûr pour la révélation intuitive du terme de l'initiation : le Beau absolu, source de toutes les beautés particulières et moteur de tous les amours. Ainsi, l'expérience mystique ou du moins son premier moment, la découverte amoureuse de Dieu, constitue le terme de l'initiation. Mais elle était potentiellement présente dans les amours ordinaires qui visent inconsciemment l'absolu, mais dont l'élan avorté ne parvient pas à son terme.
L'influence de la méditation platonicienne sur l'amour a été considérable. Elle a inspiré, dans l'Antiquité, la conception aristotélicienne du premier moteur, "qui meut comme objet du désir", puis, à travers Plotin, le néoplatonisme. Elle est la source d'une grande tradition mystique, perpétuée de siècle en siècle, depuis certains pères de l'église jusqu'au théâtre de Claudel, pour laquelle l'amour de la créature est la voie vers l'adoration du créateur (2). Car, selon la formule de Malebranche, l'amour a en lui "du mouvement pour aller plus loin".
Signature :
Michel Larroque
Notes :
1/ Il en va tout autrement du concept chrétien d'agapè. À l'inverse de l'éros, cet amour n'est pas motivé par la valeur de son objet. L'agapè divine s'adresse à tous sans distinction, au méchant aussi bien qu'au bon. Contrairement à la loi judaïque selon laquelle Dieu aime le juste qui s'est rendu digne de son amour, l'agapè est décrite par le Nouveau Testament comme indifférente au mérite : le père manifeste sa joie et ordonne un festin pour fêter le retour du fils prodigue, le maître de la vigne décide de payer le salaire d'un jour complet de travail aux ouvriers de la dernière heure. L'agapè de l'homme, dans cette perspective, n'est qu'une imitation de l'agapè divine. Le croyant s'efforce d'agir envers son prochain comme Dieu à l'égard des hommes : il s'agit d'une pure gratuité indépendante de la valeur de l'objet auquel elle s'adresse.
2/ Dans la pensée chrétienne, directement influencée par Platon, mais aussi dans le soufisme.
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Bibliographie sommaire :
H.C. Desroches, Paul Claudel poète de l'amour, Cerf, 1949.
Michel Larroque, Esquisse d'une philosophie de l'amour, L'Harmattan, 2006.
Anders Nygren, Éros et agapè, Aubier Montaigne 1962.
Léon Robin, La théorie platonicienne de l'amour, Alcan 1933.
Platon, Le banquet, traduction Robin, Les Belles Lettres, 1973.
Involonté
La volonté consiste à se déterminer par des raisons. Un acte volontaire a été préalablement justifié, puis choisi à cause de la légitimité qui lui est reconnue : un ouvrier effectue chaque geste en se soumettant aux critères techniques du métier, l'agent moral accomplit l'acte par ce qu'il l'a, préalablement, jugée bon. L'araignée, au contraire, ne se pose pas de questions sur la pertinence des moyens et la valeur du but de la construction de sa toile. L'involonté retrouve cette spontanéité de l'instinct ; elle ignore réflexion, délibération et choix.
La volonté enveloppe un vécu temporel spécifique : dans l'acte volontaire on situe l'action dans un ordre du temps. Ainsi l'architecte, comme l'a souligné Marx "à la différence de l'abeille la plus experte porte d'abord la maison dans sa tête" : la toiture d'une maison sera construite après les murs, ceux-ci après les fondations etc. La prévision ordonnée des étapes à franchir s'articule au souvenir des étapes passées. À l'opposé, l'agent "involontaire" coïncide avec la mouvance de la durée sans prendre à son égard un recul pour s'en donner une représentation objective : il ne pense pas le temps et ne se pense pas dans le temps.
L'expérience de l'effort est l'acmé de la volonté : en luttant contre la nature l'agent éprouve dramatiquement son autonomie. L'involonté, au contraire, est abandon ; elle ignore l'effort et son premier fruit, l'affirmation du moi séparé.
Une catégorie psychiatrique illustre, caricaturalement, le comportement involontaire : les hystériques décrits par Pierre Janet, incapables d'accomplir consciemment les tâches les plus simples parviennent à réaliser des prouesses à condition d'abolir la réflexion et la conscience de l'acte. Ils croient, alors, qu'un autre agit en eux, pour eux, sans eux.
Mais l'involonté, loin d'être l'apanage de la maladie mentale a pu constituer un idéal de vie et un gage d'efficacité. C'est ainsi que le taoïsme, à l'opposé de la tradition occidentale, définit la vertu comme abandon à la nature. Le Tao, son principe, constitue la racine de notre être, mais il est occulté par les artifices intellectuels, produits de la civilisation. Il faut donc défricher notre âme pour retrouver cette source vivante. Alors une spontanéité souple, suprêmement efficace, prendra le relais d'une volonté rigide, asservie à l'intellect, s'efforçant illusoirement de maîtriser l'avenir par la prévision et l'application de règles.
Dans une perspective identique, le zen recommande l'abolition de la réflexion, de la prévision, de l'effort. L'escrimeur doit oublier l'enjeu du combat et lui-même, lâcher prise pour s'en remettre à un "quelque chose" qui manie l'épée à sa place ; c'est ce "quelque chose" qui tire pour l'archer, qui dirige le pinceau du peintre Sumiye. Le zen, à l'instar du taoïsme, définit l'accomplissement spirituel comme une spontanéité supérieure. Le sage ignore le passé, ne se projette pas dans l'avenir ; il vit "ici et maintenant", détaché de l'ego, identifié au monde.
Cependant, l'involonté n'est pas le privilège de l'Orient. Le quiétisme chrétien récuse également l'effort. Madame Guyon lui attribue ses premiers échecs dans la voie spirituelle : "Je voulais avoir par effort ce que je ne pouvais acquérir qu'en cessant tout effort". Sa recommandation, "laisser tomber" correspond au "lâcher prise" du zen. L'abandon est, pour elle, la condition nécessaire de la rencontre avec Dieu.
Les quiétistes dénoncent aussi la réflexion : "l'oraison n'est point encore parfaite quand le solitaire connaît qu'il fait oraison". Molinos considère comme une grâce de Dieu l'impuissance à réfléchir. L'activité mystique est une spontanéité intuitive qui trouve la solution avant de l'avoir cherchée. "Une science innée ou plutôt une innocence acquise lui suggère ainsi du premier coup la démarche utile, le mot sans réplique" écrit Bergson. C'est ainsi que Mme Guyon rédige avec impétuosité, en un jour et demi, sans plan ni recherche, un commentaire du cantique des cantiques.
Mais la mémoire ne garde aucun souvenir de cette activité spontanée. Lorsque Bossuet l'interroge sur le contenu de son livre, elle est incapable de répondre car elle ne le connaît pas. Les quiétistes condamnent aussi le souci de maîtriser l'avenir. Il faut, selon eux, "laisser le passé dans l'oubli, l'avenir à la providence et donner le présent à Dieu ; nous contenter du moment actuel, qui nous apporte avec soi l'ordre éternel de Dieu sur nous".
Dans l'activité mystique la conscience de l'individualité séparée est abolie au profit d'une puissance infiniment supérieure où elle se perd : de même que le bois finit par s'identifier au feu qui le brûle "l'âme déiforme n'est plus que le lieu anonyme de l'opération divine". Toutefois, dans la mystique chrétienne, le "quelque chose" du zen est éprouvé comme quelqu'un.
Ainsi, il y a entre le taoïsme, le bouddhisme zen et le quiétisme chrétien de nombreuses analogies. Elles attestent une identité d'expérience : l'involonté est une structure mentale indépendante des contextes culturels où elle s'est historiquement investie.
D'une certaine manière, l'involonté retrouve l'innocence réflexive de l'enfant ou de l'instinct animal. Cependant, pour ceux qui ont vécu cette expérience, elle n'est pas simple régression à un stade inférieur mais promotion spirituelle. C'est pourquoi, le plus souvent, la mise en uvre, parfois héroïque, des moyens de la volonté est la condition nécessaire de l'accès à l'involonté. Dans les dojos japonais, même inspirés par le zen, l'entraînement pour acquérir la maîtrise de l'arc ou de l'épée est des plus rigoureux. Fénelon recommande "de lutter jusqu'au sang" contre la concupiscence qui pourrait faire obstacle à l'action divine. Mais cette condition nécessaire n'est pas une condition suffisante : l'effort prépare l'essor mais il ne lui appartient pas de le produire. Qu'il s'agisse d'accomplissement gestuel, intellectuel, ou spirituel, l'involonté est toujours une grâce.
Signature :
Michel Larroque
Notes :
Bibliographie sommaire
J. R. Armogathe : Le quiétisme, Que sais-je ? PUF.
E. Herrigel : Le zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc. Dervy.
Pierre Janet : L'état mental des hystériques, l'Harmattan
Max Kaltenmark : Lao Tseu et le taoïsme, "Maîtres spirituels", Seuil
Michel Larroque : Volonté et involonté dans la pensée occidentale et orientale, l'Harmattan.
Michel Larroque : Approches occidentales du bouddhisme zen : la spontanéité efficace, l'Harmattan.
Alan W. Watts >: Le bouddhisme zen, Payot.
Darwin : Genius or imposter ?
As the correlation of forms is the essential characteristic of the living, no accidental modification could ever better an organism. Thus Darwin's explanation of evolution is difficult to believe : to present it as an established scientific fact is an imposition.
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Darwin is a true scientist whose observations have contributed in backing up the hypothesis of the evolution of species. This aspect of his work is undeniable. But is the explication of evolution he proposes acceptable ? In order to judge it is necessary to specify the characteristics of the living : the correlation of forms or internal finality.
1 The correlation of forms or internal finality
(a) In an organism the correlation of forms, the convergence of different parts can be observed. So, for example, if an animal has a long intestine it can only digest grass, its teeth have a flat crown which can masticate grass but cannot cut meat. Everything in the organism holds together, and that is why a paleontologist is able to reconstruct a whole being, parting from a fossilized fragment. Cuvier, the founder, has given many examples showing the extreme precision of correlation of parts of an organ. This text concerning the jaw of carnivorous animals is an illustration.
"In order that a jaw may seize, it must have a certain form of condyle, a certain relation between the position of resistance and that of power with the point of bearing, a certain volume in the crotaphite muscle, which means a corresponding space in the cavity which receives it, and a certain convexity of the zygomatic arcade under which it passes : this zygomatic arcade must have a certain force to give support to the masseter muscle. If an animal is to be able to carry away its prey, it must have a certain force in the muscles which hold up the head resulting in a particular form found in vertebrates where these muscles are attached and in the occiput, where they are inserted." (1)
(b) This constatation of the correlation of forms must be better defined : the organism is a hierarchy of harmonious structures, that is to say a global structure made up of structures correlated between themselves, each composing structure being made up of correlated structures, etc. Just as a text is made up of paragraphs, sentences, words and letters. Cones and rods, the componants of the retina would be the letters. Just as each element of a sentence must be placed in the correct order for the sentence to have a meaning, each componant of the eye must be correctly adjusted with the other to permit vision.
And as the sentence must be in accordance with the context, the eye must be in harmony with the rest of the organism, for example with blood pressure, its chemical composition, hormones such as insulin, or more remote organs such as the pancreas. (2) Thus an organism has a meaning, as does a text, and this due to the concording hierarchy of its componants. One might add that the necessity for rigourous correlation is far more important in an organism than it is in a discourse. If I miss-spell a word, if a sentence is ill balanced, the text can remain comprehensible. On the contrary, the smallest fault in the correlation of an organism destroys its function : for example a slight detachment of the retina ruins vision.
(c) The finality remains constant through the course of evolution. Here is a simple example :birds are descended from reptiles. Archaeopterix (3), a kind of flying snake, is situated at an intermedery stage between the two species. The snake archaeopterix and the bird have very different structures, but in all three one can observe correlation of forms and convergence of parts.
Can one explain the changing of inferior forms to superior forms, evolution which not only maintains the correlation of forms, but perfects them in making them far more complex (the bird is more complex than the reptile, just as the watch is more complex than the sand glass) without referring to intelligence but to chance alone ? This is Darwins theory.
2 A critical examination of Darwins explanation.
Darwin explains the evolution of species by chance, that is to say without the use of intelligence. His theory is based on the following principles :
Accidental modification.
The living do not reproduce exactly the same model. From ancestors to their decendants there is modification. These changes are due to chance.
Natural selection.
The environement is selective as food increases less rapidly than the living (4). The struggle for life is the inevitable consequence of this disproportion. Many call present to the banquet of life but few are selected.
Survival of the fittest :
In this pitiless competition, only the most gifted, that is to say, those advantaged by favourable accidental variations will be able to survive. The others will be eliminated.
For Darwin the harmonious functioning of the living is not surprising, attested by the correlation of forms, and one need not demand as a way of explanation, an intelligence.
As a point of fact, the living, who were not completely harmonious, and who were initially in greater number, have been eliminated by natural selection. Darwin's explanation implies that a purely accidental modification can, sometimes better an organisation. But the correlation of forms does not permit this hypothesis. Indeed there are three possibilities :
a) An accidental modification is consequential and isolated. The correlation is broken and the organism perishes. Take a caricatural example, the poor herbivora whose intestin can only digest grass finds itself endowed with incisors which can only be used for meat. A punctual change in the organ destroyes the animal. If I modify at random a part of the computer, it stops functioning. It is the same for the eye and for any other organ.
b) The accidental modification is minimal : for example a different colour, longer or shorter eyelashes etc. The modification does not break the correlation of forms, but does not change the organism and does not answer the problem ; - explain the fantastic structural modifications of the living during the course of evolution. If I paint my computer another colour, this modification is not a first step towards a new and more efficient computer.If the minimal modifications by their number create an important modification, we come back to our first hypothesis (see a).
c) The modification is accompanied by the modification of all the other parts of the organism, so that a correlation between the forms is preserved. This is what happened, for example when vertebrates passed gradually from dermatoptical sensibility to the eyes of vertebrates today, or reptiles to birds. But this conservation of the correlation of forms (a extremely meticulous adjustement of numerous changes) cannot take place at random. There is no chance of perfecting a computer by fiddling about with it at random, because the change made, even if temporally beneficial, would destroy the correlation of forms. This change would have to be accompanied by thousands of other changes precisely correlated with the first, and this cannot be done at random but by the intelligence of a computer engineer who sees to the preservation of the harmonious connections of the multiple parts of the machine.
It is the same for a living organism which has a far more detailed disposition of parts than the convergence of the componants of a computer. And even if, at the limit, a random chance obtained this miracle once, it could not be reproduced regularly during evolution.
Cancer is a good illustration of the improbability of Darwin's explanation. This illness is, in fact, an example of accidental modification, as the prolification of cells is not inscribed in a plan, and remains foreign to all intelligent intention. One can live with a small cancer, but it does not profoundly modify the organism. A global cancer kills the patient. It has never been heard said that a cancer has improved an organ, that is to say that a purely accidental modification is able to be beneficial.
The hierarchical organisation of an organism, as we have seen is comparable to a text in which the convergence of letters in a word, words in a sentence, sentences in a paragraph and a paragraph, in the whole, give a meaning. However we cannot pass form the simple text of a school boy to the more complex one of a university graduate, then to that of a doctor, and then to that of a writer, by changing letters at random, even if we renew the experience many times.
Materialists contest this evidence. They declare that : by only changing arrangements many times, at random, one can eventually achieve a harmonious arrangement. Thus in " The blind clock maker" (5) Dawkins demonstrates that by tapping the keys of a computer at random, and by eliminating successions of letters having no signification, it is mathematically possible, at the end of a certain time, to reconstruct a verse by Shakespeare.
a) We can reply, firsty, that the improbability of rewriting the complete works of Shakespeare, plus the total of the works of humanity, is at the limit of the possible. Now maintaining the perfection of correlation of forms, in milliards of living beings since the beginning of life, parting only from random choice and the law of numbers, is far more improbable than the reconstruction of all the intellectual works of the mind.
(b) Above all, by the use of an alphabet and rules for writing, he introduces fraudulently, and to a high degree, the finality he has set out to contest. Consider a simple word : Shakespeare. The "s" a complexe structure which chance might produce with difficulty once, but not several dozen times in a text. Not only this, Dawkins considers that it is evident, that the new letter "h" in Shakespeare, is situated at the right of the preceding one, in the space to which it is normally allotted.
There again, even if this might take place once, it is difficult to understand how the laws of random choice manage to respect each time, not only the shapes of the letters, their exact position and the meaning of the text. Dawkins when he considers the possibility of reconstruction by random choice of a verse by Shakespeare, or even the totality of his works, parting from the use of separate letters, does not realise that he gives himself from the outstart much of the finality he claims to reconstruct.
In fact, if we place ourselves in the position of pure chance, that is to say without alphabet and without writing rules, a simple sentence and even a simple word would never be written. And the most elementary text would necessaely seek out some intelligence.
This is why the existence of one living being, even isolated in the middle of universal chaos, would suffice to prove the action of an intelligence. Imagine that one computer were found on Mars in the middle of diverse incongruous objects. It would suffice to give credit to the theory of an intelligence on that planet. He who would pretend to explain its existence by accidental circumstances would only provoke mockery. However there are milliards and milliards of ultra performing computers in our world, some capable of creating yet other computers !
3 The sources of the Darwinian affirmation
Thus even situated in the material perspective where numerous chance encounters have a coherent result, the Darwinian explanation of evolution is statistically so improbable that it approches the absolutely impossible. We have to ask why this extravagant hypothesis has been privileged and dressed in scientific finery.
If reason cannot explain this, its succes may be explained by other causes :
a) The first is an abusive limitation of the concept of intelligent activity. Many of Darwin's partisans agree with creationism (6) seeing it in the form of a technical intelligence : first an engineer elaborates a precise plan, then a workman carries it out. If we look at the facts, this schema is not born out. Life does not seem to trace firm lines over previously dotted ones. Evolution is not linear but abundant. It has advanced many times along paths with no issue. It seem to hesitate and it is probable that chance plays a part in its progression. Intelligence which presides over evolution, evokes a writer or an artist sketching various out lines before carrying out the final work, rather than an engineer planning his work in advance.
They venture partly at random towards their goal, and the result does not necessarily prefigure at the start. There is undoubtedly a part of good luck in the act of creation. It would be absurd to affirm that creative works are wholly due to chance on the grounds that creative research is partially aleatory. In fact the intelligence of the writer or painter directs the process, holds a course and makes the necessary choices for the project in view. Now the intelligence of the creator is not a depreciated one, by comparison with that of the engineer, but, on the contrary, sometimes a sign of genius. To a lesser degree each of us may experience a hesitant intelligence when carrying out some daily task such as an attempt to repair something which is not within our competence. "By chance" I managed to unblock a drawer which was stuck. I did not have the knowledge of a carpenter to organise the repair. But it is true that I didn't just do anything : I directed my attempts, taking into account my mistakes, and I progressed until I finally succeeded. Pure chance (for example, banging an object with a sledge hammer, burning it or immersing it etc. would not have solved the problem.
The inadequacy of a particular form of intelligence to biological observations does not authorise the disclaiming of all intelligence.
b) As well as this, the arguementation of the sectators of chance often has an impassioned origen. They believe that accepting the action of an intelligence in the living process leads necessarily to the affirmation that God is at the origen of the world. An affirmation that they disclaim from the onset. This underlying theological stance hides the data concerning the problem, and generates insincerity.
Without doubt the observation of the living world leads an impartial mind to recognize an intelligent force at the origen of evolution. But the facts do not suffice to accredit this force as being that of the God of religions or even the God of philosophers. This God is defined as perfect. However the imperfection of the "great work" is hardley compatible with the hypothesis of the perfection of its creator. We know that evolution has often lead to a dead-end. Sometimes nature has created monsters and more often unfinished harmonies, as if its creative power was exhausted. Ugliness, illness and suffering contradict this fiinality.
These remarks do not however constitute an argument against the hypothesis of an intelligent force behind life. The mistakes of the finality seem to witness its imperfection but not its inexistence : french mistakes in a text show the limits of the writer but do not permit the affirmation that the text was written at random.
Thus, there is too much harmony in the universe to reject the hypothesis of a source of intelligence. But this finality does not hold its promise. As the poet writes : "the sky left us with an avorted world." (7) No honest reflexion on the origen of the world can ignore this double constatation.
Signature :
Michel Larroque
Notes :
Notes de bas de pages :
1. In " Les grands écrivains scientifiques", G. Laurent, Armand Colin.
2. It is known that too high pressure in the eye causes glaucoma, that diabetis may lead to blindness. The sugar content in the blood is controled by insulin which depends on the pancreas
3. However there is no direct line between archaeopteryx whose fossilized remains have been found, and the bird ; the former does not constitute an authentic intermedery, but a terminal evolutionary track.
4. For Darwin food would increase by arithmetic progression (fort example 2, 4, 6, 8, is an arithmetic progression of ratio 2) whereas the living would increase by geometric progression (for example 2, 4, 8, 16 is a geometric progression of ratio 2).
5. Dawkins, " L'horloger aveugle", éditions Robert Laffont.
6. For creationism, God would be a sort of engineer of the world. Creationism refers to the Bible to which it gives a litteral and naive interpretation. It is evident that the philosophical debate has nothing to do with the revelations of a "Book".
Some of Darwin's partisans show a questionable partiality which leads them to reduce the theory of an intelligent mover of evolution to the caricatural expression of it by the american protestants, and to ignore among other reflexions, those of Bergson in L'Evolution créatrice, a work from which we drew inspiration in this critical examination of the theory of Darwin. The special edition of The Nouvel Observateur : The Bible against Darwin makes reference to this.
7. Alfred de Vigny : Le mont des oliviers.
"Nul n'est méchant volontairement"
Le sens commun distingue la faute de l'erreur. Un médecin consciencieux qui tue son malade par une prescription inadaptée, n'est pas coupable, à l'inverse d'un empoisonneur ayant programmé la mort de sa victime. C'est ce choix délibéré d'une fin mauvaise qui constitue la faute. Elle constitue la catégorie essentielle de la pensée morale.
Mais cette distinction entre la faute et l'erreur est moins claire qu'il n'apparaît à première vue. Ainsi, Socrate soutient que la faute se réduit à une erreur, que nul n'est méchant volontairement car "le bien est la source de toutes nos actions". 1
L'universalité du jugement de valeur
Considérons d'abord cette notion de bien. À première vue, elle peut sembler un concept un peu vague dont il est difficile de déterminer la compréhension et l'extension. D'une part, en effet, le bien est indéfinissable. Et d'autre part, des choses différentes, et parfois même opposées, sont jugées bonnes selon les époques, les lieux, les individus. On pourrait prendre prétexte de ces incertitudes pour reléguer l'idée de bien au rang des simples opinions indignes d'un examen sérieux. Ce serait méconnaître son caractère essentiel de principe.
Un principe, en effet, ne se définit pas car il est ce à partir de quoi les autres choses se définissent. Ainsi, on détermine le triangle comme une portion d'espace délimitée par trois droites ; mais l'espace qui sert à définir n'est pas lui-même défini. Il est pourtant l'objet d'une intuition évidente.2 Il en est de même pour le bien. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer l'usage que chacun fait du concept de meilleur. Tout le monde s'y réfère constamment, dans le langage ou l'action, et sa signification est évidente pour tous : il n'est pas besoin d'avoir approfondi la philosophie pour comprendre, par exemple, que la santé est meilleure que la maladie. L'idée de meilleur est une structure de la pensée. Or elle implique nécessairement une référence au bien. Cette notion est donc une catégorie de l'esprit, comme, par exemple, l'idée de cause. Et de même que tout homme se fonde sur l'idée de cause lorsqu'il explique, il se réfère à l'intuition du bien lorsqu'il préfère et choisit.
Cette intuition du bien s'exprime dans des jugements à prétention objective. Soutenir qu'une chose est meilleure qu'une autre ne signifie pas qu'elle nous plaît davantage, par exemple, parce qu'elle nous procure plus de plaisir. Même l'affirmation que le plaisir est le seul bien et la douleur le seul mal implique qu'on s'en détache pour les confronter à la norme du bien. C'est ainsi que dans le Protagoras, Socrate, bien qu'il adopte, provisoirement, la perspective hédoniste, oppose à la sensation du moment une arithmétique des plaisirs qui est une oeuvre de la pensée. Ainsi, une conduite agréable sera jugée mauvaise par les douleurs qu'elle entraîne ou les plaisirs plus grands dont elle nous prive : l'intempérance et la paresse sont mauvaises car l'une est cause de maladie et l'autre de pauvreté. Mais ce sont là des inconvénients et des avantages que la pensée prévoit et qui ne sont pas sentis.
On voit par là que l'homme qui juge du bien et du mal s'arrache à l'immédiat et pense sa vie dans le temps. C'est ce que confirme un texte du Gorgias. 3 Celui qui absorbe un remède désagréable ne veut pas le désagrément, mais la santé dont le remède est le moyen. De même, le commerçant qui affronte les dangers de la mer ne souhaite pas les courir mais veut la richesse, but de son négoce. Dans ces deux cas, santé et richesse sont considérées comme des biens. C'est donc en vue du bien que tout homme accomplit chaque chose, qu'elle soit intrinsèquement indifférente ou même mauvaise. Il évalue donc ses actes par un jugement qui pèse leurs conséquences à plus ou moins long terme. Et même dans les cas où le fruit de l'acte est immédiat, il faut que la pensée prenne un recul, s'en détache, et le confronte à la norme du bien pour le qualifier de bon. Ainsi, le bien n'est jamais donné dans une sensation, mais dans une réflexion. Et puisque la sensation implique toujours la participation du corps, il faut dire que la considération du bien nous arrache au corps pour nous élever au plan de la pensée.
L'affirmation socratique
Cette dimension temporelle de l'activité réfléchie ne doit pas inciter à édulcorer la thèse socratique en la réduisant à l'aphorisme banal : "la fin justifie les moyens". 4 Socrate va plus loin : pour lui, le but poursuivi est toujours jugé bon, même si la société, le sens commun ou l'agent lui-même affirme le contraire. En effet, "pour aimer le mal, il faut aimer le bien : car on ne peut aimer le mal que parce qu'on le regarde comme un bien, que par l'impression naturelle qu'on a pour le bien".5 Ainsi, pour l'intellectualisme, c'est le bien que cherche l'escroc, l'auteur d'un crime crapuleux, le délinquant sexuel.
Une réflexion sur ces exemples paradoxaux constitue la meilleure introduction à l'intelligence de la doctrine. Chacun conçoit l'avantage que procurent ces crimes : il s'agit du plaisir soit directement appréhendé, soit acquis par le moyen de l'argent. Et tout homme comprend l'attrait du plaisir. Si, pourtant, le plus souvent, ces forfaits lui font horreur, c'est que le prix par lequel le délinquant les achète lui apparaît moralement exorbitant. Qu'importe un avantage acquis par un aussi grave opprobre moral : un homme sain n'est même pas tenté ! Mais c'est là justement l'indice qu'il éprouve une valeur que le "coupable" n'aperçoit pas ou aperçoit mal. Certains n'hésitent pas à risquer leur vie pour rester fidèles à la probité ou à l'honneur. D'autres, au contraire, les sacrifient sans vergogne à quelque avantage social ou matériel. L'un aperçoit, ou croit apercevoir, des valeurs invisibles ou obscures pour l'autre. Tout compte fait, chacun choisit ce qui lui semble le meilleur et fuit ce qui lui apparaît pire. Ainsi, Socrate est convaincu qu'il est plus laid de commettre l'injustice que de la subir. Mais Calliclés ne voit là qu'un préjugé populaire et pense que la domination du fort sur le faible est juste, donc bonne.6
Encore Calliclès a-t-il la lucidité de son choix et le courage de l'assumer. C'est rarement le cas. Généralement, le "coupable" souscrit dans son discours aux étiquettes imposées par la conscience sociale. Il qualifie de mauvaise la conduite qu'il a cependant choisie. Mais ce n'est que par ouï-dire qu'elle lui apparaît telle. Tout au plus, ressent-il la force contraignante du surmoi qui donne aux représentations collectives leur caractère coercitif. Mais la connaissance authentique d'une valeur n'a rien à voir avec sa désignation sociale ni sa puissance d'entraînement avec la pression du groupe. Une référence aux mathématiques permet d'éclairer ce point essentiel.
Je puis savoir par coeur les théorèmes et les réciter avec conviction car j'ai confiance dans le maître qui me les a appris. Ce ne sont là qu'opinions droites, étrangères à la science. La pensée mathématique authentique consiste, au contraire, à refaire la démonstration pour son propre compte afin de s'approprier l'évidence. Celle-ci n'est pas reçue de l'extérieur mais dévoilée par un acte de la pensée qui la découvre dans son propre fond. Il en est de même pour la réflexion morale : les valeurs ne sont découvertes que dans l'intériorité. Sinon, il s'agit seulement de conformisme et de dressage.
Toutefois, les valeurs morales ne se traduisent pas, comme les vérités mathématiques, dans une formulation objective, aisément transmissible à tous. 7 Elles font l'objet d'intuitions qui, en grande partie, échappent au discours. Considérez la compassion : chacun est capable d'en donner une définition, au moins approximative, et de l'illustrer par des exemples convenablement choisis. Mais le plus souvent, il s'agit là d'une connaissance extérieure qui situe adéquatement l'inconnu dans le réseau conceptuel des notions morales. Ce repérage logique ne suffit pas à l'intelligence de la compassion. Pour la comprendre, il faut l'éprouver comme une évidence du coeur. Or le discours n'exprime pas cette expérience. Il peut, en outre, entretenir l'illusion de connaître une valeur à laquelle on n'accède pas.
Certes, entre l'appréhension authentique d'une valeur et sa méconnaissance totale, il y a mille transitions. L'ignorance absolue n'est, le plus souvent, qu'un cas d'école. Une valeur éveille habituellement quelque écho, même dans l'âme qui la récuse. Bien que confusément entrevue, elle peut faire obstacle aux tentations. Elle est, par là, source de conflits intérieurs. Mal interprétés, ils semblent autoriser la thèse d'une volonté défaillante, choisissant le mal en connaissance de cause. Mais, une connaissance morale moins superficielle mettrait, sans doute, un terme au conflit et emporterait l'adhésion.
Admettons pourtant qu'il n'en soit rien et que, tout compte fait, le "coupable" opte pour son intérêt propre. Celui-ci lui apparaît donc préférable à l'impératif moral. Mais, c'est encore le bien qu'il choisit puisque préférer, c'est élire le meilleur, donc le bien. C'est en se référant à cette même norme transcendante que l'agent moral choisit les valeurs et que l'immoraliste les récuse. Car le bien est, comme on l'a vu, un principe qui dépasse la multiplicité de ses expressions. Mais là encore, le langage trahit l'expérience intime. Puisqu'il est convenu de désigner comme bien les valeurs morales, il semble contradictoire de prétendre que c'est au nom du bien que le "coupable" les rejette. En vérité, chacun choisit ce qui lui semble le meilleur, en fonction des clartés qui lui sont données.
Celles-ci proviennent, en partie, de l'éducation. L'ouverture aux valeurs est plus difficile pour celui qui, vivant dans des groupes qui les ignorent, est coupé, dès son plus jeune âge, de toute préoccupation morale. Les explications sociologiques de la délinquance par les carences éducatives, la perte de repères dans des groupes sociaux déstructurés, l'absence de modèles d'identification sont maintenant des lieux communs de la criminologie. 8 Ils constituent des versions modernes de la pensée socratique. Sans doute, la connaissance morale est-elle, comme on l'a vu, une expérience intérieure. Mais celle-ci peut être favorisée ou contrariée par le contexte éducatif, de même qu'en mathématiques, l'enseignement d'un maître est, le plus souvent, la condition nécessaire, bien que non suffisante, de l'appropriation des vérités.
Tout autant que les influences extérieures, le caractère ouvre la personne à certaines valeurs, lui rend plus difficile la connaissance authentique de certaines autres. Ainsi, le respect de la loi morale, admirée dans sa nudité abstraite, pourra séduire spontanément un secondaire de la caractérologie. 9 Mais, un primaire devra faire un effort pour échapper à son caractère et comprendre le bien-fondé d'une morale de la loi. Ainsi, certains "colériques", 10 emportés par une activité bouillonnante ont du mal à saisir la légitimité des principes : ceux-ci leur apparaissent comme des constructions artificielles en dehors de la vie. L'influence du caractère, tout comme celle du milieu social, favorise donc notre vision du bien et du mal.
C'est cette vision qui, pour l'intellectualisme, détermine la conduite. Dans cette perspective, la volonté n'existe pas comme pouvoir autonome de décision ; elle est absorbée par la connaissance puisque nos décisions ne sont que les résultantes de nos pensées. Un texte du Protagoras est, à cet égard, significatif. Le but du passage est de définir le statut du courage. A première vue, il diffère des autres expressions de la vertu. L'intrépidité qui précipite l'homme brave vers le danger semble étrangère au savoir.11 Mais en vérité, montre Socrate, l'homme courageux est semblable au lâche : tous deux fuient ce qui leur semble terrible et choisissent ce qui leur apparaît bon. L'homme courageux, doit-on comprendre, craint par-dessus tout le déshonneur car il le tient pour un mal supérieur à une blessure ou à la mort. Le lâche, au contraire, privilégie, son intégrité physique : cette valeur est pour lui bien concrète alors que celles qui motivent l'homme de courage ne sont pour lui, à la limite, que "des grands mots". Chacun choisit le bien et fuit le mal, tels qu'il se les représente. L'héroïsme et la lâcheté ne sont donc que les conséquences de nos opinions. Ainsi, même la vertu en apparence la plus étrangère à l'intelligence, 12 se réduit, en définitive, au savoir : il suffit de connaître le bien pour le faire.
"Je ne méprise presque rien"
Cette formule de Leibniz résume une conséquence de l'intellectualisme socratique. Si tout homme choisit le bien, tel qu'il lui apparaît, il est possible de communier avec son inspiration, même lorsqu'on réprouve ses choix. Une option contestable, en effet, consiste à incarner une visée de valeur dans une détermination inappropriée. Or, on peut toujours partager une visée de valeur à condition de la dissocier des expressions qui la trahissent. Un effort de sympathie intellectuelle peut appréhender les intentions sous-jacentes aux idées et aux conduites affichées. Il peut révéler la source commune d'attitudes opposées.
Considérez par exemple une certaine tradition politique de gauche, enracinée dans la philosophie des lumières et la révolution française. Tout l'oppose, en apparence, à une vision religieuse des rapports sociaux, telle qu'elle s'exprime dans le catholicisme traditionnel. Pourtant, les droits de l'homme, fondés en raison, ont une origine chrétienne. Ils constituent l'expression laïcisée, ou si l'on préfère, épurée, de l'affirmation de Jésus, révolutionnaire en son temps, de l'égale dignité devant Dieu de tous les hommes.13 Le fond de cette conviction est la source de l'idéal révolutionnaire de 1789 ; elle a sans doute inspiré le combat de bien des militants communistes. Elle est aussi le moteur d'un comportement chrétien authentique. Mais elle s'est inscrite chez les uns et les autres dans des structures contingentes, toujours contestables : l'amour pratique du prochain n'implique nécessairement, ni la socialisation des moyens de production, ni la soumission à une église, ni, a fortiori, l'adhésion au dogme du socialisme scientifique ou de l'infaillibilité pontificale !
Il est sans doute plus difficile de sympathiser avec des formes sociales qui heurtent de front notre sensibilité morale. On peut cependant retrouver à leur source une visée de valeur. Ainsi, le libéralisme économique s'est parfois exprimé aux États-Unis avec une vulgarité outrancière : un homme vaut ce qu'il gagne ! En effet, dans cette perspective, chaque personne est responsable de sa destinée : elle construit sa vie par son effort ou la laisse se déliter par laisser-aller. Les gains du plus entreprenant et du plus persévérant sont donc fondés. Les disparités économiques sont le signe et la sanction d'une inégalité morale : comme l'affirmait Calliclès, il est juste que celui qui vaut plus possède davantage.
Une semblable conception implique, bien évidemment, une vision sommaire des rapports collectifs. En effet, les conditions de la compétition sociale ne sont pas les mêmes pour tous, comme dans une épreuve olympique. Et, même si c'était le cas, on pourrait espérer pour une société des moteurs plus nobles que la seule concurrence économique entre ses membres. Cependant, sous son simplisme, s'exprime une intuition juste : l'obligation morale pour chaque personne de tirer le meilleur parti d'elle-même. C'est ce qu'affirme l'Évangile dans la parabole des talents 14 : le maître blâme le mauvais serviteur qui n'a pas su faire fructifier son bien. Kant affirme de même que l'homme raisonnable ne peut vouloir, comme "l'insulaire des mers du Sud", laisser rouiller ses talents. "Car, en tant qu'être raisonnable, il veut nécessairement que toutes les facultés soient développées en lui...". 15 Dans cette perspective morale, il existe une hiérarchie des personnes mesurée par leur effort de promotion personnelle. Celle-ci peut prendre des formes variées : accomplissement spirituel, progrès intellectuels et même amélioration physique. Mais un certain libéralisme traduit grossièrement cette intuition en la restreignant à la réussite matérielle exprimée par l'argent : il caricature une idée juste. Cependant, bien qu'une caricature enlaidisse son modèle, elle l'exprime cependant d'une certaine manière.
Dans cette perspective, on peut reconnaître, même dans des vices, un élan vers le bien qui s'égare. La préoccupation de sa valeur propre est le fond commun de l'orgueil et de la vanité : l'orgueil en est assuré, la vanité en doute et veut se rassurer par le regard d'autrui. S'il est vrai, comme on l'a vu, que tout homme a pour vocation de tirer le meilleur de lui-même, ce souci est originellement légitime. Mais, puisque personne ne saurait juger le fond de personne, même de soi-même, il se pervertit ici en vaine complaisance et naïves illusions. Dans le même registre, le désir effréné de reconnaissance sociale, la soif de pouvoir, peuvent exprimer et travestir, tout à la fois, l'idéal authentique d'actualiser le moi de valeur. Ainsi, dans ces choix erronés, souvent ridicules et parfois odieux, une visée de valeur s'égare par erreur de jugement.
Celle-ci procède d'une ignorance. Celui qui se trompe confond la connaissance partielle qu'il a d'un problème avec une connaissance totale. 16 Ainsi, un idéal de justice est sans doute à l'origine des expériences désastreuses du communisme soviétique ou cambodgien, et, pour le promouvoir, une certaine contrainte de l'état était légitime. Mais ces données élémentaires devaient être confrontées à mille paramètres de tout ordre : entre autres, les dimensions innées de la nature humaine, incompatibles avec le projet utopique de façonner un homme radicalement nouveau. Leur ignorance a transformé l'idéal initial en sa caricature monstrueuse. Dans le même ordre d'idées, une prescription pédagogique doit tenir compte des circonstances, de l'âge, de la personnalité de l'élève. La méconnaissance de ce contexte peut produire des effets contraires au but poursuivi, même si la règle imposée est intrinsèquement bonne.
Une visée de valeur doit donc être dissociée de la gangue des conduites et des mots qui peuvent la trahir en lui donnant corps. L'intuition du Bien déborde les déterminations qui prétendent la circonscrire. Mais, comme on l'a vu, elle les inspire toujours. C'est cette intuition que Leibniz, avec Socrate, nous invite à retrouver. L'intellectualisme constitue le seul fondement d'un dialogue authentique.
Les objections contre l'intellectualisme socratique
On a objecté à l'intellectualisme la débilité de la raison face à la puissance des passions. 17 C'est oublier que leur force procède d'un jugement implicite. C'est le cas de l'amour : il n'est irrésistible que dans la mesure où son objet apparaît irrécusable.
L'irrécusable est dans l'ordre de la valeur ce qu'est l'évidence dans le domaine logique. Dans ces deux expériences parentes, l'esprit a la conviction d'atteindre une vérité qui s'impose à lui. De même que je suis contraint de reconnaître que la droite est le plus court chemin entre deux points, il me faut admettre qu'on doit préférer son ami à son chien et, à fortiori, à sa bourse. L'irrécusable s'impose à mon jugement, bien qu'il puisse mortifier mes intérêts ou mes appétits : je puis être tenté de choisir le chien ou l'argent contre l'ami, mais je ne saurais le faire "sans quelque reproche secret de ma raison."
Il en est exactement de même dans l'amour. L'être aimé est investi de valeur et c'est pourquoi celui qui aime ne se reconnaît pas le droit d'y renoncer. L'affrontement des obstacles, les risques assumés, le mépris des bienséances, parfois les drames suscités par l'amour ne témoignent pas de la puissance de quelque pulsion, force en quelque sorte mécanique, mais de la profondeur d'une conviction. Dans cette perspective, la description de la passion comme puissance irrationnelle submergeant la volonté est, phénoménologiquement, fausse. L'amour tire sa force du jugement d'irrécusabilité qui le génère. La passion est sans doute un jugement faux, comme l'ont soutenu les Stoïciens. Mais l'important est de reconnaître qu'elle est d'abord de l'ordre du jugement. Toute explication qui méconnaît ce caractère fondamental et cherche à comprendre l'amour uniquement à partir de quelque déterminisme manque l'essentiel : on n'attrape pas l'amour comme on attrape la grippe ! 18
Lorsque l'amour devient passion, son objet est identifié au tout de la valeur ; il devient en quelque sorte, pour l'amant, un absolu vivant. Cette assimilation d'un être singulier au Bien est la source des outrances du coeur et de la conduite, illustrées par la littérature et la rubrique des faits divers. Or la passion, dans la perspective du Banquet, confond une vérité partielle avec une vérité totale. Il est vrai, en effet, que le Bien est la fin dernière du vouloir et que la beauté des êtres singuliers le reflète. L'erreur consiste ici à le confondre avec une détermination particulière qui l'exprime mais le restreint : un beau corps, une belle âme. Le passionné ignore en effet que la visée de son amour dépasse l'objet sur lequel il s'est provisoirement arrêté. Diotime s'applique donc à convaincre le jeune Socrate "que l'amour a du mouvement pour aller plus loin"19. Cet effort est le moteur de la progression initiatique du Banquet, qui doit élever Socrate de l'admiration d'un beau corps à la contemplation de "l'océan du beau" et à l'intuition de son principe : le Bien.
Dans cette perspective, la passion procède d'un manque de connaissance. Elle n'est pas maîtrisée par un effort de type musculaire mais par un surcroît de lumière qui en purifie la visée, mais l'assume. Et puisque le Bien "est la source de toutes nos actions" on peut étendre aux autres tendances cette thérapeutique de la passion amoureuse.
D'autres objections contre l'intellectualisme procèdent de l'ignorance de la teneur véritable des motifs. Mais point n'est besoin, pour décrypter leur sens de la magie d'un psychanalyste : il suffit de déchirer le voile des mots. Considérez la faute avouée par Saint-Augustin. Jeune homme, il vole, avec des camarades, des poires dans un verger, sans avoir besoin ni même envie de ces fruits et pour, affirme-t-il, le seul plaisir de faire le mal : en effet, il donne son larcin aux pourceaux. 20 Mais la volonté du mal n'est, chez un adolescent de seize ans, que le masque de l'affirmation de soi, par transgression de la règle, sous le regard de la bande. Socrate retrouverait aisément sous ces rodomontades l'espérance égarée d'actualiser le moi de valeur. Et il pourrait montrer les multiples ignorances qui occultent la gravité de vol : souffrance de la victime, peut-être pauvre, nécessité de la loi sociale, grandeur de la loi morale : le jeune Augustin n'était probablement pas en mesure de partager l'enthousiasme de Kant ! 21
Il faut donc creuser sous la surface des mots pour saisir les vrais motifs d'une conduite. Parfois, les moralistes les plus avertis se laissent prendre au piège des apparences. C'est le cas de Jankélévich. La récidive constituerait, selon lui, une réfutation définitive de l'intellectualisme socratique. Si, en effet, l'auteur d'un acte mauvais, prend conscience des valeurs en cause, décide de s'amender et pourtant rechute, ce serait bien en connaissance de cause qu'il commettrait à nouveau le mal. 22
L'objection confond l'évidence actuelle, vivante et génératrice de l'acte, avec son souvenir, pensée morte et par conséquent débile. En effet "parce que la nature de l'âme est de n'être quasi qu'un moment attentive à une même chose, sitôt que notre attention se détourne des raisons qui nous font connaître que cette chose nous est propre et que nous retenons seulement en notre mémoire qu'elle nous a paru désirable, nous pouvons représenter à notre esprit quelque autre raison qui nous en fasse douter et ainsi suspendre notre jugement et même aussi peut-être en former un contraire". 23 Car, "... une preuve connue, reçue même en son entier, recopiée même, je dis une preuve des sciences exactes, reste comme un corps mort devant moi. Je la sais bonne, mais elle ne me le prouve point ; c'est par grand travail que je la ressuscite ; plus je me laisse aller, moins elle me prend. Mais aussi elle est neuve à chaque fois qu'elle renaît. Naïve à chaque fois...". 24 L'objection de Jankélévitch confond donc l'évidence actuelle et le souvenir de cette évidence.
Cependant, si c'est toujours un acte de volonté qui donne vie à l'idée, on peut faire à Socrate une nouvelle objection : le défaut de sa conception de la faute serait de taire l'origine de l'ignorance qui la génère. Sans doute, le "coupable" a-t-il une connaissance incomplète du bien au moment où il agit. Mais il serait responsable de ce manque de clarté par paresse d'examiner ou détournement de l'attention d'une vérité gênante. De même que l'ivrogne, inconscient de la gravité d'un crime commis sous l'empire de l'alcool est responsable de s'être enivré, on pourrait reprocher au "coupable" d'avoir volontairement occulté la vérité. Comme on l'a dit, "on croit ce qu'on voit, on voit ce qu'on regarde et on regarde ce qu'on veut". Dans cette perspective, l'attention est une activité qui crée la lumière, mais n'en procède pas.
Mais alors, quel peut bien en être le moteur ? Pourquoi chercherait-on une connaissance si on ne l'avait déjà trouvée, c'est-à-dire sans le pressentiment des promesses dont elle est lourde ? Et pourquoi s'en détournerait-on si ce n'est parce que son intérêt ne nous apparaît pas ? En effet, "on peut demander alors si l'homme, sur le point d'obscurcir sa connaissance, en avait pleine conscience. Sinon, c'est que sa connaissance est déjà quelque peu obscurcie, avant même qu'il ait commencé ; et la question se pose derechef". 25 Ainsi, si quelque avantage immédiat l'a emporté, dans l'âme du "coupable" sur les promesses d'une ouverture intellectuelle, c'est qu'il en a mal apprécié l'importance et l'enjeu. C'est seulement par ouï-dire que le buveur connaissait les dangers de l'intempérance. Mais il n'en a pas mesuré les conséquences exactes, pour lui, en cette occurrence particulière. Le risque qu'il a négligé de considérer lui apparaissait, au moment de la faute, comme théoriquement possible mais pratiquement improbable ; ce constat général était sans évidence contraignante.
Bref, le "coupable" ne se détourne d'une vérité que lorsque le soupçon de sa véritable portée est insuffisant pour l'inciter à un examen plus approfondi. Sans doute, on ne voit que ce que l'on regarde. Mais on ne peut pas tout examiner et notre regard privilégie les objets qui le sollicitent en fonction de leur poids apparent. Or c'est là une connaissance et elle détermine le vouloir. Le jeune Augustin, même s'il avait connu Kant ou Rousseau, aurait estimé perdre son temps à approfondir la loi morale ou la compassion avant de commettre son vol : à seize ans, ces valeurs n'auraient sans doute éveillé chez lui, de prime abord, que de pâles clartés, débiles face à la vanité de s'affirmer devant le groupe.
Ainsi, l'attention, créatrice de lumière, est, au moins en partie, un produit de la lumière. L'esprit semble toujours déterminé dans ses choix par les clartés dont il dispose. C'est le mérite de l'intellectualisme de l'avoir découvert. Mais l'homme n'est pas seulement esprit : il a un corps et celui-ci est la source de jugements naturels qui peuvent contredire ses arrêts.
La volonté et le corps
Socrate a montré, comme on l'a vu, que notre intuition du bien s'exprime dans des jugements de valeur, à prétention objective, qui nous arrachent au présent et transcendent les impressions de plaisir et de douleur. Mais, "l'âme n'est pas logée dans le corps comme un pilote dans un navire" : le corps la rattache inexorablement au présent et à la sensation.
Considérez l'exemple de la torture : l'esprit peut juger secondaire une détresse singulière face au souci de servir quelque noble cause. Pourtant, le corps propre peut parler si fort que tout autre son devient inaudible, comme dans un vacarme où l'effort d'attention échoue à privilégier une voix importante. Il impose alors une vision partiale du bien et du mal. La réflexion sur ce cas limite nous révèle que l'attention dépend, en partie, du corps.
Dira-t-on qu'il s'agit là d'un exemple exceptionnel ? Mais il ne constitue que le pôle supérieur d'un continuum mental en toile de fond permanente de notre vie. À l'autre limite, la courtoisie mondaine de l'hôte qui, malgré sa faim, sert d'abord les autres convives d'un repas manifeste, sur un mode mineur, l'antagonisme du corps et de l'esprit. Entre ces extrêmes s'étale la gamme ordinaire des luttes contre le corps : l'entraînement physique qui maintient l'effort malgré la souffrance, l'observation d'un régime en dépit des tentations, la lutte contre une addiction, ou, plus banalement, la vigilance professionnelle malgré la fatigue, sont des tortures atténuées. Dans tous ces exemples, le corps cherche à imposer une vision limitée, donc erronée, du bien et du mal. Les pulsions corporelles, en effet, enveloppent un jugement implicite. Sans doute, en règle générale, celui-ci est-il vrai. Nos désirs et nos répugnances sont les moyens d'une finalité au service du vivant. Plaisirs et douleurs constituent, le plus souvent, les outils d'une science infuse et des guides de vie. Mais ils peuvent aussi, dans une vision du bien à long terme, apparaître comme des obstacles ou des pièges.
C'est également vrai de nos émotions. Elles aussi impliquent des jugements ; mais ceux-ci sont souvent outranciers : celui qui est en proie à la colère la considère toujours comme juste, même dans ses excès. D'autre part, elles effacent, au profit du présent, toute vision à long terme. Or les émotions s'enracinent dans le corps. Vérifions le pour la peur.
Les psychologues ont remarqué que ses manifestations, à leur degré extrême, sont identiques à celles de la douleur. 26 Un mal seulement imminent ou possible, nous nous imaginons l'éprouver. La réaction réflexe inhérente à toute douleur se substitue à la réaction réfléchie que suscite d'ordinaire sa simple appréhension, l'automatisme aveugle à la défense adaptée aux circonstances. Bref, l'émotion de peur est la mise en route prématurée des réactions réflexes associées à la douleur. Comme l'écrit Pradines, "l'être vivant redevient un vivant instantané en qui la mémoire n'évoque qu'un avenir qui se télescope aussitôt sur le présent et détruit ainsi le temps qu'elle avait créé. C'est la ruine, l'effondrement d'un comportement de vie ; il s'écroule sur ses assises d'automatisme ; il s'y retransforme". 27 La peur est donc le fantasme hallucinatoire de la douleur. Originairement, elle anticipe une réaction corporelle.
Plaisirs, douleurs et émotions procèdent donc d'une même source : le corps. Celui-ci tend à imposer, à travers ces états affectifs, une vision partiale du bien et du mal, à ancrer l'agent dans le présent au détriment d'une perspective objective et à long terme.
Ce constat ne ruine pas l'intellectualisme. D'une part, en effet, dans bien des situations, le corps n'intervient pas actuellement ou peu : l'homme politique qui vend son intégrité ou ses convictions se trompe sur le bien mais ne cède pas à une contrainte physique. Et d'autre part, une connaissance authentique triomphe du corps, même s'il parle fort : un buveur invétéré, un drogué, ne céderaient probablement pas à la tentation s'ils savaient, de source sûre, que cette dernière faiblesse entraînerait inéluctablement leur mort, dans l'heure qui suit. 28 Mais le plus souvent l'authenticité contraignante du savoir n'est pas donnée d'emblée ; elle doit être conquise contre la tentation du présent et la paresse d'examiner. Ainsi, le corps dramatise l'acte d'attention qui donne ou redonne vie à la connaissance du bien. Nous avons vu que dans des situations extrêmes celui-ci est à la limite du possible. Mais toujours il exige un effort, à reprendre sans cesse, contre la voix du corps qui ne se tait jamais.
On pourra se demander quelle est la raison dernière de cet effort. Sa condition nécessaire est, comme on l'a vu, une connaissance pressentie. Est-ce aussi sa condition suffisante ?
Si c'était le cas, l'homme serait un automate intellectuel puisqu'on pourrait déduire ses actes des clartés octroyées. Le déterminisme par l'idée est la conséquence, à terme, de l'intellectualisme. Cette conclusion heurte la conscience indéracinable que nous avons de notre liberté. 29 Elle enveloppe, d'autre part, une contradiction : je ne peux pas librement conclure que je ne suis pas libre. S'il en est ainsi, il faut donc que le principe de nos actes réside en dehors de la connaissance. Mais quel est-il alors ? Un choix en dehors des raisons est, par définition, incompréhensible, donc absurde.
Nous n'approfondirons pas ce débat, aux frontières de l'intellectualisme et qui en marque les limites. Socrate n'a peut-être pas apporté une réponse définitive au problème de la faute. Mais il est l'étape obligatoire d'une réflexion adulte sur son origine.
Signature :
Michel Larroque
Article publié dans L'Enseignement philosophique, mars-avril 2010.
Notes :
1 Gorgias 499e.
2 Dans une géométrie non axiomatisée.
3 Gorgias 467 c.
4 Par exemple, l'idéal utopique d'une société parfaite aurait pu justifier le goulag aux yeux des staliniens.
5 Malebranche, Traité de morale, I, 3, 15.
6 Calliclès est un interlocuteur de Socrate dans le Gorgias, 483 a.
7 On sait que Kant, au contraire, a voulu définir la moralité dans une formule objective : "agis en sorte que tu puisses constituer la maxime de ton action en une loi universelle". Mais, au moins dans les devoirs que Kant qualifie de larges ou méritoires, la loi n'est que l'expression quantitative d'une conviction intuitive qui la précède et la justifie. C'est parce que j'éprouve que le dévouement désintéressé à autrui est un bien que ma sincérité pose que tout homme doit aider son prochain, lorsqu'il le peut. Mais on peut supposer qu'un individualiste strict croira, de bonne foi, que chacun doit trouver en lui la force de s'affirmer et que, par conséquent, personne ne doit aider personne. Sa sincérité, à lui aussi, pose une loi. Il n'y a pas de critères objectifs pour choisir entre le philanthrope et lui.
8 Soulignons, au passage, que l'explication de la faute par l'ignorance ne remet pas en cause la sanction, comme on le croit parfois. Bien au contraire, pour celui qui n'aperçoit pas les biens et les maux authentiques, celle-ci restaure artificiellement la rectitude de la conduite : le délinquant qui ne voit pas, comme Socrate, qu'il est désavantageux de commettre l'injustice, saisit par contre fort bien que la prison, ou pire, est un mal.
Toutefois, s'il n'exclut pas la sanction, l'intellectualisme ne condamne pas le coupable. En cela, il peut constituer une expression purement rationnelle et laïque de la charité.
9 Kant affirmait n'admirer que deux choses : "le ciel étoilé au-dessus de ma tête, la loi morale en moi".
10 La primarité, la secondarité sont des propriétés constitutives de la caractérologie d'Heymans, Wiersma, Le Senne ; le "colérique" est un type caractériel.
11 "C'est un fait, Socrate, que tu trouveras des hommes qui sont tout ce qu'il y a de plus impie, de plus injuste, de plus intempérant, de plus ignorant, et qui, d'autre part, sont tout qu'il y a de plus courageux !". Protagoras 359 b.
12 C'est bien au "courage physique" que Protagoras fait allusion.
13 Sur ce point, voir le livre de Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, Plon, 2007.
Parcourir aussi Nietzsche, qui a bien décelé les origines chrétiennes de la démocratie.
14 Matthieu, 25 14 30.
15 Kant, Fondement de la métaphysique des moeurs, traduction Delbos, deuxième section, page 140.
16 Spinoza, Ethique, 2 35 scolie.
17 C'est le cas de Bergson : "Notre admiration pour la fonction spéculative de l'esprit peut être grande ; mais quand des philosophes avancent qu'elle suffirait à faire taire l'égoïsme et la passion, ils nous montrent - et nous devons les en féliciter- qu'ils n'ont jamais entendu résonner bien fort chez eux la voix de l'un ni de l'autre."
Les deux sources de la morale de la religion, chapitre 1, page 88.
Il est vrai que Bergson vise, ici, la morale de Kant. Mais dans la suite, il étend sa critique à l'intellectualisme.
18 Nous résumons ici les analyses de précédentes études : La transmutation dans l'amour, revue l'Enseignement Philosophique, juillet- août 2001 ; Esquisse d'une philosophie de l'amour, l'Harmattan 2006.
19 L'expression est de Malebranche.
20 "... j'ai voulu voler sans être poussé par le besoin, simplement par indigence et dégoût du sentiment de justice, par surabondance d'iniquité ; car j'ai dérobé ce que j'avais en abondance et de bien meilleure qualité. Et ce n'est pas de la chose convoitée par mon larcin, mais du larcin même et du péché que je voulais jouir".
Saint-Augustin, Confessions, livre 2, paragraphe 4.
21 Voir note 9.
22 Jankélévich L'austérité et la vie morale, chapitre 3, pages 148 et suivantes.
23 Descartes, Lettre au père Mesland, 2 mai 1644.
24 Alain, Eléments de philosophie, Gallimard 1941, pages 220, 221.
25 Kierkegaard, Traité du désespoir, 2ème partie, livre 4, chapitre 2, page 177. Kierkegaard, qui pourtant critique l'intellectualisme socratique, reprend à son compte cette réponse possible de Socrate à l'objection.
26 "C'est chose saisissante de voir comme le tableau physique de la peur est décalqué de celui de la douleur physique : même phénomène de syncope et de ralentissement du coeur, mêmes troubles respiratoires, mêmes contractions musculaires de défense... Mêmes phénomènes de confusion mentale, quand l'une et l'autre sont à leur paroxysme. Dans le tableau admirablement précis que M Dumas nous donne tour à tour des expressions de la douleur et de celles de la peur, on aurait, au premier abord, de la peine à dire laquelle de ces deux affections l'énumération suivante concerne : "Ce sont des paralysies subites comme la chute de la mâchoire, le dérobement des jambes, la paralysie des sphincters vésicaux et anaux, des contractions des muscles lisses déterminant le vomissement ou la miction avec jet... des projections violentes des bras en avant et en arrière, avec les doigts écartés ou les poings fermés." Il s'agit de la douleur. Mais on retrouvera tous ces traits sans exception dans le tableau de la peur émotionnelle..."
Maurice Pradines, Traité de psychologie générale, tome 1, pages 722, 723. PUF.
27 Maurice Pradines, ibid. page 721.
28 Il ne s'agit pas dans cet exemple de l'émotion de peur, enracinée dans le corps, comme on l'a vu, mais du sentiment de crainte fondé sur la connaissance : conclusion d'un calcul qui compare un plaisir immédiat à son prix à long terme.
29 Pour Spinoza, l'expérience de notre liberté est une illusion qui procède d'une connaissance incomplète : nous avons conscience de nos actes, mais nous ignorons les causes qui les déterminent.
Éthique, Scolie de la proposition 25, livre 2.
Le temps et la névrose selon Pierre Janet
Version mise à jour régulièrement de l'article actuel : Sur le site personnel de l'auteur
Cet article développe un thème du livre Hypnose suggestion et autosuggestion, Michel Larroque, éditions l'Harmattan, 1993.
Nous nous proposons, en nous appuyant sur les descriptions que Pierre Janet a données de l'hystérie et de la névrose obsessionnelle, de montrer que ces deux névroses, classiquement opposées, impliquent deux vécus temporels différents, très proches des facteurs primaire et secondaire. Nous aurons, accessoirement, à justifier, contre l'impérialisme de la psychanalyse, cette référence aux idées du psychologue français.
Le vécu temporel de l'hystérique
L'hystérique est moins capable qu'un autre de fixer son attention sur une tâche un peu longue la lecture et la compréhension d'un texte par exemple. Un rien peut le distraire du travail entrepris. Et pourtant, ce distrait pathologique peut être absorbé par une représentation, au point que tout le contexte lui devienne inconscient. Pierre Janet cite le cas d'une malade qui présente des points corporels hyperesthésiés (2) : le simple frôlement de ces points provoque chez elle la douleur. Or, quand elle est occupée par un travail, ou une simple conversation, la malade, en quelque sorte fascinée par l'intérêt, oublie tout le reste, au point que le psychiatre peut pincer brutalement les points sensibles sans parvenir à la distraire.
La contradiction n'est qu'apparente. L'hystérique coïncide avec ses représentations, il ne prend à leur égard aucune sorte de recul. Par cette distance que l'homme normal prend à l'égard de sa représentation, il la situe dans un contexte et la met, en quelque sorte, en concurrence avec d'autres : si par exemple, on lui présente une image, il sait que l'image montrée n'est qu'une image, qu'elle témoigne de l'intérêt qu'a pour lui celui qui la lui présente, qu'elle est plus ou moins ressemblante, qu'il perd son temps à la regarder, etc. L'hystérique au contraire adhère pleinement à sa perception, il est sa perception et rien d'autre. On comprend par là que le contexte lui devienne inconscient.
Mais on peut expliquer du même coup son impuissance à prêter attention à une tâche un peu complexe. Pour comprendre un texte, par exemple, il faut replacer chacun des éléments qui le constituent dans un ensemble organique. Je dois cesser d'adhérer à telle formule frappante, à telle image évocatrice, pour la situer dans un sens général qu'elle contribue à préciser. Mais, bien évidemment pour s'élever ainsi à la pensée de l'ensemble, il ne faut plus coïncider avec l'élément. Bref, toute tâche un peu complexe suppose la pensée d'un ordre temporel. Mais on ne pense le temps qu'à la condition de renoncer à le vivre. Or, l'hystérique reste sur le plan du vécu.
C'est ce que confirment les troubles de la mémoire si fréquents dans cette névrose. Telle malade relit interminablement la même page d'un roman (3) : en effet parvenue à la fin elle a oublié le début. Une autre ne peut répondre qu'à de courtes questions, sinon elle ne peut réaliser la synthèse de ce qu'on lui demande. (4) Une troisième oublie ses propres phrases et interroge ses interlocuteurs "Qu'est-ce que je disais ?". (5) Pourtant, les souvenirs ne sont perdus qu'en apparence. En réalité, le malade en dispose pour modeler son comportement de telle ou telle manière. Célestine prétend avoir tout oublié de Janet et des faits ayant quelque rapport avec lui. Mais elle sélectionne très précisément ses oublis en fonction de ce critère : est oublié ce qui a rapport à Janet, et cela seulement. Le critère est inconscient mais agissant pour déterminer un choix aussi précis. De même, un autre malade qui dit ne plus se souvenir d'une pénible expérience, au cours de laquelle un chien enragé l'avait mordu, témoigne de la peur à l'égard des chiens rencontrés. (6) Bref, le souvenir est inconscient. Pourquoi ?
Pierre Janet explique ces traits de l'hystérie par une incapacité à la synthèse, un rétrécissement pathologique chez le malade du champ de la conscience. On comprendrait par là son impuissance à se concentrer sur une tâche longue et complexe, l'oubli du début de la page, du roman ou de la question posée. Les anesthésies, autres stigmates de cette névrose, relèveraient d'une explication identique. La "griffe du diable" que l'on cherchait au Moyen Age, chez les présumées sorcières, ne serait qu'une anesthésie par distraction, analogue à celle dont nous avons donné l'exemple plus haut. L'hystérique ne disposerait pas d'un faisceau de conscience suffisamment étendu pour appréhender la totalité de son corps. Et c'est pourquoi, les sensations qui ne tombent pas sous le faisceau étroit de son attention présente sont inconscientes. Comme l'animal dont parlait Maine de Biran l'hystérique les sent "sans se savoir sentant". Et Janet met en évidence que la sensation, bien qu'inconsciente, comme le souvenir, a bien été enregistrée et reste parfois agissante.
Si l'hystérique peut utiliser ses souvenirs sans en disposer consciemment c'est qu'il est moins capable qu'un autre d'échapper au courant de conscience de la durée vécue pour le survoler par la pensée. L'étroitesse du champ de conscience est liée à l'hyper-spontanéité. C'est ce qui semble résulter de l'interprétation que Janet donne du cas Irène dans son cours au Collège de France. (7) Irène revit, hallucinatoirement, la scène dramatique de la mort de sa mère. Revenant sur sa première interprétation et revendiquant le droit de changer, Janet déclare que cette réminiscence n'est pas un acte authentique de mémoire. (8) La vraie mémoire en effet est une conduite sociale (9) elle suppose un récit qui s'adresse à quelqu'un, qui répond à une question. La réminiscence hallucinatoire d'Irène n'a aucun de ces caractères.
Mais un acte social implique une décentration par laquelle, m'arrachant à ma perspective propre, j'épouse celle d'autrui pour m'en faire comprendre. Ainsi, Irène guérie, rapportant la mort de sa mère, en adapte le récit au contexte dans lequel il se déroule ; elle tient même compte, avec finesse, de l'interlocuteur, taisant par exemple, lorsque Janet n'est pas seul, l'ivrognerie du père dont elle a honte (10). Bref, elle se place au point de vue de l'interlocuteur.
Or, comme l'objet de son discours est une portion de sa durée intérieure il faut bien qu'elle en sorte pour l'ordonner dans un récit intelligible à autrui. Ainsi que Piaget devait le montrer par la suite à propos des enfants, la prise en considération de l'autre dans une conduite authentiquement sociale, le dépassement de l'égocentrisme qui implique la rupture de la spontanéité initiale, l'accès à la pensée des relations objectives, sont trois thèmes indissolublement liés (11). Irène est malade lorsqu'elle vit, hallucinatoiremcnt, un souvenir traumatique ; lorsqu'elle pense le souvenir, lorsqu'elle en sort pour le raconter, elle est guérie. Il semble donc légitime d'affirmer que pour Janet l'hystérie implique une coïncidence de soi à soi, une hyper-spontanéité et des difficultés pour prendre à l'égard de soi quelque recul.
D'ailleurs cette sortie de soi reste nécessaire pour prendre conscience du présent en tant que tel. En effet le présent n'est présent, note Janet, que si on le classe par rapport au passé et à l'avenir (12). La pensée du présent implique donc un acte de mémoire et par conséquent un récit ; le présent est un mélange de récits et d'actions (13). Or, comme nous l'avons vu,le récit est une conduite sociale à la faveur de laquelle nous nous arrachons à notre spontanéité, pour nous placer au point de vue de l'autre. Pour dire que mon présent est un présent, ma pensée doit se dégager de l'acte effectué, le situer dans une perspective temporelle avec laquelle elle cesse de se confondre, puisqu'elle la domine. Le récit du présent est donc le propre d'un homme dédoublé (14). Et peut-être est-ce parce que l'hystérique se dédouble moins qu'un autre qu'il lui arrive souvent d'agir sans avoir conscience de son action.
Bref, l'étroitesse du champ de conscience, par laquelle Janet explique les amnésies hystériques, est donc corrélative d'un certain vécu temporel. Elle exprime l'impuissance d'un être englué dans sa spontanéité qui ne parvient pas à se dégager de l'expérience du temps pour le penser.
Nous aboutirions à des conclusions analogues en étudiant l'aboulie, autre conséquence importante de l'hystérie. Les actes les plus simples posent aux malades un redoutable problème. Marcelle met deux minutes pour donner au médecin son crochet, un quart d'heure pour lui remettre un crayon (15). Une autre malade ne parvient pas à prendre une aiguille et du fil et il faut fractionner l'acte en plusieurs jours. Pourtant, l'acte est effectué sans problème si la malade n'en prend pas conscience. Tel sujet, incapable de placer consciemment un chapeau sur une patère, le fait très normalement en état d'hypnose. Mais si on l'arrête et si on l'interroge avant l'achèvement de l'acte, elle nie être en train d'exécuter l'acte commandé. Elle ne sait pas, note Janet, que c'est un chapeau qu'il est à moi, qu'elle le prend pour me rendre service. Berthe, habile ouvrière, fait de fort jolies choses. Mais, dit-elle, "ce n'est plus moi qui travaille, ce sont mes mains. Elles n'exécutent pas trop mal, mais sans que j'y sois pour rien. Quand c'est fini je ne reconnais pas du tout mon ouvrage, je constate que c'est bien, mais je me sens tout à fait incapable d'avoir fait cela... Si on me disait ce n'est pas toi qui l'a fait, je répondrais c'est vrai, ce n'est pas moi... Quand je veux chanter, impossible, et d'autres fois j'écoute ma bouche qui chante très bien cette chanson... Ce n'est certainement pas moi qui marche, je suis comme un ballon qui rebondit tout seul... Quand je veux écrire, je ne trouve rien du tout à dire, ma tête est vide, il faut que je laisse ma main écrire ce qu'elle voudra et, alors, elle remplit quatre pages, tant pis si c'est absurde...".
Quand je compte j'écris le résultat mais je sais bien que je ne l'ai pas trouvé... Je ne comprends plus rien à mes idées, elles tombent toutes seules ; on dirait qu'elles sont écrites sur un grand rouleau qui se déroule devant moi... Je ne suis plus rien qu'un polichinelle dont quelqu'un tient la ficelle, tout s'éloigne de moi, je ne suis plus là que pour représenter". (16)
Bref, le malade réussit parfaitement une tâche, même complexe, à la condition d'être si totalement engagé dans l'action qu'il fait corps avec elle. Exactement identifié à l'acte qu'il effectue il ne dispose plus du recul nécessaire pour juger que c'est tel comportement qu'il accomplit, et non tel autre, que c'est lui qui agit. Il perd corrélativement la conscience de son identité personnelle et de l'oeuvre à exécuter. La distinction du sujet et de l'objet s'abolit au profit d'une unité dynamique, sans aucune faille.
Dans cette perspective s'éclairent les nombreuses observations des psychiatres sur les conditions de réussite d'un acte par l'hystérique. Telle malade quasi impotente danse, ou nage, en état de somnambulisme. Telle autre qui fait un score dérisoire au dynamomètre (effort conscient pour obéir au psychiatre) est capable dans le feu de l'action (sans y penser explicitement) de réaliser des prouesses physiques : elle soulève des fauteuils avec aisance pour faire le ménage, rosse sous l'effet de la colère des hommes vigoureux (17). Des temps de réaction de ces malades, démesurément longs, sont très diminués s'ils ne prêtent pas attention à l'acte effectué (18). Toujours on note que l'efficacité est inversement proportionnelle à l'effort déployé et à la conscience de l'acte (et nous savons que l'effort et la conscience sont corrélatifs). Parfois, le malade est le premier surpris de cette constatation il perçoit bien que le succès de ses tentatives est lié à une dépersonnalisation. Aussi pourra-t-il, parfois, attribuer à quelque force étrangère les effets heureux d'une activité, qu'il n'a pas expressément voulu et maîtrisé. Ainsi, telle malade dont Janet étudie, par un dispositif expérimental, les temps de réaction a une crise d'extase mystique. Les temps deviennent alors très courts, bien que l'expérimentateur fasse tout son possible pour distraire le sujet. Après l'expérience il dira :
"Je crois avoir toujours appuyé sur l'appareil comme vous me 1e demandiez. Le Bon Dieu a dû diriger ma main pour qu'elle puisse vous obéir car pour moi je ne pouvais plus y faire attention" (19).
Tous ces faits manifestent que la vie de l`hystérique ne peut se déployer avec quelque efficacité que sur le plan de la spontanéité.
Le vécu temporel de l'obsessionnel
Des faits diamétralement opposés caractérisent la névrose obsessionnelle. L'opposition des deux névroses est classique. Contrairement à l'hystérique un sujet atteint de névrose obsessionnelle est incapable de coïncider avec son vécu. Janet remarque que les phénomènes primaires, l'acte normal, le plaisir ou la douleur, la croyance ou le refus, le sentiment, sont supprimés ou du moins altérés et remplacés par d'incoercibles ruminations. Ainsi, telle personne cultivée suit au théâtre une pièce qui la captive. Mais elle refuse de s'abandonner au plaisir esthétique, car il lui faut d'abord "remettre droites ses idées sur Dieu" (20). Telle autre, en proie à une compulsion analogue, échappera même aux douleurs de l'accouchement, remplacées par d'épuisantes et implacables réflexions.
Ce qui frappe dans ces exemples, c'est l'effort de synthèse pour embrasser la totalité de l'existence, même si cet effort se produit hors de propos et n'aboutit pas. Contrairement à l'hystérique, qui coïncide avec la durée vécue (ce qu'un observateur non philosophe traduira en affirmant qu'il vit dans l'instant présent), l'obsessionnel se sent contraint d'embrasser continuellement la totalité de son existence, même si le présent est séduisant ou urgent. On peut comprendre par là tous les traits par lesquels les cliniciens ont caractérisé cette "folie lucide". Dans le doute, l'idée est interminablement confrontée avec d'autres idées, autrefois pensées, et qui la concurrencent. L'indécision, l'hésitation supposent la pensée des conséquences lointaines et la confrontation de l'acte envisagé avec d'autres comportements possibles. De même, le scrupule à propos d'actes sans importance témoigne d'une incapacité à coïncider avec son action, d'un effort pour la situer dans un vaste ensemble qui enveloppe la pensée des conséquences, des principes, bref, la vie entière.
On expliquera de façon identique l'absence d'hallucinations chez ces sujets, l'impossibilité de les hypnotiser. L'image reste toujours chez eux pauvre et schématique ; contrairement à l'hystérique, chez qui l'idée tend à développer ses virtualités sensorielles parce qu'elle est isolée dans l'esprit et que le sujet y adhère pleinement, la suggestion chez l'obsessionnel est toujours reçue dans un contexte d'idées différentes et parfois rivales. Malgré toute sa bonne volonté, l'obsessionnel sait que la suggestion n'est qu'une suggestion, qu'elle peut échouer, qu'il tente une expérience pour complaire au médecin. La suggestion est vite neutralisée et comme étouffée par ce voisinage mental.
Au fond les deux névroses constituent deux réponses opposées à un même problème. Le sujet ne parvient pas à étreindre sa propre vie, à se donner une vision synthétique nette de la durée globale de son existence. Mais tout se passe comme si l'hystérique s'accommodait sans remords de cette impuissance. Il ne coïncide qu'avec une portion très limitée de temps. Il en découle que le temps vécu, que sa conscience n'embrasse pas, mais qu'il synthétise puisqu'il dure, va nourrir une vie inconsciente. L'obsessionnel au contraire conserve le souci d'appréhender la totalité de son existence dans le temps et ne se résigne pas à son incapacité à le faire. D'où cet effort exténué pour étreindre un passé dont il ne parvient pas à s'assurer, et pour en confronter les fragments. Et c'est pourquoi, contrairement à "l'idée fixe" des hystériques, l'obsession ne se développe pas automatiquement mais seulement grâce à la volonté du sujet qui s'en fait une obligation active. C'est toute la personnalité de l'être (21) qui est engagée dans l'obsession, alors que les accidents hystériques témoignent au contraire d'un clivage du moi. Bref, la rumination mentale des obsédés constitue le pendant des amnésies hystériques. Là où l'un oublie allégrement, l'autre perpétue douloureusement son effort pour embrasser un passé qu'il domine mal.
Pierre Janet cite le cas d'un obsédé si préoccupé de savoir si les femmes rencontrées sont laides ou jolies qu'il doit se faire suivre d'un domestique chargé d'apprécier chaque cas. Au cours d'un voyage le serviteur distrait oublie d'observer la buraliste du chemin de fer et a l'imprudence de l'avouer. Il devra revenir à la gare pour délivrer son maître d'affreuses perplexités (22). Un autre malade doit se remémorer avec précision les divers aspects du paysage et n'hésite pas à refaire le voyage pour apaiser ses scrupules, s'il a quelques doutes (23). Ces deux sujets manifestent le souci d'appréhender leur vie dans la totalité de son déroulement temporel. Sensible au charme féminin, l'un ne se reconnaît pas le droit de s'abandonner au plaisir d'une impression de beauté actuelle, s'il sait, pour avoir eu autrefois d'autres ravissements esthétiques, qu'il existe ailleurs d'autres beautés, peut-être supérieures. Il lui faut donc comparer et s'assurer de la valeur de cette comparaison contre d'éventuels oublis. Chez le second, le souci de dominer le temps est également manifeste. Et c'est ce souci qui constitue le dénominateur commun des oscillations de l'obsédé de ces interminables interrogations, de l'amour de l'ordre, de l'entêtement, du besoin de coordination logique, de la rigidité des conduites, des colères lorsqu'on vient entraver le déroulement de ses plans, des inhibitions (refus de l'immédiateté), traits que la clinique reconnaît classiquement aux obsédés.
Or nous savons que pour penser le temps il faut renoncer à le vivre et se distancer de ses actes. L'obsédé vérifie cette loi ; mais de même que sa pensée du temps est une caricature de l'effort de l'homme volontaire pour dominer sa vie, la conscience de soi va prendre chez lui, par son ampleur exagérée, des caractères morbides. Le plus fréquent est un sentiment de dépersonnalisation que l'on rencontre chez tous ces malades. Le sujet se sent étranger à lui-même. Il effectue correctement les actes, tout en ayant l'impression que ce n'est pas lui qui parle, qui sent, qui agit (24). Dans les cas graves l'obsessionnel se croit mort, pense être dans le corps d'un autre ; ou bien, il se voit marchant devant lui. Janet cite le cas d'un jeune homme qui, apercevant un car de police, se lamente car, dit-il, les agents l'ont emmené (25).
Ce sentiment de dépersonnalisation est la conséquence d'un dédoublement toujours impliqué dans l'acte par lequel on se juge. Le jugement en effet enveloppe l'opposition entre le sujet qui juge et l'objet jugé.
Lorsqu'il se trouve que la personne se prend elle-même comme objet de jugement, elle prend nécessairement quelque recul à l'égard d'elle-même, bref elle se dédouble. Si ce clivage est très accusé, le sujet peut s'étonner de découvrir son propre moi comme il découvrait les objets extérieurs. Il sent que ce moi que découvre son regard intérieur est différent du moi qui juge. Le sentiment d'étrangeté qu'il ressent traduit son étonnement à s'éprouver double dans la conscience de soi. Et c'est pourquoi Janet peut écrire : "j'ai observé un sentiment de dédoublement plus ou moins accentué à peu près chez tous mes malades" (26). Dédoublement très différent des doubles consciences hystériques car le sujet s'éprouve plusieurs et s'en étonne, alors que dans l'hystérie les fragments de la personnalité éclatée ne sont pas appréhendés par une conscience lucide et inquiète, comme c'est ici le cas.
On peut rattacher à ce trait la timidité générale chez ces malades. Comme l'a montré Ginette Judet (27), le timide au lieu de coller à l'acte joue deux personnages à la fois. Il se regarde agir au moment même de l'acte. La conscience se fait "pronominale" et ses multiples inadaptations naissent de ce recul, paralysant chez un sujet occupé à se critiquer alors que l'opportunité est à l'action. Ainsi l'obsessionnel se caractérise par des traits opposés à ceux de l'hystérique.
La psychanalyse n'explique pas "le choix de la névrose"
Pour rendre compte de deux directions névrotiques aussi opposées la psychanalyse devrait semble-t-il diversifier son principe général d'explication. Est-ce le cas ?
Il ne le semble pas. Nous retrouvons dans l'explication qu'elle propose des deux névroses, des traits identiques : incompatibilité de représentations, oubli par refoulement, refoulement à moitié réussi, puisque la représentation refoulée détermine des troubles, ambivalence, régression à un stade infantile...
En outre, le refoulement se spécifie dans les deux cas en processus très différents. Mais les principes explicatifs de la psychanalyse ne rendent pas compte de cette différence, il faut donc admettre, pour justifier des tableaux cliniques opposés, que le processus décrit par Freud se combine avec un autre facteur dont il n'a pas parlé. Le refoulement prendrait tel ou tel aspect selon son mariage avec quelque autre disposition, qui pourrait être le vécu temporel. Précisons ces points.
Dans l'hystérie le refoulement porte sur des faits. Dans la névrose obsessionnelle, au contraire, le sujet se souvient des événements mais leur charge affective s'en est dissociée pour se déplacer sur d'autres représentations. Alors que l'hystérie témoigne d'une inconscience des faits, la névrose obsessionnelle implique seulement l'inconscience des rapports entre les faits (28).
C'est ce que confirme une importante remarque de Freud : "Dans l'hystérie, il est de règle que les causes occasionnelles récentes de la maladie soient oubliées, tout comme les événements infantiles, à l'aide desquels les événements récents convertissent leur énergie affective en symptômes. Là où un oubli est impossible, l'amnésie entame néanmoins les traumatismes récents, ou pour le moins les dépouille de leurs parties constituantes les plus importantes.
"Nous voyons dans une pareille amnésie la preuve d'un. refoulement accompli. Il en est généralement autrement dans la névrose obsessionnelle. Les sources infantiles de la névrose peuvent avoir subi une amnésie souvent incomplète ; par contre, les causes occasionnelles récentes de la névrose
sont conservées dans la mémoire. Le refoulement s'est servi dans ce cas d'un mécanisme différent, au fond plus simple : au lieu de faire oublier le traumatisme, le refoulement l'a dépouillé de sa charge affective, de sorte
qu'il ne reste dans le souvenir conscient, qu'un contenu représentatif, indifférent et apparemment sans importance" (29).
Comme le souligne Freud ces deux modes de refoulement ont le même aboutissement pratique, puisque nous avons tendance à négliger et à oublier une représentation jugée indifférente.
On peut toutefois s'interroger sur la cause de cette différence. Si à la source d'une névrose il y a un conflit, si le refoulement en constitue la solution, pourquoi revêt-il des aspects aussi divers ? Pourquoi se traduit-il par une amnésie dans l'hystérie, par une simple "isolation" dans la névrose obsessionnelle ? Le mécanisme général de la névrose tel que Freud l'a élaboré n'explique pas le choix de la névrose. Il ne saurait donc rendre compte des deux vécus temporels opposés que nous avons essayé de définir.
Il convient d'ailleurs de souligner que la description psychanalytique la plus orthodoxe se réfère, elle aussi, à ce facteur. L'amnésie hystérique manifeste, bien évidemment, un vécu temporel parcellaire ; l'oubli par refoulement de la représentation pathogène traduit le refus ou l'impuissance du sujet à embrasser dans une aperception unique les termes contradictoires du conflit. Mais c'est tout le contraire dans la névrose obsessionnelle. La représentation refoulée n'est pas absolument étrangère à la conscience, puisque sous le masque d'une autre, en apparence anodine, elle suscite continuellement la compulsion. Et cette dernière même à l'inverse de l'amnésie est bien un effort pour étreindre le passé. L'échec de cet effort, puisque l'obsédé n'a pas accès à la véritable cause de sa compulsion, ne témoigne en rien contre son existence même. L'obsédé n'étreint pas le temps authentique ; il suffit à notre propos qu'il le tente et que cette tentative soit essentielle à son trouble.
L'homme aux rats divisé entre l'amour et la haine pour son amie enlève puis remet la pierre sur le chemin où doit passer la voiture de celle-ci (30). Certes, le sens de son comportement lui échappe mais il appréhende cependant dans une aperception globale les deux termes de son ambivalence, bien que masqués sous une rationalisation. Un autre malade décrit par Freud repasse compulsivement les billets de banque pour, dit-il, les remettre parfaitement propres (31). Il exprime par là son remords de "salir" des jeunes filles par des pratiques sexuelles aberrantes. Là encore le remords traduit bien une certaine conscience du passé, le sentiment d'une incompatibilité entre des exigences contradictoires et par conséquent l'appréhension de chacune de ces exigences ; tout cela, bien évidemment, à travers tout un jeu symbolique. Dans l'hystérie, au contraire, le conflit reste inconscient. La conversion somatique épargne au sujet les affres de la compulsion. Or, pas plus qu'elle ne rend compte des deux modes de refoulement dans les deux névroses, des deux vécus temporels opposés, la psychanalyse n'explique la conversion somatique.
Il convient d'abord de remarquer que ce phénomène de conversion somatique est le propre de l'hystérie. Certes, tout trouble mental a une conséquence corporelle, comme la psychosomatique le vérifie quotidiennement. Et cela ne doit pas nous étonner, s'il est vrai que toute pensée enveloppe un mouvement au moins esquissé. Mais dans l'hystérie, et c'est par là qu'elle se distingue des banales affections psychosomatiques, le symptôme organique a, avec la pensée qui le produit, un lien de signification direct. Il n'en est pas seulement la conséquence mais aussi la traduction. Ainsi, par exemple, des spasmes intestinaux sont souvent l'effet de l'angoisse. Mais ils ne la symbolisent pas. Au contraire, l'aphonie de Dora traduit directement son désir de renoncer à la parole pendant que l'aimé est absent (32) ; le chatouillement dans la gorge et les incoercibles crises de toux qui s'ensuivent expriment directement un fantasme sexuel de la jeune fille (33).
Or, il est légitime de demander pour quelle raison le conflit se traduit ici dans un langage organique, au lieu de s'exprimer par une phobie ou une obsession, puisque tous les mécanismes névrotiques sont initialement semblables, comme le souligne Freud
"Les processus psychiques sont dans toutes les psycho-névroses, pendant un bon bout de chemin, les mêmes, c'est ensuite seulement qu'entre en ligne de compte la complaisance somatique qui procure au processus psychique inconscient une issue dans le corporel. Là où ce facteur ne joue pas, cet état n'est plus un symptôme hystérique mais quand même quelque chose d'apparenté, une phobie par exemple ou une obsession, bref, un symptôme psychique" (34).
Evoquera-t-on une "complaisance somatique" qui favorise la conversion ? C'est désigner le problème, et non pas le résoudre. Freud d'ailleurs semble reconnaître l'insuffisance de cette hypothèse, tout aussi verbale que l'affirmation de "l'instabilité particulière des molécules nerveuses" (35). Et pourtant, de son propre aveu, cette énigme est le problème même de la spécificité de l'hystérie par rapport aux autres psycho-névroses (36).
Ainsi, le mécanisme général de la névrose dégagé par Freud n'explique pas le choix de la névrose.
Ce problème n'a jamais cessé de préoccuper Freud. Il en a proposé successivement des solutions diverses. On sait que dans l'une de ses dernières hypothèses, il rattache l'hystérie et la névrose obsessionnelle à des stades différents du développement de la libido. L'hystérie renverrait au stade génital alors que la névrose obsessionnelle ferait régresser le sujet à un stade antérieur, le stade sadique anal, d'ailleurs découvert à l'occasion d'une réflexion sur cette névrose.
L'intérêt de cette explication est de préciser et d'enrichir nos connaissances sur l'hystérie et la névrose obsessionnelle. Mais le problème du choix de la névrose n'en est pas résolu pour autant. C'est une chose en effet de rattacher des névroses opposées à des stades précis de régression, mais c'est un tout autre problème de montrer que c'est le niveau de cette régression qui détermine telle ou telle forme de névrose. L'explication du choix de la névrose par le niveau de régression ne peut être recevable que s'il y a un lien manifeste entre la cause invoquée et la conséquence qu'on lui prête. Or, il n'y a, semble-t-il, aucun rapport entre les différences fondamentales qui opposent la névrose obsessionnelle et l'hystérie, et le niveau de régression. On voit mal en effet comment le retour au stade sadique anal ou génital peut rendre compte de l'opposition des vécus temporels, caractéristiques des deux névroses, des modes divers du refoulement, du fait qu'il y ait dans un cas compulsion et dans l'autre, conversion somatique.
La référence aux concepts de primarité et de secondarité permet d'éclairer le choix de la névrose
Cette insuffisance de la théorie freudienne nous autorise donc à faire appel à un autre facteur. Il s'agit de la distance que le sujet prend à l'égard de son vécu ; et puisque notre existence est temporelle, ce facteur enveloppe par là même une certaine manière d'être dans le temps. A la limite, avons-nous vu, l'hystérique vit le temps au lieu de le penser et bien des aspects du tableau clinique peuvent se déduire de ce trait fondamental. La plus importante de ces conséquences est l'étroitesse du champ de conscience qui, on l'a vu, caractérisait pour Pierre Janet cette névrose.
Spontanéité et étroitesse du champ mental permettent de rendre compte avec simplicité de la mystérieuse conversion somatique. Il est devenu banal d'affirmer l'association du mouvement et de la pensée. S'il en est ainsi, quoi de plus naturel que la prolongation corporelle d'une pensée isolée dans un esprit incapable de survoler sa durée pour en confronter les moments ? Pourquoi s'étonner qu'un être faisant corps avec son vécu le prolonge naturellement en mouvement ? Qu'y a t-il de surprenant à ce qu'une pensée d'un être sain, intégrée dans un contexte de pensées différentes et parfois contradictoires, ne puisse développer ses virtualités motrices ? Et, si tout regard porté de l'extérieur sur le mouvement le fige et l'arrête, pourquoi ne pas admettre que les capacités de réflexion chez le normal, et plus encore chez l'obsessionnel, inhibent les possibilités de "conversion somatique" latentes chez tout être "naturel" ?
Certes, on a pu légitimement reprocher au psychologue français de n'avoir pas vu le rôle du refoulement dans la genèse de "l'idée fixe" inconsciente, qu'il a pourtant découverte le premier. Tout comme la magnifique description qu'il nous a laissée de la névrose obsessionnelle reste au niveau du manifesté. Janet semble-t-il n'a pas soupçonné le rôle de l'inconscient dans la "folie lucide".
Mais le caractère incomplet de son étude, et en particulier de son explication de l'hystérie, ne permet nullement de la rejeter en bloc. La psychanalyse la complète, plus qu'elle ne la remplace ; elle non plus n'apporte pas une totale clarté, puisque, avons-nous vu, elle ne rend pas compte de la spécificité des névroses. On peut soutenir que c'est parce que le sujet est initialement un hyper-spontané, ou un hyper-réfléchi, que le refoulement se traduira par une amnésie totale ou une simple isolation.
Il est donc légitime, même après Freud, de faire appel à un facteur indépendant de son explication de la névrose. D'ailleurs, au sein même du mouvement psychanalytique, une certaine différenciation semble s'esquisser entre la névrose proprement dite et un terrain favorable. On distingue une personnalité hystérique de la personnalité des hystériques (37) (c'est-à-dire des sujets présentant des accidents de conversion). De même, "les développements de la psychanalyse ont conduit à mettre l'accent sur la structure obsessionnelle, plus que sur les symptômes" et "il arrive fréquemment qu'on parle de structures, de caractère, de malades obsessionnels, en l'absence d'obsessions caractérisées" (38).
En ce qui concerne l'hystérie, cette disposition préalable, peut-être innée, est assez proche du concept de primarité, défini par les caractérologues. Le primaire vit dans l'instant ; il ne cherche pas à ordonner son existence dans la durée à l'aide de plans, d'emplois du temps, de principes. La réflexion n'inhibe pas chez lui le premier mouvement ; il est donc naturel et spontané. Nous avons vu que la personnalité hystérique vérifie chacun de ces traits.
D'autre part, l'émotivité et la non-activité accusent les effets de la primarité, la première en renforçant la fascination de l'instant, la seconde en rendant plus coûteuse l'élaboration d'une conduite organisée, même à brève échéance. L'émotif, non-actif primaire, est donc considéré par les caractérologues comme le plus primaire des primaires. Or, l'hystérique possède, en les accusant, tous les traits du "nerveux" de la caractérologie moderne. L'égocentrisme, le désir d'attirer l'attention qui peut amener le sujet à jouer un rôle, à afficher un personnage, l'engagement total de l'être dans ses affects, sans aucune sorte de recul, associé à une extrême labilité émotionnelle, ce qui le fera taxer de versatilité, et parfois même à tort de perfidie, les réactions démesurées et incontrôlées, la démonstrativité, l'intuition des situations et des publics, plus par une sorte d'empathie que par le raisonnement, tous ces traits que l'on reconnaît classiquement à l'hystérique (39) sont des traits du caractère nerveux (40). Et parfois aussi l'instabilité de l'emploi, l'existence parasitaire au crochet de l'entourage, la tyrannie à l'égard de ceux qui les aiment, l'aggravation des troubles caractériels par l'éthylisme (41).
Il semble donc qu'un certain vécu temporel soit essentiel à la personnalité hystérique, même si les accidents névrotiques caractérisés supposent autre chose encore.
Nous trouverions une confirmation de cette hypothèse en comparant le névrosé obsessionnel, classiquement opposé à l'hystérique, au caractère normal qui lui ressemble le plus. Dans son livre sur Les obsessions et la psychasthénie (42), Pierre Janet, étudiant les conditions favorables à la névrose obsessionnelle, montre que certains traits caractériels constituent un terrain propice à son éclosion. Le "candidat" à cette névrose a peu d'activités, surtout sociales. Son caractère est renfermé, il est timide. Maladroit, irrésolu, indécis, il préfère parfois se laisser guider. C'est une personne honnête, accessible aux sentiments moraux, et préoccupée de méditations morales ; elle professe un idéalisme plus ou moins détaché du réel. Elle ne vit pas dans le présent mais dans l'avenir, et surtout dans le passé. Son dégoût de l'action fait qu'elle se réfugie dans des spéculations abstraites ou dans le rêve. Car elle est peu habile à tirer parti des circonstances et d'ailleurs a tendance à rester solitaire. Son émotivité est irrégulière, "Janet veut dire que le sujet, bouleversé par certains événements, peut être totalement froid dans une autre situation, ce qui correspond bien à l'émotivité spécialisée des caractérologues" (43). On observe ces traits, note Janet, chez plus des deux tiers des sujets atteints de névrose obsessionnelle. Or, il suffit de se référer à l'admirable portrait que Le Senne trace du caractère sentimental (44) pour constater que tous ces traits, sans exception, appartiennent à l'émotif non-actif secondaire. Et d'ailleurs, l'hypertrophie de la distance à soi, caractéristique du névrosé obsessionnel, qui l'amènera dans les cas graves à se croire un autre (45), n'est-elle pas en germe dans l'introversion sentimentale ? Le sentimental en effet oublie de vivre pour se regarder vivre. Son caractère mal unifié enveloppe le face à face d'un nerveux et d'un flegmatique qui le contrôlerait tant bien que mal (46).
Ainsi donc, si l'hystérique est en quelque sorte une caricature de nerveux, le névrosé obsessionnel, tel que le décrit Janet, est bien un sentimental accentué. Qu'est-ce qui différencie l'émotif non-actif primaire et l'émotif non-actif secondaire, sinon le degré de retentissement des impressions ?
On sait que la secondarité entraîne des conséquences diamétralement opposées à celles de la primarité. Chez le secondaire, les impressions se prolongent ; le sujet a le souci d'organiser sa vie en un système cohérent, parfois rigide. La primarité et la secondarité sont deux manières opposées de vivre le temps. D'autre part, la puissance d'inhibition est une conséquence majeure de la secondarité. Or, un sujet inhibé est toujours dédoublé, puisque s'affrontent en lui l'élan naturel toujours vivace et la réflexion qui le contrôle.
Ainsi la comparaison des "terrains favorables à l'hystérie et à la névrose obsessionnelle" vérifie pleinement notre hypothèse initiale : les descriptions que Pierre Janet donne des deux névroses enveloppent des vécus temporels opposés, et ces vécus sont eux-mêmes indissolublement liés l'un à la spontanéité, l'autre au clivage du moi.
Une réflexion sur l'oeuvre du maître français autorise donc son lecteur, soucieux de comprendre la genèse des névroses, à une référence caractérologique au concept de retentissement. Et il ne semble pas que la richesse et l'intérêt de l'apport psychanalytique suffisent à la lui interdire.
Notes :
Notes :
1. La personnalité, numéro 1-2.
2. L'Automatisme psychologique, chapitre 3, page 190.
3. P. Janet, l'état mental des hystériques, page 80.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid., page 88.
7. L'évolution de la mémoire et de la notion de temps, tome 2, chapitre 9,
page 203.
8. Ibid., page 211.
9. Ibid.,pages 213-220, et passim.
10. Ibid., page 213.
11. Piaget Le langage et la pensée chez l'enfant.
12. Ibid., page 307.
13. Ibid., pages 310,311.
14. Ibid.
15. Janet, État mental des hystériques, page 122.
16. Ibid., pages 127,128.
17. Ibid., page 143.
18. Ibid., page 138.
19. Janet, Névrose et idée fixe, page 99.
20. Janet, Les obsessions et la psychasthénie, page 371.
21. Janet, Les névroses, page 35.
22. Ibid., page 52.
23. Ibid.
24. A l'inverse de l'hystérique, c'est au moment même où il agit que
l'obsessionnel se sent étranger à son acte, dont il est parfaitement
conscient. L'hystérique pourra, après coup, attribuer à quelque puissance
étrangère l'acte qui, au moment où il est effectué, reste inconscient.
L'identité de propos des deux sujets ne doit pas masquer l'irréductibilité
des deux expériences.
25. Janet, Les obsessions et la psychasthénie, page 306.
26. Janet, Les obsessions et la psychasthénie, page 312.
27. Ginette Judet, La timidité, contributions à l'hygiène du sentimental.
PUF.
28. R. Dalbiez, La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne,
Desclée de Brouwer, page 339.
29. Freud, Cinq psychanalyses (l'homme aux rats), PUF, page 226.
30. Ibid., page 222.
31. Ibid. pages 227 et suivantes.
32. Fragment d'une analyse d'hystérie (Dora), pages 33 et suivantes.
33. Ibid.
34. Ibid. page 29.
35. Ibid., Dora, page 29.
36. Ibid.
37. Thérèse Lamperière, La personnalité hystérique, pages 61,62.
38. Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, page 284. Nous
soulignons.
39. Thérèse Lamperière, ibid.
40. Le Senne, Traité de caractérologie, pages 221 et suivantes.
41. Thérèse Lamperière, ibid., page 59.
42. Pages 624 et suivantes.
43. Le Senne, Traité de caractérologie, pages 221 et suivantes.
44. Traité de caractérologie, pages 209 et suivantes.
45. Ibid., page 217.
46.Ibid., page 217.
Comment apprendre la philosophie ?
Version mise à jour régulièrement de l'article actuel : Sur le site personnel de l'auteur
Bien des pensées personnelles ne sont pas novatrices : c'est le cas lorsque nous avons assimilé les idées d'un autre pour nourrir notre réflexion propre. L'initiation à la philosophie ne peut pas avoir d'autre but. Il faut oser être iconoclaste et soutenir contre Kant qu'on n'apprend pas à philosopher sans étudier la philosophie.
Cet article expose des thèmes du livre de Michel Larroque : La philosophie au lycée, l'Harmattan, 2007.
Il existe un credo de l'enseignement philosophique actuel dans les lycées français : il justifie les programmes, inspire les pratiques et réunit un assez large consensus. Le but de l'enseignement philosophique serait de donner à l'élève une méthode de pensée. Dans cette perspective, les connaissances importent peu. Elles solliciteraient en effet la seule mémoire. Or un enseignement d'initiation n'a pas à faire du lycéen un érudit mais à former son jugement. C'est pourquoi il est préférable que les programmes n'imposent pas d'exigences rigides mais ouvrent un champ de réflexion au sein duquel le professeur demeure libre de cheminer à sa guise. À cette liberté du professeur répond la liberté de l'élève qui doit parvenir à penser "par lui-même". La dissertation, exercice où il doit proposer et justifier une réponse personnelle à un problème philosophique constitue l'apogée de cette liberté.
Ce credo est fondé sur des dogmes : dogme d'une méthode philosophique séparable de tout contenu, dogme de la liberté du professeur, dogme de la liberté de l'élève. Nous voudrions les mettre en question et proposer une conception différente de l'enseignement philosophique.
L'enseignement philosophique ne transmet pas une méthode
La philosophie est la recherche de la vérité, sur des problèmes généraux [1] qui ne relèvent pas de la science. Pour éclairer cette définition, un bref rappel historique est nécessaire. [2]
L'antiquité grecque ignore la distinction de la science et de la philosophie. Au temps de Socrate, le clivage des disciplines oppose principalement la philosophie à la rhétorique. La philosophie est une recherche désintéressée de la vérité ; la rhétorique au contraire ne se souciait pas de vérité : c'était une technique d'argumentation dont le seul but était d'emporter l'adhésion de l'interlocuteur. Les dialogues de Platon opposent continuellement à l'avocat, dont le but est seulement de convaincre, au besoin en utilisant des raisons fausses mais prestigieuses, le philosophe, qui, lui, se propose de connaître.
Dans cette perspective, ce que nous différencions actuellement comme science et philosophie se trouve confondu dans les textes des philosophes grecs. Ainsi, on trouve dans la République, à côté de spéculations métaphysiques et politiques, une véritable théorie de la science. De même, Aristote [3] ne fait pas de distinction entre la science et la philosophie. Une expression du XVIIIe siècle témoigne de cette identité originaire : la philosophie naturelle était un concept communément employé pour désigner la physique.
Ce n'est que progressivement que les sciences vont se constituer en disciplines autonomes et se distinguer de la philosophie par l'instauration d'une méthode originale. Dés l'antiquité, Euclide avait ordonné les propositions géométriques en un système hiérarchisé et par là même, consacré la déduction comme la méthode des mathématiques. Au XVIe siècle, Galilée, faisant rouler une bille sur un plan incliné, note les corrélations entre les degrés d'inclinaison du plan et la vitesse de la bille. Tout en découvrant la loi de la chute des corps, il donne à la physique sa méthode propre. Après la physique, la biologie, la sociologie etc. vont conquérir leur autonomie.
C'est en se soumettant à une méthode précise que ces sciences neuves se sont constituées, en réaction contre la philosophie, leur source commune, qui restait une libre réflexion. Cette opposition est d'autant plus proclamée que la science est récente et, par conséquent, tout juste dégagée des spéculations philosophiques qui avaient inauguré la recherche dans son domaine. C'est ainsi que Durkheim, dans Les règles de la méthode sociologique, souligne que "les faits sociaux doivent être traités comme des choses". Pour lui, la chose est un fait, relevant du déterminisme et par conséquent soumis à une loi qu'il convient de découvrir et de vérifier par les méthodes convenables. Elle s'oppose à l'idée, fruit de la seule réflexion, indépendante des procédures scientifiques de preuve.
C'est donc en opposant à la philosophie, leur source commune, une méthode déterminée d'investigation et de preuve que les sciences particulières parviennent à s'en distinguer et à conquérir leur autonomie. Elles cantonnent, par le fait même, la philosophie en une libre recherche de la vérité en dehors de la science.
L'enseignement philosophique ne saurait donc transmettre une méthode qui n'existe pas. L'idée d'une formation de l'esprit, indépendante des connaissances, n'est, ici, qu'un concept vague. Il existe, par exemple, un schéma démonstratif en mathématiques, une procédure expérimentale, ordonnée en étapes précises. On peut légitimement soutenir l'insignifiance éducative des théorèmes et des lois, considérés comme des résultats, et privilégier leurs méthodes de découverte et de preuve pour la formation de l'esprit. Rien de tel en philosophie, sinon elle se serait constituée comme science. Dira-t-on que l'apprenti philosophe doit exercer son esprit critique, peser et justifier ses affirmations ? Qui pourrait contester semblable évidence ? Mais ce n'est pas là une exigence philosophique spécifique mais l'obligation critique propre à toute pensée. On la retrouve dans chaque discipline. On ne saurait donc promouvoir cette norme générale de l'activité intellectuelle en fin de l'enseignement philosophique sans lui faire encourir le reproche de double emploi et par conséquent d'inutilité. D'ailleurs, sur ce plan-là, la plupart des autres formations ont un avantage sur la philosophie. Les sciences, et même l'apprentissage manuel, sont mieux aptes que la philosophie à exercer le sens critique. En effet, la matière résiste, et dans ces domaines, la faute de jugement est immédiatement sanctionnée. Ce n'est pas le cas en philosophie où, parfois, l'apprenti peut impunément se griser de logomachie.
Le but de l'enseignement philosophique n'est donc pas la transmission d'une méthode. Former la pensée en dédaignant les pensées est un projet chimérique. Il faut s'appuyer sur des connaissances et par conséquent sur un programme.
Le dogme de la liberté du professeur.
Or le souci, en soi très légitime, de préserver la liberté du professeur a pour conséquence une extrême imprécision du programme. Les notions qui le constituent ouvrent un champ démesuré : il autorise des cheminements hétéroclites. Considérez une notion comme la conscience. Un enseignant pourra s'inspirer de Maine de Biran et construire son cours à partir de l'expérience de l'effort. Mais un autre ne connaît pas ou n'apprécie pas cet auteur. Il développera le thème des illusions de la conscience et s'efforcera de démasquer les conditionnements. Ils traitent, l'un et l'autre, de la conscience, mais en réalité, ils ne parlent pas de la même chose ! Quel peut être le dénominateur commun, entre deux cours s'inspirant de problématiques aussi différentes ? Une même notion, traitée par deux professeurs, donne lieu à des enseignements disparates. L'adolescent qui commence son année de philosophie, s'embarque au hasard, au gré du commandant, pour un voyage initiatique à l'issue incertaine. Le caractère national des programmes, qui garantit aux élèves de l'école républicaine un socle éducatif commun, n'est ici qu'un leurre.
Ce serait déjà fâcheux, même si les maîtres étaient tous excellents. Mais c'est un cas limite : l'autorité d'Alain, par exemple, ne saurait servir d'alibi à l'anarchie pédagogique de l'enseignement philosophique actuel. Entre les quelques exemples prestigieux dont il s'enorgueillit et les dérives scandaleuses, elles aussi exceptionnelles, s'étale la gamme des pratiques pédagogiques ordinaires. Or leur sérieux dépend du seul professeur, libre de naviguer à sa guise dans l'océan des notions. En effet, il n'y a pas dans les programmes actuels de philosophie, comme en sciences, des connaissances incontournables à transmettre, axe obligé du cours et rempart contre d'éventuelles dérives. Comme le vague du programme n'impose aucune exigence précise, le maître fait ce qu'il veut, soumis aux seuls impératifs de sa conscience et de son bon sens. Ils suffisent d'ailleurs, le plus souvent, à promouvoir un enseignement honorable. Mais il n'est pas normal que l'institution accepte de couvrir des risques qui ne sont officiellement admis dans aucune autre discipline.
L'impossibilité de définir des épreuves d'examen fiables est la conséquence de cette anarchie pédagogique. Comment choisir, à l'écrit, un sujet ou un texte valable pour tous ? C'est impossible, puisqu'on ne peut déterminer nettement un tronc commun entre les divers enseignements dispensés. La disparité de notation entre les examinateurs est la conséquence inéluctable du flou des programmes. L'institution a cherché des remèdes pour y mettre un terme. Mais, au lieu de s'attaquer à la cause, elle s'en est tenue à la seule conséquence : l'examen.
Or, prétendre l'améliorer en le séparant de la pratique générale où il s'intègre, conduit à un artifice. Ce n'est pas en bricolant le thermomètre qu'on supprime la fièvre et qu'on guérit le mal. C'est ainsi que les réunions des correcteurs du baccalauréat cherchent, tant bien que mal, à occulter le problème sans le résoudre.
Théoriquement, ces assemblées donnent aux professeurs l'occasion de se concerter pour harmoniser leur correction. En fait, elles constituent un subterfuge pour gommer artificiellement les distorsions trop criantes par compensation de timidités opposées. L'expérience montre, qu'en général, lors de la première lecture publique des copies, les différences de notation sont considérables. Comment pourrait-il en être autrement étant donné les divergences de parcours et d'exigences pédagogiques ! Un correcteur sévère sanctionnera le vide de la dissertation après une année d'études. Un autre sera plus indulgent : scrupuleux, il se demandera si la préparation de l'élève lui permettait de bien faire face au problème posé. Et c'est à juste titre qu'il sera perplexe puisque la généralité des notions du programme autorise des approches aussi différentes qu'il y a de professeurs. La discussion suscite chez les deux des craintes honorables : le premier prend conscience du risque d'être injuste, le second de brader l'examen. En fin de compte, ils finiront par s'accorder sur quelques critères généraux : pour mériter la moyenne, la copie doit répondre au sujet, développer une argumentation, être écrite dans un français correct. Ces qualités sont certes estimables : elles sont les conditions nécessaires d'un travail de philosophie authentique. Mais elles n'en sont pas les conditions suffisantes. En effet, toutes les disciplines les exigent à l'écrit : elles ne sont donc pas spécifiquement philosophiques. Il en résulte qu'il n'est pas indispensable d'avoir réfléchi sur la philosophie pour avoir une note convenable dans cette matière : les candidats de première qui, autrefois, avaient la possibilité légale de se présenter au baccalauréat, en avaient alors souvent administré la preuve.
C'est donc sur des critères non philosophiques que l'on juge une copie de philosophie. Par là, on légitime les contestations de son rôle essentiel dans la formation de l'esprit. Si les qualités qu'elle exige peuvent être développées ailleurs, elle ne s'impose plus comme le couronnement naturel de l'instruction. C'est en toute logique que s'engouffrant dans cette brèche, les détracteurs de la philosophie la proposeront aux lycéens comme une simple option. Il faut donc que les épreuves d'examen sanctionnent une compétence philosophique et non pas seulement des aptitudes générales. Est-ce le cas de la dissertation ?
Le dogme de la liberté de l'élève : la dissertation.
Elle constitue l'exercice incontournable de l'enseignement philosophique actuel. L'apprenti philosophe, en effet, est censé réfléchir "par lui-même". Cette réflexion personnelle est communément opposée à l'effort de mémoire par lequel l'étudiant est tenu d'ingurgiter une connaissance, assimilée à un corps étranger. Chacun sait, en effet, depuis Rabelais, qu'une tête bien faite est préférable à une tête bien pleine.
L'intention sous-jacente à ces lieux communs est certes tout à fait louable. Il va sans dire que toute pensée véritable est un acte de création, que cet acte est éminemment personnel et qu'il exclut le simple récit de quelque formule. Cependant, cette exigence, incontestable, cache une confusion.
Il faut, en effet, distinguer entre une création originale et une simple recréation. En inventant son théorème, Pythagore fait oeuvre de création originale. L'élève qui comprend la démonstration du théorème fait lui aussi un travail de création. En effet, comprendre, en mathématiques, consiste à s'approprier une évidence en refaisant pour son propre compte le cheminement de l'inventeur. Il ne s'agit pas, ici, d'une création originale, mais de la recréation d'un modèle. Nous verrons qu'il en va de même en philosophie et que la compréhension authentique de la pensée d'un autre n'est pas réception passive mais implique un acte créateur. Mais peut-on exiger d'un adolescent une création originale ? C'est la règle de la dissertation qui constitue, dans les lycées, l'exercice majeur.
Sans doute, les raisons par lesquelles on le justifie sont-elles partiellement fondées. La pensée, en effet, achève de se constituer par son expression même. Celui qui cherche à formuler une idée effectue d'incessants va-et-vient entre une source intuitive, primitivement confuse, et les mots qui la clarifient en la traduisant. Sans cesse il est obligé de corriger son expression mais ce travail conceptuel rejaillit sur l'intuition initiale, en la précisant mais parfois aussi, en la modifiant. Bref l'apprenti philosophe doit s'exercer à la cohérence du discours car la pensée ne s'accomplit que par son expression.
Mais faut-il encore qu'elle ait commencé à se former. L'enfant chargé d'expliquer une histoire à un autre enfant, [4] la sentinelle qui doit faire un récit au chef, [5] ou même, le professeur qui s'applique à ordonner son discours pour être mieux compris [6] ont d'abord une vision globale de ce qu'il cherche à traduire. Cette intuition est la matière de leur effort de mise en forme. Cette matière est indispensable : il n'y a pas de clarification possible lorsqu'il n'y a rien, au préalable, à clarifier.
C'est pourtant cette exigence exorbitante qu'impose la dissertation actuelle. Sous prétexte d'éviter le récit de connaissances mortes, on attend de l'adolescent qu'il invente et justifie une solution personnelle à un problème de philosophie devant lequel des penseurs chevronnés pourraient rester perplexes. Et cela, dans un laps de temps de quatre heures ! Et sur des problèmes aussi divers, par exemple, que l'opposition du temps abstrait à la durée concrète, des rapports de l'art et de la société, de l'objet de la métaphysique ! Dira-t-on qu'un cours bien fait lui donne des éléments de réponse pour chacune de ces questions ? Mais une synthèse personnelle de ces éléments, dans la perspective du problème posé, n'est pas à sa portée. Elle n'est d'ailleurs pas davantage accessible à un adulte, fût-il supérieurement doué. Même un professeur de philosophie serait contraint d'avouer, s'il reste honnête, qu'il lui est impossible d'apporter en quatre heures une solution authentique à une question choisie au hasard. Mais l'adulte instruit, qui maîtrise le langage, est capable de construire un discours vraisemblable sur des sujets qu'il connaît mal. Il ne s'agit pas, ici, de pensée mais de rhétorique. C'est ce modèle impur que l'on propose au lycéen, en le masquant de l'alibi prestigieux d'une réflexion originale. Puisque la barre a été placée trop haut, on sait que l'étudiant ne la franchira jamais. On se contente donc d'un faire semblant de pensée personnelle.
Considérez la copie exceptionnelle, notée au-dessus de 16, proposée comme témoignage de l'excellence de l'exercice. En ce qui concerne le fond, le très bon élève n'a guère d'avantage par rapport au lycéen moyen qui, sans don particulier, a disposé d'un cours sérieux, l'a étudié et compris. Il est incapable d'apporter une véritable solution au problème posé : on n'est pas génial à dix-huit ans ! [7] Mais il a l'art de disposer ses connaissances de manière à créer l'illusion d'une recherche personnelle et de l'invention d'une solution. Cette rhétorique peut plaire ; elle masque en réalité un faire semblant dont s'accommode le correcteur. Ce jeu de rôles apparaît malsain à celui pour qui la philosophie est élan vers la vérité "avec toute son âme".
Une pensée authentique, en effet, ne se déploie pas sur le seul plan des concepts : elle institue, comme on l'a vu, un va-et-vient entre les concepts et une expérience intime. [8] Considérez l'expérience de la durée décrite par Bergson. En se référant à l'exemple de la phrase musicale, on pourra dire que la durée constitue une unité qualitative, qu'elle exclut la séparation des moments qui la constituent, que le passé interfère avec le présent ou même que le passé reste, d'une certaine manière, présent, etc. Mais ces expressions sont seulement des poteaux indicateurs qui, par leur convergence, acheminent l'esprit vers l'expérience dont elles procèdent. Celle-ci est leur source ou leur but : source chez l'inventeur d'abord, chez le professeur ensuite qui cherchent à la suggérer, but pour l'élève qui cherche à la saisir par la médiation des concepts. Tous les trois font un authentique effort de pensée. Mais une réflexion qui s'en tiendrait au seul niveau des concepts ne serait que pur verbalisme.
Cette définition, bergsonienne, de l'authenticité intellectuelle, ne s'applique pas seulement à la philosophie de Bergson, mais à toute philosophie. Examinez, par exemple, la description de la conscience, donnée par Sartre, dans L'être et le néant. Conceptuellement, le texte apparaît abscons : une exacte définition des termes ne suffit pas à comprendre qu'"être pour le pour soi, c'est néantiser l'en soi qu'il est". Peut-être, aurait-il été possible de dire les choses plus simplement. Mais cela n'aurait pas suffi pour accéder à la pensée de l'auteur. En effet, les formules de Sartre émanent d'un centre, source vivante du discours : c'est, en gros, l'expérience d'une distance que l'homme prend inéluctablement à l'égard de ses vécus, même de ceux qui semblent les plus spontanés. Pour celui qui a accédé à cette épreuve, les formules de L'être et le néant deviennent limpides. Et la thèse sartrienne, selon laquelle la conscience est le fondement de la liberté coule de source. Ici aussi, la pensée authentique, chez le philosophe, le professeur ou l'élève est un va-et-vient entre le concept et la chose. Évacuez l'expérience de cette dernière du processus de création ou de recréation il ne reste qu'un jeu conceptuel, fonctionnant à vide, une logomachie dérisoire.
Toute création, en effet, est un processus centrifuge. Mais en philosophie, ce centre d'où émanent les concepts est le résultat d'une longue maturation : sa formation exige une culture, des hypothèses choisies puis abandonnées, une patiente interrogation. Tout cela ne se fait pas en quelques heures, à dix-huit ans, alors que la pensée commence juste à s'éveiller. En réalité, on attend du candidat, sans clairement le dire, qu'il substitue à cette direction centrifuge, signe d'une pensée authentique un mouvement centripète qui en est la caricature frauduleuse : il s'agit de choisir, dans le bagage conceptuel dont il dispose, les idées qui ont quelque rapport avec la question posée et de les relier, artificiellement, avec un semblant de cohérence. Bien entendu, la réussite de cette entreprise est fonction de son niveau verbal qui dépend lui-même, comme on l'a souvent observé, du milieu social.
La fin de l'enseignement ne saurait donc consister à faire du lycéen un créateur comme l'implique frauduleusement l'examen actuel. Ce rêve insensé perdure à cause de la confusion que nous avons dénoncée entre pensée novatrice et pensée personnelle. Une pensée novatrice est évidemment une pensée personnelle. Mais bien des pensées personnelles ne sont pas novatrices : c'est le cas lorsque nous avons assimilé les idées d'un autre pour nourrir notre réflexion propre. L'initiation à la philosophie ne peut pas avoir d'autre but. Il faut oser être iconoclaste et soutenir contre Kant qu'on n'apprend pas à philosopher sans étudier la philosophie. [9] Quel doit donc être le contenu de l'enseignement philosophique ?
Un programme de problèmes
La pensée philosophique est une tentative de réponse à un problème. Avant tout, le débutant doit être initié au problème. Il faut donc remplacer le programme de notions par un programme de problèmes. Ainsi, à la notion "le vivant" qui ouvre la voie à des pistes pédagogiques hétéroclites, il faut substituer des problèmes précis concernant le vivant, comme la question de la finalité, celle de l'évolution des espèces.
Considérez, par exemple, le problème de la finalité. Combien de candidats, au baccalauréat, seraient-ils capables de préciser la différence, patente pour toute observation objective, entre le plus humble des vivants et une pierre ? Pourtant, le constat d'une corrélation des formes est le point de départ obligé des grands débats philosophiques sur le vivant. Il constitue l'introduction indispensable à des doctrines aussi diverses que le Dieu créateur du corps machine de Descartes ou que le vitalisme bergsonien. Les contestations matérialistes d'une activité intelligente dans le domaine de la vie, qu'il s'agisse d'Épicure, de Darwin ou plus récemment de Dawkins [10] le présupposent. C'est une donnée indépendante des époques et des doctrines. Elle n'est pas un élément d'érudition dont la réflexion pourrait faire l'économie, mais l'attribut spécifique du vivant par rapport à la matière inanimée. Aucune réflexion sérieuse sur ce thème ne peut l'ignorer et par conséquent sa connaissance peut être exigée de l'élève si le vivant est au programme.
Allons plus loin. Bien que les débats suscités par le constat de la corrélation des formes se soient déroulés à des époques très différentes, ils s'inscrivent dans une problématique identique : peut-on, par des considérations statistiques, se passer d'une intelligence, organisatrice du vivant ? Ce recours à l'intelligence apparaît, de prime abord, l'hypothèse la plus vraisemblable pour rendre compte de la parfaite adaptation réciproque des parties au sein du tout. Mais le penseur matérialiste fera observer que le hasard pourrait donner des résultats comparables à condition de multiplier, en nombre suffisant, les arrangements fortuits et de supprimer les résultats monstrueux. Ainsi, pour Lucrèce, l'harmonie, relative, du monde résulte de combinaisons accidentelles d'atomes, les associations discordantes, infiniment plus nombreuses, ayant été détruites. Darwin, dans un contexte scientifique plus élaboré développe un schéma analogue : l'adaptation du vivant au milieu ne procède pas d'un plan mais d'une succession de hasards, la lutte pour la vie se chargeant d'éliminer les variations accidentelles défavorables. Bergson rétorque, dans L'évolution créatrice, qu'il faudrait un hasard prodigieux pour qu'une variation anarchique puisse s'accorder, même une seule fois, avec les innombrables éléments corrélés d'un organisme. Bref, la discussion, quel que soit le contexte scientifique de l'époque, illustre toujours un même canevas, relativement simple. Il y a donc là, une problématique qui transcende les particularités de temps, de lieux, de culture. Éliminez de l'interrogation sur le vivant toute référence à cette polémique et à sa source, le constat de la corrélation des formes, la biologie perd toute spécificité par rapport aux autres sciences. Il faudrait donc constituer ces thèmes en passage obligé de toute interrogation sur le vivant.
On trouve des problèmes éternels dans bien d'autres domaines de la philosophie. Considérez les rapports de la connaissance et de la volonté. L'aphorisme socratique, "nul n'est méchant volontairement", n'est pas seulement une idée originale, située et datée. Il est la source de tout un courant de pensée pour lequel le choix volontaire n'est pas un acte autonome, distinct en droit de la pensée des motifs, mais, seulement, l'expression de leur résultante. On n'en finirait pas d'inventorier les penseurs qui, peu ou prou, absorbent la volonté dans l'intelligence : cette thèse est sous-jacente à la morale stoïcienne, soutenue par Spinoza ; elle inspire Leibniz, partiellement Malebranche, interpelle Kierkegaard ; elle est la source des tentatives sociologiques pour excuser la faute par les carences éducatives. En vérité, il serait plus rapide de recenser les philosophes qui semblent l'avoir ignorée ! [11] Ceux mêmes qui la récusent et soutiennent l'autonomie de la volonté, reconnaissent sa profondeur et prétendent la compléter plutôt que la réfuter. [12] Elle constitue donc un point de passage obligé pour toute réflexion approfondie sur la responsabilité de l'agent. Le problème des rapports entre la volonté et la connaissance pourrait ainsi constituer une question du programme
Ajoutons que, sur cette question, comme dans notre précédent exemple, le débat s'inscrit dans une problématique simple. La discussion de la thèse socratique se ramène à une alternative : étant admis que la faute procède d'une erreur, il s'agit de savoir si cette erreur est originelle ou puise sa source dans une défaillance préalable de la volonté. Par aveuglement passionnel ou paresse d'examiner, l'agent peut se détourner d'une vérité qui le gêne. Il serait, dans ce cas, responsable de son ignorance. Mais, peut-on rétorquer, s'il a préféré le confort provisoire de la faute à la promesse d'une ouverture spirituelle, c'est qu'il en a mal mesuré l'importance et l'enjeu : l'ignorance serait donc bien à la source de la faute. Bref, il s'agit de savoir si nous sommes les maîtres de notre attention ou si celle-ci est déterminée par les idées qui nous motivent. L'examen critique de l'intellectualisme moral illustre presque toujours ce schéma simple : on le retrouve chez des auteurs aussi différents que Descartes et Kierkegaard. [13] Le professeur en conduisant la discussion sur la pensée de Socrate retrouverait nécessairement cette polémique classique. Les divers cours sur ce même problème auraient donc un socle commun.
Ainsi seraient proposées aux élèves, au lieu de parcours pédagogiques hétéroclites et parfois hasardeux, des problématiques précises, largement assurées de leurs lettres de noblesse puisque les grands penseurs les ont illustrées au cours des siècles. C'est pourquoi ce programme de problèmes devrait être précisé par des références obligatoires à l'histoire de la philosophie : elle devrait constituer le fond de l'enseignement à condition d'être enseignée philosophiquement. Clarifions cette exigence.
Un enseignement philosophique de l'histoire de la philosophie
Un enseignement purement historique de l'histoire de la philosophie consiste à exposer le contenu des doctrines en expliquant les conditions de leur émergence. Ainsi, par exemple, on montrera que la croyance en un cosmos achevé et harmonieux est l'un des facteurs de la naissance du stoïcisme. De même, on expliquera la morale de Kant par l'influence des Lumières et de Rousseau, par les rémanences de son éducation piétiste, etc.
Cet enseignement historique de l'histoire de la philosophie peut satisfaire la curiosité de l'érudit ; mais il présente peu d'intérêt pour la formation intellectuelle de l'adolescent. L'histoire de la philosophie ne doit donc pas lui être enseignée historiquement mais philosophiquement. Qu'est-ce à dire ?
Une idée est indissociable de la justification qu'en propose son auteur. Si celle-ci n'est pas intériorisée, elle reste un fait historique insignifiant et par conséquent négligeable. Mais dans le cas contraire, elle revêt des caractères qui l'arrachent à son historicité : une idée comprise est saisie comme vraie. C'est, au moins dans un premier moment, une idée admise puisque je saisis les raisons qui la justifient. Or l'intelligibilité que je leurs reconnais la constitue en idée éternelle. Comprendre, c'est comprendre comme vrai et l'expérience de la vérité transcende le temps. Les mathématiques constituent la meilleure introduction à cette métamorphose : le théorème de Pythagore est la pensée située et datée d'un individu singulier quand je le récite ; c'est une idée éternelle quand je le comprends. En effet, j'en saisis la nécessité, puisque son contraire m'apparaît impossible. Par là même, je pose qu'il est nécessaire en tout temps. Son éternité est la conséquence logique de la nécessité que je lui reconnais. Il en est de même pour une idée philosophique. Elle se réduit à un événement historique si je la considère de l'extérieur ; c'est l'expérience d'un sens quand je l'intériorise et cette expérience n'a plus aucun rapport avec le temps. Ainsi par exemple, l'intelligibilité de l'idée kantienne de jugement synthétique à priori, la promeut, par le fait même, au rang de vérité éternelle.
Ainsi, on peut distinguer un mauvais et un bon usage de l'histoire de la philosophie. Si le recours aux auteurs répond à un souci d'érudition pour engranger des connaissances, il ne sert à rien dans la formation de l'esprit. Mais si la référence à l'auteur catalyse l'invention personnelle de ses idées, sa médiation, précieuse pour tous, est indispensable au débutant.
La découverte de la pensée d'autrui, en effet, est un acte éminemment personnel. Socrate remarque ironiquement, dans Le banquet, qu'il est bien naïf de croire que la connaissance passe d'un esprit à l'autre comme l'eau entre deux coupes à travers un brin de laine. L'apprenti mathématicien doit refaire, pour son propre compte, la démonstration afin de se l'approprier. Ce travail accompli, la démonstration n'est plus celle d'Euclide ; elle est sienne. Il en va de même en philosophie : comprendre la nature et les implications d'un jugement synthétique a priori, c'est accéder à travers Kant à une idée éternelle qui transcende Kant. Le philosophe n'est en quelque sorte que l'échelle qui nous permet d'accéder à l'idée. Celle-ci atteinte, on peut sans inconvénient rejeter l'échelle c'est-à-dire oublier le philosophe.
Une idée, en effet, n'est pas comme on le croit naïvement la propriété du penseur qui, le premier, l'a émise. Il n'y a pas de chasse gardée des idées. Le texte philosophique est comparable à un guide qui désigne un paysage qu'il n'a pas créé. Un proverbe bien connu de l'Orient affirme que "lorsque le sage montre la lune, l'insensé regarde le doigt". Le doigt, c'est le discours du philosophe. Il médiatise une expérience que celui-ci a faite avant les autres, mais qui ne lui appartient pas. L'étude authentique consiste à accéder à la même expérience en s'aidant de l'auteur. Ainsi par exemple, comprendre la théorie platonicienne de l'amour, ce n'est pas à réciter ce que Platon a écrit dans Le banquet, mais voir ce qu'il a vu aussi bien que lui, et, pourquoi pas, mieux que lui. L'insensé reste, au contraire, englué dans l'historicité du texte et la personnalité de son auteur. Il symbolise une étude seulement historique de l'histoire de la philosophie.
Dans cette perspective, comprendre une pensée philosophique n'est pas en réciter la formulation mais l'inventer comme son auteur l'a fait avant nous. La maïeutique n'est pas la seule méthode de Socrate mais la règle de toute étude authentique : apprendre n'est que se ressouvenir ou si l'on préfère retrouver en soi, avec l'aide de l'auteur, des vérités éternelles [14] et intransmissibles. Éternelles puisque une évidence, saisie comme telle, apparaît par là même soustraite au temps ; intransmissible car aucun maître n'a le pouvoir de dispenser le disciple de cet effort d'invention ou, si l'on préfère, d'actualisation des vérités enfouies en nous.
Mais ce n'est là qu'une première étape. Après s'être efforcé de conduire l'élève à l'expérience d'une idée, le professeur devra, ensuite, entreprendre avec lui de la peser. Le plus souvent, la discussion ne se bornera pas à prononcer son adoption ou son rejet. Il y aurait d'ailleurs contradiction à récuser totalement une idée comprise, puisque l'approbation qu'on lui a consentie, dans un premier moment, est le critère de cette compréhension. En vérité, la critique d'une idée consiste moins à montrer sa fausseté que son incomplétude. Après avoir dévoilé sa part de vérité, le maître pourra en montrer les limites. Il s'inspirera dans cette tâche de l'esprit de Leibniz qui "ne méprisait presque rien".
Ainsi, le professeur qui réfléchit avec ses élèves sur l'idée kantienne de jugement synthétique à priori, fera observer que les mathématiques modernes ne se réfèrent plus à un fondement intuitif comme le pensait le philosophe allemand. Mais il soulignera aussi que la géométrie euclidienne, indûment privilégiée par Kant, définit cependant comme il l'avait affirmé la forme de la perception humaine et que cela suffit, sans doute, à garantir la validité de sa démarche.
Ainsi, un recours à l'histoire de la philosophie n'a rien à voir avec un exercice d'érudition comme le proclament ses détracteurs. Il inaugure un double effort de pensée : assimilation de l'idée d'autrui, situation de cette idée, devenue personnelle, dans un contexte élargi.
Cette visée pédagogique se fonde sur un postulat : il existe une philosophie éternelle et celle-ci est la matière de l'enseignement. Faut-il encore bien comprendre le sens de ce lieu commun. Il serait bien naïf de concevoir la philosophie éternelle comme le catalogue des doctrines qui ont résisté aux modes et ce serait une entreprise dérisoire que de vouloir en dresser l'inventaire. Une idée éternelle est, comme on l'a vu, une idée comprise et posée comme transcendante au temps par l'intelligibilité même qu'on lui confère. Affirmer l'existence d'une philosophie éternelle, c'est reconnaître que dans l'histoire de la philosophie, il y a des idées vraies, ou du moins, une part de vérité dans les idées. Cette affirmation est la condition nécessaire de l'enseignement de la philosophie.
En effet, pour celui qui la récuse, l'histoire de la pensée se réduirait à une succession de controverses déterminées par l'esprit du temps, mais actuellement dépassées. Ainsi, le débat sur le sexe des anges présente un intérêt historique : il fournit au spécialiste de précieuses indications sur les rapports entre la sexualité et la religion au Moyen Âge. Mais personne ne se soucie plus des arguments échangés entre les théologiens de l'époque car on ne leur accorde aucune valeur de vérité. Un scepticisme généralisé est la conséquence logique de cette conception [15] puisque la visée de vérité qui est la raison d'être des oeuvres serait, par principe, récusée. Il interdirait d'enseigner l'histoire de la philosophie Mais, si la philosophie des philosophes est, par essence, étrangère à nos élèves, quelle est donc cette autre philosophie dont on prétend les nourrir en terminale, et que leur enseigne-t-on, au juste, sous le nom de philosophie ?
Les épreuves d'examen
Dans cette nouvelle perspective, il faut déterminer les épreuves susceptibles de mettre en oeuvre la pensée personnelle de l'élève, sans exiger de lui une impossible création. Le but est de s'assurer qu'il a, des problèmes et des auteurs proposés à sa réflexion, une connaissance authentique, et ne se contente pas de réciter des pensées incomprises. Comment donc s'assurer qu'une connaissance est assimilée ?
L'épreuve de mathématiques peut nous fournir sur ce point de précieuses indications. Elle fait appel à des connaissances indispensables, mais celles-ci sont dissociées du contexte initial d'apprentissage et mobilisées pour résoudre un problème nouveau. L'explication d'un texte philosophique, convenablement choisi, pourrait jouer le même rôle. [16]
Sans doute, cette épreuve existe-t-elle dans le baccalauréat actuel. Mais les conditions auxquelles elle doit répondre sont assez mal définies. Il est généralement admis que le texte doit être intelligible par lui-même sans exiger des connaissances qu'il n'explicite pas. C'est cette clause qu'il faudrait supprimer. Le texte, au contraire, devrait constituer la réponse argumentée d'un auteur à un problème classique. Celui-ci lui est sous-jacent, mais reste souvent informulé car supposé connu par son auteur. L'explication devrait, dans un premier moment, dégager cette problématique implicite. Contrairement à la définition de l'épreuve actuelle, la question débattue pourrait et même devrait faire appel à des connaissances extérieures au texte pour être comprise. Mais celles-ci auraient été approfondies en cours puisque inscrites dans un programme de problèmes. Elles seraient utilisées, comme des outils, pour répondre à la question : "de quoi s'agit-il" ?
Le candidat devrait, dans un second moment, expliquer la solution personnelle apportée par l'auteur à ce problème général. L'analyse précise du texte serait, évidemment, la condition nécessaire de sa réponse. Mais elle pourrait ne pas suffire s'il y avait dans l'argumentation de l'auteur des allusions que le texte ne précise pas. Celles-ci pourraient être tolérées et même délibérément recherchées à condition de ne pas constituer des points d'érudition ou des originalités doctrinales, mais des références classiques exposées et débattues en cours. Bref, l'esprit de l'épreuve serait de faire appel à des connaissances, mais à des connaissances mobilisées dans une situation inédite, ce qui n'a rien à voir avec des connaissances récitées. Cet effort pour dégager les présupposés d'un texte en le situant dans une problématique dont il constitue un moment constituerait une explication authentique. Elle échapperait à la paraphrase, presque inévitable si le passage proposé à la sagacité du candidat est, comme une île, séparable en droit de tout contexte interprétatif.
Enfin, dans un troisième moment, le candidat serait invité à prendre parti dans le débat en présentant un avis justifié. Ce serait en quelque sorte une dissertation courte. Mais son cadre strict interdirait les dérives verbales puisqu'il s'agirait de peser la réponse précise d'un philosophe à un problème bien identifié. Cette partie, plus personnelle, lui permettrait de témoigner de son originalité. Elle pourrait faire la différence entre l'excellence et le satisfaisant.
En effet, le candidat qui aurait franchi avec succès le cap des deux premières exigences serait déjà largement assuré de la moyenne. Par contre, un devoir n'ayant pas reconnu le problème serait jugé nul et noté comme tel. Une épreuve ainsi constituée permettrait un large éventail de notation. On éviterait ainsi le regroupement artificiel des copies autour des notes 7 ou 8, par incapacité de juger faute de critères objectifs, comme dans le système actuel. [17]
Nous proposons cet exercice à titre d'exemple, pour illustrer, dans le cadre d'un programme de problèmes, l'esprit d'un examen rénové. Toutefois, celui-ci devrait faire l'objet de mises au point progressives, par exemple, dans le cadre de classes expérimentales. La part laissée à la libre initiative du candidat dans l'explication de texte, la place des questions pour ouvrir des pistes de recherche, donneraient lieu à des expérimentations avec un bilan précis. D'autres types d'épreuves pourraient être essayés, selon les sections. La dissertation même, dans le cadre nouveau d'un programme de problèmes, pourrait éventuellement être testée pour les séries générales. Il convient toujours, en effet, de prendre quelque distance à l'égard de modèles purement théoriques. Il faut les confronter à l'expérience et les adapter en fonction de ses enseignements. C'est le refus de prendre en compte ce contrôle qui a conduit à pérenniser le système actuel en dépit de l'évidence de son naufrage. À l'instar du savant qui avance de manière tâtonnante, procède par essais et par erreurs, expose ses conjectures à des réfutations, une réforme pédagogique doit privilégier elle aussi des "itinéraires souples"" et "réaliser ses fins par des ajustements et des réajustements limités qui peuvent être continuellement améliorés". Il en est de l'art pédagogique comme de l'art politique qui consiste selon Popper dans un continuel "raccommodage fragmentaire". [18] Les modalités pratiques d'un autre type d'examen pourraient donc faire l'objet d'adaptations expérimentales.
Mais l'esprit qui l'inspirerait devrait rester un à priori pédagogique : le refus d'une initiation philosophique qui négligerait les connaissances. C'est là une illusion qui procède d'un contresens sur la nature du savoir philosophique confondu avec le cimetière des idées mortes. Elle se fonde sur un lieu commun contestable, qui distingue une intelligence formelle de la matière à laquelle elle s'applique. La pensée de l'élève doit s'exercer sur un contenu précis et non pas sur des concepts vagues car trop généraux. Cette réflexion sur la philosophie des philosophes le préserverait de la pseudo philosophie du rhéteur. Dans ce nouveau contexte, l'examen ne devrait plus être l'occasion d'envolées dialectiques incertaines, mais témoigner de l'assimilation de la philosophie vivante ; bref être épreuve d'authenticité.
Article publié dans L'Enseignement Philosophique, mars avril 2008.
Voir sur le même thème : Une nouvelle épreuve pour un nouveau programme, dans L'Enseignement Philosophique mars-mai 2012. Article publié sur internet sous le titre : Une épreuve de philosophie rénovée au baccalauréat.
Notes :
[1] Ainsi : l'homme est-il absolument responsable de ses actes est un problème philosophique ; Robespierre est-il totalement responsable de la Terreur ne l'est pas.
[2] Nous reprenons ici un thème développé dans un précédent article : Pourquoi apprendre la philosophie ? Que le lecteur ayant déjà compulsé ce texte veuille bien nous excuser de cette répétition.
[3] Cependant, Aristote distingue des sciences particulières, qui étudient un certain secteur de l'être, la "philosophie première", science de l'être en tant qu'être et de ses attributs essentiels. Comme elle se situe, dans les traités d'Aristote, après la physique, elle sera intitulée : la métaphysique.
[4] La psychologie de l'enfant a montré que la pensée achève de se former par son expression. Ainsi, Piaget a montré que c'est en parlant pour autrui que l'enfant échappe à son égocentrisme et accède au plan des relations objectives. Cf : Le langage et la pensée chez l'enfant.
[5] Dans la même perspective que Piaget, Pierre Janet a souligné les racines sociales de la mémoire intellectuelle : c'est parce qu'elle à mission de faire un rapport au chef que la sentinelle ordonne son vécu dans un discours intelligible à tous : on ne se souvient, d'abord, que pour les autres.
[6] On apprend parfois en enseignant : c'est en répondant à ses élèves que Bergson aurait trouvé la réponse aux sophismes de Zénon d'Elée.
[7] On ne l'est pas davantage à vingt-cinq ans : la même critique vaut pour l'agrégation. Les notes catastrophiques obtenues par les candidats témoignent moins de leur faiblesse que du caractère inadapté de l'épreuve.
C'est ainsi qu'à l'agrégation, en 1998, 4,61 des copies sont égales ou supérieures à la moyenne. La moyenne générale est de 4,59 sur 20. Pour la deuxième dissertation, on note 4,43 de moyenne générale. (Dans Philosopher à dix-huit ans, Luc Ferry et Alain Renaut).
[8] Bergson appelle chose cette expérience intime. Pour lui, une pensée authentiquement créatrice va toujours de la chose aux concepts.
[9] "On n'apprend pas la philosophie, on apprend à philosopher". Kant.
[10] L'horloger aveugle, Richard Dawkins, traduction française Robert Laffont, Paris 1989.
[11] A notre connaissance, Kant a ignoré l'intellectualisme. Bergson n'y fait qu'une allusion, fort superficielle, dans le premier chapitre des Deux sources de la morale et de la religion.
[12] Ainsi Descartes : "D'une grande lumière dans l'entendement suit une grande inclination dans la volonté ; en sorte que voyant très clairement qu'une chose nous est propre, il est très mal aisé et même, comme je crois, impossible, pendant qu'on demeure dans cette pensée, d'arrêter le cours de notre désir".
Lettre au père Mesland, 2 mai, 1644.
[13] "Mais, parce que la nature de l'âme est de n'être quasi qu'un moment attentive à une même chose, sitôt que notre attention se détourne des raisons qui nous font connaître que cette chose nous est propre et que nous retenons seulement en notre mémoire qu'elle nous a paru désirable, nous pouvons représenter à notre esprit quelque autre raison qui nous en fasse douter et ainsi suspendre notre jugement, et même aussi peut-être en former un contraire".
Descartes, Lettre au père Mesland, 2 mai 1644.
Kierkegaard, Traité du désespoir, livre 4, chapitre 2 : La définition socratique du péché.
[14] On sait que pour Platon, l'âme, autrefois, a contemplé la vérité. Apprendre n'est que se ressouvenir. Sans doute, Platon traduit il, par une métaphore temporelle, l'éternité du vrai antérieur à sa découverte historique.
[15] Elle est, à la limite, contradictoire. En effet, si toutes les idées sont déterminées par les conditions historiques de leur émergence, l'affirmation de cette thèse ne peut pas faire exception. Elle est donc, elle aussi, déterminée et par conséquent fausse.
[16] Nous donnons 2 exemples de ce que pourrait être ce type d'épreuves dans notre ouvrage : La philosophie au lycée. Chapitre 4. Éditions l'Harmattan, avril 2007.
[17] On pourrait graduer la difficulté de l'exercice en faisant appel à des notes et des questions. Ainsi, dans les séries générales, le texte, le plus souvent, devrait suffire sans aucune adjonction. Dans les autres séries, l'intelligence de certains passages difficiles pourrait être favorisée par des notes. Des questions, convenablement posées pourraient ouvrir des perspectives et orienter la recherche, bref constituer une aide comparable à une interrogation bien conduite à l'oral.
[18] Karl Popper, Que sais-je ? Jean Baudoin, page 109, passim.
La transmutation dans l'amour
Version mise à jour régulièrement de l'article actuel : Sur le site personnel de l'auteur
L'article expose quelques thèmes du livre "Esquisse d'une philosophie de l'amour", Michel Larroque, éditions l'Harmattan, 2007.
Le mot "amour" est des plus ambigus car il renvoie à des sens différents, parfois même opposés : ce n'est pas du même amour que le loup aime l'agneau, la mère son enfant, le chrétien son prochain ou qu'un homme aime une femme. C'est à ce dernier type d'amour que nous bornerons notre recherche.
Mais même ainsi circonscrite, la signification du terme "amour" reste équivoque : l'affection profonde qui soude un vieux couple ou la complicité qui unit un couple plus récent sont très différentes de l'éblouissement initial. Nous limiterons notre étude à ce dernier aspect de l'amour. Son originalité est de constituer une transmutation de l'instinct à l'esprit.
Description phénoménologique : l'amour expérience spirituelle.
L'amour apparaît essentiellement comme une expérience spirituelle. Précisons le sens de cette formule. Une expérience spirituelle est une épreuve de valeur. On sait que la tradition philosophique reconnaît trois catégories de valeur : le vrai, le beau, le bien. Ces valeurs particulières sont parfois considérées comme de simples points de vue sur la valeur absolue, Dieu, dont elles émanent. Si l'amour est une expérience spirituelle il doit nécessairement impliquer une référence, au beau, au vrai, au bien, et, implicitement, à Dieu. Cette référence constitue son essence et seulement son essence : c'est reconnaître que d'autres éléments peuvent s'y mêler ; mais ils sont accidentels. Ainsi le désir sexuel interfère presque toujours avec le vécu amoureux bien qu'il soit étranger à son essence même. Reprenons maintenant ces points.
Que l'admiration de la beauté soit la condition nécessaire de l'amour est un constat banal. Tous les écrits ont souligné son rôle éminent dans sa naissance, qu'il s'agisse du Banquet ou des romans à l'eau de rose dont les héros sont toujours beaux. Sans doute, tous les aspects de l'être aimé ne sont-ils pas admirés. Ainsi, on peut être fasciné par la seule beauté physique ou encore par des dons spirituels malgré un corps sans grâce. C'est d'ailleurs l'intelligence qui opère, après coup, ces clivages : la beauté perçue imprègne l'être total et en colore tous les aspects. La laideur de Socrate était transfigurée par son rayonnement moral, les naïvetés d'une jolie femme apparaîtront charmantes à celui qui l'aime alors que prononcées par une autre bouche, elles lui sembleraient insipides. C'est pourquoi la beauté ne se confond pas avec la seule perfection plastique : les vainqueurs des concours culturistes et les reines de beauté n'ont guère plus que d'autres vocation à être aimés. Un corps objectivement imparfait peut plaire s'il irradie un charme spirituel qui transfigure l'insignifiance physique. Mais un être laid sur tous les plans ne saurait être un objet de l'éros. Aussi, est-ce à juste titre que Platon soutient que la beauté est toujours l'aiguillon de l'amour.
Cette interférence du spirituel et du charnel fait que l'admiration de la beauté, même physique, ne se réduit pas à un problème de mensurations. Un corps animé est plus qu'un simple objet et sa beauté transcende la simple perfection formelle. C'est ce dont témoigne la perception d'un visage aimé : ce n'est jamais pour l'amant un visage banal. C'est un visage transfiguré qui, par une sorte de grâce, l'introduit dans l'univers poétique.
L'expérience poétique est la vision d'un monde métamorphosé par rapport à la perception ordinaire. Le langage courant est inapte à traduire cette mutation glorieuse : désigner l'univers poétique comme beau ou sublime n'apprend rien à celui qui englué dans le banal n'a pas l'expérience de ce ravissement. L'écrivain, le peintre, le musicien, sont seulement des médiateurs entre cette épreuve ineffable et les autres hommes. Sinon, l'art, réduit à des procédés, n'est plus qu'un pharisaïsme sans âme.
Or, dans l'amour, tout homme, fût-il inculte et grossier, accède directement à la poésie. C'est d'abord à travers la perception du visage de l'autre qu'il fait cette expérience. Un visage aimé n'est jamais perçu comme un visage ordinaire. L'amour, à ses débuts, est toujours une expérience poétique parcellaire. Mais elle s'étend très vite, d'abord au corps et aux manifestations corporelles de la personne aimée : un simple geste, une intonation de voix peuvent être saisis par celui qui aime comme auréolés de gloire. Quelquefois, c'est tout le contexte même de la rencontre amoureuse qui se trouve baigné de poésie. En effet, si nos sensations considérées dans leur cause sont distinctes, elles ont tendance dans notre vécu à se mêler en de subtiles interférences : la perception des roses d'un jardin, leur odeur, la moiteur de l'air, les bruits environnants, sont des sensations différentes entre elles et sans rapport objectif avec un amour dont elles peuvent constituer le cadre. Il peut cependant arriver que cet amour les imprègne et qu'elles participent à sa richesse. Ainsi, le jardin resplendit d'une poésie empruntée, l'écarlate de la rose irradie la joie ou le désespoir d'une âme, la nature est métamorphosée. En effet, elle donne chair à l'amour qui en quelque sorte est incorporé au monde. Tout amoureux est donc poète, à des degrés divers. Ainsi, l'admiration de la beauté est bien la condition nécessaire de la naissance de l'amour. Mais elle n'en est pas la condition suffisante.
En effet la beauté est répandue partout dans le monde. Dans une perspective purement esthétique le privilège que l'amour accorde à un être singulier ne se justifie pas. C'est le principe de l'argumentation de Platon dans le Banquet. Il veut montrer que nos amours enveloppent une aspiration qui dépasse l'objet qui l'a provisoirement confisquée. Dans ce but, Diotime montre au jeune Socrate, amoureux d'une beauté sensible singulière, qu'il existe en dehors d'elle d'autres exemplaires de beauté susceptibles de l'émouvoir. Il passe ainsi de l'amour d'un beau corps à celui de plusieurs beaux corps, puis de tous. Il prend alors conscience du caractère illusoire de son attachement initial et comprend que son amour s'adresse à l'essence du Beau et non pas à un être particulier. Cet élargissement constitue la première étape de l'ascension spirituelle qui doit conduire le disciple à la rencontre de l'absolu.
L'argument de Platon méconnaît ou du moins, tient pour injustifié, un caractère essentiel de l'amour. Sans doute, l'éros saisit-il des valeurs dans l'être aimé mais ces valeurs ne sont jamais appréhendées pour elles-mêmes mais comme expression d'une singularité qui s'exprime à travers elles et les transcende. On n'aime pas des qualités sur une personne, mais une personne à travers des qualités. (1) Or celle-ci revêt au regard de celui qui l'aime un caractère unique, irremplaçable, alors que les qualités peuvent se retrouver ailleurs. Tout amour véritable est vécu comme un premier amour est aussi comme un dernier amour. On ne remplace pas un amour perdu comme un portefeuille égaré ou une voiture accidentée. L'hypothèse même apparaît blasphématoire à l'amant et son indignation atteste qu'il attribue à son amour c'est-à-dire à son choix un caractère sacré. L'amour pose donc son objet comme un absolu et c'est pourquoi on doit le définir comme une expérience religieuse. L'erreur du Banquet est de réduire cette expérience religieuse à une expérience esthétique qui en est seulement l'introduction.
S'il en est ainsi l'amour tend naturellement à la passion et n'y échappe que par la distance réflexive qui, le plus souvent, s'y mêle c'est-à-dire par son impureté même. La réflexion objective et relativise les qualités de l'être aimé en les situant à leur juste place dans l'immense palette des splendeurs du monde. Dans cette perspective, aucun objet ne justifie un amour exclusif : la valeur imprègne l'univers entier. Et c'est pourquoi personne n'est totalement prisonnier d'une passion : l'amant, qui n'est pas seulement amant, peut donc échapper peu ou prou par la réflexion à la fascination de l'être élu et s'ouvrir à la dialectique Platonicienne. La plupart de nos attachements sont ainsi des mixtes d'amour et de bon sens ou de sens commun.
Mais il faut pour cela avoir pris à l'égard de l'expérience de l'amour un recul qui en modifie profondément la nature. La valeur qui nous éblouit n'est plus alors saisie comme irremplaçable et unique, car incarnée dans une personne singulière, mais "in abstracto". À partir de là, elle peut se prêter aux comparaisons relativisantes. Celui qui, seulement, aime ignore ces analyses. Ainsi, ce n'est pas la beauté ou telle forme de beauté qu'il pourrait retrouver ailleurs qui le séduit dans l'être aimé, mais une originalité incomparable. Dans cette perspective, la tentation de considérer l'être aimé non seulement comme précieux, mais encore comme le tout de la valeur est inévitable.
L'objet de la passion confisque à son profit toute la valeur du monde. Il devient ainsi, on quelque sorte, un absolu vivant. Dans cette perspective, la rencontre amoureuse est dramatique car celui qui aime a l'illusion de pouvoir tout gagner ou tout perdre. Le bonheur du succès est paroxystique : la joie du duc de Nemours note Stendhal, lorsqu'il est assuré de l'amour de Madame de Clèves est sans doute supérieure à celle de Napoléon à Marengo. Mais le désespoir qui envahit l'âme, dans le deuil où la séparation est plus significatif encore. On connaît le récit que donne Virgile du suicide de Didon, abandonnée par Enée ou la peinture par Racine de la folie d'Oreste. Régulièrement, la rubrique des faits divers confirme les descriptions des poètes. Ces conduites, exorbitantes de la normale, ont valeur de témoignage : elles attestent la détresse de celui qui s'imagine définitivement coupé du bien. C'est là sans doute une expérience rarissime : la plupart de nos peines mêlent à la déception l'espoir diffus d'un renouveau, ailleurs, autrement. Rien de tel dans le désespoir absolu ; la personne se sent définitivement exilée dans un monde plat, désertée par la valeur, où il n'y a plus de buts à poursuivre, d'échecs à redouter, de succès à escompter. La peine d'amour, en effet, est vécue comme une perte essentielle, celle d'un absolu alors que les autres peines quelles que soient par ailleurs leur gravité, restent des pertes de bien relatif. L'amour est donc une expérience esthétique qui se prolonge en expérience religieuse, même si l'amant se dit athée : il implique une référence au beau et à un bien posé comme absolu qui semble correspondre à ce que les pensées religieuses nomment Dieu. (2)
Cette illusion par laquelle l'être aimé est identifié au tout de la valeur explique la force de la passion. Car, comme l'intellectualisme l'a montré, il est impossible de se détourner de ce qui nous apparaît comme le bien. La passion n'est irrésistible que parce que son objet apparaît irrécusable.
L'irrécusable est dans l'ordre de la valeur ce qu'est l'évidence dans le domaine logique. Dans ces deux expériences parentes l'esprit a la conviction d'atteindre une vérité qui s'impose à lui. De même que je suis contraint de reconnaître que la droite est le plus court chemin entre deux points, il me faut admettre qu'on doit préférer son ami à son chien, et à fortiori, à sa bourse. L'irrécusable s'impose à mon jugement bien qu'il puisse mortifier mes intérêts ou mes appétits : je puis être tenté de choisir le chien ou l'argent contre l'ami, mais je ne saurais le faire "sans quelque reproche secret de ma raison."
Il en est exactement de même dans l'amour. L'être aimé est investi de valeur et c'est pourquoi celui qui aime ne se reconnaît pas le droit d'y renoncer. L'affrontement des obstacles, les risques assumés, le mépris des bienséances, parfois les drames suscités par l'amour ne témoignent pas de la puissance de quelque pulsion, force en quelque sorte mécanique, mais de la profondeur d'une conviction.
Dans cette perspective, la description de la passion comme puissance irrationnelle submergeant la volonté est, phénoménologiquement, fausse. L'amour tire sa force du jugement d'irrécusabilité qui le génère. La passion est sans doute un jugement faux, comme l'ont soutenu les Stoïciens. Mais l'important est de reconnaître qu'elle est d'abord de l'ordre du jugement. Toute explication qui méconnaît ce caractère fondamental et qui cherche à comprendre l'amour uniquement à partir de quelque déterminisme manque l'essentiel : on n'attrape pas l'amour comme on attrape la grippe.
C'est pourtant ce type d'interprétation qui est souvent privilégié, non seulement par la psychologie positive, mais encore, parfois, par les écrivains classiques. C'est le cas de Racine. On connaît les vers célèbres (3) dans lesquels Phèdre tout à la fois avoue et déplore la puissance de la passion qui l'entraîne. Il faut, ici, oser être iconoclaste : l'admirable peintre de l'âme humaine qu'était Racine a occulté dans le portrait de son héroïne un trait essentiel de l'amour. Ou du moins, la Phèdre qu'il nous décrit manque de perspicacité psychologique et trahit son expérience intime en voulant la formuler. Le "fol amour qui trouble sa raison" n'est pas une fatalité qu'elle subit mais s'enracine dans une certitude qui s'impose à elle, à son corps défendant : celle de la valeur incomparable d'Hippolyte et, par conséquent, de la légitimité de son amour. Certes, à cette conviction s'opposent mille motifs, eux aussi d'une autre manière "raisonnables" : cet amour compromet la sécurité, offense la règle sociale, peut-être la loi morale, marginalise. Il y a là, incontestablement, de bonnes raisons de le redouter et peut-être de le repousser. Mais, c'est en fausser le sens que de le décrire comme un torrent irrationnel balayant sur son passage les motifs les plus hauts. La passion procède d'un jugement partiellement faux ; il n'en reste pas moins qu'elle naît d'une double conviction qui lui confère force et vie : croyance en la valeur de l'être aimé et corrélativement, en celle de l'amour éprouvé.
Ainsi compris l'amour peut, dans un contexte défavorable, être vécu sinon comme un fardeau du moins comme un bien à préserver au détriment du bonheur propre. C'est donc à juste titre qu'on l'a parfois rapproché du devoir. (4) Bien évidemment, cette exigence intérieure se heurte à d'autres, elles aussi raisonnables ou dûment étiquetées comme telles. Dans ce contexte tumultueux, il peut être apaisant de se réfugier derrière des clivages simples : il est plus rassurant d'affronter une pulsion que des contradictions au sein de l'esprit même. C'est là, sans doute, l'une des raisons qui ont conduit à méconnaître la visée spirituelle qui constitue la trame de tout amour.
S'il en est ainsi, l'amour dans son essence n'est pas un plaisir ni même une joie bien qu'il puisse en être la source. La définition qu'en donne Spinoza (5) est insuffisante. Sans doute la pensée de l'être aimé produit-elle une joie mais ce n'est là qu'une conséquence on quelque sorte secondaire de l'amour. Faire de la joie le noyau de l'amour, c'est manquer la saisie de l'irrécusable qui est à sa source et réduire une expérience, peut-être illusoire, du sacré à une gourmandise de l'esprit.
Ainsi, l'amour apparaît fondamentalement comme une expérience de la valeur : il est poursuite du beau, épreuve du bien, mirage de l'absolu et puise sa force dans une conviction c'est à dire une visée de vérité. Par là, il se donne essentiellement comme une expérience spirituelle.
Cependant, il est le plus souvent mêlé au désir sexuel. Mais sur le plan du vécu, (6) cette association est accidentelle et la description phénoménologique doit distinguer des états de conscience hétérogènes. Une première évidence s'impose : il peut y avoir désir sans amour. À première vue, la réciproque et plus douteuse. L'amour en effet s'accompagne le plus souvent de désir. Mais celui-ci ne semble pas essentiel au vécu amoureux. Souvent amour et désir varient en sens inverse. À son paroxysme, l'amour est fréquemment "éthéré" ; l'assouvissement sexuel au contraire, finit par couper son élan mystique et transforme l'éros en "philia." (7) Mais l'amour assouvi est déjà loin de l'amour originel.
Récapitulons les traits principaux de ce dernier : ils sont sans rapport avec le désir brut. Celui-ci est générique : les hommes convoitent les femmes, les femmes belles, parfois un certain type de belles femmes. L'amour au contraire privilégie un être singulier, choisi à l'exclusion des autres. L'être élu est tenue pour irremplaçable et l'amour apparaît ainsi comme une épreuve du sacré. Il n'y a là aucune commune mesure avec une convoitise physique. Le sentiment d'irrécusabilité qui fait la force de l'amour est très différent de la contrainte d'un besoin. Et la gloire poétique qui auréole, à tout le moins, l'amour naissant, n'a rien à voir avec un simple désir charnel. Bref l'amour est hétérogène au seul appétit physique.
Cependant, sentiments et sensations ne coexistent pas dans l'âme, distincts et séparés, tels des objets dans l'espace. Ils interfèrent comme l'eau, dans le verre, se mélange au vin dont pourtant elle diffère par nature. De même, le vécu amoureux se mêle au désir sexuel. Ce dernier y gagne une dimension étrangère à un simple besoin. En se reflétant dans le désir, l'amour colore et transfigure un banal appétit. Mais il reçoit à son tour du besoin la consistance charnelle qui lui manque. Laissé à lui-même, l'amour serait sans doute un élan plus vite exténué, étouffé peu à peu sous la banalité du quotidien. Le désir qui s'y mêle l'actualise et incarne le rêve. C'est cette transmutation de l'aspiration spirituelle propre à l'amour en une sorte de faim ou de soif qui fait la violence des passions dites charnelles. La chair ne tend pas à l'infini comme on l'a parfois soutenu ; au contraire, laissée elle-même, elle exige peu et se satisfait vite. La démesure qu'on lui prête ne lui est pas propre mais empruntée. Ainsi, considéré en lui-même, dégagé des éléments étrangers qui s'y mêlent, le vécu amoureux a pour essence une visée de valeur. Or cette expérience spirituelle s'enracine dans l'instinct.
L'enracinement sexuel de l'amour
L'amour en effet, ne peut éclore et croître que sur un terrain sexuel. Presque toujours, on aime d'éros un être avec lequel un rapport sexuel est éventuellement souhaitable. Un homme seulement hétérosexuel ne pourra s'éprendre que d'une femme ; un pur homosexuel aimera un partenaire de même sexe. À l'égard de celui avec qui l'union charnelle n'est en aucune façon envisageable, il peut certes exister de l'amitié, mille nuances d'affection, mais quasiment jamais d'éblouissement amoureux.
Il faut ajouter que cette possibilité de rapport, dans le cadre d'une sexualité naturelle, doit pouvoir aboutir à la procréation. Bien évidemment l'amant n'y pense pas : le vécu amoureux à son paroxysme est, comme on l'a vu, une expérience spirituelle sans rapport conscient avec la représentation de l'acte charnel et à fortiori, de ses effets. Remarquons cependant qu'un homme s'éprend généralement d'une jeune femme ; la passion amoureuse pour une femme qui n'est plus en état de procréer est bien plus rare. (8) Il peut arriver, au contraire, qu'une jeune femme aime un homme âgé ; mais elle peut avoir un enfant de lui. Platon souligne cet aspect de l'amour : la beauté n'est pas l'objet de l'amour enseigne Diotime au jeune Socrate ; sa finalité est la procréation par laquelle l'homme accède à la seule immortalité qui lui soit permise. La beauté qui nous émerveille n'est qu'un appât au service du désir d'immortalité.
Notons enfin que l'amour ne prend forme et ne se développe que si l'aboutissement sexuel qu'il implique est contrarié. Il n'y a pas, à proprement parler, d'amour accompli. (9) On peut en voir une preuve dans l'extrême rareté d'uvres traitant d'un amour heureux bien que l'amour constitue le thème majeur de la littérature et de l'art.
Arrêtons-nous sur ce point fort significatif. On a vu que la transfiguration poétique du monde est un des traits fondamentaux de l'amour. Elle constitue un des principaux moteurs de l'art, et lorsque l'uvre a pour objet l'amour, sa source même. Le créateur cherche à communiquer cette expérience glorieuse en rupture avec la banalité du quotidien. C'est parce qu'ils se réfèrent à cette perception transfigurée et en éveillent, peu ou prou, en chacun les échos que le poème, le drame, et même la comédie d'amour parviennent à émouvoir. Si l'amour heureux c'est-à-dire en dernier ressort sexuellement accompli génère si peu d'uvres d'art, c'est qu'il est coupé de sa source poétique. Or celle-ci est essentielle à l'éros. Il faut donc avouer que ce dernier s'est métamorphosé en une expérience toute différente sans rapport avec l'éblouissement primitif. On peut dénommer amour cette "philia" qui a succédé à l'éros, en préférer les joies tranquilles aux tourments d'une aspiration par essence insatisfaite, il n'en reste pas moins qu'elle en diffère profondément.
Or, c'est un fait évident que l'amour heureux a peu inspiré poètes, romanciers ou artistes. Même les romans à l'eau de rose ne parviennent à susciter l'intérêt de leur public qu'à proportion des obstacles que héros et héroïne devront surmonter avant de s'unir. Lorsque enfin, "ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants", le roman s'arrête car leur bonheur n'intéresse personne. Les uvres ayant pour thème l'amour conjugal sont rarissimes. En revanche, l'adultère constitue l'une des principales mines des romans d'amour. (10) Le mariage en effet accomplit un amour mais interdit les autres ; or presque toujours, c'est l'amour interdit qui constitue la matière d'une oeuvre. Comme le suggère Denis de Rougemont, Madame Tristan n'est plus émouvante mais un peu ridicule. À l'époque de l'amour courtois, les troubadours provençaux posaient comme arrêt absolu que l'amour est impossible dans le mariage. Thèse évidemment monstrueuse si on entend par amour toute forme d'attachement profond, mais psychologiquement exacte si le sentiment ici envisagé est l'expérience de l'éros telle que nous l'avons définie. C'est pourquoi toutes les histoires d'amours célèbres traitent toujours d'amours contrariés ou impossibles. Evoquons, à titre d'exemples, dans la littérature Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, la princesse de Clèves et le duc de Nemours, les personnages de Racine, et dans l'histoire, Dante et Béatrice, Pétrarque et Laure, Auguste Comte et Clotilde de Vaux.
L'amour apparaît donc comme une expérience spirituelle qui procède d'un échec de la rencontre sexuelle. Tout à la fois, il présuppose l'instinct et il le nie. C'est donc à juste titre que Platon fait d'Eros le fils de Pénia, la déesse de la pauvreté. Car il enveloppe un manque non point accidentel mais essentiel. La souffrance de l'amour, séparé de l'objet de son aspiration, n'est pas un malheur occasionnel imputable aux circonstances mais la source qui l'engendre et le nourrit.
Sans doute faut-il voir là la raison profonde de l'ascèse sexuelle exigée de ceux qui poursuivirent la pureté de l'amour. Ce fut le cas des troubadours du XIIe siècle qui ont exalté l'amour courtois. (11) C'était presque toujours un amour malheureux parce que les circonstances le rendait impossible. Mais de toute manière, les rites complexes qui jalonnaient l'histoire de la rencontre amoureuse n'avaient pour but que d'en retarder sinon d'en interdire la réalisation charnelle. C'était le cas de l'ultime étape, " l'asag" : les amants parvenus au tout dernier degré de l'intimité physique s'interdisaient pourtant l'union sexuelle. Dans l'optique des courtois il s'agissait moins d'un effort de volonté contre la tentation charnelle que d'un test, témoignage de la force de l'amour capable de reléguer au second plan le désir physique.
L'idéalisation amoureuse selon Freud
Cette relation entre l'instinct et l'esprit n'a pas échappé à la clairvoyance de Freud. Mais, observateur perspicace, le père de la psychanalyse est pourtant, sur ce point, un théoricien contestable : il ne parvient pas à donner une explication cohérente des faits constatés.
Il remarque que l'amour et la satisfaction sexuelle varient en sens inverse. Et c'est pourquoi la ferveur amoureuse et l'idéalisation sont surtout observables dans l'amour malheureux, sans retour. Car dans l'amour partagé, "chaque satisfaction sexuelle est suivie d'une diminution du degré d'idéalisation qu'on accorde à l'objet." (12) Ce qui est vrai pour les individus l'est aussi pour les civilisations. Freud remarque qu'à certaines époques où la satisfaction sexuelle ne rencontrait guère d'obstacles, comme lors du déclin du monde antique, "l'amour devient sans valeur, la vie vide." Le christianisme, par l'ascèse qu'il a imposée, a donc joué un rôle majeur dans l'exaltation du sentiment amoureux. En effet, "que l'importance psychique d'une pulsion croisse avec sa frustration, c'est là incontestablement une règle générale." (13) Freud perçoit fort bien la nature en quelque sorte dialectique de la vie amoureuse : l'amour a pour condition l'existence du désir sexuel mais il ne peut croître et se développer qu'à la condition de nier le désir qui pourtant le génère. "Aussi étrange que cela paraisse" écrit-il, "je crois que, l'on devrait envisager que quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction." (14) Mais le père de la psychanalyse ne parvient pas à éclairer par un schéma théorique cohérent ses perspicaces observations.
Il explique l'idéalisation par le jeu combiné de deux facteurs : un courant tendre est un courant sensuel. Le courant tendre est le plus ancien. Il a pour origine la pulsion d'auto-conservation ou pulsion du moi. (15) L'enfant, en effet, s'attache à la personne qui prend soin de lui. Cet attachement n'est pas essentiellement sexuel. Il est pourtant associé, subsidiairement, à des composantes érotiques. Les pulsions sexuelles, en effet, se développent en étayage sur les pulsions du moi : ainsi par exemple, la bouche sert à l'alimentation, mais est également source d'excitation sexuelle dans le plaisir de téter. D'autre part, la mère donne des caresses à l'enfant à l'occasion des soins qu'elle lui prodigue. Bref, les fixations tendres nées de la pulsion du moi sont colorées d'érotisme ; elles ne sont cependant pas originalement sexuelles.
Le courant sensuel s'affirme à la puberté ; très conscient de ses buts, il investit de charges libidinales beaucoup plus fortes les objets du choix primaire infantile. Mais il se heurte à l'interdit de l'inceste, intériorisé depuis la liquidation du complexe d'Oedipe. Il devra donc chercher un nouvel objet.
Une sexualité normalement accomplie consacre la réunion du courant sensuel et du courant tendre. Mais la synthèse de ces deux courants est loin de toujours se produire. Lorsqu'elle ne s'effectue pas, la vie affective est clivée entre un "amour céleste", purement spirituel pour une personne idéalisée, et un "amour terrestre", désir seulement sensuel pour des partenaires qui ne sont pas estimés. Parlant des sujets qui n'ont pas réussi à harmoniser ces deux courants, Freud note que "là où ils aiment, ils ne désirent pas, et là où ils désirent, ils ne peuvent aimer." (16) Il explique par là l'impuissance névrotique devant une femme admirée et aimée ainsi que certains traits, plus généraux, du comportement sexuel adulte. "Presque toujours" écrit-il, l'homme se sent limité dans son activité sexuelle par le respect pour la femme, et ne développe sa pleine puissance que lorsqu'il se trouve en présence d'un objet sexuel rabaissé......... Pour être, dans la vie sexuelle, vraiment libre et par là heureux, il faut avoir surmonté le respect pour la femme et s'être familiarisé avec la représentation de l'inceste avec la mère ou la sur." (17)
Ainsi, l'idéalisation amoureuse s'enracinerait dans l'amour pour la mère à l'occasion des soins par lesquels elle assure la survie de l'enfant. Cet amour, initialement étranger à la sexualité, resterait préservé de ses contaminations ultérieures par le refoulement oedipien.
Cette hypothèse pourrait expliquer l'existence d'un sentiment désexualisé. Mais elle ne rend pas compte des caractères fondamentaux de l'amour. En effet, il n'y a aucun rapport entre la cause invoquée et ses effets prétendus : l'attachement originel du jeune enfant à celle qui le nourrit et le soigne est sans commune mesure avec l'expérience spirituelle de l'amour.
Rappelons-en les traits essentiels, tels qu'ils ont été dégagés dans la description phénoménologique : l'éros, avons vu, est tout à la fois une expérience morale, esthétique et religieuse. Expérience morale puisqu'il procède de la saisie d'une valeur révélée dans le sentiment d'irrécusabilité. Expérience esthétique puisqu'il découvre toujours quelque forme de beauté qui éblouit l'amant. Expérience religieuse dans la mesure où il croit saisir un absolu vivant. Ce vécu spirituel est sans rapport avec la satisfaction physique du besoin comblé et la gratitude des soins reçus dont on prétend le dériver. Une expérience de valeur ne saurait être engendrée par la reconnaissance du ventre.
Freud, semble-t-il, a bien vu que cette explication ne pouvait suffire à rendre compte de la surévaluation de l'objet de l'amour. Aussi, fait-il appel pour expliquer l'idéalisation à un autre concept : le narcissisme et l'idéal du moi qui en est une expression dérivée. Le narcissisme est un stade de l'évolution sexuelle où le sujet se prend lui-même comme objet d'amour. Cet état, corrélatif d'un véritable délire des grandeurs, serait abandonné du fait, notamment, de la critique exercée par les parents à l'égard de l'enfant. L'idéal du moi, modèle auquel le sujet cherche à se conformer, serait le substitut du narcissisme perdu de l'enfance, période où "il était à lui-même son propre idéal." L'amour, désormais, ne s'adresse plus au moi tel qu'il est mais au moi tel qu'il aspire à être.
Dans l'idéalisation de l'être aimé, celui-ci serait traité comme le propre moi du sujet. Une certaine partie de la libido narcissique serait transférée sur l'objet d'amour : celui-ci remplace alors l'idéal, substitut du narcissisme initial, que le moi voudrait incarner. "On aime l'objet" écrit Freud, "pour les perfections qu'on souhaite à son propre moi et on cherche par ce détour à satisfaire son propre narcissisme." (18) Il explique ainsi la fascination amoureuse, la soumission au chef, la dépendance de l'hypnotisé à l'égard de l'hypnotiseur. Cet amalgame est significatif d'une confusion entre deux types d'attachement sans aucun rapport l'un avec l'autre.
Laissons de côté l'hypnose sans doute étrangère dans son essence au processus décrit par Freud (19) et considérons la fascination exercée par le leader. Il est exact qu'il personnifie souvent des aspirations idéales, seulement rêvées par celui qui le suit. Cette attitude à incarner le rêve des membres du groupe explique la dimension charismatique de son pouvoir. J'aspire à être un homme décidé, assuré des objectifs à atteindre et des moyens à mettre en oeuvre pour y parvenir, confiant dans sa force, ignorant le doute et la peur. Mais je me sens, au contraire, pusillanime et incapable. Le leader ou le guide, tel qu'il est ou tel qu'il m'apparaît, actualise ce moi idéal auquel je tends en vain à m'identifier. Et c'est très justement que Freud considère que le culte du chef n'est en réalité qu'une forme dérivée de narcissisme. Cet amour de soi-même à travers l'admiration d'un autre peut d'ailleurs inspirer des attitudes de valeurs différentes : celui qui s'identifie au héros d'un film, bardé de muscles et de virilité, est ridicule. Mais la vénération d'un grand homme peut introduire le sujet à la vie morale et inaugurer une métamorphose spirituelle. Sans doute, est-ce encore lui que le sujet aime à travers l'autre, mais le moi idéal n'est plus ici la compensation fantasmatique des frustrations et des échecs, mais la vocation même de la personne révélée à travers un exemple étranger. Entre les deux se situent divers cas de figure comme en témoigne le personnage de Don Quichotte. Il est donc certain qu'il existe une forme d'amour d'autrui, disons plutôt d'admiration, qui n'est qu'un travestissement de l'amour de soi.
Mais l'idéalisation de l'être aimé, surtout dans le cadre d'un amour hétérosexuel, est étrangère à l'idéal du moi et au narcissisme qui le suscite. Le plus souvent, c'est l'admiration de la beauté féminine qui amorce l'amour de l'homme pour la femme. Quel rapport peut-elle entretenir avec l'idéal du moi de l'amant ? Or elle colore et imprègne les autres qualités, dites morales, qui le séduisent. Celles-ci d'ailleurs, charmantes chez une femme, apparaîtraient sans doute ridicules chez un homme. La grâce fragile peut parfois séduire le guerrier ; faut-il en conclure qu'elle représente un idéal de vie qu'il porte en lui et qu'il aspire à incarner ? En vérité l'amour est fascination devant une altérité qui me surprend tout autant qu'elle m'émerveille. Il est toujours, initialement au moins, une découverte de l'inconnu et de l'imprévu. On sait que l'habitude l'émousse, qu'il jaillit de préférence entre des êtres que tout distingue et parfois tout oppose. L'éblouissement devant l'autre ne saurait donc se réduire à quelque vénération du moi propre à travers son image idéalisée. La thèse freudienne procède d'une confusion initiale entre des formes d'attachement différentes, amalgamées par l'artifice d'une désignation commune.
L'expérience de l'amour est donc psychologiquement et axiologiquement hétérogène à l'attachement du nourrisson à sa mère, et sans rapport avec le narcissisme. Freud n'est pas parvenu à éclairer par un schéma théorique cohérent ses perspicaces observations.
Mystique et sexualité
En effet, s'il a bien vu que l'amour diffère et d'une certaine manière s'oppose à la sexualité, il interprète ce fait à partir d'un avatar de la vie personnelle le refoulement oedipien. Mais ce moment de l'histoire individuelle s'il peut, à la rigueur, expliquer la désexualisation de l'amour ne suffit pas, comme on l'a vu, à rendre compte de ses attributs positifs originaux. C'est que ce passage de l'instinct à l'esprit n'est pas la conséquence fortuite d'un accident de la destinée personnelle : il traduit une transmutation essentielle. Le spirituel en effet, n'est pas indépendant du charnel, il ne se développe pas en dehors de lui, ni contre lui, mais à partir de lui. Il en constitue une mutation, et, si l'on veut, une promotion. Mais il le suppose. Cet enracinement des valeurs dans l'instinct n'a pas échappé à la sagacité du maître de Vienne dans ses recherches sur la sublimation. (20) Il est également affirmé par Teilhard de Chardin pour qui "il y a une communion à Dieu par la terre, un sacrement du monde." (21) Observée depuis la nuit des temps, cette mutation spirituelle de l'instinct a donné lieu à des pratiques variées. Chez certains peuples primitifs, les guerriers s'imposent la chasteté pour produire une force surnaturelle, magique. Dans le Kundalini Yoga, le Taoïsme, l'ascèse sexuelle est associée à de complexes procédés d'ascension spirituelle. Dans ces traditions, il ne s'agit pas d'éradiquer la pulsion sexuelle mais de l'actualiser sous une forme différente. A la différence de ces techniques sophistiquées de l'extase, l'expérience de l'amour constitue une transmutation naturelle de l'instinct à l'esprit.
A première vue, cette relation que l'observation impose est un mystère tant le fossé semble infranchissable entre une expérience de valeur et une conduite physique. Mais un rapprochement apparaît possible si on s'élève des comportements spécifiques de l'instinct à leur signification générale et du chatoiement des émotions amoureuses à la visée simple qui les sous-tend. Considérons dans cette perspective la sexualité et l'amour.
La sexualité est le moyen de la perpétuation de l'espèce. L'homme mortel, affirme le Banquet, envie l'éternité divine : par la génération il parvient en quelque sorte à en approcher puisqu'il se survit dans sa descendance. Or cette perpétuation de l'espèce n'est qu'un infime moment dans le devenir de l'évolution. La vie est création, à partir de formes élémentaires, d'espèces de plus en plus complexes. Dans ce formidable processus évolutif, l'homme n'est probablement qu'un aboutissement provisoire, un point de passage, une esquisse encore misérablement fautive de quelque être à venir plus harmonieux et mieux doué. Le simple jeu des forces mécaniques ne suffit pas rendre compte de la conservation et du progrès de l'harmonie au cours de l'évolution. (22) Celle-ci est animée par une force parente de l'intelligence puisqu'elle est capable d'organiser la convergence des moyens pour créer la finalité interne des êtres vivants : l'univers biologique est comparable à un texte doté de sens, qui progressivement se modifie et s'approfondit. L'élan vital qui meut l'évolution est semblable à l'écrivain, auteur de ces brouillons successifs. Or, la sexualité est le vecteur de l'élan vital. C'est par elle que les générations se transmettent le relais de la vie et de son intention créatrice. Elle joue donc le rôle essentiel dans la destination du monde vivant et pour celui qui s'élève à la considération de l'ensemble, elle revêt des dimensions cosmiques. Ainsi, rétablie dans sa fondamentale dignité, elle apparaît sans commune mesure non seulement avec la "bagatelle" désirée, moquée, redoutée par la pruderie bourgeoise, mais encore avec les processus parcellaires auxquels une psychologie positive prétend la réduire. Dans cette perspective, l'activité sexuelle est d'une certaine manière et à un certain niveau une communion avec le tout.
S'il en est ainsi, il faut que l'amour, promotion de l'instinct, en conserve les caractères : il doit, lui aussi, nous relier au tout. À première vue il n'en est pas ainsi puisque l'amour privilégie un être singulier choisi à l'exclusion des autres. Mais il convient ici de distinguer de l'objet que l'amour atteint la visée qui le sous-tend. Sans doute, l'objet est-il particulier et par-là même limité. Mais l'amour vise un absolu par delà les limites. Rappelons en effet qu'il ne pose pas son objet comme un bien parmi d'autres mais l'investit d'inconditionnalité. L'amour qui voit seulement dans l'aimé, à très juste titre, un bien précieux ou même le bien le plus précieux est déjà un amour édulcoré qui a perdu de sa pureté, comme le vin mêlé d'eau n'est plus tout à fait du vin. La passion, comme on l'a vu, n'est ni l'amour outré ni l'amour malade mais l'amour essentiel.
Or l'affirmation qu'elle enveloppe est insoutenable et c'est pourquoi elle apparaît comme un mélange indissociable de sublime et de ridicule. Point n'est besoin pour le prouver d'une savante méditation ; une réflexion banale suffit pour s'en convaincre. S'il avait vécu dans quelque autre pays ou dans le même, cent kilomètres plus loin, quelques années avant ou après, l'amant aurait connu un autre être qui aurait pareillement revêtu pour lui une valeur inconditionnelle. Cette probabilité contredit l'éros. Il n'en est pas en effet de l'amour comme de l'amitié qui s'enrichit de nouvelles rencontres ou comme de la quête de sexuelle qui multiplie sans problèmes des expériences différentes. L'amour pose son objet comme irremplaçable et unique ; c'est parce qu'il est unique qu'il apparaît sacré. Or il arrive qu'on aime plusieurs fois dans une vie. Ce constat contredit, lui aussi, la visée fondamentale de l'éros.
On est donc, semble-t-il, autorisé à dissocier cette visée de l'objet qui l'a provisoirement confisquée puisque l'amour tend vers l'absolu et qu'il ne trouve dans l'expérience que des objets relatifs. Dans cette perspective, l'amour apparaît comme une tentative avortée pour communier avec le tout, comme une expérience mystique (23) qui aurait manqué son objet. Rappelons en effet que l'amour est essentiellement une expérience de valeur : il naît de l'admiration de la beauté, pose son objet comme un bien, tire sa force d'une conviction de saisie de vérité. Ce sont bien là des caractères propres à l'expérience mystique à ses débuts. (24) En outre, cette ferveur spirituelle propre à l'amour semble moins étroitement lié à son objet qu'il n'apparaît à première vue puisqu'elle peut s'en dissocier et se développer de manière autonome comme on l'observe dans la sublimation. Notons enfin que l'amour mystique tout comme les amours ordinaires ne peut émerger et croître que sur fond d'ascèse sexuelle. (25) Cet ensemble de faits convergents semble accréditer l'hypothèse d'une continuité naturelle entre les amours ordinaires et l'amour mystique. C'est, au fond, la thèse que soutient Platon dans le Banquet : l'âme éprise d'une beauté singulière "a du mouvement pour aller plus loin" (26) et doit par une dialectique ascendante s'élever jusqu'au Bien, objet réel de sa visée. Dans cette perspective, les amours ordinaires ne sont pas radicalement autres que l'expérience de l'absolu mais la préfigurent et la préparent. (27)
Ainsi il y a, semble-t-il, convergence entre la visée de l'éros, qui implique la possibilité d'un objet d'amour supérieur aux êtres particuliers et la vocation cosmique de la sexualité, vecteur de l'intention créatrice de l'élan vital. C'est la même force qui suscite dans des registres différents le processus générateur de l'évolution et la démesure des émois du cur. Dans cette perspective, l'enracinement de l'amour, même mystique, dans le sexuel n'a rien choquant. Il n'y a aucune mésalliance dans cette parenté entre l'aspiration la plus haute et la pulsion la plus profonde. Elles expriment l'une et l'autre, à des niveaux et sous des modes différents la puissance attractive du même principe. Par là peuvent se concilier les deux aspects essentiels de l'amour, apparemment contradictoires : son enracinement biologique et sa visée religieuse. (28)
Article publié dans L'ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE, juillet-aout 2001. (L'ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE autorise la reproduction de ses articles à la condition que la référence d'origine soit indiquée.)
Notes :
[1]. Cette affirmation semble contredire un texte classique de Pascal, (Pensées, 324, édition Brunschvicg.) :"... Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps où l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles seront périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités..."
Mais l'opposition n'est qu'apparente. En effet, même en accordant à Pascal que c'est illusoirement que l'amant croit aimer une personne, il n'en est pas moins vrai que cette croyance est essentielle à l'amour et que la description phénoménologique doit la prendre en compte.
[2]. On a maintes fois souligné ce caractère religieux de l'amour. On sait que c'est là un aspect essentiel de l'uvre de Claudel. Pour lui, l'amour entre les créatures a une valeur sacramentelle car ce que les amants se donnent l'un à l'autre " .. c'est Dieu sous des espèces différentes." Et dans son premier appel, l'amour est déjà "un message de Dieu qu'il transmet, un geste de Dieu qu'il imite, un dessein de Dieu qu'il prépare." Dieu en effet se sert de nous pour entrer dans la vie d'un autre et la joie que nous croyons donner n'embrase l'autre que parce qu'il pressent à travers elle quelque chose de la joie éternelle. En ce sens la personne aimée est seulement "messagère."
Claudel exprime dans le langage de la théologie chrétienne une intuition qui déborde le cadre d'une doctrine particulière. On trouve des accents analogues chez certains soufistes pour qui l'amour de la femme est une préparation à l'expérience mystique.
[3]. "J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux je m'approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes
Je m'abhorre encore plus que tu ne me détestes."
Phèdre : acte 2, scène 2.
[4]. C'est le cas de Bergson qui a bien vu que la passion peut être vécue comme un devoir :
"la propulsion exercée par le sentiment peut d'ailleurs ressembler de près à l'obligation. Analysez la passion de l'amour, surtout à ses débuts : est-ce le plaisir qu'elle vise ? Ne serait-ce pas aussi bien la peine ? Il y a peut-être une tragédie qui se prépare, toute une vie gâchée, dissipée, perdue, on le sait, on le sent, n'importe !Il faut parcequ'il faut. La grande perfidie de la passion naissante est justement de contrefaire le devoir."
Les deux sources de la morale et de la religion Ch. 1, pages 35, 36.
[5]. "L'amour n'est qu'une joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure."
Ethique, partie 3, scolie de la proposition 13.
[6]. Sur le plan du vécu, l'essence de l'amour est radicalement autre que l'essence du désir. Mais au niveau des causes, il y a un lien fondamental entre l'amour et la sexualité comme nous le montrerons plus loin.
[7]. Sur la philia, voir le Petit traité des grandes vertus, André Comte-Sponville. PUF 1995 Paris ; CH.18, pages 316 et suivantes.
[8]. L'amour profond qui peut unir un vieux couple est très différent de l'éros dont il est ici question.
[9]. Rappelons à nouveau qu'il s'agit uniquement ici de l'expérience de l'éros. L'accomplissement amoureux crée dans un couple une sorte d'amitié sexuelle bien analysée par André Comte Sponville sous le nom de philia, (voir note 6.) La philia est, sans aucun doute, plus répandue que l'éros, surtout de nos jours. Autrefois en effet, l'amour passion était un amour de jeunesse que le mariage transformait graduellement en philia. L'actuelle libération des murs, à un âge précoce, installe plus vite les couples dans le confort de la philia et les dispense, en général, des tumultes de l'éros.
[10]. L'exemple de Tolstoï est particulièrement significatif. Son projet initial était d'opposer dans Anna Karénine le bonheur calme de l'amour conjugal aux affres de la passion. Mais l'édifiante description de l'accomplissement amoureux dans le mariage de Lévine et Kitty est plate et ennuyeuse. C'est dans la peinture de l'amour tourmenté d'Anna et du comte Vronski que le roman puise son intérêt et que l'auteur révèle son génie.
[11]. Sur l'amour courtois on peut consulter notre ouvrage : Esquisse d'une Psychophilosophie de l'amour Editions L'Harmattan, 1998, chapitre 3.
[12]. Psychologie collective et analyse du moi, dans : Essais de Psychanalyse, Payot 1948, ch. 8, page 126.
[13]. Contribution à la psychologie de la vie amoureuse dans : La vie sexuelle, PUF 1970, ch.4, page 63.
[14]. Contribution à la psychologie de la vie amoureuse, page 64.
[15]. La pulsion du moi s'oppose à la pulsion sexuelle : la première en effet sert l'intérêt du moi ; la seconde tend à terme, à l'intérêt de l'espèce.
[16]. Contribution à la psychologie de la vie amoureuse, dans : La vie sexuelle, page 59.
[17]. Ibidem, page 61.
[18]. Psychologie collective et analyse du moi, dans Essais de Psychanalyse page 126.
[19]. Voir notre livre : Hypnose, Suggestion et Autosuggestion. Editions L'Harmattan, 1993. Chapitre 4.
[20]. On sait que Freud considère que les manifestations de la vie spirituelle, art, religion, science etc. sont des sublimations de la libido. Mais pas davantage que pour l'idéalisation, il ne parvient à donner d'explication cohérente de la sublimation. Voir notre Esquisse d'une Psychophilosophie de l'amour, chapitre 4.
[21]. Dans : L'évolution de la chasteté, volume 11 des uvres complètes, éditions Le Seuil. Il écrit dans le même texte "c'est à partir de cet élan primordial que se développe, et monte, et se diversifie, la luxuriante complexité de la vie intellectuelle et sentimentale. Si hautes et si larges soient-elles, nos ramures spirituelles plongent dans le corporel." Et le philosophe critique une conception purement négative de l'ascèse qui en fausse la signification authentique : "jusqu'ici, l'ascèse tendait à rejeter : pour être saint il le fallait surtout se priver. Désormais, en vertu du nouvel aspect moral pris à nos yeux par la Matière, le détachement spirituel prendra la forme d'une conquête. S'immerger pour être soulevé..."
[22]. Ici, nous renvoyons le lecteur aux textes classiques de L'évolution créatrice dont nous adoptons les conclusions.
[23]. Le rapprochement entre l'amour et la mystique est classique. Mais généralement, on cherche à réduire l'une de ces expériences à l'autre soit qu'avec la psychanalyse, on considère la mystique comme un avatar de la sexualité, soit que comme Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, on explique la naissance d'un amour spirituel par l'influence directe du mysticisme. Nous pensons qu'entre ces deux expériences il y a une continuité naturelle.
[24]. Pour certains auteurs comme Delacroix, Bergson, le mysticisme accompli ne serait pas seulement contemplation de Dieu mais actualisation de Dieu : le mystique s'identifierait à la causalité divine dont il se sentirait l'instrument docile : " être soi-même la spontanéité obscure origine des choses " (Delacroix.)
[25]. C'est ce que confirment les écrits de Jean de la Croix. La Montée du mont Carmel constitue en quelque sorte une pédagogie sinon de l'expérience mystique du moins de ses conditions nécessaires. Or la "nuit des sens" est la première étape que doit obligatoirement franchir celui qui aspire à l'union divine. Il doit mortifier ses appétits car "si l'on ne prend soin de les mortifier, ils font comme les petits de la vipère, qui, après avoir grandi au sein de leur mère, la dévorent et la tuent, recevant un ainsi la vie à ses dépens.. De même, les appétits non mortifiés finissent par tuer l'âme par rapport à Dieu parce qu'elle-même n'a pas eu soin de leur donner la mort." L'examen du contexte de l'extase atteste donc un lien essentiel, en l'occurrence un rapport d'opposition, entre l'expérience mystique et l'instinct.
[26]. La formule est de Malebranche.
[27]. On peut cependant reprocher à l'argumentation de Diotime, comme on l'a vu plus haut, de réduire l'amour à l'expérience esthétique qui n'en est que l'introduction. Ce n'est pas parce qu'il y a de la beauté en dehors de l'être aimé que l'amant doit élargir son amour, mais parce que la raison ne l'autorise pas à poser comme absolu un être relatif.
[28]. On s'interrogera peut-être sur l'objet de cette visée religieuse : Dieu des religions, mais quelle religion ? Dieu des philosophes mais quelle philosophie ? Le simple examen des faits de psychologie amoureuse n'autorise pas des inférences aussi précises et il convient, ici, de prendre garde à ne pas introduire frauduleusement, à la faveur d'une exigence du cur des conclusions qui la dépassent de très loin. C'est pourquoi le concept même de Dieu, commode pour suggérer une certaine direction de recherche, est, au fond, inadéquat. On demandera alors de quoi ou de qui l'amour est, au juste, l'indice ? Mais la réponse ne doit pas être empruntée à une théorie extérieure à l'aspiration amoureuse elle-même. C'est au contraire celle-ci qui est seule habilitée à nous renseigner sur son possible objet. Bref, au lieu de tenter d'expliquer l'amour à partir de quelque a priori métaphysique, il faut, au contraire, questionner l'amour pour un éventuel enrichissement métaphysique.
Approches occidentales du yoga indien
Version mise à jour régulièrement de l'article actuel : Sur le site personnel de l'auteur
L'article expose un thème du livre "Volonté et involonté dans la pensée occidentale et orientale", Michel Larroque, éditions l'Harmattan, 1994.
LE BUT DU RAJA YOGA : LA DOCTRINE SAMKHYA
Le terme Yoga dérive de la racine yuj, qui signifie atteler, mettre sous le joug, joindre. Par le joug, l'animal de trait s'adapte parfaitement au véhicule qu'il tire de manière à ne former avec lui qu'un seul mobile. L'étymologie nous révèle donc le but de l'ascèse et son point de départ. Le Yoga se propose d'intégrer en un tout unifié tous les éléments constitutifs de I'homme. Il est le moyen de I'unité personnelle. C'est pourquoi il est parfois symbolisé par l'image de la roue, système bien centré dont tous les rayons convergent vers le moyeu. Mais, si le Yoga se propose de lier, il faut bien que l'unité initiale ait été brisée. La description d'un moi écartelé est donc le point de départ nécessaire d'une discipline au terme de laquelle l'unité perdue sera restaurée. Ascèse difficile comme en témoigne encore l'étymologie ; yuj implique l'idée d'un ajustement laborieux, d'une mise sous le joug au prix d'un effort. Nous envisagerons le Raja Yoga ou Yoga royal. Le système associe étroitement la discipline yogique et la doctrine Samkhya. (1) Cette alliance aussi ancienne que plusieurs Upanishads védiques et que la Bhagavad Gita prend avec Patanjali (2) un caractère plus organique. Il faut donc concevoir dans le cadre du Samkhya la dispersion initiale de l'homme ordinaire et l'effort vers l'unité que l'ascète se propose d'atteindre.
L'homme est deux fois divisé. D'une part, en effet, il est comme emporté par des états mentaux qui sans cesse se renouvellent et parfois se contredisent. C'est la "fluctuatio animi" dénoncée par Spinoza. Le Yoga cherche à réduire cette diversité en fixant l'esprit sur un seul point.
Mais, plus fondamentalement, l'homme est divisé entre un spectateur et un spectacle. Le spectateur, c'est le Soi pur et impassible, le spectacle, le flux psychomental qu'il contemple. L'homme, en effet, est conscient de lui même et toute conscience est conscience d'objet, donc source de dédoublement. Ce clivage définit l'humanité ordinaire, que Maine de Biran oppose à la simplicité animale..En effet, chez l'animal, et, à un moindre degré, chez l'enfant, c'est au détriment de la conscience et du jugement que l'unité est préservée. Un être spontané est tout à la fois un et naturel et il n'est un que parce qu'il est, seulement, naturel. (3) C'est au contraire au profit de l'esprit que le Raja Yoga prétend restaurer l'unité de l'être. La conscience de soi ordinaire lui apparaît comme le début d'une distanciation du Je pur qu'éternellement nous sommes, du contenu de ses expériences, étrangères à son essence. Ce recul réflexif à l'égard du courant de conscience enveloppe l'espérance d'une libération définitive de la monade. L'ascète est invité à reconnaître que la nature, en lui, est étrangère à son essence et à s'en libérer par les moyens appropriés.
Si le but du yoga est d'abolir la dualité du spectateur et du spectacle, par l'anéantissement du spectacle, le moyen de ce but ne saurait procéder d'une simple méditation philosophique. Contrairement au Samkhya, le Yoga affirme la nécessité d'une technique précise. Or, celle-ci consiste justement à réduire la "fluctuatio animi" en concentrant l'esprit sur un seul point. Ainsi, l'unification en quelque sorte verticale qui libère le Je pur a pour condition une unification horizontale qui restreint au minimum le champ mental. L'unification verticale est le but du Raja Yoga ; l'unification horizontale en est le moyen. Nous considérerons seulement le but du Yoga.
Pour vouloir quitter l'expérience, il faut l'avoir reconnue mauvaise. En cela, le Yoga n'innove pas et reprend un thème constant de la pensée indienne. Celle-ci pose en général comme postulat le malheur de l'existence. Patanjali ne fait pas exception à cette règle. "Tout est souffrance pour le sage" affirment les Yoga Sutras. (4) C'est dans cette perspective que se situent les systèmes philosophiques de l'Inde. Leur finalité est sotériologique ; ils se proposent d'offrir à l'homme le moyen d'échapper à l'universelle souffrance. Le suicide ne serait qu'une solution apparente : l'homme renaît, et il renaît pour souffrir encore. Ce n'est donc pas en quittant la vie, en apparence, que le sage obtient la libération. C'est au sein même de la vie qu'il doit se détacher du tourbillon mental qui l'entraîne de renaissance en renaissance. Il lui faut abolir les vrittis.
Les vrittis sont les productions mentales, les états de conscience. On a remarqué la parenté du terme "avec les vocables latins verto, vorto : tourner, changer, vertigo : tournoiement, révolution, vertige, vertiginosus : sujet aux vertiges, vertex, vortex : tourbillons, en particulier tourbillons d'eau" (5). La notion de vrittis semble donc impliquer une idée d'instabilité, source de désorientation. Le courant de conscience n'est évidemment pas un lac paisible, mais pas davantage un fleuve lent et majestueux. Il évoque plutôt un torrent impétueux, coupé de rapides et parsemé de remous. Et c'est pourquoi le désarroi est la condition de l'homme en proie aux vrittis. Sans doute, pour un regard superficiel, certains états de conscience sont-ils heureux. Mais le sage "semblable au globe de l'il sensible au plus léger contact que la sensibilité cutanée générale, trop grossière, ne perçoit pas" sait reconnaître dans les joies et les plaisirs les prémices d'une peine future. Il les situe dans l'universel changement qui épouvante celui qui n'a pas encore reconnu qu'il est le spectateur éternel qui contemple ce changement. Il en mesure alors le caractère éphémère ; nos joies les plus hautes lui apparaissent alors comme le verre d'alcool proposé au condamné avant l'exécution. Elles sont toujours associées à l'anxiété consciente ou subconsciente de perdre l'objet dont dépend notre bonheur. Aussi apparaissent-elles toutes empoisonnées et c'est à tort que le vulgaire les oppose au flot des déceptions, des peines, des contradictions intimes que la nature suscite en nous. Ainsi, au fond, toute existence est douloureuse.
Mais la souffrance n'est pas inéluctable. Elle procède d'une ignorance génératrice d'illusions. La connaissance peut dissoudre l'illusion et inaugurer le salut. Quelle est donc cette ignorance source de nos douleurs et de quel savoir est-elle ignorance ?
"Avidyâ (l'ignorance), c'est prendre ce qui est non éternel, impur, mauvais et non âtman, respectivement pour quelque chose d'éternel, de pur, de bon et d'âtman". (6)
Le Samkhya en effet, doctrine philosophique dont se réclame le Yoga, distingue la Prakrti du Purusa. La Prakrti est la nature comprise comme la force qui produit l'univers et le fait évoluer. C'est la Natura Naturans, la nature créatrice distincte de la Natura Naturata, la nature créée. Le Purusa est le Soi. C'est le spectateur, le témoin, isolé, inactif éternellement passif, libre. Il se borne à contempler avec indifférence le spectacle produit par la Prakrti.
La conscience ordinaire est le lieu de rencontre du Purusa et de la Prakrti. Aimer, haïr, jouir, souffrir, bref tous nos états conscients, procèdent de deux sources. C'est la nature qui les produit dans leur diversité, mais c'est par l'esprit qu'ils sont pour nous. L'esprit, par essence, ignore le changement et la diversité. Il est simple et immobile. Le flot mental emprunte son mouvement à la nature ; mais, celle-ci est inconsciente. Elle n'est pas pour soi. L'esprit prête sa lumière à la nature, mais celle-ci diffracte cette lumière, éternelle dans son principe, dans les changements qu'elle crée. Ainsi se forge l'illusion d'une conscience engagée dans les vicissitudes mentales, conscience fluctuante, déchirée, ballottée au gré des représentations. C'est la vie psychologique, lieu du drame de la personnalité où l'esprit paraît englué dans la matière alors que celle-ci semble devenir pensante. Le sujet psychologique, celui qui éprouve, se débat, change et surtout souffre, procède de cette confusion. Il y a alors "assimilation du spectateur avec les modifications du mental." (7) De même qu'un pur miroir épouse la forme de n'importe quel objet et semble être cet objet, l'esprit devient indiscernable de l'état psychologique qui lui dérobe sa lumière. Le Purusa est essentiellement pure conscience de soi. Lorsque, par la puissance de l'illusion, il se trouve mêlé à la nature, il perd la connaissance de son être propre. Le pur "Je suis" se change en "Je suis cela." C'est ainsi, que les plus naïfs s'identifient à leur corps. Ils affirment, par exemple, qu'ils souffrent, eux, de la tête, d'un pied. Mais, comme l'a souligné Lachelier, "la conscience d'une douleur n'est pas douloureuse mais vraie". Ce n'est donc pas l'esprit qui souffre ; il se borne à constater la douleur dans une nature à laquelle il est associé.
D'autres plus subtils, s'identifient aux processus mentaux qu'ils découvrent en eux ; je doute, j'hésite, j'approuve, je pense ; donc je suis ce doute, cette hésitation cette affirmation, cette pensée. Mais l'intelligence est, elle aussi, un produit de la nature. Nos idées, nos pensées nous sont aussi étrangères que notre corps. Nous les contemplons de l'extérieur en quelque sorte, comme nous pouvons constater que nous sommes grand ou petit, brun ou blond, beau ou laid. D'ailleurs parfois elles nous surprennent, et toujours, puisque reconnues objectives elles nous révèlent un ordre que nous n'avons pas créé, que nous découvrons et qui nous est donc en un sens étranger. C'est pourquoi nos pensées, pas plus que notre corps, ne constituent notre être, mais seulement notre avoir. Elles nous sont extérieures comme des vêtements. Mais l'illusion confond l'être et l'avoir comme celui qui prendrait l'habit pour le corps. L'ambition, l'orgueil constituent des hypertrophies et des perversions de cette tendance à nous assimiler aux activités du mental. Cette confusion est la source de notre malheur. Comment en effet échapper au mal de vivre si nous nous identifions au courant de conscience qui charrie déceptions et souffrances ? Cependant, le salut est possible puisque l'esprit en soi est distinct de la nature. Le Yoga, comme le Samkhya, mais par des moyens différents, (8) recommande de réaliser pratiquement la dissociation ontologiquement fondée du Purusa et de la Prakrti : "La dissociation de Purusa et de Prakrti amenée par désintégration d'Avidyâ (l'ignorance) est le seul remède et c'est la libération du spectateur." (9)
D'ailleurs cette déhiscence s'esquisse chez tout homme par le fait même qu'il est homme c'est-à-dire conscient. A l'inverse de l'animal qui coïncide avec lui-même, l'homme peut prendre un recul à l'égard d'un sentiment, d'une pensée. Son propre esprit devient alors pour lui un objet de perception. Le but du Samkhya et du Yoga est de se placer de plus en plus près de cette conscience témoin pour finalement la dégager dans son essence pure. Et c'est pourquoi ; "la libération est appelée par le Samkhya "isolement" (Kaivalya), au sens d'une véritable opération alchimique, où l'on pratique décantation et dissociation jusqu'à ce qu'on ait "isolé" un corps pur, irréductible, débarrassé de toutes ses scories." (10)
Lorsque ce dégagement est enfin accompli, l'esprit a la révélation de sa nature authentique. Il comprend alors qu'il est étranger aux états de conscience avec lesquels l'homme s'identifiait naïvement avant la libération. Il accède au salut ; la souffrance est alors conçue comme un fait objectif, extérieur, à nous. Elle s'évanouit lorsque nous comprenons qu'elle ne nous concerne pas. Comme l'écrit Mircea Eliade :
"Dès le moment où nous comprenons que le Soi est libre, éternel et inactif, tout ce qui nous arrive, douleurs, sentiments, volitions, pensées, etc. ne nous appartient plus." (11)
La personnalité, synthèse des expériences psychomentales s'évanouit comme une illusion dès que la révélation du Soi s'accomplit. Alors, la conscience de l'ego disparaît. Le délivré vivant pourra certes encore agir, mais il ne considère plus son activité comme étant la sienne propre. Il la voit de façon objective, désintéressée. "Quand le délivré agit, il n'a pas conscience du "j'agis", mais du "on agit", en d'autres termes, il n'entraîne pas le Soi dans un processus psychophysique." (12)
On sait que l'intellect lui-même fait partie de la nature. Par la discrimination, le Purusa s'en détache, comme des autres manifestations de la Prakrti. A ce moment la nature achève de disparaître : "comme une danseuse s'arrête de danser après s'être montrée sur la scène, ainsi la Nature disparaît après s'être manifestée à l'Esprit dans les différents rôles de l'intellect, de l'ego, des éléments subtils ou grossiers." (13)
Le Purusa resplendit alors dans son essence pure. Et le sage comprend qu'en fait, le Soi n'a jamais été souillé ou troublé, sinon par un effet de notre illusion. La vraie lune est hors d'atteinte des déformations de son image dans quelque eau agitée. (14) Un pur cristal laisse voir une fleur rouge sans lui-même devenir rouge. (15) Ainsi "le véritable esprit" contemplait "impassiblement le drame de la personnalité." (16) "Alors le spectateur est établi dans sa nature essentielle et fondamentale. (17)
L'esprit cesse d'être conscience d'un état mental ; il devient conscience de soi. Il n'est plus englué dans des perceptions, des sentiments, des pensées. Il ne fait que se penser lui-même. Il réalise alors l'autosuffisance de Dieu. Le yogin peut alors être comparé à l'intellect souverain décrit par Aristote. Pour le philosophe grec, le premier principe pense éternellement l'objet, le plus parfait. Comme cet objet ne saurait être autre que lui-même, Dieu est éternellement en acte pensée de lui-même, pensée de la pensée. "L'intelligence suprême se pense donc elle-même puisqu'elle est ce qu'il y a de plus excellent et sa pensée est pensée de pensée." (18) L'objet de l'intellect suprême ne pouvant être que le suprême intelligible, tous deux s'identifient perpétuellement dans la suprême intellection. (19) Le yoga prétend accomplir pour l'homme au terme d'une difficile ascèse ce que Dieu, selon Aristote, est par essence.
Le yogin (20) expérimente le Soi, pur de tout objet, qui se contemple lui-même. Les liens avec l'expérience concrète sont définitivement tranchés. Le délivré vit dans un éternel présent. Le temps est en effet aboli pour lui puisqu'il est parvenu à s'abstraire définitivement du flot de l'existence empirique. Comme l'écrit Mircea Eliade ; "le libéré dans la vie ne jouit plus d'une conscience personnelle, c'est-à-dire alimentée par sa propre histoire, mais d'une conscience témoin, qui est lucidité et spontanéité pure." (21)
Il est certes impossible à celui qui ne l'a pas vécue de décrire cette expérience limite. Les interprètes les plus autorisés la déclarent "irréductible à nos catégories." Ils rejoignent par là le mépris des philosophes orientaux pour le discours, incapable à leurs yeux de traduire les intuitions essentielles. Dans un autre contexte doctrinal, le Bouddha gardait, dit-on, "un noble silence" lorsqu'on l'interrogeait sur le nirvana. Et bien après lui, les textes Zen affirment "que celui qui sait ne parle pas, que celui qui parle ne sait pas".
LA CONSCIENCE, INTRODUCTION AU SAMKHYA YOGA
Cependant il est des expériences plus banales qui, bien que différentes de la pure connaissance du Soi, en indiquent cependant la direction. La conscience que chacun peut prendre de ses pensées et de ses actes est la plus répandue. Elle implique une distance à l'égard du vécu, elle enveloppe par là même son objectivation car nous nous l'opposons de la même manière que l'objet, "obstacle atténué" dans la perception externe. Par là même nous nions cet état de conscience comme nous appartenant. Sartre a vu dans cette négation de la nature par l'esprit qui la considère l'acte constitutif de la conscience.
Toute conscience en effet est par nature séparante. De même que dans la perception, l'il qui adhère à un tableau ne le voit pas, un être qui coïnciderait pleinement avec son vécu ne pourrait le connaître. Etre conscient, c'est d'abord être distant ; je saisis l'unité du tableau dans la mesure où je prends à son égard un recul convenable ; de même, j'ai conscience de mes états mentaux lorsque je m'en distingue pour les penser. C'est pourquoi, à l'inverse de la chose qui est ce qu'elle est, "l'être de la conscience ne coïncide pas avec lui-même dans une adéquation plénière." (22) Il n'y a de présence à soi que pour un être déjà clivé, séparé de lui-même. "... la présence à soi suppose qu'une fissure impalpable s'est glissée dans l'être. S'il est présent à soi, c'est qu'il n'est pas tout à fait soi. La présence est une dégradation immédiate de la coïncidence car elle suppose la séparation." (23) Sartre appelle néant cette mise à distance à l'occasion de laquelle se constitue la conscience. "Etre pour le pour soi, c'est néantiser l'en soi qu'il est." (24) Néantiser, c'est refuser l'identité propre à la chose compacte, c'est affirmer qu'on est au-delà de nos états mentaux. Ainsi, par exemple, la conscience que je prends de ma croyance m'arrache à la naïveté de la pure foi. Savoir qu'on croit, c'est déjà ne plus adhérer à sa croyance, c'est commencer à douter. "Car le néant qui se glisse dans la croyance, c'est son néant, le néant de la croyance comme croyance en soi, comme croyance aveugle et pleine, comme foi du charbonnier." (25) Toute conscience enveloppe donc une affirmation d'altérité. Dans la mesure où je me sais ému, joyeux, souffrant, je me distingue de mon émotion, de ma joie, de ma peine. Le Je qui constate ce que nous éprouvons se situe au-delà de l'expérience mentale éprouvée. Il est ailleurs, il est autre. Se référant au Sophiste, Sartre montre que l"Autre" platonicien "... qui ne peut être saisi que "comme un rêve" qui n'a d'être que son être autre, c'est-à-dire qui ne jouit que d'un être emprunté, qui, considéré en lui-même, s'évanouit et ne reprend une existence marginale que si l'on fixe ses regards sur l'être, qui s'épuise à être autre que lui-même et autre que l'être..." (26) ne saurait être que la conscience. Car "l'altérité est en effet négation interne, et seule une conscience peut se constituer comme négation interne." (27)
Or, c'est bien le sentiment d'être autre que la Nature qui inaugure chez le yogin la libération du Purusa. Le commun des mortels avons-nous vu s'identifie au corps. L'homme croit naître, grandir, mourir, être grand ou petit, beau ou laid. Les plus fins pensent être l'intelligence qui doute, pèse, conclut. C'est là confondre le Soi, pur témoin, fondement du Je lorsque nous affirmons "je vois, j'éprouve, je pense," avec les choses extérieures à lui qu'il éclaire.
"Comme la lune semble se mouvoir quand les nuages courent dans le ciel, de même pour celui que ne discrimine pas, le Soi paraît actif quand, en réalité, ce sont les sens qui sont actifs. Les fous, par non-discrimination, attribuent au Soi inaltérable, qui est Etre et Conscience absolus, les caractéristiques et fonctions du corps et des sens, de même que les gens attribuent des traits de bleuté et concavité au ciel. Comme le mouvement qui appartient à l'eau est attribué, par ignorance, à la lune qui s'y reflète, de même l'action, la jouissance et autres limitations qui appartiennent aux fonctions mentales, sont faussement attribuées au Soi." (28)
Dans certaines formes de yoga (29) le remède à cette ignorance est apavada, la discipline de négation par laquelle on élimine par la discrimination les attributs conférés illusoirement au Soi jusqu'à la mise à nu de son authentique essence. Ainsi, celui qui met à jour un trésor profondément enfoui a dû creuser la terre en enlevant successivement les couches accumulées de limon, de pierres, de sable. Pour décortiquer un grain de riz, il faut le séparer de la balle qui le recouvre en le frappant dans un mortier. (30) De même, l'ascète, pour atteindre le Soi éternel enfoui au tréfonds de son être, se désidentifie tour à tour des couches successives qui en masquent la vraie nature. Tel est le sens de la formule célèbre : "neti, neti, je ne suis pas cela, pas cela". Je suis autre que le corps "amalgame de choses immondes ; cette peau, cette graisse, cette chair et ces os." (31) Le sage, le considère aussi étranger à lui que peuvent l'être pour l'homme du commun son reflet dans l'eau d'un étang ou les images de ses rêves. Il se détache ensuite des organes des sens et comprend que les diverses conditions de ces organes telles que vision ou cécité, audition ou surdité ne le concernent en rien. Dans une troisième étape, il prend conscience qu'il est distinct de la vie qu'il sent couler en lui et par conséquent étranger à ses fonctions. L'inspiration et l'expiration, la digestion, le désir sexuel ne le concernent pas. Ce sont choses autres que lui. Puis, ce sont les modifications mentales, attachements, désirs, peines et joies qui sont conçus comme une enveloppe distincte du Soi pur. Enfin, le Soi se dégage de l'intellect, la plus subtile des identifications à surmonter car "l'enveloppe de l'intellect brille d'un vif éclat car elle est toute proche du Soi. Et le Soi, en s'identifiant à tort avec elle, subit par la force de l'illusion la loi des renaissances." (32)
Ainsi, pour que le Soi resplendisse dans sa pureté, il faut l'avoir libéré "des cinq gaines qui l'enserrent comme un papillon rejette son cocon ou comme un acteur rejette à la fin du spectacle le masque du personnage qu'il vient de représenter." (33) On voit par là que l'ascèse préconisée par le Jnana-Yoga consiste à prolonger systématiquement la distance à soi dans laquelle Sartre reconnaît l'essence de la conscience. Mais, pour le yogin, le philosophe français paraîtrait n'avoir fait que quelques pas sur la voie libératrice ; l'ascète, lui, a jalonné le chemin, il a reconnu les étapes essentielles et c'est par une progression ordonnée qu'il va de l'une à l'autre jusqu'au terme final. Chez lui, I'intuition initiale se détermine en une méthode précise. Ce n'est d'ailleurs que dans le yoga de la connaissance que la libération définitive est espérée d'une pure méditation. Dans le yoga royal si le but est identique, les moyens proposés pour y accéder dépassent la simple réflexion philosophique, impuissante à elle seule, selon Patanjali à libérer le Purusa.
Il convient également de noter que chez Sartre comme dans le Yoga, c'est la conscience qui fonde la liberté. La chose, a-t-on vu, est ce qu'elle est. Et comme elle n'a pas choisi de l'être, elle subit une fatalité. Elle est déterminée. Le pour soi au contraire "est toujours autre chose que ce que l'on peut dire de lui". Il est toujours "par-delà le nom qu'on lui donne, la propriété qu'on lui reconnaît." (34) C'est cette distance essentielle à l'égard de toute nature qui garantit sa liberté. Car si un être libre peut avoir une nature qui lui crée des conditions d'existence plus ou moins intimes, bref une situation qui n'est que le contexte de ses choix, il ne saurait être une nature. "Etre, pour le pour soi, c'est néantiser l'en soi qu'il est" a-t-on vu. Dans ces conditions, la liberté ne saurait être rien d'autre que cette néantisation... La liberté coïncide en son fond avec le néant qui est au cur de l'homme... L'homme est libre parce qu'il n'est pas soi mais présence à soi." (35)
De même, pour le yoga, la conscience que nous prenons de notre situation naturelle inaugure la libération de la monade. Sans doute, il ne suffit pas de prendre conscience du mal de l'existence pour en être par là même immédiatement délivré. Mais, se connaître en proie aux vrittis, c'est déjà commencer à s'en dégager. Le recul réflexif ne rompt pas tout lien entre le Purusa et la Prakrti ; mais il crée un début de distance. La discipline de désidentification dont nous avons marqué les étapes (neti, neti, tu n'es pas cela, tu n'es pas cela) l'accroît méthodiquement. Le sage peut espérer qu'à force de distendre le lien qui rattache le Soi aux expériences psychologiques où il s'embourbe, ce lien finira par casser. Le Raja Yoga cherchera à provoquer à coup sûr, par des techniques appropriées, cette rupture que la réflexion a au moins esquissée. Alors l'esprit resplendit dans son essence pure. L'ascète a conquis définitivement la liberté et l'immortalité.
Ainsi pour le yoga comme pour Sartre, la conscience consiste à s'éloigner de la nature et cette mise à distance est la condition de la liberté. Toutefois pour l'ascèse indienne, le philosophe français semblerait rester à mi-chemin. Car la liberté ne consiste pas à dominer les vrittis pour choisir parmi eux, mais à quitter définitivement le monde psychologique. Il ne s'agit pas de maîtriser la nature mais de l'abolir.
Il convient d'ailleurs de remarquer que cette perspective, bien qu'exorbitante de la normale, n'est pas théoriquement insoutenable. Le promeneur se distingue bien de la montagne qu'il contemple, du torrent qu'il longe dans sa course. Et si le paysage lui déplaît, il le quitte. Or, ce qu'il appréhende de la montagne ou du torrent n'est qu'un faisceau d'états de conscience. Dira-t-on qu'il y a une objectivité de la chose perçue puisqu'elle obéit à un déterminisme rigoureux ? Mais il en est de même de nos émotions, de nos humeurs, de nos souffrances, et de nos joies. Elles obéissent elles aussi à un conditionnement probablement aussi strict quoique moins connu. Ainsi donc, sinon le monde extérieur, du moins ce que nous pouvons en connaître ne diffère pas essentiellement de nos états dits intérieurs. Il s'agit dans les deux cas de phénomènes, régis par des lois objectives. On peut donc concevoir comme le soutiennent Samkhya et Yoga que le courant mental n'est qu'un élément de la nature aussi étranger au Je pur que les objets de la perception externe.
Cependant, ce recul à l'égard du vécu n'est chez la plupart qu'à peine esquissé. Sans doute est-il en germe chez tous, s'il est vrai que la conscience est le propre de l'homme. Seulement il y a des degrés de conscience de soi. Ils peuvent constituer dans la perspective d'une étude du Raya Yoga des étapes en quelque sorte naturelles vers la libération définitive. Nous en considérerons deux : l'une normale, l'introversion, l'autre, terrain névrotique, la structure obsessionnelle.
DIGNITÉ MÉTAPHYSIQUE DE L'INTROVERSION
On sait que l'opposition de l'introversion et de l'extraversion a d'abord été développée par Jung. (36) Elle a été reprise et nuancée par l'école caractérologique hollando-française. L'extraverti est tourné vers les choses et à la limite, il se perd dans l'objet. L'introverti au contraire tourne le dos à la nature et se replie sur lui pour ne s'intéresser qu'à ce qui se passe dans son intimité. Or, s'il est vrai que tout regard implique une distanciation, on voit que l'intérêt porté par l'introverti à ses états d'âme fait qu'il s'en distingue. Du "sentimental", (37) type même de l'introverti, Le Senne écrit "qu'il cesse de vivre pour se sentir vivre." (38) La disposition de l'émotif non actif secondaire à rédiger des journaux intimes (39) est à cet égard significative. A la différence des mémoires où l'actif relate les événements, le journal intime décrit longuement les sentiments du sujet suscités par ces événements. Mais l'effort pour analyser le vécu inaugure une séparation. Le Rousseau qui écrit les Confessions n'est déjà plus le Rousseau qui jouit ou souffre des souvenirs évoqués. Le journal intime est un dialogue intériorisé chez ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas assumer le risque du dialogue véritable. Mais, pour dialoguer, même avec soi-même, il faut être deux. Parfois l'introverti concrétise cette dualité en inventant des personnages différents : Rousseau se fait "juge de Jean-Jacques." (40) Le procédé littéraire ne fait ici qu'attester le dédoublement essentiel propre à l'introverti type. Le sentimental est un mixte de nerveux et de flegmatique. (41) Progressivement au fur et à mesure qu'il vieillit, le flegmatique en lui juge et maîtrise le nerveux. C'est ainsi qu'il sera parfois comme le montre Gaston Berger "sauvé par l'analyse." (42) Le moi du sentimental est donc un moi clivé, et ce clivage peut être considéré comme une très modeste introduction naturelle à Kaivalya, la séparation libératrice que poursuit l'ascète indien. Le nerveux, source de sentiments vifs et contradictoires, représente assez bien en lui la Prakrti mère des vrittis, qui emportent l'homme dans leurs tourbillons. Certes, le flegmatique, lui aussi produit de la nature, n'est pas le Purusa éternel. Mais par son impassibilité, sa lucidité froide, son objectivité qu'il exerce autant sur lui-même qu'à l'égard des autres, il peut nous le faire pressentir, indiquer dans quelle direction on doit le chercher. Dans cette perspective, l'introversion n'est plus un simple trait de caractère mais acquiert une véritable dignité métaphysique. Elle révèle un au-delà de l'homme et implique l'espérance d'un dépassement de sa condition.
L'EXPÉRIENCE DE DÉPERSONNALISATION : SIGNE NÉVROTIQUE OU PRESSENTIMENT MÉTAPHYSIQUE ?
Le sentiment de dépersonnalisation prolonge l'introversion et en manifeste l'essence. Il constitue un symptôme de la névrose obsessionnelle. Or, celle-ci se développe, sur un terrain caractériel très proche de l'introverti type, "le sentimental" de l'école de Groningue. (43)
La dépersonnalisation grossit jusqu'à la caricature les traits de la structure normale ; mais une caricature a parfois le mérite de dégager l'essentiel d'un portrait.
L'extériorité à soi-même, en effet, qui est une des caractéristiques de l'introversion est particulièrement accentuée dans la névrose obsessionnelle. Pierre Janet a observé une conscience de dédoublement chez tous les malades de ce type dont il s'est occupé. Le sujet se sent étranger à lui-même. Il effectue correctement les actes, tout en ayant l'impression que ce n'est pas lui qui parle, qui sent, qui agit. Dans les cas graves, l'obsessionnel se croit mort, pense être dans le corps d'un autre ; ou bien il se voit marchant devant lui. Janet cite le cas d'un jeune homme qui, apercevant un car de police, se lamente car, dit-il, "les agents l'ont amené". (44)
Cette hypertrophie du recul n'est pas sans analogie avec le but du yoga. En effet, bien que le "délivré vivant" continue à agir, jouir et souffrir, il considère ces expériences comme étrangères au Soi auquel il est identifié. Le "psychasthénique" semble avoir naturellement obtenu par une sorte de grâce psychologique cette distance à l'égard de lui-même que le yoga veut promouvoir puis indéfiniment augmenter jusqu'à perdre de vue le moi concret.
L'un d'eux affirme que ce qu'il perçoit de lui-même est autre que lui. Il devra parfois entrer dans un magasin, interpeller un passant pour se prouver qu'il existe, qu'il est bien lui. "Ce n'est pas moi qui sens, qui souffre, qui dors", répètent Bei et Ver... deux malades de Janet. Le maître français décrit ainsi un de ses sujets : "Elle voyait clair, entendait bien, sentait correctement, pouvait se mouvoir sans peine, mais elle se cherchait elle-même en ayant l'impression qu'elle n'était plus là, qu'elle avait disparu, que les choses présentes n'avaient pas de rapport avec sa personnalité. Depuis ce moment, elle répète toujours la même chose ; mais où suis-je, que suis-je devenue ? Ce n'est pas moi qui mange, ce n'est pas moi qui travaille, je ne me vois pas faire ceci ou cela, il y a quelque chose qui me manque." (45)
Une autre, Pot... affirme n'être plus sur terre, vivre dans un autre monde, il lui semble que son âme est séparée de son corps, qu'elle ne vit plus que matériellement. (46)
Leroy distingue quatre étapes dans ce processus de dépersonnalisation. (47) D'abord, le sujet sent confusément que la réalité est un rêve. Puis le monde extérieur lui paraît s'éloigner bien que la perception s'effectue correctement. Comme le remarque Janet ce n'est là probablement qu'une transcription symbolique, en terme matériel, d'un éloignement tout moral. (48) Dans un troisième stade, ce sont les propres actes du sujet qui lui semblent étranges, inattendus, comme ceux d'un autre. Enfin, dans la forme complète du symptôme, c'est à toutes ses perceptions, actions, souvenirs, pris en bloc, que le sujet se sent étranger.
Cette ressemblance entre le symptôme de dépersonnalisation et le Yoga est parfois attestée par l'identité des termes descriptifs de ces expériences vécues. Certains propos des sujets observés par Janet évoquent les concepts majeurs de l'ascèse orientale. Une malade affirme qu'elle se donne en spectacle à elle-même. "Il lui semblait qu'elle assistait comme simple témoin au déroulement de ses propres états de conscience comme s'ils avaient été ceux d'une personne étrangère." (49)
Ce clivage entre un spectateur et un spectacle est bien l'intuition centrale du Yoga. En témoigne cette confession d'un maître qui relate l'expérience par laquelle il a inauguré la libération du Soi.
Bien que jeune, la pensée de sa mort prochaine s'empara de lui et il sentit la peur l'envahir : "Le choc de la peur de mourir, raconte-t-il, me rendit d'un coup introspectif, ou "introverti". Je me dis mentalement à moi-même, c'est-à-dire sans prononcer les paroles : "Eh bien, la mort est venue". Qu'est-ce que cela veut dire ? "Qu'est-ce que c'est que mourir ? C'est ce corps qui meurt. Je mimai immédiatement la scène de la mort. J'étendis mes membres et les tins rigides comme si la "rigor mortis" s'en était saisie.
"J'imitai l'attitude cadavérique pour donner une atmosphère de réalité à mes investigations ultérieures. Je retins mon souffle et gardai ma bouche close, pressant étroitement les lèvres pour qu'aucun son n'en pût sortir. Que le mot de Je ou tout autre mot ne fût pas prononcé ! Bien donc, me dis-je à moi-même, ce corps est mort, on le portera tout raide au champ crématoire où il sera brûlé et réduit en cendres. Mais avec la mort de ce corps, suis-je mort, moi ? Est-ce que le corps est moi ? Ce corps est silencieux et inerte. Mais j'éprouve toute la force de ma personnalité et même le vocable Je en moi-même, à part le corps. Ainsi, je suis un esprit, une chose qui transcende le corps. Le corps matériel meurt, mais l'esprit qui le transcende ne peut être touché par la mort. Je suis donc un Esprit immortel. Tout ceci n'était pas un simple procès intellectuel. Tout ceci flamboyait avec une "extrême" vivacité devant moi comme la vérité vivante, quelque chose que je percevais immédiatement, presque sans raisonnement. J'étais quelque chose de très réel, la seule chose réelle en cet état et toute mon activité consciente en relation avec mon corps était centrée sur cette chose. Depuis ce moment le Je ou le Soi s'est tenu au foyer de l'attention par une fascination toute-puissante. La crainte de la mort s'était aussitôt évanouie et pour toujours. L'absorption dans le Soi a continué de cet instant jusqu'au temps présent. D'autres pensées peuvent aller et venir comme les notes diverses que joue le musicien, mais le Je perdure comme la note de base... qui accompagne toutes les autres et se fond avec elles..." (50)
Ainsi c'est une expérience vécue de dépersonnalisation qui apaise le trouble du jeune homme. La malade de Janet qui se voit apparaître devant elle à trois ou quatre mètres, qui pense être "hors de son corps." (51) exprime dans un registre névrotique un sentiment identique d'altérité à soi-même, ou du moins à son vécu.
Ces observations déjà anciennes (52) ont été confirmées par la clinique moderne. Bouvet montre que tous les auteurs qui ont traité des obsessions insistent sur le dédoublement du moi. (53) Ainsi, selon Fenichel, à un moi logique allié du thérapeute s'oppose un moi magique, source des résistances. Ce dédoublement rendrait le traitement psychanalytique particulièrement difficile ; l'interprétation même bien comprise n'agit pas car le malade la constitue en théorie de la maladie sans vivre son traitement. Bref il utiliserait cette scission entre les deux parties de son moi pour éviter que la lumière de l'analyse pénètre et éclaire ses remous affectifs. Elle brille à part, d'un éclat tout théorique et thérapeutiquement inefficace.
Ainsi dans des contextes interprétatifs différents (54) nous avons affaire à des observations identiques. Faut-il en conclure que le Raja Yoga ne peut se développer que sur un fond névrotique camouflé en une métaphysique prestigieuse ? Ce serait sans doute l'avis de Janet, s'il avait connu l'ascèse indienne.
"Quand on a vu beaucoup de scrupuleux" écrit-il à propos du psychasthénique "on en arrive à se demander avec tristesse si la spéculation philosophique n'est pas une maladie de l'esprit humain." (55)
Il faut accorder à Janet que la pensée philosophique, et plus généralement toute pensée naît d'une spontanéité brisée. On ne commence à réfléchir que lorsque la nature, biologique ou sociale, ne suffit plus à guider la vie. La réflexion n'est jamais gratuite : elle procède d'un effort pour résoudre une contradiction. Un être parfaitement heureux ne réfléchirait pas car il n'en ressentirait pas le besoin. Aussi Socrate commençait-il par enfermer son interlocuteur dans une contradiction pour l'arracher aux certitudes paisibles et le forcer à penser. C'est parce que l'homme a moins d'instincts que l'animal qu'il s'efforce de solutionner par la raison les problèmes que celui-ci résout naturellement : notre technique, est la conséquence de notre sous-équipement instinctif. Bref, l'homme, comme on l'a affirmé, est l'animal malade : la réflexion qui est sa marque propre s'enracine dans les défaillances de sa nature. Adoptons donc, en la corrigeant, l'hypothèse de Janet : la réflexion, procède bien d'une maladie, mais c'est une maladie de la nature qui est à la source de l'esprit même. C'est dire qu'elle n'est pas l'apanage des seuls philosophes : il s'agit, en effet, de la pensée objective.
LA DISTANCE À SOI, CONDITION DE LA RAISON THÉORIQUE ET PRATIQUE
La psychologie de l'enfant en a retracé la genèse. Elle a minutieusement inventorié les processus qui conduisent d'un égocentrisme initial à la pensée de l'objet. De ces études complexes nous ne retiendrons que le principe car il est susceptible de nous éclairer sur l'intuition du Samkhya Yoga. L'objet, montre Piaget, n'est pas une chose vue dans sa vérité mais la pensée d'un rapport lié à la décentration. Le très jeune enfant ne recherche pas un objet que l'on cache devant lui derrière un écran. En effet, il ne conçoit pas qu'il puisse avoir une existence indépendante de la vision qu'il en a. Celle-ci abolie, la chose a pour lui disparue, ou plus précisément, il n'a pas encore l'idée de chose. Pour qu'il commence à chercher un jouet subitement masqué par un écran il faut qu'il l'imagine vu de derrière l'écran. Alors, par la pensée, il quitte sa vision actuelle c'est à dire conçoit qu'une vision différente est possible à partir d'une autre position. Il est alors capable de mettre en relation une donnée perceptive, réelle ou possible avec une position elle aussi réelle ou possible. Qu'est-ce à dire sinon qu'il sort de lui même pour situer sa perspective du moment dans un ensemble plus vaste ? Au terme de ce processus, non seulement l'enfant conçoit l'univers comme un monde d'objets, mais il pense son propre corps comme un objet dans l'espace au milieu des autres objets. (56)
Il convient de remarquer qu'à ce stade, l'altérité à soi même, source de la conception Sartrienne de la liberté ou principe de l'ascèse yogique est déjà en germe. Il faut bien se distinguer de son corps pour le concevoir comme une chose dans un univers de choses. La science ne fera que prolonger et affiner cette objectivation du monde et de soi inauguré par la perception qui est bien, comme on l'a dit, une science commençante. L'astronome se situe, particule infime dans le champ des galaxies : tout comme l'enfant, il sort de son corps pour le positionner dans l'univers des corps.
Les sciences de l'homme ne font qu'appliquer à la vie psychologique un processus identique. L'objectivation de nos états mentaux les constituent autres que nous et le fait que cette altérité ne soit pas ici une altérité spatiale ne change rien à l'essentiel. C'est sans doute partant d'un constat identique que Comte a pu soutenir l'impossibilité d'une science du sujet ; l'il ne peut se voir lui même car le sujet est toujours en dehors de l'objet qu'il contemple.
Ainsi, l'expérience de la distance à soi qui est l'intuition originelle du Yoga n'est pas une originalité culturelle : elle est impliquée par toute pensée objective qu'elle soit modeste ou très élaborée. Elle est la condition nécessaire de la perception, de la science, mais sans doute aussi de la morale. C'est ce que vérifie l'examen de la pensée de Kant.
L'auteur des Fondements de la Métaphysique des murs, résume sa conception de la bonne volonté dans une formule célèbre : "agis uniquement, d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle." Kant a voulu dire que le critère de la bonne volonté consiste à pouvoir vouloir pour tous ce que l'on veut pour soi même. Ainsi celui qui fait une fausse promesse ne peut universaliser la maxime de son acte : je ferai des promesses fausses lorsqu'elles serviront mon intérêt. En effet dans un monde où serait posé comme règle que les promesses ne seront pas tenues, idée même de promesse disparaît. Le menteur accepte donc de se constituer en exception par rapport à la loi générale enveloppée dans la notion de promesse. Il ne peut sans se contredire se placer au point de vue de tous.
Or par là, Kant définit sur le plan des fins la même décentration étudiée par les psychologues de l'enfance au niveau de l'espace. La spontanéité du désir nous attache à des buts concrets et personnels. Kant nous demande au contraire de considérer comme fin légitime pour notre volonté ce qui peut être une fin pour toute volonté. Non seulement l'agent moral sort de lui même pour juger la validité de ses buts, non seulement il se place au point de vue de l'autre pour apprécier le but, mais encore, par une sorte de passage à la limite, il doit épouser la perspective de tous les autres. La fausse promesse est condamnable, non parce qu'au fond elle pourrait me nuire, ni parce qu'elle porte tort à mon interlocuteur, mais parce qu'elle ne saurait constituer sans contradiction la règle des rapports humains en général. Le bien est distinct de l'agréable et il ne se définit qu'au point de vue de tous. L'extériorité à soi même atteint ici une sorte de perfection.
Il va sans dire que la mise en pratique d'une telle attitude n'est pas naturelle : l'effort est une constante de la pensée morale. Les invites à réfléchir, à dominer l'instinct et même son cur, à lutter contre une sensibilité irrationnelle et anarchique sont des lieux communs de la moralité. S'il est vrai que l'effort et même la simple pensée crée une distance, ces conseils reviennent à demander à l'homme de se quitter lui-même. L'effort, en effet, enveloppe toujours une opposition. Dans l'effort, je m'identifie d'une part avec l'activité que j'exerce, mais je suis aussi, d'autre part, l'ensemble des sensations subies à l'occasion de cet effort Ainsi, l'athlète qui court est tout à la fois sa volonté et sa souffrance. Ces deux aspects de lui même sont bien contradictoires, puisque c'est contre cette souffrance que s'exerce sa volonté et que cette souffrance est une protestation sensible contre l'exercice de cette volonté. Bref, comme on l'a dit, l'effort n'est pas une essence mais une antinomie. Le sujet qui fait effort est dédoublé. Il s'éprouve en même temps esprit et nature. L'effort accuse et dramatise le clivage de l'être amorcé par la simple conscience.
On voit donc que l'exercice de la raison, théorique ou pratique, implique déjà l'expérience d'une distanciation à l'égard de la nature en nous, intuition à la racine du Samkhya Yoga. Sans doute l'esprit qui juge et maîtrise la nature lui reste partiellement lié, ne serait-ce que par le rapport polémique qu'il entretient avec elle. Il n'en reste pas moins vrai que la connaissance et l'effort ont déjà créé un début de distance. L'ascèse indienne prétend prolonger jusqu'à ses conséquences extrêmes la perspective ainsi ouverte. Certes, à son terme, le Purusa resplendit isolé et libre ; la Prakrti s'est retirée. Mais cet isolement, qui est le but final, n'étant pratiquement jamais conféré gracieusement à l'homme, il a bien fallu que celui-ci le pressente au sein d'une situation mixte où l'esprit face à la nature y adhère encore par quelques lambeaux de lui-même. Cette situation mixte est la connaissance objective et l'effort moral, (57) expériences banales qui pour le yoga ne vaudraient sans doute que par la direction qu'elles indiquent : la séparation de la monade d'avec la nature où elle est encore embourbée.
Ainsi, Samkhya et Raja Yoga, bien qu'enracinés dans une tradition culturelle plusieurs fois séculaire, se sont constitués à partir d'une expérience qui n'est pas spécifiquement indienne. La distance à soi que l'ascèse orientale prétend systématiquement accroître jusqu'à déserter le moi empirique est un trait humain universel bien que plus ou moins accusé selon les individus. Comprendre la doctrine, c'est s'efforcer de retrouver en soi l'épreuve intime dont elle constitue le prolongement. Cela reste d'ailleurs vrai pour l'étude de toute doctrine : une pensée ne peut être authentiquement comprise qu'à la condition de revivre, au moins partiellement, l'expérience dont elle procède. Une histoire de la philosophie qui négligerait ce mouvement d'intériorisation pour s'en tenir à la seule causalité culturelle n'aurait plus rien de philosophique. Le système constitué à partir des concepts et des problèmes d'une époque désigne quelque intuition (58) qui transcende les époques. "Quand le sage montre la lune" affirme un dicton de l'Orient, "l'insensé regarde le doigt."
Notes :
[1]. La tradition philosophique de l'Inde se présente sous forme de "systèmes" considérés comme des"points de vue" différents sur une doctrine de base tenue pour immuable. Le Samkhya est l'un de ces systèmes. Le Raja Yoga en adopte les présupposés théoriques, mais s'en écarte sur le problème de la pratique : pour les maîtres du Yoga en effet, contrairement au Samkhya, la connaissance philosophique est impuissante, à elle seule, à libérer l'homme. Il faut y adjoindre une technique précise. C'est cet ensemble de procédés qui constitue l'originalité du Raja Yoga par rapport au Samkhya dont il se réclame.
[2]. Patanjali aurait vécu vers le 4éme siècle avant notre ère, mais la doctrine qu'il professe, les pratiques qu'il décrit sont beaucoup plus anciennes. Son oeuvre, les Yoga Sutras, est composée d'une série d'aphorismes, en langue sanskrite, reliés entre eux comme les perles d'un collier. Chacun résume un thème fondamental qui, dans l'enseignement oral, était développé et accompagné d'exercices. Un certain nombre de ces commentaires sont parvenus jusqu'à nous.
[3]. 1 La spontanéité a été proposée comme idéal spirituel dans certaines doctrines orientales comme le Taoïsme, le Bouddhisme Zen, ou occidentales comme le Quiétisme. Cf. notre étude : Volonté et Involonté dans la pensée occidentale et orientale Michel Larroque, Ed. L'Harmattan, 1994.
[4]. Yoga Sutras, 11, 15. (Cf. I.K. Taimni, La science du yoga, Éditions Adyar, Paris, 1980, page 160).
[5]. L. Gardet et O. Lacombe, L'expérience du soi, Desclee de Brouwer, Paris, 1981, chapitre 3, page 125.
[6]. Yoga Sutras II, 5. D'aprés Taimni, La science du yoga. Éditions Adyar, 1980. Section 2, page 140. Atman est le pronom personnel réfléchi, 3e personne. C'est le nom donné au principe éternel qui anime l'individu empirique.
[7]. Yoga Sutras, 1, 4, traduction Taimni, Ibid., section 1, page 24.
[8]. A l'inverse du Samkhya qui attend le salut de la seule méditation philosophique, le Yoga prétend libérer l'esprit de la nature par la mise en oeuvre d'une ascèse strictement codifiée.
[9]. Yoga Sutras, II, 25, traduction Taimni, Ibid., section 2, p. 192.
[10]. Tara Michael, Clefs pour le yoga, Seghers, Paris, 1975, chapitre 2, p. 58.
[11]. Mircéa Eliade, Le yoga, immortalité et liberté, Payot, Paris 1960, chapitre 2, page 42.
[12]. Mircéa Eliade, Ibid., chapitre 3, page 47.
[13]. Samkhya Karika, in Tara Michael, Clefs pour le yoga, chapitre 2, p. 58.
[14]. Tara Michael, Ibid., chapitre 2, page 60.
[15]. Idem.
[16]. Mircéa Eliade, Le yoga, immortalité et liberté, chapitre 2, p. 44.
[17]. Yoga Sutras, 1, 25, Traduction Taimni, section 1, page 23.
[18]. Aristote, La Métaphysique, livre Lambda, 9, 1074 b, nouvelle édition par J. Tricot, 2 volumes, tome 2, page 701, Vrin, 1953.
[19]. Cf. Joseph Moreau, Aristote et son école, PUF, PARIS 1962, 3e partie, chapitre IX, page 140.
[20]. Le Yogin est celui qui pratique le Yoga.
[21]. Mircéa Eliade, Le yoga, immortalité et liberté, conclusion page 359.
[22]. J.P. Sartre, L'être et le néant, Essai d'ontologie phénoménologique, éd. Gallimard, Paris, 1949, 2e partie, chapitre 1, page 112.
[23]. Sartre, Ibid., page 115.
[24]. Sartre, Ibid., 4e partie, chapitre 1, page 494.
[25]. Sartre Ibid. 2e partie. chapitre I page 116.
[26]. Sartre Ibid. conclusion, page 682.
[27]. Idem.
[28]. Cankarâcârya Atmabodha 15 à 29, texte cité par T. Michael, Clefs pour le yoga, Seghers, chapitre VI, page 170.
[29]. Jnana Yoga ou Yoga de la connaissance. Contrairement au Raja Yoga, il n'attend pas la libération d'un programme précis d'exercices.
[30]. Voir dans T. Michael, Clefs pour le yoga, chapitre VI, p. 169.
[31]. T. Michael, Ibid. p. 171.
[32]. Tara Michael, Ibid., page 172.
[33]. Idem.
[34]. Sartre. L'Etre et le Néant. 4e partie. chapitre 1. page 494.
[35]. Sartre, Ibid., chapitre 1, 4e partie. pages 494, 495.
[36]. Jung, Psychologische, Typen 1920, Oeuvres complètes, tome IV, 1967.
[37]. Rappelons que pour la caractérologie Franco-Hollandaise, le terme sentimental désigne l'émotif, non actif, secondaire.
[38]. René le Senne, Traité de caractérologie, PUF, Paris, 1952, Les sentimentaux, p. 225.
[39]. Le Senne, Ibid., page 233. Sur les journaux intimes, voir Michèle Leleu, Les journaux intimes, Paris, PUF, 1952.
[40]. Rousseau, juge de Jean-Jacques, Dialogues, Oeuvres complètes, Pléiade, 1962, Tome 1.
[41]. Le Senne, Traité de caractérologie, les sentimentaux, page 217.
[42]. 2 Gaston Berger, Traité pratique d'analyse du caractère, PUF, 6e édition, Paris, 1963, chapitre IV, page 42 et suivantes.
[43]. Pierre Janet, étudiant les conditions favorables à la névrose obsessionnelle montre que certains traits caractériels constituent un terrain propice à son éclosion (Cf. P. Janet Les obsessions et la psychasthénie, deuxième partie, chap. 11, 1ère section, pages 624 et suivante). Or, il suffit de se référer au portrait que Le Senne trace du caractère sentimental pour constater que tous ces traits, sans exception, appartiennent à l'émotif, non actif secondaire (cf. Le Senne, Traité de caractérologie, PUF, "Les sentimentaux").
[44]. Pierre Janet, Les obsessions et la psychasthénie, première partie chapitre 3, paragraphe 4, p. 306. Alcan, Paris, 1938.
[45]. Janet, Les obsessions et la psychasthénie, première partie, chapitre 3, 1ère section, paragraphe 4. page 307. Voir aussi Névroses et idées fixes, chapitre 2, page 63. Alcan, Paris 1898.
[46]. Janet, Ibid., page 316.
[47]. Leroy, Sur l'illusion de dépersonnalisation, revue philosophique, 1898, page 158.
[48]. Janet, Les névroses, première partie, chapitre VI, page 189, Flammarion, Paris, 1909.
[49]. Janet, Ibid., page 314
[50]. Cité par O. Lacombe Sur le Yoga indien, Études carmélitaines, 1937, pp. 174/175. Mais cet effort pour se penser mort était aussi un exercice spirituel du 17 éme siècle dans les milieux jansénistes.
[51]. Janet. Les obsessions et la psychasthénie, 1ère partie, ch. 3, p. 314.
[52]. Voir aussi Dugas, Revue philosophique, 1898.
[53]. Bouvet, "Le moi dans la névrose obsessionnelle", Revue française de psychanalyse, 1953.
[54]. On sait que la dépersonnalisation, interprétée par la psychanalyse comme une conséquence du conflit inconscient, est rattachée par Janet à un affaiblissement de la fonction du réel, source, selon lui, du sentiment d'étrangeté et, à la limite, d'altérité, qui constitue le symptôme.
[55]. Les obsessions et la psychasthénie, partie 1, chapitre 3, 4e section, p. 436. Les Névroses, 2e partie, chapitre IV, p. 352. Rappelons que Pierre Janet était agrégé de philosophie.
[56]. On sait que pour Piaget, ce processus de décentration se reproduit dans des domaines et à des âges différents. Ainsi, un enfant de 5 à 6 ans dont les mécanismes perceptifs sont constitués depuis longtemps affirme pourtant que son frère n'a pas de frère. Pour comprendre la relation de parenté, il doit quitter sa perspective propre pour épouser celle du frère. On voit que là aussi, l'accés à la pensée objective est conditionné par une sortie de soi.
[57]. C'est pourquoi le premier moyen du Yoga est Yama, la purification morale. Si le Yoga accomplit la morale, la morale introduit au Yoga.
[58]. On sait que c'est la conception de l'histoire de la philosophie que Bergson a défendue et illustrée par l'étude de Spinoza et de Berkeley. (Cf. dans La pensée et le mouvant, le chapitre 4 : l'intuition philosophique.)
Une interprétation bergsonienne du bouddhisme zen
Version mise à jour régulièrement de l'article actuel : Sur le site personnel de l'auteur
L'article expose l'idée principale du livre "Approches occidentales du bouddhisme zen", Michel Larroque, éditions l'Harmattan, 2003.
Il développe également un thème de l'ouvrage "Volonté et involonté dans la pensée occidentale et orientale", Michel Larroque, éditions l'Harmattan, 1994.
L'opposition de l'intuition à l'intelligence dans le zen et chez Bergson
Le Bouddhisme se propagea en Chine, et très certainement, il subit l'influence du Taoïsme. Le Zen est l'interprétation chinoise de la doctrine de l'illumination (1). Nous ne nous demanderons pas, ici, si le Zen exprime bien, comme le prétendent ses disciples, l'essence de la pensée du Bouddha, ou si, au contraire, la pensée du maître a été profondément modifiée par les influences taoïstes. Taoïsme et Zen nous apparaissent comme deux expressions très voisines d'une expérience qui s'est inscrite dans bien d'autres formes culturelles. (2) C'est cette expérience que nous cherchons à préciser à travers l'examen du Bouddhisme Zen.
D'un point de vue gnoséologie, cette expérience est une intuition. Le sujet connaissant atteint directement l'objet, coïncide avec lui. A la limite, la dualité du sujet et de l'objet est abolie, l'esprit devient en quelque sorte l'objet connu. "Connaître la fleur" écrit Suzuki "est devenir la fleur, fleurir comme elle et comme elle jouir du soleil et de la pluie. Alors la fleur nous parle, nous livre sa vie tout entière, telle qu'elle est, frémissante au plus profond d'elle-même" (3).
Cette connaissance immédiate s'oppose à l'intelligence. Celle-ci en effet reste extérieure a son objet. Elle ne saurait en restituer l'originalité en multipliant des photographies prises d'ailleurs sous des perspectives diverses. C'est la conclusion que tire Suzuki de son examen de la science : "ce qui caractérise donc la démarche scientifique c'est le discours à propos d'un objet, sa description extérieure. C'est le fait de tenir la somme des concepts et des abstractions qu'on a pu en tirer pour l'objet lui-même" (4).
D'autre part l'analyse qui prétend éclairer l'objet laisse échapper son essence vivante. L'intelligence prétend étreindre le réel. En fait, "elle dissèque un cadavre". "Quelque chose d'essentiel" poursuit Suzuki, "lui a échappé. Toutes ces formulations, appelées scientifiques, peuvent être suffisantes pour le maniement des objets, dans la pratique de la vie, mais la réalité profonde leur échappe. Il y a une autre manière d'aborder la réalité, avant ou après la science, c'est la manière Zen" (5).
Ces remarques évoquent des thèmes bergsoniens classiques. (6) Le philosophe français a lui aussi fortement souligné l'extériorité de la connaissance intellectuelle à son objet, l'impuissance de l'analyse à exprimer la vie et également l'origine pratique de l'intelligence que suggère le passage ci-dessus de Suzuki. Un lecteur de Bergson, lorsqu'il aborde les textes Zen, se sent souvent en terrain familier. Nous allons vérifier cette parenté dans bien d'autres domaines encore.
L'intelligence analytique, non seulement est inadéquate à la connaissance authentique, mais en outre, constitue pour elle, selon le Zen, un obstacle essentiel. Nous avons en effet été conditionnés à répondre aux divers problèmes d'une certaine façon conceptuelle et analytique. (7) La discipline Zen se propose de briser ces habitudes pour libérer l'esprit.
Prajnâ : identité du voir et de l'agir
La connaissance, selon le Zen, est donc une intuition. Considérons maintenant l'objet connu. Bien évidemment, il s'agit de l'être intérieur. Il faut donc appliquer à la connaissance de la personne les critères généraux de l'intuition : la connaissance intuitive de nous-mêmes réalise, comme toute intuition, la parfaite identité du connaissant et du connu. C'est là un point essentiel qui commande plusieurs conséquences.
Notons d'abord que le sujet intuitionné est parfaitement unifié. L'introspection banale qui sépare le sujet connaissant du moi connu ne satisfait pas aux conditions de l'intuition. Elle reste dualiste alors que l'intuition est fusion. Ce dualisme est essentiel aux théories occidentales de la conscience. Suzuki veut le démontrer en s'appuyant sur l'uvre de Denis de Rougemont. "La personne, selon Denis de Rougemont, écrit-il, est dualiste par nature et elle est toujours confrontée à quelque conflit intérieur. Ce conflit, tension, ou contradiction, constitue l'essence de la personne"... (8). Mais la pensée de Maine de Biran pourrait constituer ici une référence plus classique et une illustration particulièrement nette de ces conclusions. On sait qu'il voit dans l'effort la condition de la conscience. Or l'effort exige bien deux termes qui s'opposent. Pour le philosophe français, l'esprit naît d'un conflit intérieur et les objets de la pensée sont des obstacles atténués.
Ce dualisme est la source de l'affirmation maintes fois reprise dans des perspectives philosophiques différentes, qu'il ne saurait y avoir de connaissance véritable du sujet. Pour Comte, la psychologie est impossible car "l'il ne peut se voir lui-même" (9). Avant lui, Kant avait montré que l'expérience que nous avons de notre moi, tout comme celle du monde, est seulement phénoménale. Le "je" connaissant reste distinct du "moi" connu et il serait naïf d'attribuer à l'absolu de la personne les structures du moi empirique : temporalité et déterminisme par exemple. Ainsi, la personne telle que nous la présente la philosophie occidentale est bien clivée, (10) et parce que clivée, au fond inconnaissable. Dans le Zen au contraire la coïncidence intuitive du connaissant et du connu autorise ce que nous pourrions désigner comme "la psychologie essentielle" (11).
Mais il en résulte aussi que la connaissance du moi par lui-même n'est pas seulement un acte intellectuel, mais une expérience spirituelle. Elle entraîne en effet une modification de la totalité de la personne. Si, en effet, connaître intuitivement c'est en définitive, comme nous l'avons vu, être, l'acte par lequel je saisis le moi profond m'identifie à lui. Je retrouve alors mon essence vraie en deçà des apparences. Ces dernières m'apparaissent alors telles qu'elles sont et ne peuvent plus me tromper. Bref, une connaissance authentiquement intuitive produit un changement global et non pas seulement intellectuel. Ainsi la volonté se trouve concernée au même titre que l'intelligence. C'est ce qu'exprime le texte suivant de Suzuki : "Dans la vie bouddhique réelle, ces deux activités, voir et agir, ne sont pas séparées, mais synthétisées en une seule et même vie spirituelle et cette synthèse est appelée par les bouddhistes illumination" (12).
Cette affirmation apparaît choquante pour un esprit qui conçoit la connaissance comme l'opposition d'un sujet et d'un objet : alors on voit mal en quoi ce que notre regard découvre de l'objet peut modifier le sujet. Mais si connaître c'est s'identifier sympathiquement au connu, on comprend alors aisément que l'être total soit engagé dans cette connaissance et que le regard qu'il porte sur l'homme intérieur tout à la fois l'illumine et le transforme.
Les Bouddhistes appellent Prajnâ cette illumination. Pour une mentalité occidentale qui distingue la volonté de l'intelligence, Prajnâ est tout à la fois révélation intuitive et conversion du vouloir. Mais pour le Zen il n'y a pas de volonté et d'intelligence séparées. C'est l'être total qui accède à un épanouissement total. Le but du Bouddhisme Zen est d'éveiller Prajnâ.
Le Satori est intransmissible par le langage
Cette intuition est le Satori. Il a le caractère d'une révélation soudaine. En effet, si l'objet est un, il ne saurait être découvert par étapes. D'autre part, le Satori, en raison même de son caractère d'expérience spirituelle est intransmissible par concepts. Pas plus qu'on ne saurait donner à un aveugle né la vision des couleurs, le Satori ne peut être enseigné par des mots. "Celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas", affirme un dicton Zen. Ce mépris du langage s'étend également aux écrits : dans certains monastères Zen, la bibliothèque est intentionnellement reléguée dans quelque coin perdu du bâtiment, ou à côté des toilettes ! "Car, dès que l'on déclare "c'est un bâton" ou "j'entends un son" ou "je vois un poing" il n'y a plus de Zen. Tel l'éclair, le Zen ne permet même pas l'élaboration d'une pensée car il n'y a ni temps ni espace dans le Zen" (13). La doctrine méprise le discours sur la vie car elle cherche à saisir la vie dans son dynamisme même.
S'il en est ainsi, une étude du Zen semble, dans son principe, vouée à l'échec. Pourtant, il est permis de soutenir que l'intelligence, bien qu'incapable de remplacer l'expérience directe, peut cependant la circonscrire avec précision et par là même la faciliter. C'est ce que nous avons commencé à faire : nous savons déjà que l'expérience Zen est une intuition engageant l'être total, qu'elle est l'acte d'un sujet unifié en quelque sorte réconcilié avec lui-même. Il nous faut maintenant serrer de plus près la réalité psychologique de "Prajnâ".
Synthèse spontanée et synthèse réfléchie du temps
Nous devons pour cela considérer le temps, forme du sens interne. Le Zen, en effet, cherche à promouvoir un vécu temporel particulier.
Remarquons d'abord qu'il ne saurait y avoir de conscience sans une synthèse du temps. Un être pour qui le passé tomberait au fur et à mesure dans le néant serait cet "esprit instantané", totalement inconscient, par lequel Leibniz définit la matière. La conscience du présent le plus court, comme la perception quasi instantanée d'un éclair, suppose l'appréhension globale d'un fragment de temps.
Or, il y a une synthèse spontanée du temps. Lorsque abandonné au plaisir esthétique, j'écoute une phrase musicale, (14) le début de la phrase n'est pas aboli lorsque j'en entends la fin. Ici, passé et présent fusionnent pour former un bloc qualitatif qui a son unité propre. Il en est de même, à fortiori, pour l'audition d'une simple note. Dans cette expérience, le passé est présentifié ; il n'est pas visé comme passé, projeté au loin dans un en-deçà du présent. Tout au contraire, il se mêle à lui pour constituer mon vécu actuel : je vis mon passé au présent ou, plus précisément, mon expérience se situe en deçà de la distinction passé, présent, avenir. C'est cette synthèse spontanée de la durée, toujours réduite car vite exténuée, que l'on entend par instant lorsqu'on affirme qu'un être purement naturel vit dans l'instant.
A cette synthèse spontanée, il faut opposer une synthèse réfléchie du temps opérée par la volonté. En ce qui concerne l'avenir, elle est la pensée d'un ordre, par exemple ordre des moyens en vue d'une fin dans le cas d'une fabrication. Il en est de même dans l'appréhension du passé. Celui-ci apparaît à la conscience réfléchie comme une série de moments ordonnés du début de notre vie jusqu'au moment présent, comme les points d'une ligne. Ici, à la différence de la synthèse spontanée de la durée, le passé n'est pas vécu au présent mais visé comme passé et, par là même, projeté à distance du présent.
On voit par là que le temps pensé, c'est à dire objectivé, est un temps spatialisé. Comment en effet concevoir le plus ou moins grand éloignement d'un instant passé ou à venir par rapport au présent sans une référence au moins implicite à l'espace ?
Comme l'a établi Bergson, la pensée d'un ordre du temps implique nécessairement sa spatialisation. (15) En effet les instants que l'on veut comparer ne se conservent pas, puisque, par définition, lorsque l'un est l'autre n'est plus. Il faut donc pour établir un rapport et penser un ordre symboliser les instants qui fuient par les points permanents d'une ligne. Prévision et localisation des souvenirs impliquent nécessairement un temps linéaire.
Le clivage du moi est lié à la synthèse réfléchie du temps
Or, le sujet qui pense sa vie dans un temps linéaire sort de lui même pour se regarder, en quelque sorte, de l'extérieur. On l'accordera facilement en ce qui concerne les étapes de notre avenir avec lesquelles nous ne nous confondons pas, puisque nous les maintenons à distance, dans une perspective analogue à une perspective spatiale. De même, il paraîtra évident que pour penser notre passé, il soit nécessaire, de façon analogue, de le repousser au loin. Sans les liens logiques tissés entre les repères cosmiques et sociaux, qui nous permettent de situer nos souvenirs les uns par rapport aux autres, selon des degrés précis d'éloignement du présent, il n'y aurait pas de mémoire possible. Et lorsque nous croyons, illusoirement, que le passé est aboli, que notre présent l'exclut, nous ne faisons que tirer la conséquence ultime de cet effort de mise à distance, nécessaire pour penser le temps. Mais en est-il de même pour le présent ? Certes oui, car je n'ai conscience que mon présent est un présent qu'à la condition d'en sortir par l'imagination, de le situer dans une perspective temporelle plus large, que j'embrasse par la pensée. Pour penser mon présent en tant que tel, je dois cesser de simplement le vivre, prendre un recul à son égard et le voir tel un point sur la ligne du temps. Or, pour savoir qu'un point est un élément de la ligne, il faut se situer à l'extérieur de la ligne pour l'embrasser dans son ensemble. (16)
Bref la pensée du temps, qu'il s'agisse de l'avenir, du passé ou du présent implique toujours une distanciation. Cette conséquence n'a rien de surprenant si le temps pensé est nécessairement un temps spatialisé. L'espace n'est-il pas le schème de l'extériorité, ce par quoi les choses se distinguent entre elles et surtout se distinguent de nous ? Dès lors, se penser dans un temps spatialisé, c'est non seulement séparer les moments de notre durée, comme le sont les points de l'espace, mais aussi se distinguer de cette durée, l'embrasser en quelque sorte de l'extérieur, comme l'acte perceptif appréhende son objet. Notre moi est donc un moi divisé : morcellement des instants étrangers l'un à l' autre, clivage entre le sujet qui appréhende et la matière temporelle saisie par cette appréhension.
Le présent du zen est lié à l'expérience de la durée
a) paradoxe apparent de cette thèse
Ainsi, le clivage du moi, caractéristique selon Suzuki de la personnalité occidentale, est lié à un certain vécu temporel : la pensée réfléchie du temps. Et réciproquement, la parfaite unification spirituelle que le Zen veut promouvoir dans le Satori implique une expérience temporelle opposée. Cette expérience est la synthèse spontanée du temps : le temps du Zen est la durée bergsonienne et l'ascèse proposée par la doctrine consiste, au fond, à renoncer à la pensée réfléchie du temps pour se contenter de vivre la durée.
A première vue, cette proposition peut sembler paradoxale. On sait en effet que le Zen privilégie par-dessus tout l'instant présent. Il recommande de vivre "ici et maintenant", de se libérer de l'emprise du temps. Car il n'y a d'autre temps que cet instant ; le passé et le futur sont des abstractions forgées par l'esprit ; ils n'ont pas de réalité concrète puisque l'un n'est plus et l'autre n'est pas encore. Or le Zen veut par-dessus tout nous plonger dans le concret. Le sage doit comprendre que "l'écoulement linéaire du temps n'est qu'une convention" (17). L'éveil consiste à prendre conscience que l'instant présent est la seule réalité. Il n'y a rien en dehors de ce "maintenant éternel" "Il n'y a que ce maintenant. Il ne vient de nulle part, il ne va nulle part. Il n'est pas permanent ; il n'est pas impermanent. Quoique mourant, il est toujours immobile" (18).
Or l'instant n'est pas la durée. En un sens, il semble même être son contraire puisque celle-ci est mobilité pure et que l'instant fige en quelque sorte cette mobilité.
D'ailleurs, ce privilège accordé à l'instant entraîne parfois les adeptes du Zen à nier le devenir. Seng Chao s'exprime ainsi : "les choses passées sont dans le passé, et n'y vont pas à partir du présent, les choses présentes sont dans le présent, et n'y vont pas à partir du passé... Les rivières qui rivalisent les unes avec les autres pour inonder le pays ne s'écoulent pas. L'air capricieux qui souffle à l'entour n'est pas mobile. Le soleil et la lune tournant sur leurs orbites restent immobiles'' (19).
Il aurait très probablement influencé Dogen. On trouve en effet dans le premier volume du Shobogenzo des accents analogues. Le célèbre philosophe japonais souligne "que la bûche ne devient pas cendres, que la vie ne devient pas mort, tout comme l'hiver ne devient pas le printemps". Car chaque instant du temps "est contenu en lui-même et paisible" (20).
b) justification de cette thèse
Mais cette opposition entre la conception du temps, selon le Zen et la thèse bergsonienne n'est qu'apparente. On observera en effet que la notion d'instant est fort ambiguë. Ou bien l'instant n'est qu'une limite mathématique. Il n'a alors aucune réalité psychologique et vivre dans l'instant ne signifie plus rien, si ce n'est l'inconscience de la matière. Ou bien l'instant a quelque épaisseur, et, dans ce cas, il est lourd d'un passé. Il faut donc interpréter la notion d'instant puisqu'il est impossible de la considérer littéralement. Or, bien évidemment, le "maintenant éternel" dont parle le Zen désigne une certaine synthèse de la durée. C'est "un présent qui dure" (21). Seulement, il s'agit d'une synthèse spontanée, et dans la mesure où elle est naturelle, nous n'en prenons pas conscience. Ainsi, seule l'analyse philosophique nous révèle que l'audition d'une courte phrase musicale ou même d'une simple note implique l'actualisation du passé dans le présent pour former une totalité organique. La conscience naïve saisit note ou phrase musicale comme simplement présente car ici l'appel au passé se fait automatiquement, sans effort pour prendre une distance à l'égard de la durée vécue. Or c'est ce recul qui conditionne la prise de conscience. Nous en verrions la preuve dans le fait que pour le Zen, le présent spontanément éprouvé n'est pas vécu comme présent. Car, avons-nous vu, la conscience du présent en tant que tel exige un effort pour situer l'instant actuel sur la ligne du temps et pour le comparer aux autres instants. Bref, il n'y a de conscience du présent que pour un esprit qui cesse de le vivre naïvement. Et c'est pourquoi, l'un des interprètes les plus autorisés du Zen peut écrire :
"Le cas échéant, ce moment peut être appelé "présent" mais seulement par rapport au passé et au futur, ou par rapport à quelqu'un pour lequel c'est le présent. Lorsqu'il n'y a plus ni passé, ni futur et personne pour qui ce moment soit présent, qu'est-ce donc alors ?" (22)
Deuxième justification de cette thèse : la mobilité du présent implique la durée
On peut vérifier par un autre cheminement cette assimilation du présent à l'expérience de la durée décrite par Bergson. Le présent en effet est essentiellement mobile. Aussi court qu'on le suppose, il n'est pas un arrêt mais un passage. C'est ce que semblent ne pas apercevoir les partisans d'une structure en quelque sorte granulaire du temps qui le conçoivent comme un chapelet d'instants. Le vice de la représentation linéaire de la durée est ici manifeste : l'instant naïvement identifié à un point de la ligne est un présent figé. Mais le temps ne cesse de couler et un présent figé n'est pas du temps mais de l'espace. Le "maintenant" du Zen est donc un "maintenant" mobile. Il n'est pas, à proprement parler, mais il passe.
Or un passage, comme d'ailleurs tout mouvement implique une synthèse du temps. Il n'y a pas de passage ponctuel et le concept même en est contradictoire. Bergson a montré que le déplacement d'un mobile est reconstruit par la mémoire qui articule à la perception du mobile dans une position donnée le souvenir de ce qui a précédé. Sans cette synthèse du temps opérée par l'esprit, il ne saurait y avoir d'expérience du mouvement. Car dans le seul espace, il n'y a que des positions et sur une position, le mobile est arrêté (23). Ce qui est vrai d'un mobile dans l'espace l'est, a fortiori, de la mouvance d'un vécu. Cette mouvance même nous réfère au passé. Vivre "maintenant" c'est donc vivre dans le passé puisque ce "maintenant" n'est pas figé mais se fait et se défait sans cesse, est un "présent qui dure".
On voit par là qu'il est impossible de ponctualiser le présent comme semble pourtant nous y inviter la célèbre formule "ici et maintenant" : un point dans l'espace, un instant dans le temps. Le problème qui se pose est donc de déterminer l'épaisseur de durée à partir de laquelle l'expérience du temps cesse d'être vécue comme présent. Bien évidemment cette épaisseur n'est pas objectivement déterminable car on voit mal en vertu de quel critère l'actualisation du passé dans notre présent, inéluctable pour des durées courtes, cesserait de s'imposer pour des durées plus longues. En vérité, la différence n'est que psychologique. Le "maintenant" est une synthèse spontanée du temps et c'est en raison de cette spontanéité même qu'elle est vécue comme un maintenant. Mais lorsque, réfléchissant sur la durée nous en mesurons le cours, nous projetons ses moments dans l'espace et par là même nous les éloignons de nous. Aussi, lorsque le Zen recommande de vivre dans l'instant, il signifie seulement que le temps doit être éprouvé et non pensé. Cette expérience immédiate du temps vécu correspond, avons-nous vu, à la description bergsonienne de la durée.
Signification de la négation du devenir dans le zen
C'est dans une perspective identique qu'il faut interpréter la paradoxale négation du devenir par Seng Chao et Dogen. Certes, comme chacun, le philosophe Zen constate le changement universel. Sans doute, même, sa pensée orientée vers le concret et la vie y est plus sensible que tout autre comme en témoigne la peinture Sumiye habile à suggérer par quelques traits la mobilité de la vie. Le Zen n'a pas du monde une vision figée.
Seulement, ici encore, il faut distinguer entre deux aperceptions bien différentes du mouvement. Il y a le mouvement que je sens et celui que je pense. Dans le premier cas comme Bergson l'a montré, je coïncide avec un passage et j'éprouve cette coïncidence comme une qualité simple. Il en est ainsi lorsque je fais un geste, ou même lorsque je perçois le geste d'autrui. La saisie d'un signe d'amitié ou d'un clin d'il complice est immédiate. Elle ne suppose aucunement la confrontation par la pensée d'un avant et d'un après. On peut, en un sens, la dire présente bien qu'elle s'étale sur une certaine portion de durée. Lorsque je considère naïvement le monde, c'est bien ainsi que je le perçois. Je l'éprouve mobile sans le penser tel. Nous sommes, là encore, au niveau de la synthèse spontanée du temps. Le Zen ne peut nier cette mobilité directement appréhendée sans quoi il figerait le monde, ce qui, avons-nous vu, n'est aucunement le cas.
Mais je puis aussi, à plus longue échéance, penser le devenir. Alors, au lieu d'éprouver un passage je compare des positions. Je sors en quelque sorte du temps pour en confronter les moments. Il s'agit alors d'une synthèse réfléchie puisque je projette devant moi le temps pour mieux l'embrasser. Ainsi lorsque la fuite du nuage me fait penser à la pluie prochaine, je délaisse une vision artiste du monde pour une autre scientifique : j'esquisse une météorologie, je prévois un ordre des événements, bref, je perds mon innocence primitive de spectateur naïf. C'est cette expérience réfléchie du devenir que récuse le Zen. Il ne refuse pas le devenir, mais le devenir intellectualisé.
Exemple de l'escrime
C'est ce dont témoignent les conseils donnés par le maître Takuan à un escrimeur son disciple. Le combattant, dit-il, doit conserver sans cesse un esprit "fluide" (24). Car s'il s'arrête de couler, c'est le signe qu'il est entravé et le guerrier est alors en danger de mort. Par fluidité de l'esprit, il faut entendre une spontanéité heureuse, en vertu de laquelle l'escrimeur vit ses gestes sans les penser, c'est-à-dire coïncide avec leur essence mobile. Il s'identifie alors à ce que Bergson appelle le "se faisant" du mouvement, le progrès. Le contraire de cette fluidité est la pensée consciente du devenir : elle le fractionne en étapes ordonnées entre elles en fonction d'un but. Ainsi, l'escrimeur prévoit que telle feinte prépare telle attaque. Mais cette réflexion peut le rendre extérieur à l'acte et pétrifier le mouvement comme on le voit chez les débutants, gauches par souci démesuré de contrôle. Bref, l'intellect tue la vie.
C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre l'aphorisme célèbre selon lequel "être délivré de l'idée de la mort est l'ultime secret de l'art de l'épée". Si le maître Zen avait seulement voulu dire que la peur paralyse et qu'il convient de l'éviter, l'observation serait des plus banales et le conseil verbal. Plus profondément, il faut comprendre que la peur de la mort est un signe : elle témoigne que le temps cesse d'être naïvement vécu, qu'il est étreint dans la totalité de son cours par la pensée. Car il faut bien prendre quelque distance à l'égard de la durée pour en prévoir le terme. La simplicité native commence alors à se fêler, et l'animal, qui lui, ignore sa mort inéluctable, fait place à l'homme. Mais cette conquête de la réflexion a sa rançon : considéré de l'extérieur, le mouvement est réduit à la trajectoire. L'agent n'accède plus à sa réalité ; il en donne une reconstitution artificielle et figée. Il devient un pharisien de l'acte car il est maintenant étranger à son essence mobile. Et, bien sûr, l'inefficacité et la maladresse s'ensuivent nécessairement. Le guerrier sera alors tué, non pas parce qu'il craignait la mort, mais parce qu'il pensait le temps au lieu de le vivre.
L'abolition du moi
Corrélativement, le guerrier accompli perd conscience de son individualité propre. "Il doit arriver au point où non seulement il se détache de l'adversaire mais encore de lui-même" (25), écrit Herrigel. Alors l'épée travaille d'elle-même car un "quelque chose" supérieur à la volonté consciente s'est substitué au sujet. La maîtrise du combat n'est pas l'apanage du plus doué, du plus fort, ou du plus rapide. Elle appartient "à celui dont l'esprit est pur et dépouillé de son moi" (26). Cette négation du moi est étroitement liée au vécu temporel prescrit par la doctrine. En vérité, il y a là deux expressions différentes d'une même expérience. Vérifions-le.
Pour le Zen, l'idée d'une personne identique sous l'écoulement d'états psychologiques différents est une illusion. Elle peut être comparée à la croyance en la réalité autonome de la vague qui déferle, alors qu'en vérité, il y a seulement des portions d'eau différentes qui se déplacent de bas en haut. En effet un être qui fait corps avec sa durée ne cesse de passer. Il ne saurait s'éprouver identique. Pour se connaître tel, il doit d'abord poser le problème : se demander si les états différents éprouvés ont quelque ressemblance. Nous avons vu que par cet acte même il échappe à la durée vécue : s'élevant au-dessus du flux psychologique pour l'embrasser dans son ensemble il comprend alors que s'il n'y a pas deux états analogues, car "on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve", l'acte par lequel il juge hétérogène et divers l'écoulement de son moi empirique émane d'un être soustrait à cet écoulement puisqu'il le domine pour le penser. L'identité personnelle ne se découvre qu'à une spontanéité brisée. Un être qui se contente de "passer" ne compare pas des états, il ne s'éprouve pas identique, ni d'ailleurs changeant, puisqu'il ne réfléchit pas sur lui-même. L"'illuminé" qui a accédé aux données immédiates de la conscience ne nie pas l'existence du moi : il n'en forge même pas l'idée.
La vie spirituelle dans le zen ne consiste pas à construire l'avenir
Celui qui, coïncidant avec la mouvance de la durée refuse de s'en distancier pour en embrasser le cours ne pense pas à l'avenir. (27) On comprend par là le refus des maîtres Zen de s'assurer du futur. Car pour eux on ne vit libre que dans le présent. Celui qui en est incapable ne peut vivre nulle part. L'oiseau qui vole, le poisson qui nage, écrit Dogen, s'appuient sur une portion d'air ou d'eau de longueur équivalente à celle de leur corps. Si jamais l'oiseau veut voler au-delà de cette limite, il meurt. De même, le poisson. Mais "s'il y avait cependant un oiseau qui voulait tout d'abord mesurer la dimension du ciel, ou un poisson qui voulait s'assurer du volume de l'eau, puis essayer de voler ou de nager, ils ne trouveraient jamais leur chemin dans le ciel ou dans l'eau" (28).Le maître japonais exprime par là son refus d'assujettir le présent au futur comme un moyen à une fin. La vie Zen commence lorsqu'il n'y a rien à poursuivre, rien à convoiter, parce que le présent (ou la portion de durée spontanément globalisée que nous désignons par ce terme) apparaît suffisamment riche pour nous combler. Lorsqu'un moine demanda à Ts'ui-Wei la signification du Bouddhisme, le maître se contenta de le mener silencieusement vers un bosquet de bambous. Le moine ne comprenant pas, Ts'ui-Wei dit simplement : "Voici un long bambou, en voici un court" (29).
De ce refus de préparer l'avenir découle une conception originale de la vie spirituelle. Celle-ci ne saurait en aucune manière être conçue comme un travail d'auto-perfectionnement. Celui qui veut s'améliorer s'évade du présent et spécule sur le futur. Mais la vie religieuse n'a rien à voir avec la vie morale, et c'est pourquoi celui qui cherche le Bouddha est assuré de le perdre. C'est donc "ici et maintenant" en assumant la banalité du quotidien, que le sage doit s'accomplir. Pour cette raison, le Zen, à l'inverse du Yoga, n'exige impérativement aucun exercice particulier. La vie quotidienne fournit à l'adepte des occasions amplement suffisantes pour un réalisation parfaite. C'est ce dont témoigne l'anecdote suivante.
Un disciple de Tao-ou qui se consacrait depuis un certain temps au service personnel du maître se plaignit un jour de n'avoir pas reçu le moindre enseignement sur l'étude de l'esprit. Le maître répliqua : "Depuis que tu es venu à moi, je n'ai cessé de te montrer comment il faut étudier l'esprit....Lorsque tu m'as apporté un tasse de thé, ne l' ai-je pas acceptée ? Quand tu m'as servi de la nourriture, n'en ai-je pas pris ? Quand tu t'es incliné devant moi, ne t'ai-je pas rendu tes salutations ? Quand ai-je jamais négligé de te donner des enseignements ? "Le maître n'a cessé de lui donner l'exemple de l'adhésion totale aux actes de la vie quotidienne. Mais la réflexion la détruit aussitôt. Pas plus que je ne puis me vouloir spontané, je ne puis me savoir naturel. Et c'est pourquoi la vie spirituelle Zen ne peut être ni prescrite comme consigne ni décrite par des mots. C'est ce qu'exprime la fin de l'anecdote. Le maître ajoute à l'intention du disciple confus qui réfléchit sur la réponse : "Si tu désire voir, vois directement ; mais quand tu essayes de penser là-dessus, c'est complètement manqué". (30)
Le quotidien constitue donc la matière de la vie spirituelle, et ce serait une erreur de la concevoir comme une expérience exorbitante de la normale. C'est pourquoi, dans Vajracchedika, le Bouddha déclare : "je n'ai pas obtenu la moindre chose de l'Éveil incomparable, parfait, et c'est précisément pour cette raison qu'on l'appelle "Éveil incomparable, parfait." (31)
La vie spirituelle dans le zen est un retour à la spontanéité naturelle
En effet si l'expérience de la spontanéité est bien le but du Zen, elle n'a pas à être laborieusement cherchée. Elle nous est, au contraire, donnée naturellement. Peut-être l'avons-nous quelque peu perdue depuis les temps bénis de l'enfance où nous étions naturellement naturels. Cependant, s'il en est bien ainsi, l'ascèse n'est pas voyage vers un pays spirituel étranger mais retour aux sources. C'est pourquoi le Zen affirme que le nirvana nous a déjà été conféré. Nous sommes tous des "Bouddhas" puisque enfants nous fûmes spontanés et qu'adultes nous le restons dans bien des secteurs de notre vie. Il faut seulement prendre conscience que ce "naturel" est le "véritable esprit", l'assumer et en étendre l'expérience à notre vie entière. Aussi Suzuki peut-il écrire :
"Depuis le tout premier commencement rien ne vous a été dissimulé, tout ce que vous souhaitiez voir n'a jamais cessé d'être sous vos yeux, mais vous refusiez d'admettre la réalité. Dans le Zen, il n'y a rien à expliquer, rien à enseigner qui puisse ajouter à votre connaissance" (32).
Ces propos d'un philosophe contemporain font écho à la proclamation de Hui-Neng qui déjà affirmait :
"Tous les Bouddhas passés, présents et futurs, et tous les Sutras des douze catégories, résident dans la nature propre de chaque individu, où ils résidaient depuis le commencement... (33)".
C'est pourquoi l'on trouve dans la littérature Zen de multiples images symbolisant l'illumination comme un retour aux sources originelles. Celui qui a atteint le Satori est l'enfant prodigue qui retourne au foyer paternel (34), le voyageur égaré dans la forêt qui retrouve avec joie une piste oubliée (35). Ainsi Tchih I, comprend, lorsque son esprit s'ouvre, que, comme le lui avait affirmé son maître, il avait fait partie avec celui-ci en personne de la congrégation groupée autour du Bouddha sur le pic des vautours (36). En effet il a d'abord été un être naturel, et la nature reste d'ailleurs encore sous-jacente à la volonté réfléchie. A cet égard, les premiers disciples du Bouddha et le Bouddha lui-même n'ont sur lui aucun avantage.
Ainsi donc, comme l'exprime Suzuki, "le sens du retour à quelque chose de familier signifie réellement pour celui qui est profondément instruit dans ce domaine la volonté qui s'installe une fois de plus dans son ancien asile après avoir erré plus d'une fois à l'aventure". (37) Ces errements sont la réflexion critique sur l'action, le choix raisonné des buts et des moyens, l'examen lucide de ce que l'on fait et de ce que l'on est, et la distance à soi qui en est la condition, bref, la définition occidentale du vouloir. Elle est, comme on l'a vu, solidaire de l'objectivation du temps et de la pensée réfléchie du moi dans ce temps objectivé. La volonté s'installant dans son ancien asile est la nature retrouvée, spontanée et libre des entraves réflexives. C'est le "te" ou "vertu" du Taoïsme, renonciation confiante à la pensée volontaire au profit de l'intelligence innée et spontanée dans laquelle tout un courant de la pensée chinoise a vu un idéal d'action et de vie. Elle implique l'abandon aux données immédiates de la conscience, l'immersion dans la durée vécue, la renonciation d'en étreindre le cours par la pensée.
On ne peut s'empêcher d'être perplexe à la lecture des exposés classiques du Bouddhisme tel que le sermon de Bénarès. Que le désir soit la source des malheurs de l'homme car il est rarement comblé, c'est là une constatation des plus banales : elle relève davantage de la sagesse des nations que d'une profonde spéculation philosophique. Quant au conseil de se libérer du désir afin d'éviter la souffrance, il apparaît tout à la fois logiquement évident et pratiquement impossible à observer. Comment la révélation de ces lieux communs a-t-elle pu être tenue pour l'illumination, l'accès à la plus haute vérité ? Comment ces banalités ont-elles pu donner naissance à l'un des plus puissants courants spirituels de l'humanité ? Il faut donc que ces prescriptions du bouddhisme populaire constituent seulement des conséquences d'une intuition plus haute et inconceptualisable.
On remarquera que le désir a une structure temporelle, il nous projette nécessairement vers un avenir. Un être instantané ne désirerait pas. C'est donc, déjà, faire un pas important dans la compréhension de la doctrine que de reconnaître à sa source un privilège accordé au présent, à l' "ici" et au "maintenant" selon la formule célèbre du Zen.
Mais, avons-nous vu, la notion de présent est des plus ambiguës. L'instant le plus court a une épaisseur ; il est lourd d'un passé. Il n'y a donc pas de présent absolu. Il faut donc entendre par présent une portion de la durée spontanément globalisée par opposition à un passé artificiellement reconstruit par la conscience réfléchie. Cette expérience "d'un présent qui dure" constitue sans doute le fond de l'illumination. Sur la rive du fleuve Neranjara, sous l'arbre Bodhi, le Bouddha a découvert les données immédiates de la conscience : il s'est converti au bergsonisme (38).
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ADDITION : UNE INTERPRETATION BERGSONIENNE DU ZAZEN
Le zazen est un exercice susceptible d'introduire le pratiquant dans l'expérience fondamentale qui est au cur du zen. Il a pris dans l'école Soto une place essentielle au point que certains n'hésitent pas à identifier zen et zazen.(1) Mais d'autres écoles l'ignorent(2) et quelques vieux maîtres ont critiqué l'exercice(3) et l'ont même tourné en dérision(4).
La posture corporelle, la respiration, font l'objet de prescriptions très précises. Leur but est de maintenir la colonne vertébrale rigoureusement verticale et d'adopter un rythme respiratoire naturel, privilégiant l'expiration. L'attitude mentale est l'essence de l'exercice : le pratiquant doit s'absorber dans les sensations éprouvées à l'occasion du maintien de la posture et de la respiration. Il doit éviter de penser. Toutefois, il est recommandé de ne pas s'opposer de front aux pensées parasites : il vaut mieux constater avec indifférence leur passage dans l'esprit comme les nuages dans le ciel.
Expérience de l'être et pensée objective
Ce qui frappe le profane abordant l'étude du zazen, c'est la disproportion entre les moyens mis en uvre et leur effet proclamé. A première vue, on pourrait seulement attendre, de cet exercice relativement facile, un simple bénéfice de santé pour le corps et l'esprit(5). Il n'en est rien, ou du moins, cette interprétation apparaît à l'adepte caricaturalement réductrice. Pour lui, le zazen dépasse de loin une simple pratique hygiénique : il introduit à l'expérience métaphysique essentielle, l'épreuve de l'être. C'est ce qu'affirme Karlfried Graf Dürckheim commentant cet exercice : "Le Zen est l'enseignement de l'Être, de l'expérience de l'Être et de la vie par l'Être... C'est l'expression d'une expérience intérieure, celle de l'Être qui est notre nature essentielle"(6).
Le philosophe allemand oppose cette expérience de l'être à la pensée objective. "On n'accède pas à la substance du zen" écrit-il "si on la cherche dans un domaine théorique et si on le considère avec un recul objectif. Car à distance, il n'y a pas de zen"(7). En effet, "On ne peut pas éprouver l'être comme on éprouve un arbre, une chose, un individu c'est-à-dire comme un objet différent que l'on distingue de soi-même".(8) Comment concevoir cette antinomie dans le cadre de la pensée de Bergson ?
Les origines de l'objectivité
Rappelons tout d'abord que toute connaissance objective est par nature séparante. On s'en convaincra aisément en considérant les origines de l'objectivité. Les psychologues ont établi que le très jeune enfant, initialement, ignore l'objet. Ainsi, Piaget a montré que la friandise cachée par un écran, ou que la tétine du biberon renversé sur une bouteille de verre opaque ne sont pas recherchées car elles n'existent plus pour lui. Pour croire à la conservation de l'objet, il faut imaginer la friandise vue de derrière l'écran ou le biberon du fond de la bouteille. Bref, l'objet n'est pas vu, mais conclu par un sujet qui se décentre c'est-à-dire épouse la perspective d'autrui. Plus tard, c'est toujours en triomphant de l'égocentrisme que l'enfant, plus âgé, va conquérir, dans d'autres domaines, l'objectivité. Ainsi, il désignera correctement ma main droite et ma main gauche en imaginant ma perspective ; il finira par comprendre que son frère a le même nombre de frères que lui en se plaçant au point de vue du frère. Bref, c'est en sortant de soi et en devenant en quelque sorte étranger à nous-mêmes que l'on accède à l'objectivité. Le savant qui situe son corps dans l'univers immense, le philosophe qui prétend expliquer l'homme comme le point de rencontre des forces qui parcourent le monde prolongent cette décentration esquissée dès l'enfance.
Cela reste vrai de notre vécu temporel. Le discours d'un enfant de sept ans, racontant une histoire à un autre enfant, ignore tout d'abord la succession logique des événements et mêle dans le plus grand désordre causes et conséquences. Puis, constatant qu'il est incompris, le jeune locuteur se place au point de vue de l'autre et ordonne son discours. De même, Pierre Janet a montré que la mémoire humaine est née lorsque la sentinelle a dû faire à son chef un récit cohérent. Bref je n'objective mon passé que dans la perspective d'autrui : je sors de moi-même pour le considérer comme un autre, n'importe quel autre, pourrait le comprendre. La désertion de l'intimité, l'altérité à soi-même sont donc la rançon inéluctable de la compréhension de l'ordre des événements, c'est-à-dire de la pensée objective du temps.
Le zazen est la connaissance intuitive de la durée
Mais, cela est seulement vrai pour la synthèse réfléchie du temps. Sa synthèse spontanée, la durée, au contraire, ne peut être éprouvée que par un sujet qui déchirant le voile de l'objectivité coïncide avec elle. Elle ne peut pas être projetée, en quelque sorte hors de nous, dans une représentation objective. Il n'y a pas de schéma susceptible de la traduire, comme la ligne exprime le temps des horloges. Même le langage est inapte à en rendre compte : dire que mon passé se prolonge dans le présent, est, d'une certaine manière, présent, est une incohérence pour celui qui ne se réfère pas à l'expérience intérieure, par exemple l'audition d'une phrase musicale.
La cause profonde de cette inadéquation est le caractère mobile du présent qui, comme on l'a vu, n'est pas un instant figé où je m'arrête mais un passage qui, comme tel, me renvoie nécessairement au passé. Or un passage ne saurait être appréhendé de l'extérieur, comme un objet, et il faut coïncider avec lui pour le saisir. Sinon, on le fige et par conséquent on annihile son essence(9). Bref l'expérience de la durée implique la coïncidence de soi à soi, contraire à l'altérité de la conscience objective. Mais réciproquement, cette coïncidence de soi à soi introduit à l'expérience de la durée.
C'est ce qui se passe dans le zazen. Les sensations éprouvées par le pratiquant qui maîtrise l'exercice se fondent entre elles pour constituer la "conscience sensitive"(10) d'un corps intérieurement vécu et non plus objectivé. Or le corps est vécu au présent(11). L'absorption dans la conscience du corps est donc une coïncidence avec l'actualité de l'instant, non pas pensée, mais éprouvée. Toutefois, puisque l'instant n'est pas un atome figé de temps mais un passage cette absorption du pratiquant dans l'"ici" et le "maintenant" l'établit en fait dans la mobilité de la durée. Il est aidé, en cela, par l'intériorisation du rythme respiratoire, qui, comme tout mouvement authentique, enveloppe une synthèse spontanée du temps. Il se sent alors "mu lui-même par la qualité rythmique de son mouvement," et il réalise "le sens immanent de mouvement comme quelque chose qui lui advient et qu'il est, lui, vivant".(12)
Ainsi le zazen permet d'épouser le dynamisme créateur de la durée. C'est "la grande expérience par laquelle entrent en notre conscience la vie, perpétuellement créatrice, qui sans cesse nous entraîne en avant : notre trame éternelle, la vie que nous sommes dans la profondeur de notre être".(13)
Notes :
(1). C'est l'interprétation du Zen défendue, entre autres, par D.T. Suzuki.
Voir : Essais sur le Bouddhisme Zen, Première série, chapitre II, pages 45 à 139, Albin Michel, Paris, 1972.
(2). Dans le Quiétisme chrétien, entre autres. Cf. notre travail : Michel Larroque, Volonté et Involonté dans la pensée occidentale et orientale. Paris 1994, éditions L'Harmattan.
(3). D.T. Suzuki, E. Froom, R. De Martino, Bouddhisme Zen et Psychanalyse, PUF, Paris, 1971, Première partie, page 17.
(4). Ibid., p. 17.
(5). Bouddhisme Zen et Psychanalyse, Ibid., page 17.
(6). Voir à ce propos, par exemple, le début de Introduction à la métaphysique dans : La pensée et le mouvant, PUF, 35e édition, Paris, 1960, page 177 et suivantes.
(7). D.T. Suzuki, Essais sur le Bouddhisme Zen, l ère série, chapitre V, page 306.
(8).Bouddhisme Zen et Psychanalyse, chapitre I, page 31.
(9). Il s'agit, évidemment, de la psychologie de son temps, science des faits intimes fondée sur l'introspection.
(10). Cette vision orientale de la philosophie occidentale n'est justifiée que pour une certaine philosohie classique de l'Occident.
(11). Voir sur ce point Suzuki, Essais sur le Bouddhisme Zen, l ère série, page 156 et suivantes.
(12). Suzuki, Ibid., 1 ère série, chapitre III, page 183.
(13). D.T. Suzuki Introduction au Bouddhisme Zen, Buchet-Chastel, Paris, 1978. chapitre VIII, page 145.
(14). Nous évoquons ici l'expérience de la durée décrite par Bergson. Cf. Essai sur les données immédiates de la conscience, Chap. 2. On sait que la recherche bergsonienne a été prolongée par d'importants travaux, ceux de Fraisse en particulier ; mais ils sont en dehors du cadre de cette étude.
(15). Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, P U F, 78 eme édition, Paris 1948, chapitre 2, p. 76.
(16). Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, P U F, 78ème édition, Paris 1948, ch. 2, p. 77.
(17). Watts, Le Bouddhisme Zen. Editions Payot 1969, 2ème partie, chapitre IV, page 219.
(18). Watts, Ibid., page 221.
(19). Watts, Ibid., page 97.
(20). Watts, Le Bouddhisme Zen, 1 ère partie, chapitre IV, page 98.
(21). Bergson, Le pensée et le mouvant, "la perception du changement", 2ème conférence, page 170.
(22). Watts, Le bouddhisme Zen, 2ème partie, chapitre IV, page 221.
(23). Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 155 eme édition, PUF, 1982, chapitre II, page 82 et 83.
(24). Suzuki, Froom. de Martino, Bouddhisme Zen et Psychanalyse, chapitre II, 1 ère partie, page 25.
(25). Herrigel, Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc. Editions Dervy livres. Page 96.
(26). Suzuki dans Bouddhisme Zen et psychanalyse, l ère partie, chapitre II, page 26.
(27). Le refus de poser l'identité personnelle et de préparer l'avenir ne sont pas des thèmes bergsoniens. Nous voulons seulement montrer : 1) que ce sont là deux attitudes essentielles au Zen ; 2) qu'elles sont logiquement impliquées dans l'expérience de la durée telle que la décrit Bergson.
(28). Watts, Le Bouddhisme Zen, deuxième partie, chapitre I.
(29). Watts, ibid. page 140.
(30). Suzuki, Essais sur le Bouddhisme Zen,1 ère série, ch. 4, p. 359.
(31). Watts. Ibid. 2 eme partie. chapitre I, page 141.
(32). Suzuki, Introduction au Bouddhisme Zen, chapitre VII, page 120.
(33). Suzuki, Le non-mental selon la pensée Zen, éd. Le Courrier du Livre, 1970 ; chapitre III, page 77.
(34). Suzuki, Essais sur le Bouddhisme Zen, l ère série, chapitre 3, p. 181.
(35). Suzuki, Ibid., page 184.
(36). Suzuki, Ibid., page 185.
(37). Suzuki, Ibid., page 186.
(38). 1) Toutes nos connaissances sur le Zen émanent d'une intuition centrale, inconceptualisable, source vivante des prescriptions, des attitudes, des images où s'exprime la doctrine. Cette intuition nous paraît très proche de l'expérience bergsonienne de la durée.
2) Que cette intuition constitue l'essence du message du Bouddha, comme l'affirme le Zen, ou soit, au contraire, différente du Bouddhisme originel, est un problème d'histoire des doctrines étranger à notre propos.
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Addition :
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1) C'est le cas de Taisen Deshimaru, dans son ouvrage La pratique du zen éditions Albin-Michel.
2) Le Rinzai qui préconise surtout la prise de conscience intuitive au moyen du koan ou de l'action quotidienne.
3) C'est par une critique de ce type d'exercice que Houeï-Neng accéda au patriarcat. Cf. Lilian Silburn Le bouddhisme,pages 467 et 468.
4) Ma-tsu était un fervent pratiquant de l'exercice. Huai-jang, devant lui, ramassa une brique et entreprit de la polir. "Que faites-vous ?" demanda Ma-tsu. "Je désire faire de cela un miroir". "Aucun polissage, si long soit-il, ne fera un miroir d'une brique". Huai-jang répliqua aussitôt : "aucune pratique de tso-chan, si longue soit-elle, ne vous fera atteindre l'état de bouddha". Dans Suzuki, Le nom mental selon la pensée zen page 64.
5) Comme le sont, dans leur version occidentale, les exercices du hatha yoga.
6) Karlfried Graf Dürckheim, Le zen et nous, Ed : Le courrier du livre, page 56.
7) Ibid ; page 17.
8) Ibid ; page 58.
9) Bergson a montré que l'objectivation du mouvement conduit à le confondre avec la trajectoire, simple portion d'espace. Voir sur point le deuxième chapitre de l' Essai sur les données immédiates de la conscience.
10) Le zen et nous, page 122.
11) Le présent est "sensori-moteur" montre Bergson dans Matière et mémoire.
12) Le zen et nous, page 121.
13) Le zen et nous, pages 15,16.
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"La première partie de cet article, Une interprétation bergsonienne du bouddhisme zen, a été publiée dans L'Enseignement philosophique, septembre octobre 1997".
Une interprétation philosophique de l'hypnose
Version mise à jour régulièrement de l'article actuel : Sur le site personnel de l'auteur
L'article expose quelques thèmes du livre "Hypnose, suggestion et autosuggestion", Michel Larroque, éditions l'Harmattan,1993.
Article publié dans L'ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE, mars-avril 1995. (L'ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE autorise la reproduction de ses articles à la condition que la référence d'origine soit indiquée.)
Notes :
(1). Nous avons tenté, ailleurs, de déterminer la nature, l'importance et les limites de l'intervention de l'autre dans la suggestion. Cf. Michel Larroque Hypnose. suggestion et autosuggestion, Editions L'Harmattan, 1993.
(2). L. Chertok, L'hypnose. Ed. Masson et Cie. 3e édition. Paris 1963. p. 140.
(3). Pour Pierre Janet, la description que donne Maine de Biran de la vie animale correspond à l'état cataleptique. Cf. L'Automatisme psychologique. Chapitre 1, paragraphe 4, p. 62
(4). Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Chapitre 2.
(5). L'Automatisme psychologique. Première partie. Chapitre 3, paragraphe 4. L'amnésie et la distraction.
(6). Ibid.
7. A Weitzenhoffer, Hypnose et suggestion, traduction Métadier, Ed. Payot, Paris 1967, ch. 13, p. 174.
(8). P Janet, L'Etat mental des hystériques, 1ère partie, 2ème section. "Les accidents mentaux des hystériques".Ch 1, paragraphe 2, p. 214.
(9). Weitzenhoffer. Ibid, Chapitre XIV, p. 189.
(10). Voir le cas Irène. étudié par Janet. Cf. Pierre Janet, L'évo1ution de la mémoire et la notion du temps, Boivin, Paris 1928, tome Il. chapitre 2, Le Récit, p. 203.
(11). Ce terme a été forgé par Erickson et Kubie pour designer la régression authentique dans laquelle le sujet retourne à l'état psychologique qui fut le sien à l'âge de la régression avec, en même temps, une suppression réversible de tous les événements postérieurs à l'âge de la régression. Cf. Erickson M.H. et Kubie L. S. : "The successful treatment of a case of acute hysterical depression by a return under hypnosis to a critical phase of childhood." Psychoanal. Quart.. 1941. 10, p. 529-609.
(12). Sur les hallucinations provoquées par l'hypnose et leur accompagnement somatique, cf. Michel Larroque Hypnose, suggestion et autosuggestion, éditions L'Harmattan. 1993.
13. Charcot, Janet rattachent directement l'hypnose à l'hystérie. Ce point de vue, déjà contesté à l'époque, est nuancé par Chertok.
(14). L'interprétation psychanalytique qui a quelque peu éclipsé l'uvre du maître français, si elle apporte certes des éléments nouveaux, ne la rend nullement caduque. Les théories de Janet et de Freud ne sont pas contradictoires mais complémentaires.
(15). P. Janet, L'automatisme psychologique, Chapitre III, paragraphe 4, p. 190.
16. Janet, L état mental des hystériques. 2ème édition. Alcan, Paris 1911, 1ère partie, section 2, paragraphe 4, p. 235.
(17). Janet. Ibid. 1ère partie, section 2, paragraphe 4, p. 235.
(18). P. Janet, L'état mental des hystériques, 1ère partie,1ère section : "Les stigmates mentaux de I'hystérie" chapitre 2. paragraphe 1, p. 80.
(19). P. Janet, Ibid. 1ère partie, 1ère section, chapitre Il, paragraphe I. p. 80.
(20). P. Janet, L'état mental des hystériques, l ère partie, l ère section, chapitre Il, paragraphe 1, p. 80.
(21). Ibid. p. 88.
(22). P. Janet. Etat mental des hystériques, 1 ère partie, 1ère section, ch. III, par. 2. p. 122.
(23). Ibid., p.127-128.
(24). Ibid., chapitre 4, paragraphe 1, p. 143.
(25). P. Janet, Ibid., 1 ère partie, 1 ère section, chapitre 4, paragraphe 1, p. 138.
(26). P. Janet, Névrose et idée fixe, Alcan, Paris, 1898, tome I. chapitre 2, p. 99.
(27). L'examen de la structure obsessionnelle confirme indirectement notre thèse. L'opposition de l'hystérie et de la structure obsessionnelle est classique. L'obsessionnel se caractérise par des traits exactement contraires à ceux de l'hystérique : incapacité de coïncider avec le vécu actuel, effort démesuré pour embrasser par la pensée la totalité de l'existence, hyper-réflexivité, distance à soi pathologique. Or les praticiens sont unanimes pour affirmer que ce type de personnalité est très difficilement hypnotisable.