
Michèle Ramond
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Descriptif auteur
La littérature a toujours été mon désir et il m'a semblé que l'enseigner, en transmettre la passion ou au moins le goût, pouvait se conjuguer avec des tentatives personnelles d'écriture, écrire sur la littérature, sur les œuvres des autres, n'était-ce pas d'ailleurs aussi faire œuvre littéraire? De cette illusion je me berçai durant toutes mes longues années d'enseignement et de recherche à l'Université. Je ne connais pas de plaisir plus grand que celui de donner (comme on dit) un cours qui marche bien, qui produit de la transmission, sauf peut-être le plaisir d'écrire soi-même un de ces textes qui font partie de la littérature, et qui nous font rejoindre, au moins en pensée, la grande famille des écrivains auxquels nous devons tant. Je me suis tôt orientée vers l'hispanisme et j'ai choisi cette spécialité pour des raisons sans doute secrètes mais aussi par admiration pour l'Espagne, ses poètes en particulier, et en raison de la fascination très profonde, durable, que m'inspirait la guerre espagnole de 1936-39, avec l'affrontement des deux "bandos" adverses, les cicatrices très profondes laissées par cette conflagration dans la société et dans l'Histoire mondiale: les fascistes et les républicains, les républicains mes frères dont je lisais les poèmes enfiévrés et parmi lesquels j'avais élu depuis longtemps, depuis l'enfance, le poète et dramaturge auquel je consacrerais ma thèse de Doctorat d'État, l'andalou universel Federico García Lorca. J'ai exploré cette œuvre avec passion et je crois aussi avec beaucoup d'exigence scientifique et mes analyses très serrées de ses textes (je commençai par un livre de proses de jeunesse, "Impressions et paysages") m'ont conduite à découvrir le travail en eux d'une instance inédite (on ne parlait pas encore de l'inconscient des textes), une instance psycho-textuelle à laquelle je donnai le nom de "sujet d'écriture"; j'ai consacré plusieurs articles et ouvrages à cette instance à la frontière de deux mondes, le psychologique et le littéraire, et j'en modifie aujourd'hui les résonances et les caractéristiques en réfléchissant sur la littérature écrite par les femmes, beaucoup plus nomade et décentrée du sujet. Durant ma carrière à l'Université j'ai pu fréquenter une grande partie de la littérature espagnole, la génération dite de 27 à laquelle appartient Lorca, mais aussi la génération de ses maîtres, celle de 1898, la littérature du Siècle d'Or, prégnante encore aujourd'hui chez les écrivains actuels, et bien sûr toute la littérature contemporaine. Dès que je le pouvais je mettais en rapport les littératures espagnole et française, et je me rendis compte, chemin faisant, que les écrivaines étaient peu représentées dans les corpus étudiés en ce années 1970-80; je pris donc le parti politique de les imposer d'une certaine façon dans l'enseignement, décision qui eut des conséquences sur ma vocation de chercheuse. J'introduisis les écrivaines dans les séminaires de recherche, je fis du féminin et du masculin une de mes préoccupations philosophiques, je créai à l'Université Paris 8 une équipe interne sur les créations au féminin, je fondai ensuite, sur les bases de cette équipe, l'Association "Gradiva", dont Clara Janés, une des plus grandes écrivaines de langue espagnole, est la Marraine, et l'idée d'une collection spécifique d'essais sur le féminin et sur les œuvres des femmes s'imposa ensuite, ce que L'Harmattan m'a permis de réaliser. Je fréquentais déjà à l'époque de ma thèse d'État la littérature hispano-américaine, mais à partir du moment où je consacrai une grande partie de mes recherches à la littérature des femmes, je pris connaissance de l'immense trésor que proposait, dans le domaine des créations féminines, l'Amérique latine. J'ai consacré une si grande partie de mon temps à l'enseignement et à la recherche que j'ai sans doute quelque peu sacrifié l'autre versant de ma fascination pour la littérature, je fais ici allusion à l'écriture dite "de création". Je regrette un peu ma discrétion dans ce domaine où j'ai malgré tout produit quelques livres, des fictions "poétiques" où les visions et les dialogues philosophiques prennent le pas sur le récit classique, mais n'est-ce pas le propre des œuvres des femmes de modifier les canons, dissidence qui rend souvent leurs œuvres percutantes, subversives, innovantes?
Je suis née à Paris en 1942, sous l'occupation nazie et le régime de Vichy, cette conjoncture a pour consolation l'amour filial et pour remède l'investissement professionnel et littéraire qui sont tous deux une forme, et non des moindres, de résistance. Je suis entrée à l'École Normale Supérieure de Fontenay-aux-Roses en 1963, j'ai passé mon CAPES et mon Agrégation d'Espagnol en suivant, et mon premier poste à l'Université fut celui, en 1969, d'Assistante à Toulouse-Le Mirail. Je fis en réalité toute ma carrière dans cette Université au tempérament révolutionnaire où j'ai eu la chance de créer avec 4 collègues amis la première équipe de recherche de l'Hispanisme français, le Séminaire d'Études Littéraires, le SEL, qui organisa presque sans moyens ni financiers ni institutionnels, du moins à ses débuts, de nombreux colloques internationaux et même des Semaines Hispano-américaines et une Semaine García Lorca qui toutes drainèrent de véritables foules. J'ai rarement connu depuis une semblable fréquentation. Ce furent, finalement, les grandes époques de l'Université française. Puis j'ai voyagé, j'ai été Professeur à l'Université de Reims, puis à celle de Caen, puis à celle d'Avignon, et enfin à l'Université Paris 8 au talent également révolutionnaire et où j'ai retrouvé dans bien des domaines le climat de Toulouse-Le Mirail des années 70-80. Entre temps j'ai séjourné à Madrid, durant deux ans (1970-72), comme membre scientifique de la prestigieuse Casa de Velázquez, étape cruciale dans ma vie de chercheuse. L'amitié de quelques autrices de grand talent apporte aux journées de "Gradiva" un éclairage sur la création des femmes toujours précieux, je pense à Jeanne Hyvrard, à Annie Cohen, à Clara Janés, à Sara Rosenberg, mais des créateurs aussi nous visitent et participent aux débats et à la réflexion, François Barat, Daniel Arsand, Benito Pelegrin. Ce double versant de la recherche chez "Gradiva" qui associe l'analyse textuelle, la réflexion linguistique et philosophique et, en amont, le point de vue des créateurs a toujours eu ma préférence, j'ai toujours eu le désir de faire participer aux travaux "universitaires" les auteurs que j'affectionnais, non pour leur soutirer des secrets de leur fabrique imaginaire, mais pour collaborer avec eux à l'avènement d'un sens partagé, cette humanité de la littérature. Je pense que ce souhait de travail en commun sur la littérature rend compte de ma bivalence même si j'ai le sentiment d'avoir insuffisamment exploité, pour ma part, la veine littéraire. La rencontre en 1987 avec Antoinette Fouque et les éditions Des femmes a cependant été déterminante, elle a un peu affermi la vocation romanesque, mais elle a sans doute aussi rencontré une autre passion, celle qu'éveillent en moi le continent féminin créateur et ses mystères. La psychanalyse aussi fut importante, elle occupa dix ans de ma vie, et je parlais si souvent avec ma psychanalyste de l'écriture et du travail d'écriture que je pense avoir parcouru avec elle, qui écrit aussi, un chemin paradoxal, intense et expatriant à la fois, qui ne plongeait pas dans le "moi" mais dans autre chose, une sorte de hors-soi que je retrouve dans la littérature des femmes avec constance.
Titre(s), Diplôme(s) : Normalienne, Agrégée, Docteure d'État, Professeure des Universités, Membre scientifique de la Casa de Velázquez (Madrid)
Fonction(s) actuelle(s) : Directrice de la collection
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AUTRES PARUTIONS
2. - Mouvance, Paris, Éditions Guy Chambelland, 1975
3. - Psychotextes. La question de l'Autre dans Federico García Lorca. Toulouse, Éché Editeur, 1986
4. - La moureuse (Cris de femmes), Paris, Le Hameau / Littérature,1987
5. - Manual de análisis textual (Narrativa, Poesía, Teatro españoles e hispanoamericanos), en collaboration avec Milagros Ezquerro et Eva Montoya, Toulouse, France-Ibérie Recherche, col. Manuels n° 5, 1987
6. - Vous, Paris, éditions Des femmes, 1988
7. - Le passage à l'écriture (Le premier livre de Lorca), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, col. Hespérides, 1989
8. - Manuel d'analyse textuelle, en collaboration avec Milagros Ezquerro et Eva Montoya, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, col. Amphi 7, 1990
9. - L'occupation, Paris, éditions Des femmes, 1991
10. - Figures de l'autre, édition et préface, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, col. Hespérides, 1991
11.- Préface de Lumpérica de Diamela Eltit, Paris, éditions Des femmes, 1993
12.- Traduction de 11 poèmes de Ida Vitale dans: L'épreuve des mots. Une Anthologie. Poètes hispano-américains 1960-1995, sous la direction de Saúl Yurkievich, Paris, Stock, 1996
13.- La ocupación, traducción de María Victoria Rossler, Buenos Aires, Torres Agüero Editor, 1997
14.- Chapitre « Carmen Martín Gaite », in Le roman espagnol actuel. Tendances et perspectives. 1975-2000, Annie Bussière (éd.), Montpellier, CERS, 1998, p. 57-94
15.- Le théâtre Impossible de Lorca. El público. Así que pasen cinco años. Ouvrage collectif coordonné par Michèle Ramond, Paris, Éditions du Temps, 1998
16.- Le théâtre impossible de García Lorca (Así que pasen cinco años, El público), en collaboration avec Simone Saillard, Paris, Éditions Messene, 1998
17. - Souvenirs d'enfance, réunis et présentés par Michèle Ramond, Caen, L.E.I.A., 2000
18.- Chapitre « Les romans des femmes », in Le roman espagnol actuel, 1975-2000. Pratique d'écriture, Annie Bussière (éd.), Montpellier, CERS, 2001, p. 157-198
19.- Préface à Le mythe de Pygmalion dans l'oeuvre de Leopoldo Marechal, de Jean-François Podeur, Mythes, croyances et religions, Université d'Avignon, numéro spécial 2001
20.- Iris 2001, Hommage à Gisèle Cazottes, textes réunis et présentés par Michèle Ramond, Montpellier, Service des Publications de l’Université Montpellier III, 2002
21.- Iris 2002, Mère / Fille, textes réunis et présentés par Michèle Ramond, Montpellier, Service des Publications de l’Université Montpellier III, 2003
22.- Federico García Lorca. L’œuvre et les sexes imaginaires, Aix-en-Provence, Édisud, Les écritures du Sud, 2004
23.- Feu le feu, Paris, éditions Des femmes, 2004
24.- Préface à La poésie de jeunesse de Rafael Alberti, de Catherine Flepp, Paris, L’Harmattan, 2004
25.- Traduction de Nereidas de Noemí Ulla, en collaboration avec Milagros Ezquerro, Éditions de la Maison des Écrivains et Traducteurs de Saint-Nazaire, 2006
26.- Femmes, Pouvoirs, Créations, éd. Michèle Ramond, Paris, Indigo & Côté-femmes, 2005
27.- Voyage d’été, Paris, éditions Des femmes, 2006
28.- Terra incognita (Femmes, Savoirs, Créations), éd. Michèle Ramond, Indigo & Côté-femmes, 2006
29.- La femme existe-t-elle ? ¿Existe la mujer ?, ed. Michèle Ramond, México, Rilma 2 y ADEHL, 2006, avec e-book texte et illustrations
30.- Pandora 5, « Féminités », Université Paris 8, éd. Danièle Bussy-Genevois et Michèle Ramond , 2007
31.- Lise et lui, Paris, éditions Des femmes, 2008
32.- L’insistante/La insistente, ed. Michèle Ramond, México, Rilma 2 y ADEHL, 2008, avec e-book texte et illustrations
33.- Bonheurs du leurre, traduction de Trampantojos de Saúl Yurkievich, Paris, NRF Gallimard, Du monde entier, 2008
34.- Les femmes et la filiation, éd. Béatrice Rodriguez, sous la direction de Michèle Ramond, Indigo & Côté-femmes, 2008
35.- Amours ibériques. Six thèmes concertants de la littérature espagnole contemporaine, sous la direction de Michèle Ramond, Indigo & Côté-femmes, 2010
36.- Les créations ont-elles un sexe ?(Les travaux de Gradiva), édition de Michèle Ramond, Rilma 2 & ADEHL, texte et illustrations, México-Paris, Rilma 2 y ADEHL, 2010
LES Collections dirigées
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
Une nano-communication
Michèle Ramond
Université Paris 8
Il n'y a pas de séparation entre le savoir et la vie. Il n'y a pas non plus de séparation entre la Logique mathématique, la mathématique des programmes, et la vie. Notre bios cérébral actuel (Jean-Louis Krivine) est le résultat des programmes utilitaires qui ont été écrits dans le cerveau des êtres vivants supérieurs, au cours des âges, par l'évolution (un milliard d'années d'évolution).
Il n'y a donc pas de séparation (enchaînement déductif) entre les programmes, les logiciels qui traitent l'information, internet et la réalité, entre internet et la vie réelle (?). Et pourtant ! Il y a un fossé de plus en plus grand entre la vie réelle qui se manifeste dans les cortèges, les manifs, les grèves et les émeutes, et internet, l'internet de la Bourse, des Marchés, de l'économie virtuelle, le goût du luxe: j'aurais pu venir avec mon VTT flashy, je vous aurais bluffés, le prix c'est une tuerie, 6.000 euros, six mois d'un salaire moyen dont on a pas encore soustrait sa part d'épargne pour la retraite complémentaire, par capitalisation, une fois passés tous les prélèvements sociaux, il faudra encore compter avec la voracité des fonds de pension, le groupe Malakoff Médéric, qui a pour délégué général Guillaume Sarkozy, la CDC, la CNP (Caisse Nationale de Prévoyance), ses alliés objectifs. Ainsi ponctionnés, les 6.000 euros ne feront pas de petits, adieu tout espoir de conquérir, à moins de le voler, par un acte forcément délictueux, un VTT flashy comme le mien.
Ah oui ! Difficile d'oublier la réalité, la réalité de la vie.
Et l'inconscient ? Peut-on l'oublier, lui ? Allons donc, l'inconscient est branché lui aussi, il ne rêve plus de mythes grecs, il est sur Facebook. Nous sommes branchés, la réalité est volée. Nous n'existons que par la publicité que nous faisons de nous.
Je me rappelle le héros Jacinto Solana, le poète apocryphe de la Génération de 1927, dans Beatus ille de Muñoz Molina, obsédé par son uvre, l'uvre qu'il rêvait de faire et qu'il écrit " dans sa tête ", un uvre avec un grand qui ne voit le jour que par l'entremise d'un autre héros, Minaya, un fils spirituel qui écrit l'uvre cérébrale de Solana par une transmission d'inconscient ou de subconscient digne de Christopher Nolan.
Eh bien, aujourd'hui Solana, hanté par l'uvre qu'il ne peut écrire par une sorte d'inhibition liée à son histoire et aux conditions historiques de sa vie (il traverse la dure période de 1936-1939 en Espagne), aujourd'hui pourrait vivre sans cette " carcoma ", ce ver rongeur, ce xylophage ou ce nécrophage aux yeux assassins et à la bouche suceuse, il se mettrait sur " Ego trip " la Société des artistes sans uvre, chacun n'en fait-il pas plus ou moins autant avec Facebook, dans cet univers " all inclusive " qui risque de devenir, avec tout internet, le seul mode d'accès à l'existence, ou le mode d'accès privilégié à l'existence. De plus en plus enfermés dans l'univers virtuel et dans la sécurité logique du codage numérique, et virtuellement entourés d'amitiés cliquables, allons-nous être remplacés progressivement, corps et âme, par notre identité numérique, par notre être-machine ? À chercher une osmose humaine via le numérique, et une reconnaissance humaine via le CV digital et tous ses prolongements numériques, que restera-t-il de nos belles années ?
L'économie réelle n'est-elle pas aujourd'hui tenue pour néant, avec ses millions de travailleurs ignorés, de vies humaines broyées, toute cette matière et cette énergie humaine tenues pour négligeables, tandis que l'économie virtuelle, celle des marchés et de la Bourse, prospère sur nos cadavres, achetant et vendant toutes les secondes des actions déconnectées du monde du travail, de la réalité des entreprises et des marchandises, de la réalité et de l'urgente nécessité des vies.
Mark Zuckerberg, le créateur de Facebook, aujourd'hui la 35e plus grosse fortune des États-Unis, devant le patron d'Apple, Steve Jobs, est-il encore avec ses 26 ans un jeune homme, quel jeune homme, quel corps, quelle âme, quel inconscient, quelle réalité ? Il est fiancé, fidèle, vit modestement (à Palo Alto), l'argent n'est pas son truc, mais il a pu trahir des amitiés (vraies) pour Facebook, et il a des millions de relations digitales: 500 millions. Vivre en ligne donne naissance à quelle littérature ? À quel art ? Pourrons-nous avoir des enfants en ligne ? " Coger " en ligne ? Sûrement. Procréer ? Hors fécondité, par le clonage, par parthénogenèse, en dehors du corps des individus, grâce à toutes les techno-sciences.
Le capitalisme, le néo-libéralisme, les Marchés et la Bourse vont dans le sens d'une déréalisation du monde. Faut-il approuver, se laisser griser ? Imaginons un avenir lointain où les humains se reproduiraient eux-mêmes par des techniques complètement différentes de celles que nous connaissons, sans fécondation, sans gestation, sans les douleurs de la gestation. Vieux rêve de la machine à l'ère industrielle, qui prévoyait chez les moins optimistes, la perte de l'emploi, la mise à pied, la désolation psychologique et la précarité matérielle du chômage. Certes l'humanité évoluera; au fur et à mesure qu'augmentent les possibilités techniques, elle inventera de nouvelles formes de vie, une éthique adaptée à ces nouvelles conditions, l'homme change de nature au fur et à mesure que changent ses conceptions de l'univers, quel délice sans doute d'habiter l'univers chiffonné de Jean-Pierre Luminet, un univers d'extension spatiale finie mais sans bord... comment ne pas accepter l'évolution ? Pensée et matière sont liées, nous pensons donc nous évoluons et nos corps s'adaptent, et nos esprits inventent de nouvelles éthiques à travers la connaissance progressive que nous avons de tous nos déterminismes.
Mais : le réel dans tout ça ?
La politique néo-libérale au lieu de s'ouvrir au monde réel vécu, au monde vécu en temps réel, en tenant compte, entre autres, des besoins fondamentaux de la planète, se replie sur le seul horizon de la rentabilisation des patrimoines financiers, on est dans un monde de l'immatériel où les Bourses restent en contact 24 H / 24, où les spéculateurs achètent ce jour pour une date future et avec un argent qu'ils n'ont pas, des titres dont ils ne prennent pas possession, à un vendeur qui ne les détient pas. Mais au résultat il y aura le versement d'un différentiel comme récompense à celui qui a su anticiper via internet l'évolution des Marchés.
On ne peut qu'observer la conjonction de ces deux phénomènes qui bouleversent nos vies et dont l'évolution sera de la plus grande importance pour le XXIe siècle : le développement de l'ordinateur, l'extension du monde de l'immatériel, l'espace organisé en réseaux et en nuds ET l'impérialisme de l'économie virtuelle déconnectée de la vie, de l'économie réelle, de la réalité des ménages, du problème de la répartition inégale des richesses, de la nécessité des activités non-marchandes, de la nécessité de l'agriculture vivrière (et non de rente). Il faudra une réaction des peuples défavorisés et des couches sociales défavorisées afin de nous protéger de cette déréalisation, de préserver la solidarité contre la compétition par simple bon sens, pour ne pas être broyés par des puissances financières de plus en plus prospères.
Je ne suis pas une économiste, vous l'aurez remarqué, mais je sens bien que le monde que nous espérions (bien-être de plus en plus partagé, travail pour tous et moins de travail pour chacun sans dégradation salariale, plus de loisirs, accès égal à la santé, à l'éducation, réduction de la mortalité due à la faim dans le monde, etc...) nous échappe chaque jour un peu plus. Et j'observe cette coïncidence entre le règne de l'ordinateur et le triomphe des puissances financières, le marasme économique qui se profile à l'horizon 2020 et qui conduira à une catastrophe planétaire.
Quel rôle jouent la création, la littérature dans ce contexte déprimé pour les uns (la grande majorité de la population), mais favorable à une minorité dont l'ascension économique, sociale et politique se confirme chaque jour davantage ? Il faut lire à ce sujet Bernard Friot (L'enjeu du salaire, paru en 2011 à La Dispute, Paris) qui fustige le culte païen des marchés financiers, ces nouveaux dieux pour qui le peuple doit se sacrifier et qu'il convient d'apaiser. Friot propose d'étendre le concept de retraite, mué en celui de salaire à vie, à tout le système de rémunération du travail basé sur les cotisations. Le salaire continué devient irrévocable jusqu'à la mort, ce qui implique une fourchette salariale relativement modeste, sans excès ni dans un sens ni dans l'autre (de 2000 à 8000 euros mensuels irrévocables), et ce salaire serait versé par des caisses de mutualisation abondées par la cotisation.
Mais revenons à la littérature et à notre passion littéraire, celle d'analyser les textes que nous aimons le plus.
Il faudrait des heures pour apporter des remarques efficaces à cette relation du littéraire avec le monde virtuel de l'ordinateur et de l'économie néo-libérale. La littérature et le cinéma sont habités depuis toujours par les figures solitaires et tragiques, les criminels, les flics ripoux, les femmes fatales, les humains corrompus comme par les curs purs et les ambitieux honorables. Point n'est besoin d'attendre The Social Network de David Fincher, dont le héros véridique, le jeune, génial et très secret créateur de Facebook révolutionne la manière de communiquer mais trahit ses amis (Eduardo Saverin). La trahison n'est pas l'apanage de l'ordinateur, mais on peut estimer que l'ordinateur modifie le mental. Je sors émerveillée d'un autre film Inception de Christopher Nolan, basé sur la possibilité (fantastique) d'une intercommunication des inconscients. C'est ainsi que Dom Cobb peut s'approprier les secrets les plus précieux et les plus enfouis d'un individu en lui volant son inconscient pendant qu'il rêve. Mais il peut plus et mieux encore : il peut greffer chez l'autre un souvenir et, à travers cet implant, générer une idée qui entraînera un changement important de comportement, un bouleversement de la vie de cet individu.
Pour réaliser ces interventions chirurgicales sur l'inconscient de l'autre, Cobb le plonge et se plonge lui-même dans les eaux de l'inconscient en provoquant le sommeil et en sollicitant des rêves au cours desquels il traque l'inconscient de l'autre; mais lui-même se trouve piégé par ses propres souvenirs et ses fantasmes. L'interconnexion des inconscients suppose chez Cobb la maîtrise du processus primaire, mais c'est un processus primaire gouverné par une idée fixe, consciente : il s'agit de parasiter avec un élément étranger l'autre inconscient et d'en modifier la structure et le fonctionnement. Nous nous trouvons bien sûr fort éloignés de la scène analytique, de la talking cure, même si les scènes de " chasse " inconsciente ont quelque chose à voir avec la première neurotica de Freud, les études sur l'hystérie et son traitement par l'hypnose. Si on réfléchit bien, la notion de greffe est déjà engagée dans le processus analytique, explicatif, destiné à réduire le symptôme. Et si on accorde à ce processus " analytique " sa part normale d'erreur, nous ne sommes pas très éloignés du concept de greffe d'inconscient. Ne sommes-nous pas tous, si nous sommes passés par une psychanalyse, des greffés, notre psychanalyste n'a-t-il pas, par ses propres projections, par son contre-transfert, contaminé notre inconscient avec le sien, avec une partie du sien ?
En somme nous assistons, sous l'impulsion des ordinateurs, des réseaux et des nuds, et dans le mouvement général, mondial, de déréalisation de l'économie par les Marchés, à une mutation de la " psychologie ". Or nous savons bien que la littérature, entre autres expressions artistiques, ne serait rien sans la psychologie. Des Frères Karamazov à Madame Bovary et à Marcel Proust, en passant par Colette et V. Woolf, par Borges, Silvina Ocampo et Edgar Allan Poe, et pourquoi ne pas nommer aussi Galdós, Carmen Martín Gaite, Muñoz Molina et Madame de La Fayette, c'est toute la littérature qui est psychologique, hantée par les sentiments, les conflits, les amours, les jalousies, les perceptions instinctives ou intuitives et, bien entendu, les souvenirs d'enfance, les souvenirs-fantasmes, les conflits de parenté, les romans familiaux, etc. Le moi insaisissable et innombrable est le grand moteur, la grande énigme, le grand pousse-à-écrire des littérateurs, quant aux " analystes " des uvres littéraires, ils les côtoient et les cultivent (nous le savons de reste) avec la gourmandise, l'intérêt indiscret de la commère, du coiffeur, du médecin et du psy.
Qu'est-ce qui change finalement ? L'esthétique, la forme, le style, la fonction narratrice ? Au même moment où je découvre Inception, je lis Edmundo Paz Soldán, Los vivos y los muertos, et je pressens quelque chose de neuf là aussi qui tient à cette interconnexion des vies intérieures, comme si les " mois " n'étaient plus opaques, n'opposaient plus de résistance au spéléologue, comme s'il devenait possible de traverser les âmes, de les mettre en réseau et de les lire sans rencontrer les doutes habituels, les lacunes (familières à nos pratiques) des Narrateurs impersonnels. La croyance (la foi) en un inconscient explorable mais toujours mystérieux, qui garde de l'indéchiffrable, qui se maintient inconscient, résistant, semble aller de pair avec un certain réalisme : le processus primaire est la contrepartie du processus secondaire, le principe de plaisir est le revers du principe de réalité et le fantasme n'est pas la réalité. Or la déréalisation emblématique du système financier et de l'avidité boursière, mais aussi de la vie en réseau correspond à une conception autre de l'inconscient, celui-ci devient exploitable et programmable, perméable à la gestion et il est placé en réseau, interconnecté.
Dans Los vivos y los muertos, les itinéraires intérieurs de chaque personnage sont minutieusement interceptés par le personnage blogueur d'Amanda dont l'activité narratrice se découvre au dernier chapitre. Il y a, je ne peux le nier, une allégresse qui nous surprend, à la sortie du film, ou lorsque nous refermons le roman. À quoi est-elle due ? Un faux souvenir qui le rend infiniment heureux et qui va changer le cours de sa vie est greffé par Cobb dans l'esprit de Fisher, le morbide complexe paternel de Fisher est pulvérisé, oublions l'enjeu capitaliste de cette " inception ", le fils est allégé, comblé, heureux, sa vie lui appartient. Il en va de même pour Cobb, il a déposé dans les eaux de l'oubli sa culpabilité, pour lui aussi tout recommence. On peut donc trafiquer l'inconscient, alléger sa poix, sa matière visqueuse qui nous fait balbutier et trébucher, les vieux complexes éculés qui nous empêchent de vivre. Énorme entreprise qui exige une hypnose profonde, à mille lieux du niveau de l'hypnose de Charcot, Breuer et Freud. Et le résultat de cette plongée en eaux profondes qui peut entraîner la mort ou la perte de l'esprit ou le vieillissement accéléré n'est pas une prise de conscience des matériaux pathogènes à l'origine des symptômes MAIS l'éradication des complexes et des souvenirs parasites qui nuisent à la plénitude de la vie. C'est une purge d'inconscient; on introduit dans l'inconscient l'outil atomique, le rayon laser qui va éliminer le poison intérieur (la culpabilité) ou remplacer le souvenir pathogène par un montage mnésique conforme au désir ou à l'intérêt le plus intime, secret, profond du sujet " opéré ".
Impossible de ne pas évoquer la scène analytique, mais c'est pour en éloigner aussitôt les tentations. Car l'inconscient est devenu un espace virtuel, dont les singularités secrètes se perdent dans le réseau. Pour changer la vie, changeons d'inconscient, opération périlleuse qui accrédite malgré tout l'invention freudienne mais qui la dépasse par ses moyens techniques (une Odyssée de l'inconscient) et par son projet radical. L'allégresse que nous ressentons est celle de croire que nous pouvons tout entreprendre, il suffit d'envisager sa vie et de concevoir la réalité et la psyché sur le modèle d'internet, de travailler pour les rendre tous trois conformes au rêve d'internet. Libération ! Nous cessons d'être les proies de la malédiction thébaine, nous immergeons à jamais les Labdacides dans les eaux du Léthé. Nous sommes des triomphateurs, des gagnants héroïques ! Et non des " loosers " émouvants, tragiquement empêtrés dans leurs conflits. Fin de la Tragédie !
C'est bien aussi le projet de Los vivos y los muertos. Même Odyssée de l'inconscient dont l'héroïne blogueuse, Amanda, sort triomphante et vivante envers et contre la malédiction de la ville, Madison, cette Thèbes dont elle esquive les dangers en se créant, par le blog, une configuration où elle se déplace, qui lui sert à se délocaliser, à changer d'espace. Amanda s'évade, grâce au réseau internet, de l'assignation à mourir de la ville réelle. Amanda choisit le réseau qui devient sa planche de salut contre la programmation mortelle de Madison, contre sa propre fatale programmation inconsciente (et génétique).
Amanda, comme Cobb, échappe au funeste destin des Labdacides. Cette prouesse contre-nature, contre le destin des pulsions et des romans familiaux, contre le destin inconscient (génético-psychique) a en effet besoin du réseau. Cobb se met en réseau avec l'inconscient de Fisher et arrive, grâce au réseau, à détruire son propre fantasme de culpabilité, de même qu'il parvient à remplacer le fantasme ou le souvenir-fantasme morbide de Fisher par un autre, apocryphe, qu'il lui greffe. Double opération chirurgicale sur les programmes inconscients, on remplace un programme ou on détruit un programme EN se mettant en réseau. Le réseau est la réponse aux difficultés de la vie ?
Un des effets du réseau est l'annulation des frontières entre les inconscients; les intimités deviennent connaissables, les programmes inconscients deviennent lisibles, prévisibles, déprogrammables dans certains cas.
De cet allègement vis-à-vis de la programmation inconsciente, de cette puissance mathématique et archéologique à lire les programmes subjectifs individuels naît (pour le lecteur ou le spectateur) une griserie, une provisoire allégresse. Nos tragédies personnelles nous semblent, subitement, surmontables. On arrête le film de nos vies, on en change le cours. Créon meurt et Tirésias court vers la chambre funéraire d'Antigone et la sauve avant qu'elle n'ait eu le temps de s'étrangler avec son écharpe, de répéter le programme hérité de sa mère Jocaste.
L'art cesse d'être, comme on le croyait jusqu'à ce jour, une auto-expression, croyance qui a motivé, peut-être, notre exploration analytique des textes littéraires; l'art (selon John Cage) est une auto-altération, et les analystes ou les " critiques " supposés découvreurs de secrets enfouis sous (dans) la lettre des textes ne découvriront en fait que les écailles, les squames d'un inconscient en reprogrammation et déprogrammation permanentes.
En profond accord avec l'environnement en réseau d'internet, je tiens pour négligeables subitement mes assignations généalogiques, ma programmation subjective. Je suis heureuse, je marche ivre dans les rues de la ville, j'aspire à me retrouver bientôt en tête-à-tête avec mon ordinateur pour me plonger dans internet comme dans les eaux bénéfiques d'une Fontaine de Jouvence. Subitement je parviens à une portion du quartier où les magasins, les voitures et les écoles sont en flammes, les balles sifflent, des gaz incommodes sans doute répandus par les forces de l'ordre m'étouffent, le bitume est en train de fondre, les conduites d'eau explosent, les édifices autour de moi commencent à s'effondrer, je suis bousculée par des foules contradictoires qui marchent les unes contre les autres,
banlieues françaises en 2005
altermondialistes de Copenhague en 2007
étudiants d'Athènes en 2008
ouvriers des usines chinoises en 2010
Je ne pourrai jamais gagner la gare RER de Villiers-sur-Marne, je ne pourrai jamais rejoindre mon appartement, mon ordinateur, c'est la faute à la réalité, aux pauvres, aux jeunes, à ce qui reste encore de la classe ouvrière, aux mineurs boliviens, aux métallurgistes, aux dockers, aux cheminots, à toute cette matière humaine et viscérale que les États ont la tentation de reléguer au second plan de la zone euro, de la zone dollar, yen, de la Bourse, des marchés, de l'économie virtuelle mondiale.
La logique financière est l'autre côté, le côté diabolique de la toile, la face d'ombre de l'utopie enivrante du réseau. Faudra-t-il détruire les villes, ne garder de la civilisation que l'électricité pour pouvoir se brancher et rêver ?
Du talent et de la bêtise en littérature
Michèle Ramond
Université Paris 8
L'observation et la description de la mort d'une mouche ordinaire dans la dite " petite maison " qui jouxte sa maison de Neauphle-le-Château, par Marguerite Duras, est un fleuron de son livre Écrire, or ce fleuron fut la risée d'une certaine critique qui a salué là un sommet de la bêtise en littérature. On peut à juste titre se demander en quoi ces belles pages sur la mort d'une mouche ordinaire sont plus bêtes que les belles pages de Proust su la madeleine de tante Léonie d'autant plus que la mort de la mouche ouvre le texte de Duras sur le monde, ses atrocités, ses malheurs, ses injustices et ses guerres. Plonger dans le monde à travers l'observation empathique d'une mouche agonisante et de son vol affolé qui ressemble à une écriture illisible sur les murs blancs de la salle est autre chose que plonger à travers la saveur et le parfum d'une madeleine imbibée de thé chaud dans les profondeurs de son moi. On peut dire que Duras au lieu de s'immerger dans son moi émerge du fond de son être et accède à toute la douleur du monde. Serait-ce ce hiatus, cette apparente distance entre la mouche et le monde, entre l'agonie d'une mouche et les malheurs ou douleurs du monde, qui relèverait aux yeux du bon sens critique de la sottise ordinaire (ordinaire comme la mouche) ? Alors que la madeleine mouillée de thé chaud nous reconduit avec délicatesse, comme naturellement, sans saut abrupt, aux parfums d'antan et à la chambre de tante Léonie revisités comme au télescope dans les soubassements du moi, et sauvés ainsi de l'oubli ?
La critique cependant ne se limite pas au reproche, elle ose avancer l'argument de la bêtise, le défaut du texte de Duras ne tient pas à son style mais à l'erreur d'un rapprochement incongru ; la madeleine peut faire office de télescope introspectif, permettre à Proust d'accéder, sans que sa volonté y soit pour quelque chose, à un stade de son moi très ancien, très éloigné de son présent, il n'y a là aucune inconvenance, aucune faute de goût, par contre la mouche mourante ne peut, sans bévue de l'observatrice occasionnelle, sans artifice immédiatement décelé, transporter celle-ci aux douleurs du monde. On se trouve placés en face d'une énigme que nous propose la Sphinge Littérature. La critique faite à Duras en effet pose la question du bon goût en littérature et de l'intelligence du propos, de la pertinence du texte littéraire. De toute évidence ces qualités furent refusées au texte sur la mort d'une mouche en raison d'une inadéquation entre le motif et ses résonances, motif vulgaire et résonances politiques. Prétention idéologique là où il n'y aurait au mieux que de l'intérêt miséricordieux mais inapproprié pour un sujet et une mort tous deux sans importance, dépourvus de la qualité requise pour mériter quelque hauteur de vue que ce soit. Bêtise donc, par manque de discernement, par prétention, par émotion non maîtrisée, par association inadéquate. La madeleine au contraire joue sur des associations affines, on reste dans le domiciliaire, le familial, l'intime, il y a accord harmonieux entre le motif et toute sa chaîne associative qui à juste titre nous émerveille et nous émeut aujourd'hui encore. Le procès fait anciennement, au moment de sa parution (1995), à cet épisode d'Écrire ressemble donc à un jugement esthétique qui stigmatise l'outrance, la disproportion entre l'importance de l'affect et son insignifiante source, l'apparent oxymore d'une vile mouche qui concentre et rappelle toute la misère humaine et ouvrière, la famine, l'occupation nazi, toutes les souffrances et les exactions subies par les peuples, et aussi, et en même temps, comme si ces deux choses allaient de pair, qui transmet la détresse d'une écriture affolée (celle de la mouche) dont le message ne nous parviendra jamais sauf à imaginer que M.D. S'en fait dans Écrire, par identification, la messagère.
La bêtise de l'écriture n'est autre que l'incompréhension qu'elle rencontre et qui tout bêtement la tue.
Le procès de bêtise fait à telle ou telle écriture est dans bien des cas un procès d'incompétence fait à l'écriture des femmes. Peut-être a-t-on pensé que ce déferlement d'affect honorant une mouche était dû à l'alcool, ou à cette condition de femme non conforme qui déjà avait valu à Duras quelques rejets comme, en 1980, celui de sa candidature à l'Académie française, puisqu'on jugea qu'elle n'était pas une personne " convenable ".
Un autre cas intéressant pour notre réflexion est celui de la réception en Espagne du premier récit publié (1954) de Carmen Martín Gaite, El balneario. La critique ne porte pas ici sur la bêtise mais sur le défaut (supposé) de construction de ce petit chef-d'uvre conçu en deux parties très contrastées voire contradictoires. La critique reprocha longtemps au texte sa seconde partie qui selon elle détruisait l'effet de fantastique de la première partie. Deux parties en effet se répondent, brouillant les repères d'une lecture habituée au cloisonnement des genres littéraires. Dans la première partie une narratrice sans nom, que l'on devine jeune, raconte son arrivée en autobus à un Balnéaire isolé dans la montagne en compagnie d'un homme, un certain Carlos, dont on ne connaîtra jamais la vraie identité. Le Balnéaire, l'allée qui y conduit, les façades symétriques, l'hôtel, la chambre, les couloirs en enfilade, le jardin de derrière, le pont, un vieux moulin en ruines, les curistes, les chuchotements, le comportement de Carlos, tout est pour la narratrice motif de désarroi, de trouble et d'inquiétude jusqu'au moment où, pénétrant dans le jardin, la nuit venue, à la recherche de Carlos, elle rencontre un effrayant cortège funèbre qui met fin de façon abrupte et haletante à son récit. Incertains de la suite de l'aventure, pensant peut-être morte l'héroïne de ce récit interrompu, on entame alors la lecture de la deuxième partie. Changement tout relatif de décor puisque nous sommes introduits par un narrateur impersonnel dans une chambre d'hôtel, dans un Balnéaire perdu entre des montagnes, où une dame mûre, Mademoiselle Matilde, est en train de faire un cauchemar pendant sa sieste, il semble qu'elle ait rêvé d'un certain Carlos qui aurait provoqué ses cris affolés puis son brutal réveil. Sous sa fenêtre ses amies l'attendent pour jouer aux cartes comme toutes les après-midi. La moiteur un peu fétide de la chambre, l'ennui, la mauvaise digestion, la lassitude ou le spleen léger de la femme vieillissante que l'on devine dotée encore de quelque attrait moyennant toilette et maquillage composent un tableau intime en contraste spéculaire avec la première partie car les motifs principaux sont conservés mais bouleversés par le passage subit du temps. Ce que les critiques semblent ne pas avoir saisi. Selon la classification et la catégorisation habituelles des genres littéraires, c'est-à-dire sous l'influence du canon, on a défini comme'fantastique' la première partie de la nouvelle et comme'réaliste' sa seconde partie, on a regretté l'intrusion de la mature Mademoiselle Matilde et de son cauchemar érotique qui interrompent ou dérangent le charme inquiétant de l'arrivée au Balnéaire d'une jeune femme désorientée, guettée par un danger venu du compagnon et du jardin.
Mais changeons de préceptes ou plutôt oublions-les et nous verrons apparaître le plus grand effet de fantastique non pas dans la première partie dont le familier-inquiétant est assez convenu, conforme au style des maîtres les plus influents, à celui d'Edgar Poe ou d'Horacio Quiroga entre autres, mais dans l'entre-deux, dans le hiatus qui se creuse entre un univers fantastique somme toute normé (la jeune femme vampirisée, devenue la proie à la fois d'un homme discourtois, évasif, au statut incertain, et d'un lieu hostile, carcéral et même sépulcral) et le vécu monotone, routinier, d'une femme mûre et de bonne condition, qui fait une cure dans un établissement thermal où certainement elle s'ennuie, et où elle a le temps de faire le bilan de sa vie, en Espagne, pendant les années triomphantes du franquisme. Les rapports implicites qui se nouent entre la jeune femme narratrice anonyme de la première partie et la dame mûre et dotée d'une identité mais à qui est retirée la fonction narratrice de la seconde partie sont foison ; c'est dans ce basculement d'une chambre dans l'autre, d'une femme dans l'autre, d'un Balnéaire dans l'autre, dans cet effet de miroir, dans cette identité féminine écartelée, guettée à la fois par la neurasthénie, par la folie et par la mort, dans cet érotisme diffus, cause de tentation, de refoulement et d'effroi que se situent l'intérêt de la nouvelle et son plus grand effet d'étrangeté, comme le malaise indéfinissable et prolongé que sa lecture éveille. Une fois de plus, semble-t-il, c'est d'une disjonction que naissent l'incompréhension et le jugement dépréciateur et jusqu'à calomnieux de la critique : disjonction entre la vision d'une mouche ordinaire en train de mourir et la subite submersion par les plus grands malheurs du monde que l'écriture de Duras plaint et dénonce à travers les sursauts de la mouche en agonie ; disjonction entre deux versions féminines du Balnéaire, qui s'emboîtent pourtant indéfiniment l'une dans l'autre. Qui rêve et de qui ? De quelle lassitude est composé l'être au féminin, de quelle ambition déçue, de quel désir insatisfait, de quelles terreurs est-il habité quand la jeune femme ou la jeune fille prépare déjà la femme mûre et solitaire, ou quand la femme mûre et solitaire contient toujours dans son intimité la jeune fille qui la précède dans le temps ? Et c'est là pourtant, dans le lieu délicat, interstitiel, où se réfugie l'infinie réversibilité du texte et où s'élabore le mystère de l'être au féminin et du féminin-écrit, que la profane critique verra de la bêtise ou qu'elle repèrera de l'imperfection.
Il y a donc une rupture dans les vingt-quatre heures de la vie d'une femme dont la dualité incompréhensible désoriente le lecteur critique du Balneario, comme il y a une rupture entre le spectacle de la mouche mourante et la profondeur humaine de ce que celle-ci inspire, dans le secret de la fabrique littéraire, à Duras. Chaque texte à sa façon, celui de Martín Gaite et celui de Duras, entame une interrogation sur le cours habituel des jours et découvre des signes qu'il s'efforce de lire et de transcrire. Tant Marguerite à une époque où son statut d'écrivain était établi et reconnu, que Carmen jeune au moment de son entrée officielle en écriture ont pris intérêt à la zone d'inconnu qu'il y a dans l'autre-que-soi, dans la mouche qui à l'heure de sa mort écrit un texte illisible, aussi illisible peut-être que celui de M.D., et dans la femme d'un certain âge toute concentrée sur la vie qui passe, sur ses désirs, ses regrets et ses doutes. De ce décalage entre soi et l'autre-que-soi naît l'effet d'étrangeté pris pour incompétence d'auteure débutante ou pour bêtise ponctuelle d'auteure confirmée, mais souvent moquée par des railleries du genre " Marguerite Durasoir ". Chercher le sens primordial de ce que l'on ne connaît pas n'est pas le fort des critiques au moment où ils abordent des uvres de femmes. Or cette recherche est souvent ce qui soutient l'écriture des femmes et leur donne ce charme si particulier et déroutant. C'est lorsqu'elle décide de faire le ménage dans la chambre de sa bonne qui vient de quitter la maison (La passion selon G.H. de Clarice Lispector) que G.H. découvre d'abord un espace blanc et nu aux antipodes de l'appartement qu'elle habite, puis les signes laissés là par cet être étranger, la bonne, dont elle ne savait rien jusqu'à présent et, peu de temps après, le cafard antédiluvien qui sourd de l'armoire vide de la bonne et qui inspire à G.H. répugnance et terreur jusqu'au moment où elle le consomme et où elle découvre à travers lui, au-delà de lui, la réalité jouissive du monde, une réalité d'elle ignorée, qu'elle adore désormais dans un chant-écriture aux tonalités mystiques. À la différence de G.H., captivée et comme sauvée ou convertie (il s'agit bien en effet d'un salut d'ordre presque religieux) par la révélation de l'autre, la critique genrée,'masculine' par ses préjugés anti-femmes, bien souvent ne cherche pas à comprendre et encore moins à aimer les liens incompatibles, si fréquents dans les textes des femmes, à l'origine de l'effet de fantastique et d'étrangeté de leurs écritures, comme ces liens subtils entre la danse de mort de la mouche et une écriture qui sort de la maison et qui accède aux malheurs du monde, ou comme les liens secrets entre la vie intérieure de la femme mûre et probablement'vieille fille', puisqu'on lui donne du " Mademoiselle ", du Balneario et l'intimité angoissée de la jeune fille qui la précède dans ce ventre à la fois matriciel et inhospitalier d'un balnéaire où la féminité s'égare et se consume.
L'héroïne de Lispector, la mystérieuse G.H., dont la voix narratrice couvre celle de l'auteure et lui sert d'émissaire, s'enivre de ce qui justement ne lui ressemble pas, se modifie comme au cours d'une lente métamorphose en se perdant dans la chambre blanche et aveuglante de la bonne si différente d'elle-même et si inconnue d'elle, puis en découvrant avec autant d'écurement que d'horreur le cafard qui peu à peu l'introduit à une réalité d'un autre ordre qu'elle se met à adorer en lui dédiant son chant et en lui consacrant son uvre. " J'adore " dit-elle. L'écrivaine dans la petite maison, seule avec la mouche affolée en train d'écrire sa mort dans une danse d'agonie qui ouvre le texte d'Écrire sur toute la souffrance méconnue ou négligée du monde vit une expérience du même ordre, expérience mystique autant que philosophique et politique, expérience de sortie de soi et de découverte d'une réalité autre, celle de l'univers qui nous dépasse. Et la jeune femme narratrice, double de l'auteure, qui rejoint au plus profond de son angoisse, dans cette nuit terrible d'un balnéaire perdu parmi des montagnes hostiles, le spleen sans solution, la petite détresse ignorée de la femme mûre sans descendance ni mari est aussi une variante de ces liens incompatibles qui projettent le sujet dans l'autre : autre monde, autre réalité, réalité d'un autre ordre, autre absolu impossible à représenter autrement que par des anti-soi, des êtres vulgaires subitement révélés fabuleux ou mythiques, la mouche dans la petite maison (qui est aussi la maison des fous), le cafard sorti de l'armoire de la bonne, la vieille demoiselle mélancolique et solitaire, qui inspire au groom une petite répulsion, où s'égare fabuleusement la jeune femme que l'angoisse déjà taraude dans ce texte qui ouvre le passage à une uvre immense. Carmen Martín Gaite d'ailleurs ne rend-elle pas un hommage détourné à La passion selon G.H. (1964) de Clarice Lispector dans son roman de 1978, El cuarto de atrás ? Ce roman très introspectif, écrit dans un style autobiographique, débute par la rencontre épouvantée de l'héroïne-narratrice, dans le couloir sombre de son appartement, avec un cafard qui ne jouera pas qu'un mince rôle puisque bientôt remplacé par un visiteur impromptu, l'homme au chapeau noir, il permettra la longue conférence au sommet de la narratrice avec son inconscient, cet autre que le travail d'écriture réveille et mobilise. De ce roman généralement accueilli avec condescendance par la critique qui n'ose pas trop mettre en doute les qualités d'une écrivaine désormais célèbre et internationalement reconnue, on a souvent dit qu'il n'était pas un roman, en tout cas pas le meilleur de Martín Gaite. Or nous pouvons penser que le cafard y est pour quelque chose puisque c'est lui avec son avatar humain, l'homme au chapeau noir, qui va engager l'écriture sur la voie d'une rencontre avec la part d'ombre du texte. D'abord se souvenir de la pièce de derrière pendant l'enfance où jouaient deux fillettes, la narratrice et sa sur, puis de la perte de cette pièce fabuleuse pendant la guerre de 1936-39. De cette pièce qui est celle du jeu, de l'invention et de l'innocence il reste pourtant quelque chose, un buffet de châtaignier à présent dans la cuisine d'où sort sans doute le cafard et où la narratrice doit retourner pour chauffer l'eau du thé qu'elle sert à son nocturne visiteur. De fil en aiguille une remémoration incontrôlable se produit sous nos yeux, parole adressée au visiteur, réversible en écriture adressée au lecteur, convaincus l'un et l'autre d'être admis dans l'intimité secrète de l'auteure. Illusion sans doute. On se demandera pourquoi cette fable qui a son origine dans la rencontre de la narratrice avec un cafard a pu déconcerter la critique. Seuls les grands amoureux de l'uvre, ses chercheurs patentés ou discrets, se sont montrés réellement enthousiastes d'un texte qui semble nous en apprendre beaucoup sur l'auteure. Ce serait là son mérite mais surtout sa faiblesse, la " facilité " littéraire de cette fiction-qui-n'en-serait-pas-une se trouvant compensée par l'intérêt des informations dont les biographes pourront se saisir. Disons ouvertement les choses : pour la critique la faiblesse du Cuarto de atrás par rapport aux autres romans de Martín Gaite serait que l'auteure semble bien s'y dévoiler tout en voulant donner au texte les apparences de la fiction, l'auteure en quelque sorte nous aurait bernés en nous privant d'une clé de lecture sûre : serions-nous captifs d'une fiction qui dissimule (mal) une confession, ou même une auto-analyse, ou au contraire intéressés par une anamnèse qui reste pour une grande part fantaisiste et fictive ? Ce qui pose problème à la critique c'est, on le perçoit bien, la nature ambigüe d'un texte à la frontière de deux genres inconciliables, c'est sa nature métissée, ni totalement une fiction, ni totalement une autobiographie, c'est même sa nature trompeuse dont on n'hésite pas à critiquer la facture : une auto-analyse maladroitement déguisée en fiction ou (seconde version d'un même désaccord de principe) une tentative romanesque qui aurait du mal à dissimuler les sources autobiographiques où elle s'approvisionne par panne d'inspiration. Ce fut déjà, si nous y songeons bien, le reproche fait au Balneario. Entre la première partie de ce récit et sa seconde partie il y avait inadéquation et maldonne, l'effet de fantastique du début se trouvant détruit par le réalisme de l'épilogue. La critique demeure insensible au charme secret de l'équivoque, de l'entre-deux, de l'indécidable, propre aux créations qui échappent aux consignes du canon littéraire, la critique veut être sûre du territoire qu'elle explore et il se trouve que les créations des femmes se jouent des frontières avec l'effronterie inventive de l'enfant ou du fou. L'héroïne du Balneario n'est ni la jeune femme de la première partie du récit, ni la vieille demoiselle de la seconde partie, mais une figure composite et inquiétante qui parle bien du trouble des femmes, de celui qu'elles ressentent et vivent quotidiennement dans leur for intérieur, de celui qu'elles introduisent dans le genre romanesque, un trouble lié à la condition sociale et historique des femmes et qui affecte toute la perception, celle des sexes, des rôles, de la réalité, en un mot du monde et de la vie. La critique fondée sur les démarquages anciens, séculaires et sclérosés, étiquetages des genres littéraires, singularités définitivement reconnues et établies des auteurs, se trouve déconcertée par ces textes glissants dont l'apparent inachèvement est attribué au sexe (faible) des auteures. Il en va ainsi pour ce roman de 1978 dont on regrette le propos indéterminé, brouillé, indécis, comme si cette facture aléatoire, flottante et déstabilisante révélait une incompétence de l'écrivaine en perte de puissance créatrice à une période qui correspond d'ailleurs aux débuts de la transition en Espagne.
Or personne n'attribuerait à la madeleine de Proust la moindre velléité de facilité littéraire, là tout est luxe et volupté et le parfum de la madeleine trempée dans le thé nous conduit tout naturellement, sans artifices, à un plaisir d'enfance que la mémoire consciente avait perdu et que la madeleine peu à peu, suavement, restitue enrobé des détails les plus émouvants et tremblants. Aucune suspicion n'entache le plaisir que suscite ce morceau de bravoure, même si une version antérieure nous apprend que la madeleine de la tante était dans la réalité vécue (mais y en a-t-il une?) la biscotte du grand-père. On admet donc ici avec une éternelle admiration que la fiction se mêle, sans préjudice pour le texte, à la réalité vécue au moment où l'auteur narrateur visite le temps perdu et croit reconnaître dans leurs fragiles éclats ses plus infimes singularités. Ce n'est d'ailleurs pas sa mémoire vacillante que l'on reproche à Carmen Martín Gaite, ni les probables inexactitudes d'un récit supposément autobiographique, déformé par le souvenir, le reproche de la critique touche à la zone sensible de la fabrique littéraire comme si, dans sa sévérité, elle avait le pouvoir de percer les mystères et d'évaluer la qualité de l'inspiration. La grande différence entre (si j'ose dire) le cafard et la madeleine c'est que le cafard, celui de Carmen comme celui de Clarice, n'a pas réellement pour fonction d'aider le sujet à remonter le cours du temps perdu, de son temps perdu, au contraire pourrions-nous dire, la petite bête amène le sujet à se dessaisir de lui-même, à se libérer de sa temporalité identitaire. Les modalités de l'une et l'autre écrivaine certes sont différentes, G.H. sort littéralement de soi, de sa maison, de ses repères personnels, elle se vomit, elle vit une souffrance, une passion, et elle accède à un ordre de réalité autre qui déborde de toute part l'instance subjective du moi et sa sphère d'influence. C'est comme si G.H., dépossédée de son moi, accédait au vaste univers et s'y fondait dans un élan d'adoration dont le texte recueille le chant. L'héroïne-narratrice du Cuarto de atrás, sur un mode moins mystique se dessaisit d'elle-même selon un procédé parallèle : si elle se rapproche de l'auteure, en adoptant ou en mimant le protocole autobiographique, c'est pour mieux se perdre et nous perdre dans le labyrinthe d'une fiction équivoque et trompeuse. L'histoire sentimentale de l'homme au chapeau noir vient en effet brouiller toutes les cartes, les personnages qui hantent la mémoire retrouvée se dédoublent en d'autres figures où cette mémoire ne se reconnaît plus, et s'il y a bien de l'autobiographie dans ce récit il s'agit d'une remontée du temps désorbitée, qui sort de l'orbite du moi et qui échappe à la fascination que le moi exerce sur les écritures introspectives. Le texte du Cuarto (comme celui du Balneario) a dérouté la critique : l'expertise normée a détecté un manque de savoir-faire, un mélange maladroit des genres, là où l'autre subrepticement envahissait l'écriture jusqu'à provoquer l'étourdissement, le ravissement ou l'adoration du sujet.
Il conviendrait bien sûr de prolonger cette réflexion par des analyses de cas ponctuels dans l'actualité des Lettres. Il pourrait se faire que nous rencontrions des cas plus graves encore d'incompréhension, il faudrait chercher aussi du côté des textes de femmes refusés par les grandes maisons d'édition ou simplement mal lus, mis de côté, vite oubliés. L'histoire des graves malentendus créés par le diagnostic genré est loin d'être close. La littérature des femmes est sous le couperet d'une lecture critique souvent injuste. Pourtant la littérature labellisée s'inspire peu à peu des hardiesses du féminin-écrit. Je lis aujourd'hui une critique fort louangeuse de Jérôme Garcin sur Royal Romance, un roman de cet écrivain jugé trop rare qu'est François Weyergans, et je remarque ce passage de Garcin que je cite :
Faux romancier, François Weyergans a toujours excellé dans l'autoportrait romancé, l'aveu différé et ce que Georges Perros appelait'les papiers collés'. Il éparpille des morceaux de lui dans des romans bancals et glisse, dans des histoires laconiques, des images merveilleuses. Celle-ci, par exemple :'Il fallait qu'il accepte d'entrer dans sa mémoire comme dans une baignoire trop remplie et qui déborde.'
Ont-elles fait des émules les écritures féminines ? Le mélange entre la vie privée et la fiction est largement pratiqué et fort bien accueilli, on a même inventé un genre nouveau pour cataloguer ce style et lui faire passer le cap de la postérité : l'autofiction. Mais est-ce cela que la mouche vulgaire et le cafard, lorsqu'ils surgissent dans l'écriture, avaient inventé, ou est-ce autre chose ? C'est probablement autre chose, Écrire, El Balneario, El cuarto de atrás, La passion selon G.H. ne sont pas des autoportraits romancés, ne sont pas des autofictions ; si ces récits ont une forme hybride il ne s'agit pas pour eux de marier l'aveu de l'autoportrait à la liberté inventive de la fiction, leur hybridisme engage le moi mais surtout l'aliène et le transcende. L'image de la mémoire trop remplie, qui déborde quand on y entre, ne convient pas, encore une fois l'écriture-femme échappe aux modes et aux stéréotypes, il y a toujours en elle de l'illisible pour qui cherche seulement à rencontrer ce qu'il connaît déjà. On ne sait pas bien mesurer ce que l'écriture-femme fait, mais elle le fait avec persistance et
près des fenêtres et dans les airs, le bruit qu'on entend est très long et soutenu, une vraie mélodie, aussi soutenue et infinie que sa curiosité, et combien est fine son oreille, elle sait tout et elle a tout connu, d'un seul coup d'il électrique le moindre mouvement, les couleurs, l'intensité et la variété du monde, elle ne lâche jamais et gagne presque toutes les batailles mais à la différence des abeilles elle ignore la guerre civile. Car elle aime plutôt la paix, de bon gré elle vit avec les hommes, partage leur maison, hiberne dans les combles et mange à la même table mise, de tout...douceur crayeuse du liquide et noirceur de la mort...
au fait de quoi parle-t-on ? De l'écriture-femme, de la mouche ? On finit par s'y perdre, c'est bête...
Bien sûr j'ai l'air d'oublier par méprise qu'en ce qui concerne les petites bêtes, les petites bêtes plutôt même repoussantes ou répugnantes comme la mouche ou tout autre insecte volant ou rampant inspirant dégoût et terreur, le cancrelat, la blatte, le cafard...le pionnier ce ne sont pas les littératures des femmes mais Gregor Samsa : La Métamorphose de Kafka imaginée en 1907 est écrite en 1912. Loin de moi l'idée à présent d'explorer ce récit de Kafka, mais remarquons au moins que Gregor, honnête employé et bon fils qui fait vivre sa famille par son travail et ses sacrifices, en devenant cancrelat met en lumière la vilenie de son entourage familial, découvre ou nous fait découvrir la tristesse de sa vie dont une mort presque sans souffrance à la fin le délivre. " J'adore " lui est interdit, il ne goûtera pas aux joies du printemps qui arrive, il ne sentira pas ce peu de tiédeur mêlée à la fraîcheur de l'air qui entre par la fenêtre de sa chambre où gît son cadavre tout sec, vite balayé par la bonne au grand soulagement de son père, de sa mère et de sa sur. La Métamorphose nous laisse un souvenir terriblement douloureux, en aucune façon le sentiment d'avoir vécu un transport, un ravissement, d'avoir entrevu une échappée, d'avoir été arraché à soi, à sa finitude, à son assignation généalogique, d'être parti de soi, d'être sorti de sa maison. On sort de soi, par contre, chez les femmes : c'est tout bête et sujet à censure, ou à désintérêt, ou à moquerie, on sort de soi par la cassure du récit, de son espace-temps et de sa protagoniste (El balneario), par l'irruption, dans la maison, du cafard et de l'homme au chapeau noir (El cuarto de atrás), le face-à-face avec le cafard fait vivre à G.H. une passion qui la dépersonnalise et qui la conduit au Big Bang de l'univers, le vol d'une mouche mourante révèle à M.D. son don de révolte et de ravissement.
Sortir de soi par l'écriture c'est tout bête, il fallait y penser, il fallait surtout en avoir envie ou besoin, mais c'est tellement difficile ensuite de se faire comprendre, apprécier, aimer.
Le Queer et la lettre
Michèle Ramond
Université Paris 8
Mas a minh'alma está com o que vejo menos.
Álvaro de Campos
Descolei-me de mim.
Clarice Lispector
Je décide de m'évader de mes livres qui m'espionnent partout depuis leurs étagères ou posés sur des chaises, des tabourets, des bras de fauteuil, ou couchés par terre avec des magazines et des volumes de thèses sur les littératures universelles prenant acte de toutes les théories sur l'esthétique, le langage, la sexualité, la folie, le texte et l'image depuis Aristote et Platon. Je sors de la maison pour me cultiver un peu. Et pour me reposer la tête en compagnie d'un beau film, peut-être deux. Là, au cur de Hambourg, ville hantée par le passage de Mohammed Atta, me voici plongée dans une intrigue haletante (A most wanted man) autour d'un jeune Tchétchène pisté par une unité secrète d'espionnage qui veut le protéger, elle-même surveillée et finalement piégée par les services secrets internationaux allemands et américains aux réflexes guerriers, traîtres et embusqués, unis pour la cause de l'ordre et de la sécurité du monde. Éblouie par une intrigue qu'imagina John le Carré, par le talent du réalisateur (Anton Corbijn) et par le jeu incomparable du défunt Philipp Seymour Hoffman, je me retrouve plongée dans le climat islamophobe et paranoïaque de l'été passé entre tirs de roquettes et bombardements à Gaza, et marée montante djihadiste depuis la Centrafrique, le Mali, la Syrie, l'Irak, les terres de l'écriture et du Croissant Fertile. Un été queer, étrange et surtout meurtrier avec des plages, des lagunes, des forêts et des villes éclaboussées de sang. Je décide de voir un autre film pour me reposer des émotions et des contrariétés de celui-là, la Russie terre de Dostoïevski devrait me fournir deux heures de recueillement sacré, probablement aussi de tourments intérieurs et de méditation métaphysique, je repense avec nostalgie à Tarkovsky, à son énigmatique et poignant Stalker... Le biblique Léviathan (Léviathan de Andreï Zviaguintsev) devrait faire l'affaire, dragon d'Apocalypse ou bouche de l'Enfer ou baleine de Melville ou poisson Bleu Nuit ou figure de l'État, ma dose d'évasion spirituelle et de restructuration idéologique dans les bras de mère Russie est assurée. Solide et splendide dépression, Kolia le modeste garagiste se battant contre ces moulins à vent d'un aujourd'hui scandaleusement déprimant, un État et une Église dévoyés par la toute puissance de la Finance mondiale réduite ici à une oligarchie locale corrompue alliée à une police et à une justice toutes deux au service exclusif des financiers. Ce micro-monde sur les rives de la mer de Barents est tout notre monde, journellement illustré dans les nouvelles mal commentées qui nous arrivent du monde, scandales financiers, malversations, alliances honteuses de l'argent, du crime et du pouvoir politique, menaces terroristes, pandémies à l'horizon.
Retournerai-je épuisée à la tour de Mélibée, à la chambre de Juliette, à la grotte de Sigismond, au château de Kronborg, à Elseneur, à la chambre de Petit Jaunet, au jardin d'hiver de La chambre claire, avec Eugénie à la cour du tonnelier, à la cathédrale d'Esmeralda, à l'Enfer de Dante, en Avignon avec Laure et Pétrarque, dans un certain bistro à Lisbonne ? J'hésite, je marche sur des décombres d'introductions, de conclusions et de plans, sur des journaux de la veille et de l'avant-veille, je tombe sur les Indiens Waraos du Vénézuela, dans la région du delta de l'Orénoque ; vieux de 8500 ans ils comptent parmi eux des tida wena transgenres, dotés d'un double esprit féminin et masculin, dualité qui leur facilite l'accès aux âmes des ancêtres. Je songe aux divinités woros qui hantent l'imagination du garçon Jacob dans le premier récit écrit par Roa Bastos, Lucha hasta el alba. Sauf qu'aujourd'hui, le progrès aidant comme toujours, les tida wena sont accusés de propager le sida. L'article est accompagné de très belles photos du photographe espagnol Alvaro Laiz. Voilà un très ancien peuple nomade dont les chamans transgenres deviennent, avec l'essor de l'exploitation pétrolière et du tourisme, des réprouvés. Un statut séculairement respecté dans les populations nomades ou indigènes devient aujourd'hui facteur d'exclusion. C'est l'image inversée de ce qui constitue chez nous, dans le monde moderne, et en particulier aux États-Unis, un état sociétal avancé. Nous avons tous entendu parler de Chloé ex-Wilfrid, de Marie (Marie-Édith Cypris) ex-Marc, mon regard tombe à présent sur Martine Rothblatt ex-Martin, la femme d'affaires la mieux payée des États-Unis, une chef d'entreprise visionnaire, férue d'intelligence artificielle. Elle crée Geostar puis Sirius, un système de navigation automobile, par de minuscules antennes satellites, permettant aux conducteurs de ne jamais perdre le signal radio ; elle fonde ensuite la société biomédicale United Therapeutics et lance le mouvement philosophique transhumaniste Terasem qui poursuit plusieurs objectifs scientifiques dont celui de créer un robot d'intelligence artificielle capable de cloner un être vivant, validant la faisabilité du rêve de vie éternelle. Son premier robot clone ainsi Bina, sa compagne depuis 33 ans, mais c'est à tout un système de survie et même de vie éternelle (d'immortalité numérique) auquel elle songe par l'invention de gadgets intelligents qui pénètreront dans le corps pour guérir des maladies et transformer l'organisme humain au point de parvenir à le rendre éternel. Technophile et futuriste Martine est une trans au sens le plus scientifique et utopiste du mot, par ses modifications hormonales et chirurgicales elle n'est d'ailleurs pas (selon elle) devenue une femme, tel n'était pas exactement son désir : elle s'est bien plutôt fabriqué un corps lesbien, un corps queer futuriste libéré de ses limites et de ses divisions biologiques, un cyborg très particulier où l'humain se rêve confondu avec le numérique, porté et transporté par le désir d'éternité. Futuriste technologiste elle est à tous points de vue une intergenre (une gender queer), irréductible à un des deux genres codifiés, masculin et/ou féminin, et dépassant tous les cloisonnements y compris cette frontière entre vie et mort qu'elle espère vaincre par la maîtrise de la technique et du numérique, elle est en somme une libertarienne philanthrope qui pense et qui travaille aussi dans un but humaniste. Sauf qu'un problème se pose qui nous fait penser à une démarche plus élitiste qu'humaniste : que ferait en effet l'humanité si elle continuait sur tous les continents et dans toutes les classes sociales de s'accroître par les naissances tout en vainquant les maladies et la mort et en accomplissant ce rêve techniciste d'immortalité ? Rêve scientifique généreux qui concerne tout le genre humain ou rêve élitiste libertarien partagé par les géniaux ingénieurs de Google ou de PayPal ? La philosophie queer qui prône la liberté de genre, qui plaide par conséquent pour une refonte totale des catégories de genres et qui de fait abolit la différenciation légale des individus entre hommes et femmes, puisque les organes génitaux ne doivent plus définir notre rôle dans la société, ne franchirait donc pas que les frontières entre les catégories sexuelles traditionnelles, cette philosophie révolutionnaire tend dans les cas extrêmes à constituer un transhumanisme ; celui-ci dit bien ce qu'il est, le rêve ou plutôt même le projet déjà en marche d'un univers complètement transformé par l'intelligence artificielle et par les possibilités thérapeutiques de la nanotechnologie où une minorité d'êtres virtuellement humains accéderait à l'immortalité numérique. À supposer que cette humanité transgenre, au sens le plus vaste du terme, parvienne un jour à s'imposer, que deviendra la grande masse des humains cantonnés dans la pauvreté dérisoire de leurs organes traditionnels, asservis par leur dimorphisme sexuel ? Qui aura en charge l'économie réelle des pays et du monde, l'agriculture, l'élevage, l'élaboration des produits nécessaires à la survie, la distribution, l'instruction élémentaire, la santé, la police, les transports, l'armée, le traitement des eaux, le recyclage des déchets, la fourniture de l'énergie... et qui dans les Silicon Valley du monde ouvrira la voie à ces vision d'avenir, ces innovations transhumaines vouées à dépasser rapidement la puissance du cerveau humain et les espérances de vie de tant de corps rivés à leurs organes, et à fabriquer des humains transhumains, totalement et exclusivement trans ? À l'horizon de ce projet qui n'est plus seulement une utopie (et s'il était encore une utopie celle-ci n'en serait pas moins l'annonce d'un changement radical dans les pratiques humaines pour les années à venir) je vois se dessiner un état du monde où les inégalités liées au sexe (les inégalités entre les hommes et les femmes étant les plus criantes et à la base de toutes les autres injustices et discriminations) se déplaceraient insensiblement vers une totale refonte des catégories humaines. Les bénéficiaires de ce remaniement sociétal serait une minorité d'élus : les chantres de l'immortalité numérique et la petite société technocratique consacrée au prolongement de la vie. Les laissés pour compte seraient la grande masse des autres humains, tous sexes confondus. Et je ne serais pas étonnée que l'écrasante majorité des transhumanistes soient des hommes, et même plutôt des hommes narcissiques, ce qui ne signifie pas que le narcissisme ait quelque chose à voir avec le dimorphisme sexuel. Il est vrai que le fait même de télécharger (ou de pouvoir le faire) nos interviews vidéo, nos photographies, nos tests, nos examens cliniques, nos textes, nos livres, nos commandes par internet, soit l'intégralité de notre vie numérique, nous donne déjà à tous l'idée de ce que pourrait être une survie numérique en l'absence de corps et d'organes et bien sûr d'organes génitaux. L'utopie d'une immortalité transhumaine s'enracine dans cet empire croissant de l'existence numérique, mais ce qui nous intéresse surtout en ce moment c'est de constater que l'importance croissante prise dans nos vies par le numérique correspond absolument dans le temps avec la montée en puissance de la philosophie queer, avec les controverses qu'elle soulève mais aussi avec le prestige qu'elle acquiert dans les esprits, sauf dans les esprits récalcitrants ou réservés considérés, parfois avec raison, comme réactionnaires. Mais ces homologations sont loin d'être uniformément valables ou pertinentes car si la philosophie queer semble surgir des mouvements FtM, ce qui conforterait plutôt mon impression d'une coïncidence entre transhumanisme, vie numérique, narcissisme masculin et queerisation de la société, je dois bien admettre que l'importance prise de plus en plus par la vie numérique interfère par ailleurs avec la dénonciation, dans nos sociétés, de la domination masculine, du patriarcat et de l'hétéronormativité, et avec l'expansion (relative malgré tout) des génitoplasties féminisantes destinées à mettre fin aux souffrances des sujets masculins qui se vivent'femmes'. On voit par là que cette queerisation des murs évolue bien en parallèle avec la montée en puissance de la vie numérique mais qu'elle n'est pas obligatoirement complice d'une oligarchie libertarienne. Et pourtant l'être vivant fluide que propose dans ses meilleurs moments la philosophie queer n'est pas sans rapport avec l'idéologie libérale et son culte de la flexibilité et de l'adaptabilité : un être vivant librement guidé par son seul désir sans prison identitaire est ce que je retiendrais de plus exaltant dans cette philosophie queer dont l'alliance avec le libéralisme et le transhumanisme déjà en marche reste cependant, à mes yeux, un point d'inquiétude. À l'heure où nous sommes tellement préoccupés, dans un contexte mondial criminel, inégalitaire et misogyne, par la perte de sens du vieil idéal d'égalité et de justice, il est important de clarifier pour nous-mêmes ces positions philosophiques ; de toutes façons les conditions ne seront jamais réunies pour une tranquillité à toute épreuve de nos esprits. Il est possible que les robots et les logiciels nous volent notre travail, comme le prédit Jeremy Rifkin, mais il est beaucoup plus inquiétant que la technologie puisse un jour nous voler notre humanité en faisant cause commune avec une oligarchie libertarienne pour qui la différence des sexes ne serait plus qu'une très vieille histoire, une histoire d'un autre temps qui ne concernerait que la classe des hommes et des femmes dominés, les laissés pour compte privés à jamais de ces paradis de technologies avancées, ces îles de béatitude au milieu d'un laborieux océan de misères.
Aujourd'hui mardi 21 octobre alors que je reprends cette réflexion, très imparfaite, très boiteuse, sur le queer et la lettre j'apprends que le Cyborg, champion paralympique Oscar Pistorius, à l'issue d'un procès de plusieurs mois a été condamné à 5 ans maximum de prison pour le meurtre de sa petite amie. Certes il savait qu'en tirant 4 fois sur la porte des toilettes il avait les plus grandes chances de tuer la personne qui se trouvait enfermée dans un espace aussi exigu. Que cette personne fût un voleur ou la compagne qui vivait avec lui l'intention homicide paraît évidente dans une situation qui n'était nullement de légitime défense. Ce fait divers n'est pas sans rapport avec la grande énigme des temps modernes qui concerne le monde libertarien et ses rapports avec l'autre monde, l'infra-monde, presque underground (je pense au roman Lumpérica de Diamela Eltit), celui des hommes et des femmes limités à leurs possibilités naturelles ou vivant parfois même en dessous de ce seuil humain. Je songe au monde transhumain qui se préfigure, comme dans une fantasy de Tolkien, épris des technologies les plus savantes et sophistiquées destinées à prolonger indéfiniment la vie et à accroître les compétences humaines, et aux relations que ce monde presque surnaturel ou de plus en plus surnaturel est amené à entretenir avec l'autre partie de l'humanité, celle qui, plongée dans l'économie réelle, les difficultés de la vie routinière, les déficiences et défaillances de ses organes de naissance n'aura d'autre espérance que de survivre et mourir comme, me semble-t-il, nous faisons tous, au milieu des mille difficultés d'une existence à peine améliorée par quelques prothèses rudimentaires sans rapport avec les prothétiques tibias de Pistorius et surtout avec l'éducation transhumaine reçue depuis sa naissance par ce champion hors normes dont Mary Shelley elle-même n'aurait pas rêvé si nous songeons au triste destin de la créature de Frankenstein. Je pense à Pistorius comme au surhomme invulnérable forgé par la technologie, forcément égoïste, dont l'avènement est en cours, dans une société de plus en plus inégalitaire, à l'image amplifiée de la société d'aujourd'hui, où la plupart des hommes et des femmes sans privilèges vivront leurs limitations et leurs défaillances naturelles comme le firent les Haïtiens après le tremblement de terre qui dévasta Port-au-Prince le 12 janvier 2010, quand au milieu de la panique générale, avec 300.000 morts et 1,5 million de sans-abris et des ruines à perte de vue, on dut se résigner à amputer les blessés au lieu de réparer les fractures ; et ceux qui malgré tout survécurent au désastre, à la gangrène et à l'amputation n'ont pas reçu les prothèses du beau Pistorius. Mais ne soyons pas injustes, trop rapides dans nos impressions et nos jugements. Nous sommes bien heureux lorsque l'un de nos proches ou une personne que nous aimons ou admirons reçoit le don d'organe qui lui sauvera la vie ou la greffe qui réparera un accident, un lourd handicap de naissance. Où placer la frontière entre ce qui est simplement humain, ce qui relève des bienfaits pour tous du progrès scientifique, des avancées des techniques, des biotechniques et de la chirurgie aux fins de réparer les maladies et la souffrance des hommes, et ces visions transhumanistes partagées par une élite technophile, destinées à prolonger indéfiniment l'existence d'une exquise humanité qui vivrait au-dessus du lot commun ? Ce rêve déjà partagé par des hommes comme Ray Kurzweil, directeur de l'ingénierie chez Google, qui vient de lancer la société Calico, consacrée au prolongement de la vie, ou comme Peter Thiel, le fondateur de PayPal qui puise sur ses propres deniers (environ 3,5 millions de dollars) pour enrayer le processus de vieillissement, ne semble pas s'accommoder de la pauvreté, encore moins de la misère, en aucune façon il ne sera, avant longtemps, accessible à l'immense majorité du genre humain. Les technophiles futuristes inventent et inventeront sans fin des gadgets intelligents, franchiront toutes les limites physiques pour transformer l'organisme, mais ces visions d'avenir, ces innovations transhumanistes sont-elles à la portée du genre humain dans sa grande majorité ? Quand je pense à l'Africaine qui marche sous le soleil, un enfant plaqué contre sa poitrine, un autre sur le dos, pour aller chercher de l'eau très loin de sa maison, je ne peux éviter de mettre les avantages d'une classe immensément privilégiée par l'argent et le talent en rapport imaginaire avec les rêves émancipateurs, libertaires, insurrectionnels de la philosophie queer représentée par Martine et Bina, décidée à franchir toutes les frontières biologiques et pas uniquement celles qui coupent en deux les identités selon que l'on naît fille ou garçon. Mais en même temps comment ne pas approuver le projet queer de dénaturaliser le sexe et la sexualité ? Comment ne pas être d'accord avec cette évidence, sur laquelle insiste le projet queer, qu'il n'existe pas de complémentarité naturelle entre l'homme et la femme, que l'homme est la femme et que la femme est l'homme ? La philosophie queer ne s'oppose pas prioritairement à la domination et au dogme hétérosexuels, à l'hétéronorme, mais plus fondamentalement à toutes les forces de normalisation qui régulent le conformisme social, queer est anti-identitaire tous azimuts et plaide à l'image de Teresa de Lauretis pour un être vivant fluide, librement guidé par ses désirs. C'est bien là que le rêve queer, pour aussi stimulant qu'il soit me paraît parfois affin avec le libéralisme et les utopies libertariennes : quelle partie de l'humanité pourra se conformer à l'idéal et au projet social queers si d'abord nous ne modifions pas, par un grand retournement, les structures patriarcales de ce monde gouverné par la Finance, le Marché, le conflit, la guerre, la discrimination, la haine, en particulier la haine des femmes ? Ne faudrait-il pas, avant de jouir de la fluidité de son désir et de son potentiel érogène docile aux sollicitations de l'expérience, combattre les forces obscurantistes qui depuis des millénaires favorisent l'émergence et la domination d'une classe de privilégiés de plus en plus puissante et de moins en moins nombreuse face à une classe de dominés de plus en plus uniformisée (la classe moyenne tendant à disparaître peu à peu), de plus en plus nombreuse et appauvrie parmi laquelle on compte des milliers de déplacés, de chômeurs, de nouveaux esclaves, des cohortes d'exclus qu'aucun État, aussi démocratique fût-il, ne pourra plus secourir faute de moyens économiques et de facultés d'absorption ? Et parmi ces bannis du progrès humain dont le dépouillement de plus en plus nous alarme car il devient sans solution, on compte bien sûr les femmes sur qui s'exercent en priorité la violence et les discriminations de toute sorte. C'est pourquoi la philosophie queer que je salue comme une issue aux souffrances humaines liées au sexe, à la sexualité brimée, marginalisée ou normalisée me paraît parfois un luxe quand je songe aux malheurs de ce monde et à l'urgence encore plus grande de remédier à ses injustices et à ses inégalités sociales par une guerre permanente contre la misère et la misogynie. Pour autant faut-il se priver de ce luxe queer que j'assimile sans doute un peu trop vite à cette pointe avancée du libéralisme que sont les utopies libertariennes ? Tout est une question de perspective. La flexibilité sexuelle promue par les queers peut en effet nous apparaître liée à la flexibilité économique qui fait le malheur des travailleurs, qui crée la précarité, l'incertitude, les drames sociaux et qui fait au contraire le bonheur, c'est-à-dire les profits des oligarques, des grandes entreprises et multinationales ; mais par ailleurs cette absence de contrainte sexuelle, cet apaisement moral de la société par suppression de fait de toutes les prisons identitaires liées au sexe de naissance et aux impératifs catégoriques du sexe biologique peuvent favoriser un état insurrectionnel permanent de nos sociétés dont les forces vives se libèreraient pour d'autres combats que ceux concernant le sexe et la sexualité. Il faudrait, plutôt que de le critiquer ou le combattre, mobiliser le queer pour une alliance démocratique avec toutes les activités culturelles d'émancipation, de libération et de solidarité humaines. Mais le queer pourra-t-il accomplir le miracle éthique et social que les activités culturelles les plus enthousiasmantes et avant-gardistes, nos Arts, nos Littératures universelles, n'ont pu de leur côté réaliser ? Nous pouvons encore et toujours penser que la Recherche ou la Divine Comédie ou Don Quichotte ou Hamlet ou La promenade au phare ou Les âmes mortes ou La passion selon G.H. ou Le livre de l'intranquillité, comme nos vieilles et grisantes mythologies révolutionnaires (autonomie, progrès, internationale des luttes...), nous ont en partie protégés, sinon sauvés, de la domination chaque jour plus sensible des intérêts oligarchiques, de l'emprise capitaliste, de ce triomphe à la longue inexorable du consortium financier qui produit de plus en plus de dominés et d'exclus et qui prépare la destruction intégrale de l'homme (je reprends ici des idées, peu optimistes mais bien confirmées par les sursauts de l'actualité la plus déprimante, de François Meyronnis dans son livre récent Proclamation sur la vraie crise mondiale). Oui je peux croire ou faire pour moi-même semblant de croire, afin de ne pas céder au désespoir et de conserver ma foi dans la littérature, la lecture, l'écriture, que nos activités et nos productions culturelles ont une utilité révolutionnaire de résistance, dans toutes les parties du globe, face à la dictature des marchés financiers, que nous possédons là, dans nos pratiques et nos passions de tous les jours, un antidote certain au cur du danger planétaire d'extinction de l'humain et de l'humanité. Et si nous pensons vraiment que tant de livres troublants et courageux, tant d'uvres foisonnantes de rêves et d'idées peuvent plus que nos démocraties impuissantes, alors oui nous fournirons matière à espérer et à combattre en intégrant le projet queer à nos vies, à nos luttes et à nos illusions. Ce ne sera ni plus ni moins qu'admettre cette évidence que la littérature qui fouette nos sensibilités et nos intelligences en nous donnant des raisons de croire et d'espérer dans le progrès humain et social est elle-même queer depuis longtemps, qu'elle est depuis ses origines hors des prisons identitaires, en lutte contre toutes les formes d'oppression, de discrimination ou de mauvais amour, qu'elle est pour l'amour des drames en âme et pour l'amour du rêve depuis La Célestine, depuis les Lais de Marie de France, depuis le Faust de Goethe, depuis Le public de García Lorca, depuis Le Marin de Pessoa, depuis Le journal du voleur, depuis Les chants de Maldoror, depuis Le portrait de Dorian Gray, depuis Água viva, depuis Le rire de la Méduse...Mais ces littératures que je n'évoque que très sommairement par quelques titres qui nous parlent à tous sont révolutionnaires, bien au-delà des contenus de la philosophie émancipatrice queer, par les bouleversements qu'elles introduisent dans la langue et par la pensée subversive qui se forge à l'intérieur de leurs ateliers d'écriture, souvent hors du contrôle de la pensée consciente. Avant même que la législation des nations ne s'occupe par exemple de décriminaliser l'homosexualité, ces littératures ont pris en charge la souffrance sexuelle et sociale de tant de sujets discriminés, pourchassés, emprisonnés et assassinés en raison de leurs choix amoureux, la force de soulèvement de la littérature va bien au-delà de la contestation, ces littératures ne prêchent pas la tolérance, elles nous transforment à l'intérieur de nous-mêmes en nous faisant vivre, comme Clarice Lispector, la passion du hors-soi, ou un effroi extatique comme Lautréamont, ou une hybridité sexuelle aux déclinaisons multiples comme García Lorca. Nous ne devons oublier aucun combat, que ce soit contre le racisme, le sexisme ou l'homophobie ; au cur du danger de déshumanisation du monde, chacun de nous doit trouver les mots, les pensées, les ressources intérieures pour renouer avec l'illimité du désir qui déborde de tous côtés le projet d'une humanité profondément inégalitaire, ourdi par l'idéologie des néolibéraux et de leurs relais médiatiques, et perfectionné par l'intelligence et l'industrie des futurologues et informaticiens libertariens qui avec l'aide du grand capital expérimentent la faisabilité du rêve de vie éternelle pour les jamais si bien nommés'happy few'. Ma crainte de tout à l'heure était d'assister un jour à une collusion entre ces libertariens, assoiffés d'immortalité heureuse et protégée, et la philosophie queer quand elle recherche les dérivations divertissantes plus que la révolution : le porno, le piercing, les'sex toys', le bondage sadomaso, le'fist-fucking' anal et vaginal prétendument bon pour la santé etc.. C'est en ce lieu du pur divertissement sexuel que risquent de se nouer les noces sadiennes des libertariens et des queers. Une queerisation de la société est-elle possible ou souhaitable dans un monde gouverné par la Finance où chaque jour les inégalités et les injustices s'accroissent, jusqu'à la déshumanisation de la masse grossissante des populations déplacées et errantes, dépourvues du minimum vital, comme la foule des migrants à Calais, comme tant de camps et campements de réfugiés, réalité aussi massive que masquée, dévoilée dans un ouvrage collectif récent dirigé par Michel Agier, Un monde de camps. Nous devons tenir compte de ce déphasage entre deux mondes qui ne vivent ni sur le même rythme ni avec les mêmes préoccupations humaines et philosophiques ; l'idéal queer a-t-il sa place, sa raison d'être dans tous les mondes possibles ? D'énormes quantités d'argent sont en circulation, indécentes en regard de l'étroitesse des revenus moyens et du nombre grandissant des personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté. Il est criminel autant qu'absurde de mettre à l'amende tant de pays ne pouvant rembourser leur dette alors que les marchés financiers qui ne cessent de former de la valeur à partir des bulles spéculatives destructrices sur lesquelles ils vivent, d'une part, et d'autre part les immenses quantités d'argent sale issu, entre autres, du marché de la drogue, cherchent et multiplient des investissements à l'abri d'une fiscalité qui en restituerait une partie au peuple. Or il se trouve, et c'est là aussi que le bât blesse, que le marché de l'art contemporain permet aujourd'hui d'absorber (sans risque pour les intérêts oligarchiques) une énorme masse de cet argent en circulation. On nous vante aujourd'hui (Le Nouvel Observateur du 16 au 22 octobre 2014), comme si cela relevait du mérite moral ou culturel, le talent et la richesse incommensurable de Yves Bouvier, le passeur aux 500.000 uvres d'art, intermédiaire discret et prospère de richissimes collectionneurs qui investissent dans l'art leur immense fortune, maître d'uvre de ports francs à Genève, Singapour et Luxembourg où les pièces de collection transitent dans le plus grand secret. Dans une économie de l'art désormais mondialisée ce Monsieur au-dessus de tout soupçon transporte et conserve des uvres acquises à prix d'or par des milliardaires dans le respect des lois internationales complices de ce marché de l'art en prodigieuse expansion. Nouvelle forme de mécénat ? Le marché de l'art prospère sur ce ciment douteux que personne ne songe à suspecter mais qui peut malgré tout faire mentir nos prémisses : la culture est-elle finalement aussi vertueuse que nous l'avons supposé en misant sur les arts et les littératures pour nous retrouver autour d'idéaux humains socialistes (si ce mot a encore un sens), à contre-courant des projets libertariens ? Et si les arts et les artistes tombaient dans l'escarcelle des oligarques, si la culture devenait véreuse ? On dira sans doute que la littérature échappera toujours à cette tentation ou à cette possibilité... mais qui sait ? Les professionnels de la littérature n'ont plus besoin avec internet d'espaces de stockage, il n'y aura bientôt plus à proprement parler de manuscrits mais le pouvoir capitaliste imaginera bien le moyen de faire de l'argent avec nos stylos numériques ou avec nos cerveaux, cela reste à vérifier dans un avenir que nous ne connaîtrons pas forcément.
Un âge d'or réservé aux riches semble s'annoncer, il dessinera une nouvelle lutte des classes, avec un avenir bien différent pour les oligarques milliardaires qui vivront cent vingt ans et plus en excellente santé et pour la grande masse des pauvres chez qui la vieillesse sera de courte durée. Le scandale provoqué par le plug anal géant installé par Mc Carthy à côté de la colonne de la Place Vendôme relance l'hypothèse de cette bipartition de l'humanité. Certes les contempteurs de l'art subversif de l'artiste américain semblent rejoindre les défilés insupportables de la Manif pour tous. Mais l'unanime empressement de F. Hollande, M. Valls, M. Aubry à défendre la valeur et le mérite artistique des uvres de Mc Carthy donne également matière à discussion ; la subversion devient subitement un nouveau conformisme chez une classe politique bourgeoise empêchée de gouverner à gauche et faisant par contre ostentation d'un idéal artistique marqué à gauche par sa liberté et même sa hardiesse d'expression. C'est aussi le reproche qui est adressé aux réformes sociétales ébauchées par F. Hollande, qui le dédommageraient de son impuissance à faire de vraies réformes sociales conformes aux idéaux de la gauche, comme lutter contre les privilèges de la Finance dont notre Président avait fait son ennemi numéro 1 durant sa campagne électorale de 2012. De fait il y a bien convergence entre tous ces phénomènes : le règne de la Finance, la disparité colossale entre les revenus, l'espérance de vie indéfiniment accrue pour les plus riches au détriment de celle des populations modestes ou pauvres qui la verront s'amenuiser et péricliter, et l'empire de plus en plus prospère de l'Art contemporain volontairement subversif qui chez un Mc Carthy dénonce la société de consommation, comme avec sa Chocolate Factory à la Monnaie de Paris, tout en accumulant crédit et fortune auprès de cette même société de consommation. On dira que de tous temps les artistes ont brigué la protection des grands. On nous parlera de Léonard de Vinci et de François Ier, ou encore de Vélasquez qui demanda le titre de chevalier de l'ordre de Santiago afin d'être anobli par Philippe IV dont il fut le peintre officiel. Peut-on dire pour autant que la peinture fut de tous temps une industrie de l'argent ? Les mécènes n'étaient pas des oligarques mais des aristocrates, ils appartenaient à la noblesse d'épée, ou à la noblesse de robe ou à la noblesse ecclésiastique, tous les grands génies artistiques ne furent pas des prébendés, nous avons tous en mémoire la pauvreté de Van Gogh, la vie précaire des artistes du Bateau Lavoir, rien de comparable avec l'industrie financière et commerciale de certaines vedettes de l'Art contemporain, performeurs subversifs qui enchantent les médias politiquement corrects, et qui alimentent un marché de l'art aussi rentable que peu transparent.
Il ne fait aucun doute cependant qu'il y a beaucoup de grands artistes et des génies dans l'Art contemporain. Nous ne devons oublier ni les maîtres fondateurs comme Duchamp (honoré à Beaubourg), comme Louise Bourgeois, comme Niki de Saint Phalle, ni les actuels performeurs et vidéastes : le fascinant Bill Viola, ses morts et résurrections dans l'eau, les danseurs vidéastes queers comme Steven Cohen qui se définit lui-même " juif pédé et Africain blanc ", transgresseur, provocateur, militant et revendicatif, dont on aura du mal à visionner sans une profonde émotion " Chandelier " (2001) ou " Golgotha " (2009). Oublions les représentations du sexe, du genre et des sexualités, au-delà du marquage proprement sexuel ces uvres artistiques où le créateur s'expose mais s'expose aussi au danger, danger de la vindicte, plus simplement de l'incompréhension, ou pire danger du lynchage quand Steven Cohen réalise sa performance dans un bidonville en train de brûler à Johannesbourg, ces uvres artistiques sont littéralement queers, elles bousculent à n'en pas douter les canons de la représentation, en mettant le corps à l'épreuve du regard des autres, en dévoilant l'âme avec toutes ses outrances, sa démesure, ses pulsions, en affichant l'intellect révulsé par les scléroses de la société et par les injustices que nous venons de dénoncer. L'art devient alors une insurrection permanente, il est notre seul recours contre cette marche forcée que la Finance impose aux nations. Il est notre meilleure et plus efficace défense contre le sexisme, le racisme, l'obscurantisme des religions, contre la haine. La littérature est-elle susceptible de soutenir elle aussi une insurrection permanente, libératrice et humaniste ? Sans aucun doute elle en a le pouvoir et la vocation depuis toujours, sauf lorsqu'elle cède aux injonctions de l'industrie littéraire qui flatte les goûts les plus conformistes pour assurer le succès de vente de ses produits. Personnellement je me suis réjouie du Nobel de littérature de cette année, mais aussitôt mon contentement cède devant les commentaires triviaux sur les records de vente : un public qui ne connaissait pas Modiano s'arrache Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier.
La littérature, l'industrie du livre et la Finance nouent un dialogue intime qui est certes moins tapageur que le commerce lucratif autour de l'Art contemporain, mais le plaisir du texte, de la lecture et de l'écriture, pourrait malgré tout, peu à peu, dans ce contexte commercial, perdre son âme. C'est bien là, plus encore que dans le domaine des sexualités et de la mode, que nous attendons les bénéfices des propositions et de la révolution queers. Ces propositions devraient faire sentir leurs effets bien au-delà d'une philosophie anti-identitaire qui s'oppose aux forces de normalisation de la sexualité et au conformisme social. Avant que les libertariens ne s'emparent de la méthodologie queer pour rendre leur projet social transhumaniste à la fois plus attrayant et de plus en plus inconciliable avec les préoccupations de simple et laborieuse survie, il conviendrait peut-être d'examiner comment la culture queer pourrait s'affranchir politiquement de la Finance et contribuer à la consolidation d'un vrai humanisme. Elle n'aurait pas forcément à dicter ni à conseiller à la littérature de nouveaux canons, la littérature a de tout temps été révolutionnaire et en avance sur la société, la littérature a été queer avant la lettre, elle est peut-être plus queer que le credo et que les improvisations sociétales et comportementales queers, songeons à la Picaresque, au Dadaïsme, au Surréalisme, à un Jean Genet, à un Fernando Pessoa, à un García Lorca, à un James Joyce et, côté-femmes, à un art d'écrire subtilement étrange et perturbateur qui est le meilleur antidote contre l'hétéronormativité, contre le logophallocentrisme, contre le sexisme, mais tout autant (pensons à Nathalie Sarraute, à Marguerite Duras, à Clarice Lispector, à Lídia Jorge, et avant elles à Virginia Woolf) contre les conventions traditionnelles du roman. Impliquer l'écriture dans les mouvements les plus imperceptibles et fugaces de la conscience, l'enraciner fortement dans le corps humain et son épopée quotidienne (pensons au corps de la mère chez Hélène Cixous), aborder et absorber la perpétuelle insatisfaction corporelle qui est aussi celle de l'esprit humain, s'appuyer sur les perceptions du corps pour se constituer un imaginaire sont des démarches d'hier, d'aujourd'hui et sans doute de demain qui devraient trouver dans le queer et chez les queers un encouragement, un écho, un réconfort. Le queer serait alors une variation idéologique et sociétale absolument nécessaire à l'humanisme, une précieuse composante de cette forme " thème avec variations " qu'est la Littérature, notre rempart contre l'insidieuse fabrique sociale de monstres.
Je nous souhaite à toutes et à tous de voyager longtemps encore, non pas sur les villes flottantes de Patri Friedman, ces nouvelles civilisations constituées de sociétés égoïstes et préservées, plus riches et mieux gérées, mais loin de soi en compagnie de Littérature (" A criaçāo me escapa... Basta-me o impessoal vivo do it "), avec Lol V. Stein, avec Shéhérazade, avec G.H., avec Fillette, avec Alberto Caeiro, avec Ricardo Reis, avec Álvaro de Campos, avec Bernardo Soares, avec Sinbad le Marin, avec Tinbad le Tarin, avec Jinbad le Jarin, avec Whinbad le Wharin, avec Ninbad le Narin, avec Finbad le Farin, avec Binhad le Barin, avec Pinbad le Parin, avec Minbad le Malin, avec Rinbad le Rabbin, avec Xinbad le Phtharin, avec...
alors là on dit oui on veut bien Oui.