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Norbert Sclippa

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Norbert Sclippa

Descriptif auteur


Né en 1944 à Bélesta (Ariège), vit aux Etats-Unis depuis 1973.

Titre(s), Diplôme(s) : Docteur ès Lettres (Ph.D.)

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AUTRES PARUTIONS

"La Nouvelle Héloïse et l'Aristocratie". Oxford : SVEC, vol. 284, 1991
"La loi du père et les droits du coeur : Essai sur les tragédies de Voltaire". Genève : Droz, 1993
"Le Jeu de la Sphinge : Sade et la philosophie des Lumières". New York : Lang, 2000

LES ARTICLES DE L'AUTEUR

Le devoir de monstruosité

Pourquoi faut-il lire Sade ? Pour se nettoyer l’esprit, d’abord, pour y voir clair. Car l’esprit s’encrasse, comme toutes les machines, et de nos jours de culture tous azimuts peut-être encore plus que jamais. Non pas qu’il faille aussi condamner « La Culture », ou en tout cas pas en masse (quoique la culture de masse ait bien des aléas), mais il reste un fait que si la culture nous divertit, et que tel est bien son rôle, elle nous empêche aussi souvent de penser… (« Divertir », ne l’oublions pas, vient du latin « divertire », i.e. « détourner »...) La culture encrasse[1] du fait même qu’elle crée, et qu’elle ajoute ainsi quelque chose à ce qui est déjà là, au donné : c’est la caverne d’Ali Baba, si l’on veut, débordante de richesses de toutes sortes, mais y restent aussi souvent prisonniers bien de ceux qui y entrent. La culture, c’est toujours aussi un peu, ou même beaucoup, l’ennemi, surtout quand on oublie son véritable secret - et c’est-à-dire la plupart du temps - qu’il n’y a pas de création sans destruction préalable, et qu’il faut nécessairement commencer par détruire, et ne serait-ce que du temps, pour pouvoir construire.[2]

Prenons le cas d’Oedipe, par exemple. Ce pauvre Oedipe qui se désolait d’avoir tué son père (et par accident encore), et pris sa place dans la couche maternelle… alors que, quand il n’aurait pas commencé par cette destruction initiale, le meurtre de son père, rien ne serait arrivé, ni même sa fameuse histoire. Sophocle devait nécessairement avoir en tête une certaine idée de la destruction et de la signification de cette destruction en se mettant à écrire - signification qui comme nous le savons était politique,[3] et c’est pourquoi il n’a pas choisi de faire aussi coucher Oedipe avec ses frères et soeurs (à lui en donner aussi), ou tuer sa mère pour coucher avec son père, ou tuer les deux après les avoir violés, etc. - car enfin ce ne sont pas les options qui manquent, et on ne peut pas dire non plus qu’il ait manqué d’imagination. En tout cas, on n’en a aucune preuve ; nous ne savons pas ce que pensait véritablement Sophocle, en-dehors de son œuvre. Mais il travaillait « pour le théâtre » - le professionnalisme, déjà ! - et dans la Grèce du Vème siècle av. J.-C., travailler pour le théâtre signifie aussi travailler pour la cité, pour la polis - belle étymologie de police. (Comme quoi les dictatures n’ont rien inventé). Mais l’idée d’une libération de l’esprit n’était pas encore dans l’ère… bien que les deux soient loin d’être contradictoires. Sophocle cependant ne pouvait pas non plus ignorer que l’histoire d’Oedipe se passait bien d’abord dans sa tête, et alors même qu’il la destinait à être projetée au dehors, sur la scène du théâtre, devant la polis…Mais même ce savoir ne pouvait rien changer au fait que son rôle était déjà déterminé d’avance. Il devait, par la cathasis - la terreur et la pitié - renforcer le respect du citoyen pour les lois et sa crainte de la colère des dieux, lesquels ont cette façon si particulière de se servir de l’intelligence des hommes pour se jouer d’eux - en leur faisant voir des monstres, par exemple… Œdipe et la sphinge sont donc aussi dans cette mise en scène la ruse du poète... Et voici bien où réside l’ultime trahison[4] : l’imagination capturée (comme on « capture » une rivière), prisonnière, livrée à la foule tout investie d’horreur, tel un épouvantail : Œdipe enfin, les yeux crevés et dégoûtant de sang... Et la sphinge, marionnette de Sophocle, le devenant par son truchement des foules assemblées venues consommer leur dose de terreur et de pitié…[5]
La réponse d’Oedipe à la sphinge lui donnait implicitement le droit de tuer son père et de coucher avec sa mère. S’il est puni, c’est pour satisfaire au désir de la polis venue consommer, par poète interposé, le spectacle sado-masochiste de sa propre mutilation, et son geste fou, qui rappelle le début spectaculaire du Chien andalou (l’œil fendu au rasoir), est aussi la mise en scène de son propre aveuglement.

Notes :
[1] Surtout la populaire, dont nous sommes de plus en plus envahis.
[2] Au sens également où Spinoza écrivait « Omnis determinatio negatio est » - toute détermination (limite) est négation.
[3] Comme Gilles Deleuze l’a bien noté, « Œdipe suppose une fantastique répression des machines désirantes ». (L’Anti-Œdipe. Paris : Minuit, 1972, p. 8).
[4] Toute oedipianisation est « une trahison du désir ». Deleuze, op.cit., p. 132
[5] Il n’y a, bien entendu, pas de place pour la catharsis dans l’œuvre de Sade. Dans Juliette, par exemple, on peut lire : « … or, si la pitié naît de la frayeur, elle est donc une faiblesse, dont nous devons nous garantir, nous purger le plus tôt possible. » (Œuvres. Ed. Michel Delon, Paris : Gallimard/La Pléïade, vol. III, p. 329. Toutes les références se rapportent à cette édition). Et ailleurs : « … la pitié […] est un vice réel, […] une faiblesse de l’âme, comme une de ses maladies dont il [faut] promptement se guérir », dont « les effets [sont] diamétralement opposés aux lois de la nature. » Ibid., p. 336.
[6]  Voyez sa conférence, p. 45.
[7] « …le pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens ni chez les modernes. » Les Cent Vingt Journées de Sodome, vol. I, p. 69.
[8] Mes italiques, dans la dernière ligne. Hubert Damisch, « L’écriture sans mesures », dans Tel Quel, numéro « La pensée Sade », Hiver 1967, p. 54.
[9] Métaphores de l’humanité dans Juliette.
[10] Audace dont il est bien conscient : « … nous allons, avec une courageuse audace, peindre le crime comme il est. » La Nouvelle Justine, vol. II, p. 396.
[11] « … son flambeau, comme celui de l’astre du jour, doit dissiper toutes les ténèbres. » Ibid., p. 430.
[12] Au sens où l’entendait Spinoza : « Quel moyen de s’affranchir est à la disposition du philosophe ? Sa tâche est de se faire de son être propre, des accidents dont sa vie se compose, une idée comparable à celle qu’un mathématicien a d’une figure qu’il sait construire et des propriétés de cette figure. A la passion alors succédera l’action, à une nécessité extérieure et contraignante, une nécessité conforme à sa volonté devenue raison. » Op. cit., p. 15.
[13] « Si nous n’avions pas tout dit, tout analysé, comment voudrais-tu que nous eussions pu deviner ce qui te convient ? » Les Cent Vingt Journées, vol. I, p. 69.
[14] « C’est ici l’histoire d’un magnifique repas où six cents plats divers s’offrent à ton appétit. » Les Cent Vingt Journées, vol. I, p. 69.
[15] Comme aussi chez Spinoza : « Substance pensante et substance étendue, c’est une seule et même substance comprise tantôt sous un attribut, tantôt sous l’autre. » Ethique. Œuvres, 3. Paris : Garnier-Flammarion, 1965, p. 76.
[16] Et de quelle manière inouïe : trente ans de prison n’ont même pas réussi à entamer sa raison.
[17] « … tant il est vrai que la vraie volupté ne gît que dans l’imagination, et qu’elle n’est délicieusement nourrie que des monstres qu’enfante ce mode capricieux de notre esprit. » La Nouvelle Justine, vol. II, p. 602.
[18] Juliette, vol. III, p. 411. Saint-Fond dixit.
[19] Philippe Sollers.  Sade contre l’être suprême. Paris : Gallimard, 1996, p. 46.
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