
Olivier Deshayes
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Descriptif auteur
O. Deshayes a longtemps croisé les champs de l'esthétique, de l'histoire de l'art et de la psychanalyse dans ses ouvrages comme dans ses articles, les cours qu'il donna à l'université de la Sorbonne-Nouvelle ou dans sa vie professionnelle.
Structure professionnelle
:
Rectorat de l'académie de Besançon
10, rue de la Convention
25030 Besançon Cedex
Titre(s), Diplôme(s) : Agrégé, Docteur en Esthétique et Sciences de l'art, DU de psychiatrie
Fonction(s) actuelle(s) : Inspecteur d'académie-Inspecteur Pédagogique Régional
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LES CONTRIBUTIONS DE L’AUTEUR
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
Couleurs : une question de langages ? Intervention Université Paris III - Sorbonne nouvelle 2000
Principe de réalité contre principe de plaisir, si l'on tente une interprétation rapide de type psychanalytique ? Rien n'est moins sûr. Et l'on voit mal ce qui autoriserait pareil amalgame, séduisant à coup sûr, mais totalement invérifiable, sauf à vouloir faire du dessin et de la couleur un monde de sensations pures, domaine de l'émotionnel par excellence.
Mais dépasser les limitations de la couleur et du dessin afin de les hausser à l'universel ne se révèle guère plus aisé, finalement.
À la fin du XIXe siècle, force est de constater qu'il existe encore une ligne de partage entre les deux. Frontière qui distingue dans le cas présent l'Italie et l'Allemagne, deux nations censées relever de l'humanisme, d'une tendance extravertie et éminemment sensuelle pour la première ; de la rationalité méditative, toute intériorisée pour la seconde. Et ce n'est pas un hasard si le peintre romantique allemand Friedrich OVERBECK (1789-1869) réalise en 1828 une allégorie représentant deux jeunes femmes assises, tendrement rapprochées par l'amitié, l'une symbolisant l'Italie, l'autre l'Allemagne. Italia et Germania, dont le style s'apparente à celui des maîtres du début de la Renaissance, passerait inaperçue si la jeune fille incarnant l'Italie ne portait un corsage rouge vif alors que sa compagne arbore un corsage vert, beaucoup moins rayonnant. Cela étant, Overbeck ne fait ici qu'appliquer les lois des couleurs communément appelées "complémentaires", bien connues des peintres.
On se devrait, à propos de la couleur, fût-elle rouge, de toucher à la philosophie, à la théorie du langage, à la psychologie cognitive, à l'histoire culturelle, à l'histoire des sciences, à l'histoire de l'art. Bref, peu de thèmes réclament autant de recherches croisées.
Or, dans le cadre de l'intervention d'aujourd'hui, réaliser pareil programme eut été sans conteste une gageure. Aussi nous sommes-nous volontairement limité à quelques aspects de la couleur rouge ; celui, entre autres, de son pouvoir émotionnel, au-delà du symbolisme culturellement conventionnel.
Mais comment ne pas s'enliser, d'autre part, dans une rhétorique creuse, idiome hermétique d'une subjectivité toujours hasardeuse ? Comment, pour paraphraser Diderot, "entendre la magie des couleurs" et, a fortiori, celle du rouge ?
On serait tenté dans un premier temps de faire l'aveu d'impuissance de l'écriture comme de la parole face aux couleurs du peintre. Sur ce point, Diderot a admirablement posé, à travers les Salons, un certain nombre de questions particulièrement ardues : comment parler des couleurs ? comment les dire ? comment les écrire ? Il est le seul à avoir, dès le XVIIIe siècle, introduit une discrimination fondamentale entre les couleurs de la nature et les couleurs de la peinture, établissant ainsi deux mondes, celui du tableau, régi par une nécessité intrinsèque, et celui de la nature, gouverné par d'autres lois. Par cet ensemble d'interrogations et de déductions, Diderot n'a jamais été aussi proche de l'esthétique moderne des couleurs et de leur pouvoir émotionnel. Les Salons de Diderot annoncent ceux de Baudelaire un siècle plus tard, précisément dans ce travail du regard, dans celui des mots en quête de visualité.
Si les paroles peuvent apporter une interprétation des tableaux, elles ne pourront pas rendre la couleur rouge qui comporte une variété illimitée de nuances gradables. Le contraire reviendrait à demander l'impossible à la langue. Rien de moins.
Ainsi, le principal obstacle à surmonter est sans doute celui du langage et des mots, autant de vecteurs de la convention sociale, de la maîtrise scientifique, des simplifications fallacieuses, des impostures et des mensonges. Mais une fois déconstruite l'illusion langagière, il reste encore à dégager la chape de "signes culturels" : apprendre à voir les couleurs indépendamment des codes auxquels elles sont rattachées, voilà qui, d'expérience, se révèle une entreprise passionnante et difficile.
Pourquoi ? Parce que dans le face-à-face muet du sujet et de la couleur, il faut encore, pour ainsi dire, trouver le recul juste, la bonne profondeur de champ, l'angle suffisamment large, adapter l'il pour obtenir l'acuité visuelle maximale. Cette opération ne va pas de soi, loin s'en faut !
L'idéal serait peut-être une conversion à une nouvelle forme du langage, moins interprétative et expressive, plus transparente et ouverte à la réalité des perceptions des couleurs. Mais comment saisir la recherche de la juste vision ? D'autre part, conduire l'écriture à se mettre à l'école de la peinture et, plus spécifiquement, à celle des couleurs n'est-ce pas là une gageure ? Est-elle enfin seulement une opération souhaitable ?
Je serais tenté d'introduire ici l'idée que le langage s'accorde mal avec l'émancipation de la couleur, cette dernière allant de pair avec l'histoire de l'art moderne. Cézanne, Van Gogh et Kandinsky en ont été les promoteurs dans cette période cruciale que fut la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Très vite l'affranchissement de la couleur va reléguer au second plan le "sujet" du tableau et supprimer la hiérarchie des genres qui avait régi la peinture jusque-là.
La couleur rouge va bénéficier des changements et des mêmes effets. Le rouge va dès lors penser par lui-même, sans l'aide de l'écrivain, du poète ou de l'amateur.
Le rouge va acquérir une logique, une cohérence, qui ne relèvent pas seulement d'une réalité physique, mais font appel à une autorité, une puissance fascinante, indestructible. Cette problématique semble d'autant plus déterminante que le nom qui désigne la couleur ne dit rien, ou pas grand chose sur son référent. "Rouge" désigne-t-il le prototype, l'idée de rouge, l'image mentale, une trace mnésique ? Qu'en est-il de sa polysémie : le rouge qui anime la surface du Jardin en fleurs peint par Monet en 1866 est-il de même nature que celui qui, par petites touches flochetées, parsème le champ de coquelicots du musée d'Orsay, peint par le même artiste sept ans plus tard ?
D'évidence, le langage comporte un manque, celui de désigner non pas une chose ou une idée mais une perception. La visibilité de la peinture est toute entière confrontée à ce problème. En d'autres termes, que recouvre le "rouge cruel" que Huysmans attribue à une uvre du même Monet ? ou encore les "coups de cymbales des vermillons qui aveuglent et soûlent" ? Que dire enfin de la description d'une toile par Segalen qui "ne sait pas si c'est du rouge ou du sang" ? Dans cette perspective, les mots font image en même temps qu'il font l'image. Mais il est peu probable qu'ils puissent rendre compte de cette phénoménologie des "vibrations de l'âme" (Kandinsky) produites par les couleurs. Dans Du spirituel dans l'art, Kandinsky esquisse un art poétique des mots-couleurs, en se référant à Maeterlink pour lequel le mot est une résonance intérieure qui exerce une pression directe sur l'âme. Du spirituel dans l'art éclaire le sens de l'abstraction selon Kandinsky en ce qu'il s'agit d'affranchir le matériau artistique - la couleur - de toute référentialité directe. La réalité ne doit pas être dénotée autrement que par des "équivalents évocateurs", selon la formule du peintre. Il ne s'agit pas pour autant d'utiliser un simple code symbolique, mais plutôt de réveiller l'expressivité symbolique oubliée, éteinte des couleurs en mobilisant l'action physique de la couleur sur le spectateur : résonance intérieure, vibrations de l'âme, associations synesthétiques. Une telle démarche apparaît comme une approche de l'essence de la couleur, comme des tentatives toujours provisoires de la saisir et de l'exprimer.
Laisser parler la couleur, déchiffrer le langage des couleurs sans leur faire violence, trouver le juste équilibre entre l'objectivité scientifique, la recherche et le contrôle par l'expérimentation que contestait Gthe à Newton dans son Traité des couleurs d'une part, et la sensibilité esthétique d'autre part, furent tout le travail de réflexion d'un Gthe à la fois poète, philosophe et polémiste. Sa réflexion prônait l'expérience de la couleur comme médiation entre le sujet et l'objet. Du reste, pour l'auteur de Faust, l'absence de couleur (le blanc) était considérée comme la lividité de la mort. Les couleurs ont toujours eu partie liée, selon Gthe, avec la diversité, la particularité, l'ombre, la vie - toutes qualités romantiques opposées au blanc marmoréen et à son classicisme, celui là même qui enchantait Winckelmann à la même époque.
Sur ce point Gthe, toujours dans le Traité des couleurs, est on ne peut plus explicite quant à la supériorité de la peinture sur le spectacle de la nature :
"Nous disions que la nature entière se manifeste au sens de la vue par la couleur. Nous affirmerons maintenant, bien que la chose puisse paraître quelque peu étrange, que l'il ne voit aucune forme ; le clair, l'obscur et la couleur constituant ensemble ce qui pour l'organe distingue un objet de l'autre, et les parties de l'objet entre elles. Ainsi nous édifions avec ces trois éléments le monde visible et rendons du même coup la peinture possible, laquelle est capable de produire sur la toile un monde visible beaucoup plus parfait que le monde réel."
Cette idée rejoint rétrospectivement, bien que perçue sous un angle différent, le dessein que Roger de Piles assignait à la peinture dans le Dialogue sur le coloris de 1763. En effet, la fin de la peinture, à laquelle participe pleinement la couleur, "n'est pas tant de convaincre l'esprit que de tromper les yeux".
Tromperie et leurre d'une part, éléments combinés de la vision d'autre part, tous concourent à faire advenir la peinture, autrement dit un système dont l'efficace n'est plus à démontrer, système plus crédible que le réel.
Les couleurs peuvent également se transformer en sujet d'inquiétude. Le peintre qui succombe à la magie des couleurs est un artiste maudit. En détruisant les contours, les couleurs entraînent vers une surréalité qui détourne la raison réaliste de sa tâche d'observation et d'analyse de la nature. Les couleurs ont un pouvoir de subversion des effets de réel et font d'elles l'un des ingrédients du fantastique. Le chef-d'uvre inconnu en apporte une preuve supplémentaire, s'il en était besoin. Au-delà du concept entre dessin et couleur qui, à l'époque de Balzac, oppose Ingres à Delacroix, Frenhofer tombe dans le piège tendu par l'idéal de la représentation, réduisant sa belle noiseuse en "des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture." De ce tourbillon coloré ne surnage que "le bout d'un pied qui sortait de chaos de couleurs, de nuances indécises". Ici c'est la recherche de la couleur exacte du modèle qui transforme la toile et finit par la défigurer dans un processus de retouche qui confine à la folie de l'obsession. Folie du peintre sans doute, qui tente de percer les dessous infernaux de la chair peinte, folie des couleurs également qui doivent décrire les sensations et les impressions, rendre compte de l'impossible. Folie de l'artiste encore qui ne parvient pas à bout, parce qu'il veut capturer la vérité de la nature, de la lumière et des couleurs. Folie des couleurs aussi qu'évoquent les frères Goncourt dans un roman publié en 1867, intitulé Manette SALOMON, roman dans lequel le héros présente les symptômes de la "démence des couleurs" : "Le sens de la couleur, s'exaltant en lui, avait troublé, déréglé, enfiévré sa vision. Ses yeux étaient devenus presque fous. Les toiles qui autrefois lui avaient paru les plus splendides et les plus éclairées, ne lui donnaient plus de sensation lumineuse : il les revoyait éteintes, passées. Du jour, il n'essayait plus de peindre que l'éblouissement. Il se laissait entraîner à une peinture véritablement illuminée ; et dans son regard, il descendait un peu de cette hallucination du grand Turner. Il cherchait partout de quoi monter sa palette, chauffer ses tons, les enflammer, les brillanter. Pour peindre, le peintre croyait avoir maintenant besoin de tout ce qui brille." Cette fureur des couleurs, ce dérèglement optique condamne le héros à la bizarrerie, pour ne pas dire à la folie, avec son cortège d'hallucinations colorées.
Baudelaire appréciait chez Delacroix le primat de la couleur sur le dessin : "Tout le monde sait que le jaune, l'orangé, le rouge, inspirent et représentent des idées de joie, de richesse, de gloire ou d'amour", explique-t-il, "mais il y a des milliers d'atmosphères jaunes ou rouges" et tout l'art consiste à calculer les proportions et les rapports du coloris. C'est dire que le langage des couleurs - s'il existe comme le prétend Baudelaire - ne recoupe pas le langage tout court qui implique, au-delà des signifiants et des signifiés, un échange de type social, une pensée partagée. Enfin, nous ne saurions passer sous silence l'exceptionnelle lucidité de Nietzsche à ce propos. Pour l'auteur de Ainsi parlait Zarathoustra, le langage des couleurs et leurs métamorphoses ne sont ni plus ni moins que de pâles images substitutives qui ne correspondent en rien aux entités originelles qu'elles sont censées représenter. La rhétorique, selon Nietzsche, a le sens d'un système pragmatique de communication sans aucune prétention ni aptitude à dire la vérité, par essence multitude mouvante, polymorphe et insaisissable. Les couleurs de cette rhétorique sont purement ornementales et mensongères. "Être véridique" signifie "employer des métaphores usuelles", ce qui revient à "mentir selon une convention établie, mentir en troupeau dans un style que tout le monde est contraint d'employer." L'effet de vérité des couleurs résulte donc de la convention et de la coutume, d'un mensonge inconscient collectif qui se transforme en sentiment de véridicité.
De même Baudelaire n'établit pas de différences essentielles entre l'émotion des couleurs de la peinture, du rouge en particulier, et celles des couleurs de l'existence. La thèse est difficilement démontrable. Ce n'est donc pas dans cette voie qu'il nous faut suivre Baudelaire critique d'art, mais plutôt celle d'une appréhension innée de la couleur en relation avec la nature. Car la nature "n'est qu'un amas incohérent de matériaux que l'artiste est invité à associer et à mettre en ordre, un incitamentum, un réveil pour les facultés sommeillantes. Pour parler exactement, il n'y a dans la nature ni ligne ni couleur. C'est l'homme qui crée la ligne et la couleur. Ce sont deux abstractions qui tirent leur égale noblesse d'une même origine."
Plus intéressante s'affirme la nature des liens que la couleur entretient avec la réalité, à l'instar de celle que le rêve noue avec la vie éveillée. Parce que la couleur parle à l'âme en secret - elle sonde les profondeurs humaines -, les sensations colorées peuvent révéler des symboles, voire des correspondances.
Elles sont, dans les poèmes de Rimbaud, par exemple, des touches purement expressives, libérant un fond d'énergie qui sommeille dans les couleurs et dans le coloris sagement discipliné par le dessin.
Chez Schopenhauer, il existe une véritable "sonorité des couleurs" (Sämt liche werke) : "Il est ici question de la couleur comme de la musique ou un son isolé ne signifie rien et n'acquiert une signification que dans ses rapports avec d'autres." (Idem).
Chez Rilke, la problématique se manifeste comme l'apprentissage des couleurs de l'écriture : en d'autres termes, comment rendre le coloris dans le langage ? On peut décrire, raconter, commenter un tableau qui est lui-même un réseau d'images et de symboles, un condensé d'état d'âme, une scène avec des personnages, etc. Mais ce que Rilke découvre - entre autres par l'intermédiaire de Cézanne et Van Gogh - c'est la couleur pure, affranchie du dessin et de la narration : "La peinture, c'est la couleur" écrit-il à Clara le 8 octobre 1907, après sa 2e visite au Salon d'Automne. L'histoire de la peinture ne se conçoit plus que comme l'histoire des couleurs. Face à Van Gogh et surtout à Cézanne, Rilke n'a pas seulement la révélation du pouvoir des couleurs qui brisent les contours du dessin et entraînent l'artiste vers l'abstraction. Il a aussi la confirmation de l'infirmité fondamentale du langage face à la souveraine présence du coloris. Au pouvoir du peintre qui subjugue les couleurs pures correspond la limitation du langage qui ne sort pas de ses tautologies et qui, face aux mille modalités du rouge, qui font que tel rouge n'a rien à voir avec tel autre, ne dispose que d'un mot, le mot "rouge". Ce que Rilke appelle le travail du poète consiste justement à extraire un reste de vie de ce mot si insuffisant face à la diversité du réel.
Dire la multiplicité de la couleur rouge, rendre toutes ses nuances uniquement par le terme "rouge" s'apparente ainsi à une gageure. Dire, en revanche, par le même mot, des modalités différentes du rouge est possible si l'on multiplie un réseau de comparaisons, une série de rapprochements et de métaphores qui ressortissent au rêve, mais qui éloignent du rouge et de sa présence plutôt qu'elles ne le rapprochent. Rilke en est parfaitement conscient qui écrit à propos des uvres de Cézanne : "Tout n'est plus qu'une affaire de couleurs entres elles ; chacune se concentrant, s'affirmant face à l'autre, et trouvant là sa plénitude." Toujours à propos du peintre de la Montagne Sainte Victoire, Rilke perçoit l'intrusion du poète dans ce commerce des couleurs, l'irruption des mots dans la ronde des coloris. Bref, Rilke dans les Lettres sur Cézanne a l'intuition que l'autosuffisance des couleurs ne peut qu'entraîner leur exclusion. Celle-ci fait d'ailleurs sourdre chez le poète une certaine angoisse : "À propos de Cézanne, je voudrais encore dire ceci : que jamais n'était mieux apparu à quel point la peinture a lieu dans les couleurs, et qu'il faut les laisser seules afin qu'elles s'expliquent réciproquement. Leur commerce est toute la peinture. Celui qui leur coupe la parole, qui arrange, qui fait intervenir d'une manière ou d'une autre sa réflexion, ses astuces, ses plaidoyers, son agilité d'esprit, dérange et trouble leur action."
Il est vrai que les coloris peuvent également s'exprimer en images de désir et de plaisir. Dans l'essai de Hofmannsthal, La scène, image de rêve (1903), consacré aux rapports entre le théâtre et la vie, on retrouve cette affirmation de la présence des couleurs dans le rêve éveillé et de leur magie évocatoire, magie qu'Hofmannsthal découvre avec les toiles de Vincent van Gogh. Pour Hofmannsthal, comme pour Rilke, la couleur des peintres modernes est un paradigme tout aussi essentiel que l'utopie mallarméenne d'une langue renouvelée, véritable idéal d'un nouveau langage. C'est la couleur qui permet le retour aux "sensations vraies". Car dans cette Europe moderne, l'art seul peut remettre le moi à l'unisson du monde. Les couleurs ne parlent pas un idiome singulier, une langue privée et obscure, mais le langage le plus universel qui se puisse concevoir. Elles échappent, mieux que les mots, à la menace de l'hermétisme. D'où sans doute, en partie, la fascination qu'Hofmannsthal et que Rilke éprouvaient pour le "commerce des couleurs". Van Gogh et Cézanne apportent au poète moderne qui doute de la capacité des mots à établir une intimité confiante entre l'homme et le monde, la promesse d'une régénération du langage par la grammaire des couleurs. Promesse et exigence redoutables, peut-être intenables au demeurant. Parvenir à faire parler les mots de manière aussi purement émotionnelle que les couleurs, c'est justement l'impératif qui s'imposait à Bergotte, face au "petit pan de mur jaune", devenu si célèbre grâce à Proust.
Cette "grammaire des couleurs" appliquée au langage poétique ne se rattache qu'en apparence à la tradition romantique des recherches de synesthésies et aux "correspondances" de Baudelaire, ou même au sonnet des Voyelles de Rimbaud. L'espoir d'une régénération de la langue poétique par la logique des couleurs, chez Rilke et Hofmannsthal, me semble d'un autre ordre. Ces poètes ne croient plus à la magie synesthétique de leur matériau langagier. Ils admettent au contraire la supériorité du silence sur les épanchements subjectifs et rendent les armes devant le pouvoir du visuel, plus grand que celui du textuel. L'écrivain ne se sent plus porté par la tradition du langage poétique, il éprouve le besoin de quitter l'espace littéraire, pour mettre son écriture à l'école des arts plastiques. Ceux-ci représentent la réalité avec une perfection enviable.
Les couleurs fascinaient Rilke parce qu'elles s'organisent comme le poète voudrait que s'organisât le langage poétique. Ce n'est donc pas seulement la peinture en tant que telle qui intéresse le poète, mais le jeu des couleurs en tant qu'il préfigure un poème. Rilke s'interroge sur le pouvoir de son ekphrasis : il écrit à Clara les lignes suivantes :
"Je me suis demandé, hier soir, si ma tentative d'évoquer La femme au fauteuil rouge avait pu t'en donner la moindre idée. Je ne suis même pas sûr d'en avoir traduit exactement les rapports de valeurs ; plus que jamais, les mots m'ont semblé exclus, et pourtant il devrait y avoir une possibilité de s'en servir de façon contraignante, à condition de parvenir à considérer le tableau comme on contemple la nature [...]."
Rilke sait parfaitement que, dès que les mots cessent de parler de peinture, pour décrire une image, pour transformer une narration, l'écrivain se sent beaucoup plus à l'aise. Mais cette aisance est suspecte. Ce faisant, l'écriture perd de vue les couleurs. On réduirait cependant la portée de cette passion des arts plastiques, et tout spécialement de la peinture, qui se manifeste au même moment chez Hofmannsthal, chez Rilke et chez quelques autres des plus grands poètes modernes, si l'on ne soulignait l'importance véritablement existentielle de cette régénération du langage. Il importe de dissiper les illusions, de déjouer les pièges du langage qui oppose artificiellement le moi au monde, alors que le sujet et l'objet ne devraient faire qu'un. C'est ici que les couleurs peuvent introduire à une expérience quasi-mystique.
La peinture, en même temps que l'émancipation des couleurs, signifie leur mise en ordre. La peinture contraint les couleurs à composition. La force de Cézanne est de ne pas avoir cédé à la folie du peintre dévoré, foudroyé par les couleurs, comme le peintre fou du Chef-d'uvre inconnu de Balzac ou le peintre maudit de L'uvre de Zola. La peinture de Cézanne est un rationalisme tempéré par le sensualisme. Le rationalisme pur ne voit qu'en noir et blanc - rappelons-nous Malévitch. Noir comme les mot du papier. Blanc comme le marbre des statues de Canova. Au contraire, le rationalisme sensoriel de Cézanne libère les couleurs sans céder à leur frénésie.
Il ne s'agit donc pas de "simulacre des couleurs de la nature" dont il est question depuis le début de cet exposé, il s'agit de la dimension de la couleur qui crée d'elle-même à elle-même des identités, des différences, une texture, une matérialité, voire une musicalité.
Il est enfin un autre défi : celui d'avoir à transposer les couleurs en mots. Lorsque l'on se risque sur ce terrain, advient inévitablement la question des correspondances :
"Chaque art a son propre langage, c'est-à-dire les moyens qui lui sont propres. Ainsi chaque art est quelque chose de clos sur soi-même. Chaque art est une vie propre. Un royaume pour soi. Aussi les moyens des différents arts sont-ils, de l'extérieur, parfaitement différents. Sonorité, couleur, mot ! Mais dans leur profondeur intime, ces moyens sont parfaitement semblables : le but ultime efface les différences extérieures et dévoile l'identité intime." Wassily Kandinsky, lettre adressée à Arnold Schönberg.
C'est dire aussi, de manière indirecte, que l'abandon de la couleur locale, le passage de la peinture mimésis à l'expressivité pure de la couleur, l'exploration du rythme et de la dramatisation des coloris, de leur énergie "vitaliste" et de leur dynamique sont quelques-unes des conquêtes de cette modernité convulsive à laquelle participa pleinement Wassily Kandinsky.
Un mot, enfin, sur les rapports qui existent entre la couleur et ce qu'il est convenu d'appeler la "postmodernité".
Si le rouge existe c'est en tant qu'il fait partie d'une libération du coloris lumineux, élément fondateur de la modernité en peinture. Si le rouge existe enfin c'est en ce qu'il participe de cet affranchissement des couleurs que Mondrian redoutait tant et dont l'un des meilleurs ambassadeurs, je l'ai dit, fut certainement Kandinsky qui recula les limites de cette émancipation jusqu'à son accomplissement. La révolution de l'art moderne me semble résider dans ce déchaînement de la couleur qui, non contente de s'affranchir du tableau et de sa narration, atteint la plénitude du pictural. L'histoire du moderne en peinture, du XIXe au XXe siècle, est ainsi l'histoire de l'émancipation du matériau pictural au détriment du dessin, entendu non seulement au sens des contours de la figure, mais plus largement encore au sens de la narrativité des images. En somme, le moderne a voulu s'affranchir du principe de la mimésis en s'engageant dans l'abstraction. L'écriture a cherché à suivre ce mouvement, non sans voir combien il est difficile de concevoir une "littérature abstraite".
Lorsque Lessing affirmait que la peinture consiste à juxtaposer dans l'espace des formes et des couleurs - tandis que la littérature peut raconter une action qui se déroule dans le temps - il exprimait l'idée que "l'immobile rend visible et que les arts plastiques seraient une immobilisation du mouvement qui donnerait l'illusion de voir." Au contraire, la condition postmoderne, selon les philosophes et les sociologues qui ont mis ce mot au goût du jour pour désigner la reformulation du moderne dans les années 1970 et 1980, semble se caractériser par une esthétique de la disparition.
En effet, dans la réalité virtuelle créée par le multipmédia, l'artificialité des couleurs touche à son comble. Les couleurs, composées et recomposées à l'aide de logiciels numériques, n'ont plus grand-chose en commun avec la réalité empirique dont on parlait au temps de Locke et de Diderot. La "grammaire" et la "logique" de ces couleurs sont seulement analogues - et non plus identiques - à celles des couleurs naturelles. L'opposition entre couleurs artificielles et couleurs naturelles devient à son tour problématique : les "biotechnologies" permettent de faire éclore des fleurs et des végétaux aux couleurs inédites ; l'urbanisation et les modifications subies par l'environnement provoquent des changements de couleur des paysages. C'est ainsi que les peintures impressionnistes de paysages, par exemple, conservent la mémoire, parfois irrémédiablement effacée dans la réalité, de couleurs qui ont changé.
La peinture postmoderne semble réduite à citer - sur le mode ironique, provocateur ou étrangement élégiaque - le coloris des tableaux modernes du XIXe siècle de la première moitié du XXe, comme si les couleurs, de William Turner à Wassily Kandinsky, appartenaient à un monde déjà ancien sinon révolu. S'agit-il véritablement d'une esthétique de la disparition, comme le pensent les observateurs contemporains, ou d'une mutation, véritable glissement de la peinture vers le pictural ?
<em>The Tristan Project </em>de Bill Viola ou la dramaturgie du féminin
Avant d'aborder ce que Bill Viola saisit intuitivement, intellectuellement et spirituellement du personnage complexe d'Isolde et la manière dont ce formidable créateur d'images pose la question du statut du corps visuel dans la scène finale, il convient de rappeler quelques enjeux inhérents à Tristan et Isolde.
Peu importe en effet que les métaphores de l'homophilie ou, plus récemment, celles de l'androgynie soient à l'origine des rapports entre le texte poétique et la substance musicale de l'opéra de Wagner. Plus intéressante, en revanche, se révèle la nature de ces liens indissociables et néanmoins antagonistes que dessine une esthétique éprise d'idéal. Les commentateurs, mal à l'aise dans l'exercice périlleux qui consiste à comparer les rôle et place respectifs des deux composantes dans le drame wagnérien, ont toujours conclu à la subordination des paroles à la musique. Le Liebestod de l'acte final en constitue certainement la figure la plus emblématique. "Ici, encore, plus que jamais, il ne se passe que de la musique" écrivait naguère André George dans son Étude historique et critique de Tristan. Le langage philosophique et poétique, transcendé par la voix, ne serait qu'un "supplément d'âme" (Baudelaire), une valeur ajoutée à la conclusion musicale du drame. Pierre Boulez ne dit pas autre chose dans la Préface qu'il consacre en 1996 à l'édition bilingue de Tristan et Isolde par André Miquel. Posant en termes contemporains la problématique des possibilités et des limites fixées à la traduction des textes écrits par Wagner lui-même, Boulez ne peut s'empêcher d'accorder finalement la préséance à la musique au détriment du matériau narratif. Prima la musica, poi le parole ! Certes, le thème n'est guère nouveau - et il n'est pas jusqu'à Richard Strauss qui ne le reprenne à son compte en 1942 dans Capriccio, "conversation en musique en un acte", judicieuse mise en abyme sur fond de rivalité amoureuse, ou, quelque trente ans plus tôt, dans Ariane à Naxos. Mais il revêt un caractère fondamental et permanent dans l'uvre de Wagner, en ce que la musique inspire la poésie, toutes deux confondues désormais en une entité nouvelle aux subtiles correspondances. En effet, il n'est pas certain pour Tristan et Isolde qu'il faille séparer l'expression musicale de l'énoncé dramatique, sous peine de réduire considérablement ce que Franz Liszt nomme dès 1857 "une trouvaille extrêmement heureuse", "une uvre splendide". Juste pressentiment qui trouvera son plein et total accomplissement le 10 juin 1865, date de la création du drame de Wagner au Hoftheater de Munich, sous la direction inspirée de Hans von Bülow. Mais tout cela est trop connu pour qu'on s'y attarde.
Or, pour les besoins de notre essai, il nous a fallu encourir le risque de ne considérer que ce qu'il est encore convenu d'appeler un livret d'opéra, bel et bien. Dans sa fonction dramatique - dans sa portée poétique aussi bien - le manuscrit rédigé par le maître de Bayreuth permet d'interroger ce rêve de mort dans lequel l'art réalise sa promesse de délivrance. Cultivant le goût du paradoxe, nous gardant toutefois de jamais franchir les limites de l'absurde, il nous est apparu qu'à la souffrance d'amour, qui colore de teintes mortifères tout le drame wagnérien, répondait un corps déchu, travaillé d'un désir inconscient, marqué du sceau de la faute et de son corollaire, la rédemption. Évitant d'interpréter en un sens étroitement psychologique cet abîme sans fond que sont les affres du désir, nous avons préféré souligner une singulière analogie entre la faute tragique du héros et ses blessures qui ne cessent de rappeler, si besoin était, que Tristan est l'une des victimes expiatoires d'une vision désenchantée de la condition humaine. En ce sens, Wagner atteste par des emprunts explicites sa dette envers Schopenhauer. C'est souligner que le manquement du neveu du roi Marke à la loi de l'honneur, à la mission dont il était fidèlement investi par son souverain, de même que la scène du philtre d'amour - simple révélateur des passions jusque-là refoulées - relèvent du plus pur théâtre. Mais en aucun cas, ils ne sauraient constituer les ressorts proprement dramaturgiques de l'esthétique de Tristan. Dans la scène 5 de l'acte I, l'exaltation érotico-mystique, l'état extatique et l'intensité des sentiments qui s'emparent des deux protagonistes, disent sans conteste l'énigme de l'amour. Cette passion dévastatrice, où se consume un désir inassouvi, se métamorphose dans la scène 2 de l'acte II en un duo communément appelé höchste Liebeslust. Moment d'extase absolue, il ne manque pas néanmoins de dépasser les limites de la raison. La seule lecture du livret fait apparaître, en ce passage précis, une langue métaphorique et symbolique d'un raffinement obscur. Cet hymne à la Nuit sans lendemain consacre incontestablement Tristan et Isolde à l'anéantissement. Si beau soit-il, le cantique se fonde sur l'échange du breuvage mortel, véritable "coup de théâtre" qui fait aussi figure de coup de force. Que "le boire amoureux [soit], en réalité, l'image même du grand mystère de la vie, la représentation plastique de l'amour, de son insaisissable éclosion, de son puissant devenir, de son passage du rêve à la pleine conscience par laquelle, enfin, nous apparaît son essence tragique " n'est pas contestable. Maurice Kufferath avait raison de remarquer, dès la fin du XIXe siècle, la portée symbolique du philtre lui-même. Mais nous ne pouvons ignorer aujourd'hui la manière artificielle et forcée dont le revirement de situation se produit.
Ce n'est pas en effet dans ces épisodes, pourtant fascinants et fameux entre tous, que Wagner se montre révolutionnaire. En buvant le philtre magique les héros scellent leur destin et renversent le cours de l'action. Opérer la substitution d'un breuvage prend certes un sens nouveau et tragiquement irréversible, mais témoigne également d'un dispositif dramatique dont on peut se demander s'il ne légitime pas à lui seul des artifices et des tromperies déjà acquis au théâtre depuis fort longtemps et parfaitement conformes à la tradition de l'Opéra. D'aucuns pourront toujours objecter la fidélité aux différents récits médiévaux de Tristan et Iseut. Or Jean Matter a démontré récemment que Wagner n'avait pas hésité, pour les besoins de sa recréation, à trahir la légende. Il serait sans doute injuste d'enfermer l'épisode dont il est ici question dans le cadre étroit d'une banale intrigue, mais il n'est pas discutable que Wagner a su tirer parti de ressources scéniques qui pouvaient difficilement passer pour novatrices, même à son époque.
Plus décisive s'affirme, en revanche, la déchéance physique et morale de Tristan dont la mort, comme celle d'Isolde, paraît racheter la faute des deux amants. Il n'est que de penser aux différentes blessures du héros comme autant d'ombres portées de la mort pour se convaincre du rôle que le corps déchu est appelé à jouer dans ce drame philosophique, où la séduction mortelle s'exprime en un désir d'union quasi métaphysique. Une fois encore, nous pourrons sans cesse invoquer les délices de l'envoûtement, les déplacements de la volonté, la dérive des affects. Il n'empêche. Rien ne rend compte, mieux que le désastre du corps en ses différentes plaies sanglantes, de la dépossession progressive qui annonce les limites incertaines entre l'amour et la mort. Si l'on excepte Parsifal, de dix-sept ans postérieur à Tristan, jamais les symboliques conjointes de la faute et de l'expiation n'ont été creusées à de telles profondeurs, jamais la douloureuse blessure, plaie toujours ouverte d'un amour impossible, n'a été peinte avec des couleurs si justes et si fortes. Si, d'autre part, il n'est pas question de sous-estimer entre Tristan et Marke une opposition de nature sociale et, pour Tristan et Isolde, une incapacité formelle à réunir en une même essence le règne de l'amour et l'exercice du pouvoir, il n'est pas non plus souhaitable de négliger ce qui paraît caractériser fondamentalement l'uvre de Richard Wagner. Ces préliminaires ne sont pas inutiles si nous voulons préciser à quel point la problématique du corps déchu - faute sociale, meurtrissure morale ou encore blessure physique - est au fondement du dispositif dramatique wagnérien en tant qu'il appelle les héros à la nécessité de se rédimer. Ici, la logique engage les amants à abjurer leur vouloir-vivre, à renoncer à l'individuation, à mépriser l'illusion, à se déprendre enfin de la fiction d'une union idéale, libérée des contraintes de la finitude. De ce point de vue, Wagner comme Schopenhauer ne se laissent abuser d'aucun optimisme. "Le pessimiste de Francfort" et le musicien-poète partageaient une position philosophique, éthique et esthétique dans laquelle la souffrance et le péché universels, le non-sens de l'histoire, le rejet de tout matérialisme et le renoncement absolu au désir égoïste donnaient un sens commun à leur démarche.
Il ne nous appartient pas de poser ici, dans toute son étendue, le problème de la négation d'un vouloir-vivre qui réunirait les deux héros en une suprême résignation. Bien que marquée du signe de la malédiction, leur rencontre raconterait nolens volens un drame philosophique dans lequel l'être est transfiguré par la mort, non point conçue comme terminus ad quem, mais comme une extase transcendantale, une fusion supérieure, l'accès à un univers supra-terrestre. Or, une fois posés ces principes qui régissent le drame d'un bout à l'autre de son déroulement, ne sommes-nous pas fondés à penser que Tristan et Isolde se révèle plus riche d'intentions que ne laissait prévoir sa trame narrative et scénique ? En d'autres termes, le réseau de symboles et de leitmotive n'est-il pas à même, par sa densité et sa complexité, d'occulter non plus un opéra mais une dramaturgie dans laquelle la Mort, non pas manifestement présente mais discrètement figurée, serait la véritable clef de voûte du système wagnérien ? Cette Mort pour ainsi dire invisible, qui ne décline aucun signe tangible de son existence, abandonnant toute reconnaissance immédiate et explicite, s'exprime dès avant le prélude du premier acte. Est-il de meilleur commentaire de notre hypothèse que les lignes écrites par Michel Guiomar, en 1976 : "On n'oublie pas qu'une blessure première de Tristan lui vint d'un combat dont l'adversaire était déjà une puissance presque surhumaine et que cette blessure était mortelle ; du moins était-elle inguérissable [ ]. Elle était donc déjà l'impact et le signe visible d'une empreinte intérieure de Mort. Telle aussi la seconde blessure, venue encore d'un combat ; un combat douteux contre l'invincible, car le pâle Melot ne pouvait se faire craindre du vainqueur du Morold [ ]. Aussi bien dans Tristan que dans Parsifal, cette blessure venue des récits médiévaux, n'est pas une donnée wagnérienne [...], mais elle est trop en affinité avec la conception de Wagner sur le Mal et la Faute, pour que nous écartions les insistances invisibles de cette empreinte macabre." Cette dernière règne ainsi sur le drame sous la forme première d'un corps mortellement blessé, dépossédé de ses forces vitales et néanmoins sauvé par quelque onguent magique (acte I, scène 3). Si la Mort trouve en Isolde une rivale redoutable aux dons supérieurs, elle sera toutefois victorieuse dans le combat final qu'elle mène contre l'héroïne et dont l'enjeu est le corps de Tristan, agonisant et délirant (acte III, scène 2). Ici, les blessures ne se refermeront pas ; elles seront le motif de la longue plainte de Tristan tout au long de la scène 1 de l'acte III. Le héros de l'exaltation amoureuse est aussi celui de la Passion, pas du Renoncement. Ce n'est pas le moindre paradoxe de la philosophie de l'uvre. Tristan, repoussé par la mort, est condamné à vivre par son désir toujours vivant pour Isolde. La source de l'irrépressible désir où s'abreuve sa flamme fait naître simultanément une souffrance qui ne fait peser aucune menace sur l'action, mais l'éternise a contrario. Le temps de la douleur infligée par la toute-puissance de l'amour est un temps suspendu, destiné à rendre plus cruelle la délivrance refusée, plus attendu le moment fatal renvoyé sine die. Rêver la mort ou, ce qui revient au même, se fondre dans l'apaisement toujours incertain d'un désir qui ne cesse de les tourmenter, constitue la vaine espérance des protagonistes. Telle est aussi la mémoire tenace du corps meurtri, celui-là même qui n'en finit pas d'agoniser dans un temps immobilisé, un espace rigoureusement figé. Il était nécessaire que Wagner fît de ce dernier acte l'aboutissement d'une plainte inconsciente travaillée par quelque désir d'extase mêlé à une nostalgie mortelle, mais aussi l'expression puissante de la chute physique et morale d'un héros qui appartient à un univers dont la disparition progressive et inéluctable renvoie à un monde corrompu. Je crois pouvoir affirmer qu'il s'agit là d'un substrat similaire au Ring dont Götterdämmerung constitue la tragique consécration. Avant que ne sonne le glas du crépuscule des dieux, Tristan et Isolde proclame celui des héros. À l'expression d'un amour nourri d'espoir et de félicité, le drame oppose et préfigure une fin annoncée, à l'ivresse sentimentale de la musique les signes d'une décadence que Nietzsche ne cessera de dénoncer chez Wagner.
Mais il est une autre meurtrissure qui permet de saisir à vif non plus une corruption du corps proprement dite, mais un avilissement de l'être tout entier. Cette flétrissure marque Tristan à tout jamais comme une faute première et indélébile. Isolde rappelle à Brangaine qu'à l'issue du combat qui opposa Tristan à son fiancé Morold, et qui vit la mort de ce dernier, Tristan, sous une fausse identité, vint demander l'action bénéfique des pouvoirs magiques de l'héroïne. "Quand en riant ils me chantent leur chanson, je pourrais aussi leur répliquer l'histoire d'un canot, minuscule et misérable, qui voguait vers la côte d'Irlande ; à l'intérieur, malade et languissant, un homme à l'agonie gisait. Il connut l'art d'Yseut ; avec ses onguents et ses baumes, fidèlement, elle soigna la blessure qui le tourmentait. En celui qui perfidement se nommait Tantris, Yseut eut vite fait de reconnaître Tristan [...]." Il n'est donc pas ce héros invincible et orgueilleux, personnage estimé et vertueux, mais un homme vaincu par la souffrance, terrassé par la douleur, préférant employer une vile ruse afin d'obtenir la guérison de l'ennemie plutôt que d'affronter la mort qui l'avait condamné. Le changement d'identité n'est sans doute pas digne de l'esprit chevaleresque que devrait revêtir le drame en pareilles circonstances. La feinte, qui avait pour dessein d'abuser celle auprès de qui Tristan venait chercher l'aide salvatrice, rend trouble l'image d'un être intrépide, libre, courageux, "trésor et charme de la renommée". L'épisode, pitoyable, constitue la première rencontre entre l'héritière de la couronne d'Irlande et l'Anglais. Je le mentionne pour son caractère exceptionnel d'abnégation - Isolde renonce à se venger - et pour l'échange des regards, si important pour la suite puisqu'il préfigure une irrésistible attirance mutuelle et amorce la tragédie.
Mais rien n'a été dit dans cet épisode sur l'attitude même de Tristan, frappant Isolde dans son honneur, outrageant sa victime, portant atteinte aux lois élémentaires de l'hospitalité. Toute l'entreprise fut marquée du secret, de la honte et de la lâcheté. L'acte inavouable se double en effet d'un trait sordide rappelé par Kurwenal lors de la deuxième scène de l'acte I : le chef décapité de messire Morold fut envoyé à Isolde comme tribut payé par l'Angleterre à l'Irlande. Un tel affront ne pouvait rester impuni. Or Isolde n'a pas fait le serment d'oubli et l'on a trop tendance, semble-t-il, à faire bon marché de cette horrible scène. L'analyse du drame wagnérien en termes univoques d'une apologie d'amours tragiquement malheureuses n'est que partiellement exacte. Eu égard à la transgression qui fait de Tristan un coupable à plus d'un titre, on en viendrait à oublier qu'avant d'éprouver d'idéales et sincères aspirations où se mêlent conjointement effusions lyriques et détresse d'amour partagées, il fut l'auteur d'un acte aussi cruel qu'infâmant.
Le maître de Bayreuth fait véritablement commencer son uvre au moment où Tristan, dans l'obligation de réparer ses fautes, est mis en demeure de se racheter et d'effacer les préjudices subis par Isolde dans la fameuse scène du philtre de mort. Sublime sera la vengeance, qui consistera d'abord et avant tout en une torture morale, celle de devoir résister au désir qui le tourmente. Nous sommes tenté de penser avec Philippe Sollers qu'une sensibilité inquiète, masochiste pour tout dire, soit à l'origine du désir hors la loi où l'excès d'amour rime avec celui du désespoir. Tel serait l'un des enseignements modernes du mythe de Tristan et Isolde. Une telle hypothèse, en dépit de son caractère de provocation, peut aider à comprendre la torture que s'inflige le héros. Mais les émotions que suscite ce thème s'y manifestent avec une telle énergie qu'il est difficile de ne pas remarquer, avec Yvon Brès, que la souffrance ""dit" mieux que le plaisir, ou même que la joie, l'essence du vivre et du souffrir originaires, de ce pathos qui constitue le fond de l'homme ". Cette affliction fondamentale, inscrite au plus profond du drame wagnérien, jette une vive lumière sur les conceptions dramatiques de Tristan et rend compte, dans une modernité toujours renouvelée, du tragique de la condition humaine. Autant dire que le romantisme pessimiste, qui valorise les âpres joies de la souffrance et exalte la volupté amère de la douleur morale, n'a sans doute que peu à voir avec un opéra tout entier fondé sur une réflexion sur le tragique, la conscience de la faute, la déchéance, "le Désir du Néant" (Louis Vialle). Mais pousser à l'extrême le chant de la souffrance, comme le font Tristan et Isolde en s'aimant d'un amour absolu et interdit, vaut surtout pour ce qu'il advient de la conscience douloureuse prise dans les rets du désir : "la possibilité de vivre la vie là où seulement, pour l'homme, elle peut se dire : à l'ombre de la mort." En faisant l'épreuve de l'impossible, en étant l'enjeu d'un conflit du désir et de la loi, les deux héros ne se promettraient que du sang et des larmes. Conséquences d'une logique irrémédiable, serions-nous tenté d'écrire. Elles constituent en outre les éléments d'une dette morale en relation avec la faute commise par les deux amants. Avant que l'union transfigurée de Tristan et Isolde ne réside dans cette mort attendue avant que l'amour ne s'idéalise en une fatale plénitude, il importe de souligner combien décisive se révèle la logique d'une réparation symbolique. Détresse, solitude, exil, douleur, folie forment quelques-unes des épreuves que les protagonistes auront à endurer et qui s'imposent incontestablement sur fond de rédemption. Nietzsche, dans La généalogie de la morale, n'avait pas manqué de désigner la parenté étymologique qui, selon lui, liait les mots dette, faute et représailles. Heidegger, après avoir remarqué lui aussi l'affinité des termes dans le sens commun, finit par s'éloigner d'un rapport tenu pour obsolète. Que le rapprochement étymologique soit avéré ou non, que les hypothèses ne suffisent pas à vérifier semblable comparaison n'a en fait que peu d'importance pour l'esthéticien. Mais que deux philosophes allemands aient pu échafauder des systèmes de pensée dans lesquels ils posaient un parallèle entre le concept de la dette et celui de la faute, est suffisamment suggestif pour retenir l'intérêt. Sujétion, mise à mal de la responsabilité et du libre engagement des protagonistes permettent de penser que la dette, dans le plus pur sens wagnérien, ne sera pas annulée mais déplacée. La logique de vengeance se transforme peu à peu en un asservissement, véritable aliénation de Tristan pour Isolde et vice versa. La nouveauté, selon moi, est que ni l'un ni l'autre n'ont renoncé à l'Absolu et que la faute qu'ils expient tout au long des deux derniers actes sera véritablement lavée non par la mort, mais bel et bien par un furieux désir de vivre. Extrêmes seront donc les peines infligées aux protagonistes. Douleurs spirituelles pour Isolde ; souffrances morales et physiques pour Tristan qui, au terme d'un long parcours, finit par entonner l'hymne à "la gloire crépusculaire, immensément plaintive et bienheureuse de l'âme sauvée par la blessure mortelle du corps." Telle est, ou peu s'en faut, la véritable esthétique de l'uvre wagnérienne : le corps dans lequel s'origine le désir est à la fois le motif de la faute et celui de son rachat.
Mais la blessure fatale qui sauve l'âme damnée de Tristan est aussi l'une des plus cruelles pour Isolde, finalement délaissée, abandonnée par le décès prématuré du héros. L'amoureuse, trahie par la Mort qui lui enlève in extremis l'être tendrement chéri, ne peut s'empêcher de se révolter contre la plaie que l'intéressé a lui-même rouverte en arrachant ses bandages (acte III, scène 2). Moins égarée que véritablement abusée, Isolde supplie d'un espoir effréné : "Tristan trompera-t-il Yseut, la trompera-t-il pour cet unique et ultime instant de bonheur terrestre ? La blessure ? où ? Laisse moi la guérir ! Afin que sublimement nous partagions la nuit ; ne meurs pas de la blessure, non, pas de la blessure !" En vain. Or ces paroles, qui dénoncent autant qu'elles implorent, sont celles d'une femme trompée qui refuse l'inacceptable - un destin somme toute peu glorieux, réduit à une trivialité non conforme au sublime poème d'amour que constitue l'opéra de Wagner. Car enfin, si Tristan meurt d'un amour marqué du sceau de la sublimation, il expire également d'une blessure naguère portée par Melot et qu'aucun philtre magique ou onguent ne saurait soigner. La rencontre est définitivement manquée, les amants se seront croisés dans ce dernier acte sans que puissent renaître au désir cette conjonction des âmes, ce duo à l'unisson où se mêlait l'idée d'éternité à l'exaltation passionnée. Du point de vue dramatique, la mort de Tristan reçoit une expression parfaitement cohérente et conséquente. L'important n'est-il pas en effet que l'irrésistible désir s'y mue en impossible amour et que les joies promises se transforment en purs rêves ? On pense ici à cette remarque d'André Miquel, selon laquelle l'échec de l'amour est la condition sine qua non d'une légende toujours préservée des affres de la satiété, du piège de l'habitude, préservant ainsi l'image indestructible d'un amour parfait et éternel. On se prend à se demander, toujours avec A. Miquel, "si le destin ou la nature, en créant ces êtres d'exception, ne les condamnent pas et, ce faisant, ne se condamnent pas eux-mêmes. [...] À croire, décidément, que ce monde, en les appelant au jour, avait lui-même perdu la tête et qu'il lui faut, lorsqu'il réalise sa folie, remettre les choses en place, renvoyer des êtres trop aimés au néant d'où ils les avait tirés."
La destinée d'Isolde ne fait pas exception. Perdue dans la contemplation du cadavre de son bien-aimé, sanctifiée par l'amour, elle expire sereinement, jouant le plus beau et le meilleur rôle qu'elle eût pu tenir auprès de Tristan : celui de la rédemptrice. Dans ce contexte philosophique et esthétique, rien d'étonnant à ce que certains commentateurs puissent voir en Isolde la femme c'est-à-dire l'idéal féminin - inaccessible par essence - exaltant l'amour sans l'agir. L'opéra renvoie ainsi les thèmes de l'amour et de la mort aux catégories d'une psychologie supérieure dans laquelle seule préside la vision fantasmée d'un féminin exemplaire, souverain et transcendant.
Or pour rendre compte du désir d'Isolde qui n'aspire finalement qu'à un instant d'éternité, la création vidéo de l'Américain Bill Viola s'imposait. Entre autres parce que le traitement des images de la scène finale (la mort de l'héroïne) s'affirme comme une écriture visuelle paradoxale et inédite, décalée et novatrice. Ce sont précisément les derniers instants d'Isolde (acte III, scène 3) mis en images par le vidéaste plasticien qui nous intéresseront dans les lignes qui suivent. The Tristan Project est une commande de l'Opéra National de Paris en co-réalisation avec la Los Angeles Philharmonic Association et le Lincoln Center for the Performing Arts. Représentée en 2004 au Walt Disney Concert Hall de Los Angeles, puis à l'Opéra Bastille en 2005, l'uvre de Wagner fut de nouveau jouée à Paris et aux Etats-Unis (Lincoln Center) en 2007 avec la même mise en scène de Peter Sellars et la vidéo de Bill Viola. Concédés pour cinq ans seulement, les droits de cette uvre vidéo de quatre heures, ayant requis un an et demi de travail et mobilisé soixante personnes, ne permettent plus aucune diffusion auprès du grand public.
D'une absolue beauté, la vidéo dans son ensemble, la scène finale plus particulièrement, tend un piège visuel dans lequel les forces en présence, selon Sophie-Isabelle Dufour, "conduisent le regard à s'abandonner aux effets de l'image." Or ce sont précisément ces effets d'image auxquels succombe J.-P. Fargier dans la description qu'il fait de Tristan Project. "Tout Viola est là, pendant quatre heures. Les belles images, les trucages subtils, incompréhensibles, les symboles puissants, faciles à décoder, les gestes lents, l'espace qui éclate, les lointains infinis, les effets de chaleur qui dissolvent les corps, les travellings sans fin qui butent sur du noir, les flammes, les plongeons, les reflets dans l'eau, les bains magiques, les essaims de bulles, les arbres noirs, les nuages bizarres, les déserts, les spectres nimbés de brouillard, les figures effacées par le grain, les corps en attente de résurrection, puis la résurrection suivie d'une ascension, aussi grandiose que celle de saint Paul par Poussin (au Louvre)." L'éloquence du commentaire pose de manière insistante, nous l'avons dit, le problème de la fascination qu'exerce sur le spectateur, même le plus averti, une vidéo dont le pouvoir réside en une esthétique d'une exceptionnelle intensité. Mais l'art vidéo, à l'instar de la peinture, est aussi cosa mentale. C'est donc par ce biais que nous aborderons la toute dernière apparition d'Isolde, sa fin extasiée intronisant un désir de mort aux résonances délirantes.
Dans ses notes d'intentions, Viola se proposait dans un premier temps de "visualiser un monde d'images évoluant à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du scénario dramatique que les acteurs jouent sur la scène." Il ajoutait, précisant son dessein : "Les images en mouvement vivent dans un domaine qui se situe quelque part entre l'urgence temporelle de la musique et la certitude matérielle de la peinture, et sont donc partiellement adaptées à la création d'un lien entre les éléments pratiques de la conception scénique et la dynamique de la représentation. Je savais d'emblée que je ne voulais pas que les images illustrent ou représentent directement le récit. Au contraire, je voulais créer un monde d'images existant parallèlement à l'action se déroulant sur la scène, tout comme un récit poétique plus subtil sert de support à la dimension cachée de nos vies intérieures." Correspondance ou mieux, dialogue entre ce qui est vu et ce qui est entendu, l'univers de l'Américain n'est pas une narration et n'entretient pas de lien servile avec le livret de Wagner. Le visuel s'émancipe du récit et introduit l'amateur d'opéra dans une dimension onirique dont le pouvoir relève moins de l'étrangeté, fût-elle inquiétante, que de la pure fascination. Filmée en plan fixe, projetée sur un écran vertical rectangulaire de grandes dimensions, la mort d'Isolde est transposée dans un monde sous-marin au fond duquel gît le corps d'un homme. Ce dernier est le double du cadavre de Tristan, reposant dans la même position sur la scène, sous l'écran. La première particularité de ce plan réside dans l'immobilité du corps étendu sur une dalle, sorte de pierre tombale d'où s'échappent des trombes d'eau scintillantes, remontant à la surface invisible. Tonalités noire et blanche dominent l'ensemble. Le noir des profondeurs abyssales répond à l'obscurité dans laquelle le plateau est plongé. La blancheur de l'eau remontant à la surface fait écho à la tunique-linceul du corps de l'homme allongé. Vêtue de noir, Isolde (Waltraud Meier) se tient debout face aux spectateurs. Seuls son visage éclairé et ses épaules se détachent nettement de l'écran derrière elle. Le Liebestod peut commencer. Durant le chant d'amour, de mort et d'extase mêlé, le corps de l'homme, fixe jusqu'à présent, se soulève doucement à l'horizontal quittant sa couche mortuaire, se redresse imperceptiblement pour atteindre une position quasi-verticale puis amorce une ascension et disparaît totalement du champ de l'image. L'ensemble, visuellement fluide, fait apparaître ici une solution de continuité. Viola fait en effet suivre ce long plan par un autre dans des tonalités bleues, où l'on voit brusquement émerger de l'eau un corps de femme qui s'élève plus rapidement et s'éloigne dans un faisceau de lumière provenant d'une source située dans la partie supérieure, en hors champ. De manière étonnante, toute cette scène se déroule dans l'eau, y compris la montée d'Isolde comme irrésistiblement attirée par cette lumière. Une colonne de bulles d'air scintille et, contradictoirement au mouvement ascensionnel du corps de l'héroïne, se dirige en sens inverse, vers le bas, puis disparaît au fur et à mesure des derniers accords. Il n'est pas question de commenter les trucages ingénieux de ce dernier épisode mis en images par l'Américain. Là n'est pas notre propos. Mais bien plutôt de montrer ce qui en constitue l'un des traits les plus significatifs : la question de la temporalité. Dans les profondeurs de l'océan, l'organisation linéaire du temps est inséparable de la perception d'un continuum seulement interrompu par le passage du corps de Tristan à celui d'Isolde. Bien plus, puisqu'il s'agit d'assurer d'un plan à l'autre la transition de deux univers à la fois communs et différents. Communs par l'élévation, la mort, l'eau. Différents par l'hiératisme et la raideur de Tristan, l'effet évanescent, souple et irréel du corps d'Isolde dont les voiles du vêtement "flottent" dans l'univers liquide. Thème d'élection de l'artiste, le temps est ici démultiplié. La musique et le chant en tant qu'ils s'affirment comme mouvement et mesure de ce mouvement ; paroles et musique imposent leur scansion, leur cadence, leur fluidité. Ce que je vois - video - également, d'un mouvement qui s'inscrit dans une durée et des rythmes différents (lents pour Tristan, plus rapides pour Isolde). Les trombes d'eau par exemple regagnent la surface à une vitesse supérieure à celle de l'élévation du corps du héros.
Mais il est un autre temps, corollaire de la durée dont B. Viola dit qu'elle est pour lui un élément essentiel de son travail, celui de "l'état de conscience" (S.-I. Dufour). Moins fantastiques (R. Caillois) que féeriques, les images du vidéaste engagent bien le spectateur "à la contemplation, à la méditation, à la prise de conscience." Au-delà de l'imaginaire de B. Viola, il s'agit d'éprouver les effets du temps qui marque des actions dans différentes durées et de s'éprouver soi-même en tant que sujet regardant. La souveraine autorité des images se conjugue avec un long processus qui mène vers la disparition visuelle des corps dans de sombres profondeurs. Métamorphosés en sculptures flottantes défiant les lois de la pesanteur, Tristan comme Isolde contribuent à la redéfinition du temps - visuel et sonore - et invitent non plus à regarder mais à voir, non plus à enregistrer passivement des images d'une beauté figurale inouïe, mais à participer à une fiction inscrite dans la relativité d'un espace-temps inédit. L'expérience proposée est autant plastique que spirituelle. Or c'est précisément cette double caractéristique propre au statut de l'image vidéo que signent incontestablement les derniers instants de Tristan Project.
Contrairement à The Reflecting Pool, que Viola produit en 1977 et qui est considérée comme l'un des moments fondateurs de l'art vidéo, The Tristan Project n'est pas en soi radical. Son langage plastique n'est pas non plus foncièrement nouveau. Quant à la lisibilité, elle est seulement perturbée par les trucages qui rendent les images plus hypnotiques, les espaces plus éblouissants, les temporalités plus denses. Si l'artifice prend le pas sur le Réel, l'inventivité technique n'est jamais montrée en tant que telle ; elle est toujours mise au service d'une fiction produisant des images. Après Tristan, Isolde devient à son tour ce corps-image immergé dans les profondeurs de l'inconscient, aspirant "dans la masse des vagues, dans le tonnerre des bruits, dans le Tout respirant par l'haleine du monde, [à se] noyer, [à s']engloutir, [à] perdre conscience - volupté suprême !" La toute-puissance du désir de l'héroïne se confond avec celle de l'Autre, mort de n'avoir pu la rejoindre par delà une transfiguration toujours annoncée, jamais atteinte. Perte de conscience pour l'héroïne, prise de conscience pour le spectateur : une dramaturgie, deux destins qu'a priori rien ne rassemble et qui se rencontre néanmoins grâce au dialogue instauré entre l'Isolde de Waltraud Meier et son double imagé à l'écran, son Autre féminin. À moins que l'inverse ne soit vrai ! Sonore et visuel, voix et image, audio et vidéo ne peuvent être fragmentés sous peine, comme je le fais ici par nécessité, de tourner indéfiniment autour de cet objet archaïque, perdu pour Freud, impensable pour Lacan. Mieux que Freud et Lacan réunis, Bill Viola ? La question ne se pose évidemment pas en ces termes. Reste qu'en dépit d'une interrogation volontairement provocatrice, qui mieux que l'Américain pouvait relever semblable gageure et dire l'indicible ? Qui mieux que lui pouvait faire du désir féminin non plus l'impensable de la création, mais l'enjeu même d'images vidéos et ériger l'irreprésentable de cette scène finale en esthétique à part entière ? Pour qui envisage ainsi les choses, The Tristan Project est assurément une réussite. Non seulement d'un point de vue plastique, mais aussi parce qu'il désigne l'instance du désir comme celle du visuel. Au-delà des trucages et autres manipulations techniques que Viola fait subir aux images, leurs forces stupéfiantes ne reposent-elles pas justement sur cette équation subtile ? Volonté de séduction ? Plus encore, pertinence esthétique chez l'un des vidéastes de notre temps ayant le mieux saisi la richesse de l'image vidéo, sans jamais en épuiser toutes les possibilités.
Notes :
- André George, Tristan et Isolde de Richard Wagner. Étude historique et critique. Analyse musicale, Paris, Paul Mellottée éditeur, s.d., p. 222.
- Cf. la Préface rédigée par P. Boulez de Tristan et Isolde, dans l'édition d'A. Miquel, Paris, Gallimard, 1986, p. 1-5.
- Sur ce point capital, la lecture de l'ouvrage d'Édouard Sans, Richard Wagner et la pensée schopenhauerienne (Paris, Klincksieck, 1969) se révèle absolument indispensable. L'ouvrage a fait l'objet d'une réimpression aux Éditions Universitaires du Sud (Toulouse, 1999) sous le titre Richard Wagner et Schopenhauer.
- Maurice Kufferath, Le Théâtre de R. Wagner. De Tannhäuser à Parsifal. Essais de critique littéraire, esthétique et musicale, Paris, Librairie Fischbacher, Bruxelles, Schott Frères, 1894, p. 140.
- J. Matter, "De Gottfried à Schopenhauer : influences", in L'Avant-Scène Opéra, n° 34-35, Paris, Éditions Premières Loges, 1990, p. 9.
- Michel Guiomar, Imaginaire et utopie. Études berlioziennes et wagnériennes, I, Wagner, Paris, Librairie José Corti, 1976, p. 286.
- R. Wagner, Tristan et Isolde, (Acte I, scène 3), nouvelle traduction française de Jean-Pierre Krop, in L'Avant-Scène Opéra, op. cit., p. 57.
- Cf. Ph. Sollers, Préface, in Denis de Rougemont, L'Amour et l'Occident (1939), Paris, Plon, 1972 ; France Loisirs, 1989 pour la préface, p. 5-12.
- Y. Brès, La Souffrance et le Tragique. Essais sur le judéo-christianisme, les tragiques, Platon et Freud, Paris, P.U.F., 1992, p. 14.
- Denis Vasse, Le poids du réel. La souffrance, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 187.
- Denis de Rougemont, L'Amour et l'Occident, op. cit., éd. Plon, p. 279 ; je souligne.
- Tristan et Isolde, in L'Avant-Scène Opéra, op. cit., p. 141.
- André Miquel, Deux Histoires d'Amour de Majnûn à Tristan, Paris, Éd. Odile Jacob, coll. "Travaux du Collège de France", 1996, p. 68-69.
- Subventionnée entre autres par la Tate Modern de Londres et le Moma de New York, la vidéo n'est donc plus visible ni même commercialisée. Elle est une création à part entière, son unicité et les droits d'auteur en empêchent toute reproduction. Aujourd'hui le fait peut paraître étonnant. Les critiques et le public ont tendance à penser que l'uvre en général et la vidéo en particulier, conçues pour être reproductibles, ne peuvent aller que dans le sens d'une plus grande démocratisation. The Tristan Project en apporte un démenti cinglant, jouant sur les ressorts de l'aura et de l'unicité de la création, selon les théories que Walter Benjamin développa dans les années 1930.
- Sophie-Isabelle Dufour, L'image vidéo d'Ovide à Bill Viola, Paris, Archibooks, 2008, p. 95 ; je souligne.
- Jean-Paul Fargier, The Reflecting Pool, Paris, Yellow Now, coll. "Côté films", 2005, p. 88.
- Bill Viola, "Un monde d'images en mouvement", in Richard Wagner, Tristan und Isolde, Programme et livret, Opéra national de Paris, 2004-2005, Publication de l'O.N.P., p. 36.
- Idem, ibid. ; je souligne.
- Sophie-Isabelle Dufour, op.cit., p. 79.
- R. Wagner, Tristan und Isolde, enregistrement sonore, Bayreuth, Festspielhaus, 1966, Deutsche Grammophon, traduction française du livret : M. S. Caussy, Éditions Payot, Paris.
Topologie d'un espace entre Imaginaire et Utopie
Entre l'histoire et les déterminations économiques, politiques, sociales et culturelles qui lestent de manière toujours décisive le devenir architectural, il y a place pour un autre champ de connaissance, habile à rendre compte de la valeur conceptuelle de l'espace et de son message fondamentalement ambigu. Qu'est-ce-à-dire sinon que l'objet architectural instaure en un seul signifiant une pluralité de signifiés, se prêtant volontiers à une inflation sémantique aussi complaisante qu'invérifiable? L'intérêt de notre approche est inséparable de la reconnaissance des limites de toute entreprise herméneutique.
Naguère, Philippe Boudon invitait à prolonger la discussion en regrettant par exemple la dimension par trop subjective qui se projette, selon lui, dans l'étude d'Erwin Panofsky consacrée à l'architecture gothique. On a raison de souligner l'obstacle épistémologique que peut constituer pareille dérive. On aurait tort d'en faire un défaut rédhibitoire. Car la perception se révèle bel et bien cette représentation éminemment complexe dont Maurice Merleau-Ponty a souligné l'importance phénoménologique. Insistant sur le primat du "monde vécu", ne conseillait-il pas de "revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours et à l'égard duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive et dépendante" ?
Impossible, donc, de minimiser ou de dénier la difficulté majeure à laquelle est confronté tout "lecteur", aux prises avec les sens pluriels de la création en général, de l'architecture en particulier. Lecture d'autant plus complexe dès lors que s'y révèle en filigrane une problématique qui relève aussi bien d'une ville imaginaire (sinon imaginée), que d'une cité utopique.
Si inféodés que nous soyons à l'organisation conjointe du visible et du lisible, il semble toutefois possible d'interroger ce lieu où s'énonce, en définitive, un espace équivoque qui pose les jalons des futurs bienfaits inconditionnels du "progrès". Tenter de rejoindre, au creux de cette expérience qui répond à un crédo prétendument progressiste, la spécificité architecturale, c'est soumettre l'imaginaire et l'utopie non seulement à l'épreuve du réel, mais aussi à celle du discours qui les légitime. Parcours marginal, s'il en est, qui postule que le sens, habituellement accordé au cadre bâti, est toujours débordé par la théorie et non plus seulement confronté à la traditionnelle praxis. Revenir aux sources de la dialectique entre la structure de l'objet architectural comme système fixe et la "réponse" de l'utilisateur comme libre insertion dans ce même système ne semble guère aller de soi. C'est pourtant sur cet énoncé paradoxal, renversant des rapports tenus jusque-là pour immuables, que s'ouvre la possibilité d'une investigation d'ordre conceptuel.
Le Corbusier et les Quartiers Modernes Frugès
Mais pour originale que soit semblable démarche, elle doit, pour avoir valeur probante, trouver confirmation dans le champ qu'elle prétend investir. À cet égard, Le Corbusier (1887-1965) méritait de retenir l'attention, tant son uvre concourt à poser les termes mêmes de notre problématique. De ce point de vue, les Quartiers modernes Frugès, construits à Pessac en Gironde entre 1925 et 1927, apparaissent comme le paradigme d'une création "compromise" par des débordements sémantiques. Les mésaventures de cette cité-jardin comprenant cinquante trois logements furent nombreuses : difficultés humaines, administratives, techniques et financières accompagnèrent les atermoiements du projet tout au long de sa réalisation. La dimension novatrice des diverses unités du lotissement est patente : prototypes de la construction industrielle appliquée à un groupement d'habitats, elles furent saluées à l'époque comme l'une des plus intéressantes tentatives d'urbanisme et répondaient enfin aux espoirs de "l'esprit nouveau" dont Le Corbusier faisait le fer de lance de ses théories. La Cité avait en effet été conçue comme une "machine à habiter" (Le Corbusier). Fonctionnelle, elle l'était déjà par rapport au projet de son commanditaire, l'industriel Frugès : loger ses ouvriers dans des habitations construites en série (théoriquement avantageuses du point de vue du coût) et garantir une hygiène inconnue jusqu'alors (air, soleil, espace, verdure, eau courante, etc.). Le logement social, de ce fait, était censé constituer la réponse aux besoins des hommes confrontés aux éléments naturels, mais aussi à la vie urbaine. L'affirmation du rôle social de l'architecture était conçue pour le bonheur collectif. L'on en attendait également un nouvel "état d'esprit d'habiter", fondé sur une "révision des valeurs", selon les termes mêmes de Le Corbusier. Opposer l'organisation au chaos, mettre un terme à la construction aléatoire, fonder une beauté sur laquelle l'ordre règne, tels sont, rapidement brossés, les enjeux de ce projet, l'un des seuls plans d'urbanisme pris en considération à l'époque par les pouvoirs publics, avec celui de Chandigarh.
Singulières, dès lors, s'affirment les transformations progressives qui ont rendu méconnaissable l'aspect originel de la Cité, peu de temps après sa construction. Les habitants éprouvèrent en effet la nécessité de modifier le bâti, parfois de manière radicale, lui faisant subir de nombreux changements formels et structurels tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. C'est ainsi que les larges baies vitrées furent ramenées à des fenêtres aux proportions plus conventionnelles auxquelles furent ajoutées des persiennes; les "toits-terrasses" furent supprimés au profit de toits à deux, voire quatre pentes munis de leurs gouttières, recouverts de tuiles, matériau traditionnel dans la région - de ce fait, certains accès extérieurs qui menaient aux terrasses furent condamnés ou démolis ; des cheminées intérieures furent rapportées, dont les conduits sortant du bâti sont laissés visibles à l'extérieur ; les avancées en béton qui portent à faux et marquent le seuil de chaque unité furent flanquées de poteaux (non porteurs) qui semblent maintenant les soutenir - certaines d'entre elles ont été purement et simplement supprimées pour être remplacées par des marquises (verre, métal, fibrociment ou plastique ondulé) ; les terrasses ont été murées et couvertes, agrandissant l'espace d'origine ; des bacs à fleurs en bois, en plastique ou en ciment ponctuèrent les facades ; quelques piliers et certains murs furent entièrement recouverts d'un appareillage de pierres à bossage rustique que viennent souligner des joints cimentés. On vit se multiplier, enfin, lanternes extérieures, étendages, petits nains et autres figurines familières des jardins.
Aujourd'hui encore, l'ensemble se présente comme un agrégat d'éléments hétéroclites. Apports créatifs, voire poétiques pour les uns, défiguration consternante pour les autres, de telles traductions prouvent combien vains se révèlent les jugements esthétiques à partir de données aussi fluctuantes.
Conflit entre les intentions de l'architecte et les réactions de l'habitant, disent plus prudemment les critiques, à juste titre.
Stimulante lecture, dès lors, que celle qui s'attache à séparer le bon grain de l'ivraie, à retrouver l'originaire sous la rature. Il n'est pas une publication sur le sujet qui ne présente, comme pour en souligner la distorsion, la configuration première de la Cité Frugès et son état actuel.
Transgression et réécriture
Néanmoins instaurer deux catégories distinctes - l'original et sa forme dégradée - au sein d'une seule et même entité semble une thèse difficilement soutenable, sauf à figer l'architecture dans son devenir. Telle est bien l'ambiguïté d'une esthétique qui, refusant le scandale d'une perpétuelle mouvance, s'arroge le droit d'arrêter la folle course de l'uvre. Acculé au difficile travail du deuil, l'interprète risque fort, dans ces conditions, de manquer son objet au moment même où il prétendrait le retrouver. Repenser l'art à la seule faveur d'un Beau idéal (à jamais perdu), c'est nourrir le rêve (insensé) de possibles retrouvailles, c'est prendre l'ombre pour la proie.
L'investigation ne peut donc se contenter d'une pure visée paradigmatique, fût-elle confondante. Le mode sous lequel elle s'offre à la réflexion est bien plutôt celui d'une conscience symbolique dans laquelle "le rapport de la forme et du contenu est sans cesse relancé par le temps (l'histoire), la superstructure débordée par l'infrastructure, sans qu'on puisse jamais saisir la structure elle-même". Ainsi les différentes interventions des habitants situent plus sûrement la question sur le terrain d'une véritable réécriture. Il semble qu'à travers cette architecture-palimpseste, se dessine quelque - chose - de - l'ordre - du - désir, qui résiste et échappe au projet initial. Fort séduisante se révèle l'hypothèse selon laquelle ce jaillissement d'inventions formelles, en apparence immotivé, pourrait avoir partie liée avec la libération d'un inconscient longtemps bridé. Partir de la réalité d'un retour du refoulé, pour en interroger le sens, c'est comprendre que les réminiscences au sein de la Cité Frugès de l'échoppe bordelaise, archétype de l'habitation régionale, sont des repères historiques, culturels et traditionnels que la mémoire ne peut anéantir. Telle s'affirme, par exemple, la modification de la distribution de l'espace intérieur par l'ajout d'une pièce noire, sans ouverture, et par la construction d'un couloir latéral - tous deux caractéristiques de l'échoppe. Deux éléments, parmi d'autres, qui réapparaissent par des voies détournées et parviennent par un compromis à s'insérer dans le bâti existant. Tout se passe comme si les formes étaient débordées par un appel de forces souterraines et profondes agissant sur l'uvre tout entière. Soumis à quelque puissante dynamique, le lieu répondrait ainsi à une logique défiant toute règle et toute vraisemblance. Le retour au sein du réel d'un pulsionnel peut-être refoulé marquerait de son empreinte ces brèches par lesquelles pénètre l'imaginaire.
Mais la valeur d'usage ne relève-t-elle pas aussi bien d'un travail, au sens où la psychanalyse attribue au rêve des opérations par lesquelles les matériaux oniriques sont transformés, déformés en vue d'un nouveau récit ? Soumis aux attaques répétées d'un désir de dépasser les limites d'un cadre architectural imposé, de s'écarter des normes de construction, l'espace est altéré, non seulement parce qu'il est rendu autre - ce que l'étymologie suggère -, mais aussi parce qu'il se trouble et s'égare dans une multiplication de signes insolites. Subissant le contrecoup d'une semblable organisation, ce langage inédit recouvre le jeu fondamental de l'interdit et de la transgression. Étroitement associés aux réécritures successives, les avatars de la cité-jardin furent rendus possibles par la capacité de transgresser des signes et d'en intégrer de nouveaux. Philippe Boudon souligne "qu'une des qualités essentielles de cette architecture tient précisément dans ce qu'elle a permis ces transformations et, même, dans une certaine mesure, les a suscitées".
Ce n'est pas là le moindre paradoxe. De cette faculté d'adaptation du cadre bâti, Le Corbusier dira, a posteriori, que "l'usager, en fin de compte, avait toujours raison ". L'assertion demeure connue. Mais elle ne saurait faire oublier d'autres positions théoriques - contradictoires - où l'auteur conçoit pleinement son activité "à condition, bien entendu, que le locataire modifie sa mentalité". Et d'ajouter : "du reste, il obéira bien sous la poussée de la nécessité". Il ne s'agit pas, on l'aura compris, de minimiser le rôle ni l'importance de Le Corbusier, mais de révéler les limites de son système idéologique, à partir duquel se développe sa théorie du progrès social.
De l'ordre en architecture
L'utopie sociale de Le Corbusier révèle, pour peu qu'on l'examine, une certaine filiation avec Étienne-Louis Boullée (1728-1799) et Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806). Boullée ne participe pas, à l'instar de Piranèse (1720-1778), d'une "utopie négative" (M. Tafuri). L'architecture, selon lui, devait être mise au service d'un nouvel ordre. Boullée la rêvait monumentale, rationnelle, républicaine et symbolique. La recherche promettait d'être féconde. Mais l'exercice a ses limites. Architecte visionnaire, Boullée s'est efforcé, non sans talent ni originalité, d'englober dans un vaste projet une totalité qui s'est toujours cherchée dans d'innombrables études, rarement réalisées.
Inventeur brillant, Ledoux, quant à lui, a mis son art au service de l'État et du pouvoir. S'il aspire également aux idées utopiques de son temps, ses rêveries, non plus que ses réalisations, ne furent jamais républicaines. Parmi celles-ci, la Saline de Chaux (1773-1778) reste un modèle de village-manufacture, mélange complexe et ambigu d'idéalisme communautaire et politique. Si le plan en demi-cercle de la saline royale peut être interprété comme un théâtre (social ?), il annonce également la configuration panoptique propre à une société qui fera du contrôle et de la surveillance les garants de l'ordre établi.
Or, la vision de Le Corbusier sur l'architecture et l'urbanisme, ses propos théoriques ou de principe développés dans son uvre écrite martèlent les mêmes idées.
En premier lieu, la conception d'un monde nouveau dans lequel la machine est belle parce qu'elle est l'expression calculée de la vérité et de l'exactitude. "Si l'on arrache de son cur et de son esprit les concepts immobiles de la maison et qu'on envisage la question d'un point de vue critique et objectif, écrit-il dans Vers une architecture, on arrivera à la maison-outil, maison en série, saine (et moralement aussi) et belle de l'esthétique des outils de travail qui accompagnent notre existence." Sa perception du monde est on ne peut plus claire ; elle est aussi très équivoque.
En deuxième lieu, une logique constructive et urbanistique d'une modernité inouïe fondée sur une formulation dogmatique que l'enthousiasme utopique des propos de Le Corbusier ne saurait totalement masquer. Si l'art de bâtir est d'essence plastique, il est également d'ordre politique et spirituel chez Le Corbusier qui mêle volontiers purisme, rigueur, ordre et éthique. S'il se sent autorisé à réaliser des projets d'envergure, c'est en ce qu'ils sont porteurs, selon lui, de transformations sociales, quitte parfois à les imposer de force. Dans une lettre datée de 1925, n'écrit-il pas à Mme Meyer : "À vrai dire c'est là la grande difficulté de l'architecture : faire rentrer dans le rang" ? Aussi, l'espace doit-il agir sur l'homme, fût-ce contre lui, afin d'atteindre l'épanouissement de cette société industrielle que Le Corbusier réclamera tout au long de son existence.
Or c'est précisément cette conception volontariste, dotée d'une nouvelle force morale, qui fait problème. Entonner l'hymne des utopies urbaines et du progrès social paraît une pratique quelque peu suspecte. D'abord, parce qu'elle implique chez Le Corbusier "un projet dont le futur [est] déjà acquis et programmé". Ensuite parce qu'elle sous-tend, comme l'a souligné Michel Ragon, une ressemblance idéale des hommes. Or l'on sait qu'à la codification unique des besoins humains, répondent des aspirations aussi diverses que changeantes. Si l'on admet, d'autre part, que "construire relève typiquement de cette aptitude à l'homme d'inventer, d'anticiper un avenir différent", reste à savoir selon quels moyens et suivant quels principes. Sur ce point, Pierre Francastel a dénoncé en Le Corbusier le théoricien qui amalgame la logique présidant à l'élaboration d'un espace et la discipline sociale qui semble en constituer le fondement. Si l'historien reconnaît un "style" à Le Corbusier, il accuse la "mystique sociale" de l'architecte, qui souhaite le bonheur des peuples, réglé au son d'un nouvel ordre idéologique que Francastel qualifie d'"univers concentrationnaire". C'est dire si nous sommes loins du droit à la différence, à la diversité, de l'aléatoire architectural, du respect des libertés individuelles et collectives, de la convivialité, autant de thèmes qui scandèrent l'architecture contestataire des années 1970.
L'échappée belle
Se risquerait-on beaucoup en disant que le dialogue qui s'instaure entre le sujet et son environnement est également fondé sur une dimension irrationnelle et aléatoire ? Est-il besoin d'ajouter par ailleurs que la création, rétive à tout dogmatisme, ne saurait se plier à des injonctions auxquelles elle finit toujours par se dérober ? Les Quartiers modernes Frugès en sont la vivante démonstration. Loins des "grandes symphonies architecturales" si chères à Le Corbusier ou de cette "musique pétrifiée" chantée par Gthe un siècle et demi plus tôt, ils font entendre un art de la fugue, fuite polyphonique aux surprenantes sonorités. C'est dire que l'architecture, s'offrant à l'incise de l'étymologie, n'est acte de commandement (arkhè) que sur le seul registre théorique. Radicalement différente s'affirme, en revanche, l'expérience vécue de l'espace réel.
Semblable appropriation, où l'être s'éprouve existant dans l'acte de saisir "la chose bâtie", ne manque pas d' être significative. Elle invite, selon certains critiques, à s'interroger sur le concept d'"uvre ouverte". En apparence très proche de la notion élaborée par Umberto Eco, elle serait une "infrastructure à partir de laquelle [...] le libre-jeu des habitants pouvait évoluer dans des limites assez larges". La conjecture est d'autant plus séduisante qu'elle apporte un vif démenti au jugement lapidaire qualifiant d'échec cette première tentative d'urbanisme.
Même ainsi précisé, il est à craindre que cette explication ne puisse rendre pleinement compte de la singularité du phénomène. Osons l'hypothèse inverse. Risquons le renversement des points de vue. N'est-ce pas a contrario l'interdit qui fonde la transgression ? En d'autres termes, les contraintes imposées par Le Corbusier n'étaient-elles pas les conditions mêmes de leur dépassement ? Déjouer les règles, effacer les repères, subvertir les rapports, autant d'opérations qui ne peuvent advenir que dans un univers clos, où l'indéterminé n'est pas seulement bridé mais exclu. A priori, la Cité de Pessac ne s'annonçait guère comme une forme souple se prêtant aux exigences et aux besoins particuliers des usagers. La trajectoire inattendue qu'elle a suivie, infléchissant la construction en de multiples expansions, témoigne paradoxalement en faveur de l'étroitesse du cadre. C'est parce qu'elle implique la totalité de l'espace et du temps dans la rigidité d'un système univoque, qu'il est possible d'introduire une subversion au sein du langage architectural. Telle s'affirme la singularité d'une création qui, rejetant l'informel, le désordre et l'aléa, constitue à son insu une invite à tous les débordements possibles.
Aussi pensons-nous que l'équivoque ne réside nullement dans le concept d'"uvre ouverte" - "modèle hypothétique" par excellence -, mais c'est dire enfin que "l'imagination syntagmatique", qui "prévoit [le signe] dans son extension" n'a jamais présidé à la dynamique de la Cité, malgré les apparences. Si l'on peut parler, à l'instar de Roland Barthes, d'une "imagination du signe", elle serait à porter au crédit d'une fidélité adultère, d'une puissance habile à déformer signifiants et signifiés sans toutefois les abandonner. Perspective assurément renouvelée, où ce qui est en jeu est moins une esthétique qu'une sémiotique, où ce qui importe est non seulement un exercice de l'imaginaire et l'effet d'une mémoire culturelle, mais aussi une recomposition du sens dans un nouvel espace différencié. Tout se passe comme si nous avions deux topologies en présence, suivant ainsi les préceptes de A. J. Greimas, le "signifiant spatial" et le "signifié culturel". La problématique se noue ici non pas au lieu même d'une articulation, mais d'une collision, véritable transformation de l'espace qui, souligne Greimas, peut toujours être lue comme signifiante, et rappelle, par ailleurs, que "culturellement, l'appropriation et l'exploitation de l'espace par l'homme relèvent d'un relativisme sociologique".
Penser l'architecture
Penser l'architecture comme l'objet d'une conceptualisation n'est donc possible qu'à déplacer radicalement l'intérêt du critique. Même s'il est d'usage d'admettre, non sans raison, que l'être humain résiste difficilement à la réification, il est manifeste que travailler à arrêter la signification de l'uvre est une tentative stérile : la mesure spatiale ne s'inscrit pas dans une perception figée du temps, mais dans sa dilatation. C'est à ce prix qu'une réflexion sur l'espace théorique peut enfin s'engager.
Sur ce point, les travaux de Ph. Boudon présentent un intérêt tout particulier. Ils formulent l'hypothèse d'une architecture qui serait autant une pensée de l'espace qu'un espace de la pensée. "L'architecturologie" instaurerait une dimension de référence qui ne se limite pas à la seule perception, mais intègre à part égale la conception au sein même de son projet. De l'équilibre entre une démarche abstraite et une expérience sensible dépendraient la pertinence de l'entreprise, mais aussi sa principale difficulté. Malgré des obstacles d'ordre épistémologique, on ne peut méconnaître le profit qu'il est permis de tirer de cette approche novatrice qui renouvelle notre lecture de l'architecture et de l'urbanisme.
Appliquée aux Quartiers modernes Frugès, elle rend possible une meilleure compréhension de ses diverses transformations. Selon l'auteur, le "changement d'espace des problèmes de l'architecture" serait à la source de l'inflation sémantique dont la Cité fut l'objet. Or c'est précisément parce qu'il fait problème que ce passage conflictuel met en jeu un "changement d'échelle", qui n'est pas simplement une extension du bâti selon un système de grandeurs déterminé, mais une "remise en question [...] de la pensée architecturale". Autant dire que l'enjeu est d'envergure car il implique de la part des acteurs de "l'habiter" une redéfinition des données à tous les niveaux, sur tous les registres.
Force est de constater, à cet égard, que le courant des années 1970 appelé "participationnisme" n'a pas obtenu les résultats escomptés : donner la parole aux usagers ne suffisait sans doute pas à poser clairement le problème de la conception architecturale et de ses limites. Nourries de romantisme social, les initiatives faisaient naître l'utopie de la vie au cur de structures conçues comme des entités théoriquement évolutives et autonomes. Du lieu commun au lieu-dit s'énonçait une expression populaire plus directe, souvent contradictoire, toujours discordante. On est en droit de se demander, à ce point, quelles raisons légitiment le parallèle régulièrement établi entre Pessac et ce type de recherches (de quarante ans postérieures). Ne serait-on pas tenté d'assimiler, en un singulier amalgame, pouvoir d'intervention a posteriori et contribution a priori ? Ne se jouerait-il pas, en d'autres termes, une confusion entre une libre prolifération de langages sollicités, autorisés d'une part, et une parole secondaire, marginale et forclose d'autre part ?
Une uvre en devenir
Quitte à déraciner les convictions les mieux ancrées et les plus rassurantes, il convient une fois encore de renverser la position de l'interprète. Il serait en effet erroné de réduire les Quartiers Frugès à l'épure de tentatives plus vastes prenant en compte, dès la conception, les processus de transformation du cadre bâti et les desiderata des habitants. On se plaira à répéter que la cité-jardin n'a jamais été laissée ouverte et indéterminée. Bien plus, elle impliquait par sa nature le refus de l'altérité, la forclusion de l'imaginaire, la négation des différences et la clôture du temps. Et s'il faut aujourd'hui lui rendre justice, ce n'est pas à affirmer qu'elle fut une réussite utopique en dépit des apparences, mais à comprendre que l'exercice de fortes contraintes appelle nécessairement des réponses qui l' infléchissent de manière notable et finissent toujours par se dégager de son emprise. Sans doute ce phénomène n'est-il rien d'autre que l' "application d'une loi de nature où tout geste est compensé par un geste et toute action par sa réaction". Ce que les formes actuelles de la Cité donnent à lire ne sont pas tant un désordre social qu'un ensemble majoré de signes, qu'une situation de langage formalisant une nouvelle valeur de communication. Si cette dispersion contagieuse des effets apparaît comme un défi aux prescriptions de Le Corbusier, c'est en ce qu'elle impose des figures qui troublent la plasticité des signifiants et instaure une rhétorique inattendue. L'uvre architecturale livre en une présence symbolique non pas un dépôt stable de qualités universelles, mais une configuration sémiotique qui postule sinon le renversement du moins le dépassement de la pensée qui l'a vu naître. En d'autres termes, "ça parle" (Lacan) là même où le langage excède ses limites. Le rapport de force est ici de déformation et non d'abolition du sens. La reconquête des signes ne saurait donc s'affirmer comme une rupture entre l'intelligence et son objet. Quel que soit son degré d'excellence plastique et fonctionnelle d'origine, cette architecture exceptionnelle ne pouvait toutefois se tenir pour acquise. Si dérisoires que semblent actuellement ses infléchissements, ils sont l'expresssion même d'une véritable histoire des signes.
C'est dire la nécessité de remonter au-delà du visible immédiat et d'admettre que les hommes entretiennent avec leur environnement une relation d'usage, d'adaptation et d'appropriation. De cette reconnaissance dépendent non seulement la compréhension d'un espace qui n'a de cesse de fuir ses bornes et de contredire sa structure, mais aussi la conscience d'un temps qui s'inscrit bel et bien dans un continuum, si chaotique puisse-t-il paraître. Quête prometteuse pour qui s'interroge sur le fonctionnement d'un langage qui s'annonce à première vue comme un contresens, voire un non-sens, mais dont une lecture plus approfondie révèle in fine toute la plénitude.
Épilogue et paradoxe
Était-il possible, dans ces conditions, de se borner à évoquer l'impression de désolation qui saisit le spectateur devant l'ensemble désorganisé de la Cité Frugès ? Conjuguer les seuls effets du visible aurait restreint l'investigation à n'être qu'une approche cristallisée. Et l'on ne pouvait d'autre part tenir pour négligeables l'imaginaire aussi bien que l'utopique. Plus prometteur, en revanche, se révèle le devenir architectural logé à l'enseigne du lisible. Ce qui peut être considéré comme une profanation, voire une désacralisation, n'est ni plus ni moins qu'un lieu saturé [dé] signant l'envers de l'écriture, son double négatif, sa face en creux. Les signes marquent ici non seulement l'excès, mais aussi le retournement, la vérité de l'écart, la nécessité de la distorsion. Or c'est par un tel bouleversement que s'exprime le sujet et qu'advient la parole par-delà ses bavardages. L'indice n'est pas sans intérêt : il permet de comprendre, en définitive, que le détournement opéré par les habitants crée une circulation symbolique là où elle faisait défaut, résolvant du même coup "l'opposition entre le réel et l'imaginaire".
Dès lors se déploie sur l'étendue pleine d'une expression débridée - c'est-à-dire d'une déroute formelle et sémantique - quelque chose du désir, tenu et retenu, qui met en échec ce qui fit longtemps barrage à sa liberté. En apposant sa signature au bas d'une énonciation que nous tenons pour déterminante, l'architecture ne serait pas de mise, si elle n'introduisait l'avènement du sujet au sein d'un espace complexe, habile à ériger le symbolique en valeur d'échange dans le dialogue qu'il instaure avec le réel. Or, depuis quelques années, des particuliers, habitants de la Cité et réunis en une association, relèvent un autre défi : restaurer les petites unités de Pessac, leur redonnant leur configuration originelle. La tâche est d'autant plus ardue qu'il a fallu retrouver les plans intérieurs, apprendre à les déchiffrer, détruire les additions successives, rajouter, parfois en les créant de toutes pièces, tel ou tel élément présent à l'origine, bref retrouver l'"esprit nouveau" dans lequel elles furent conçues. L'une de ces habitations entièrement restaurée, ayant recouvrée sa polychromie d'origine, abrite l'association ainsi qu'un petit musée dans lequel on peut voir, entre autres, une maquette de la Cité telle qu'elle apparut aux contemporains de Le Corbusier. Renversement problématique autant que suggestif.
Notes :
- Philippe Boudon, Sur l'espace architectural. Essai d'épistémologie de l'architecture, Paris, Dunod, 1971, p. 29.
- Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, (1967), Paris, Minuit, 1970, 2e édition.
- Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, (1945), Paris, Gallimard, 1992.
- G. Ragot et M. Dion, Le Corbusier en France, (réalisations et projets), Milan-Paris, Electa Moniteur, France, 1987, pp. 136-139. Cf. aussi M. Besset, Le Corbusier, (1968), Genève, Skira, 1987, Le Corbusier. Une encyclopédie (monographie), collectif, Paris, Centre Georges Pompidou, 1987.
- Pessac fut un "laboratoire", selon le vu de son commanditaire Henry Frugès, industriel à Bordeaux. Des problèmes de tous ordres apparurent très vite. Les entreprises locales se révélant incompétentes, il fallut faire appel à d'autres, plus éloignées et plus chères ; les services administratifs freinèrent l'adduction d'eau et la réalisation de la voierie, etc. Frugès fut mis au bord de la faillite. Trop chères, les maisons se vendirent mal, restant inoccupées jusqu'en 1929.
- Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Éd. du Seuil, 1964, p. 210-211.
- Ph. Boudon, Pessac et Le Corbusier (1927-1967), Paris, Dunod, 1969, 1985 pour la nouvelle édition, p. 100-101.
- Le Corbusier, Le Modulor, (1948), Paris, Denoël-Gonthier, 1977, 2e édition, p. 221.
- Le Corbusier, Vers une architecture, (1921), Paris, Arthaud, 1977, 3e édition, p. 200.
- Gérard Monnier, Le Corbusier. Qui suis-je ?, Lyon, La Manufacture, 1986, p. 123-139.
- Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1976.
- Bruno Fortier, La Métropole imaginaire, Liège, Mardaga, 1989, p. 87.
- Prospective et Futurologie. Histoire de l'architecture et de l'urbanisme modernes, tome III, Paris, Casterman, 1978, p. 26.
- Ann-José Arlot, in Paris. Architecture et utopie. Projets d'urbanisme pour l'entrée dans le XXIe siècle, coll., éd. bilingue (Français-Allemand), Berlin, Ernst & Sohn, 1989, p. 8.
- Pierre Francastel, Art et technique aux XIXe et XXe siècles, Paris, Denoël, 1956, p. 34.
- Umberto Eco, L'uvre ouverte, (1962), Paris, Éd. du Seuil, 1965 pour la traduction française.
- Sur la notion de contrainte en architecture, cf. Philippe Hamon, Expositions. Littérature et architecture au XIXe siècle, Paris, Corti, 1989, p. 33 et suivantes.
- A.-J. Greimas, "Pour une sémiotique topologique", in Sémiotique de l'espace, coll, Paris, Denoël/Gonthier, 1979, p. 11-43.
- Ph. Boudon, Architecture et architecturologie, vol. I, Concepts, Paris, A.R.E.A., 1975.
- Sur la question de l'échelle, cf. De l'architecture à l'épistémologie, sous la direction de Ph. Boudon, coll., Paris, P.U.F., 1991.
- Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 46 ; nous soulignons.
- Jean Baudrillard, L'échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, N.R.F., 1976, p. 204.
- "En quoi se démontre d'une autre vue que le désir soit l'envers de la loi." Jacques Lacan, Écrits 2, (1966), Paris, Éd. du Seuil, 1971, p. 145.
CINEMA <em>Festen</em> ou le Sceau du secret
L'examen attentif du film, plan par plan, séquence par séquence, stipule un hypothétique, mais non moins réel, "champ absent" (J. Oudart) qu'il n'est pas injustifié de relier à cette "autre scène" qu'est l'inconscient (S. Freud). Toute la dynamique de Festen provient moins d'un récit dans lequel un personnage tente de s'affranchir d'une histoire où le sordide se mêle à l'abject, que d'un jeu de forces contraires, d'un conflit des identifications, d'un échec dans la compétition dipienne. Paradoxalement, ce n'est pas tant la diégèse du film que la structure des images et des sons, leur succession syncopée, leur rythme inattendu, leur brusque accélération, leur enchaînement harmonieux ou leur brutale solution de continuité qui organisent la trame d'une écriture scénique spécifique. Cette logique inhérente aux différentes prises de vue permet sans conteste d'objectiver le subjectif. Encore n'est-ce là qu'une prudence méthodologique. Reste que l'approche structurale met au jour ce que Christian David nomme "le travail du secret " et qui semble constituer ici l'équilibre précaire sur lequel repose le film entier. Car, de fait, que relate la narration filmique ? L'histoire banale d'une famille éclatée par les aléas de l'existence, que l'anniversaire du patriarche aurait pour fonction fantasmatique de rassembler, retrouvant ainsi les images idéalisées du noyau familial, un et indivisible. Une scène du début du film évoque ce paradis perdu : dans le discours d'ouverture des festivités, Helge, le père, se rappelle clairement l'acquisition du château et se remémore non sans émotion sa "petite famille", sa "tendre épouse" Else, les enfants, Hélène, Michaël et les jumeaux (Christian et Linda). "Nous étions si riches de projets !" ajoute-t-il bouleversé, rappelant à l'assemblée sans l'expliciter le récent suicide de Linda. Du point de vue formel, la séquence ne peut manquer de faire allusion aux Ménines de Velázquez. Par un jeu de miroir et de reflets, la place du spectateur est tout aussi improbable dans la scène filmée que dans le tableau des Ménines. Ces deux lieux d'un visible incompatibles, associés à l'ambiguïté de l'espace de représentation, placent au centre de la démonstration du cinéaste l'étude magistrale de Michel Foucault qui inaugure Les Mots et les choses. Car dans le discours comme dans la prise de vue, s'éprouve déjà une distorsion entre les mots - version officielle mais tronquée - et les choses - gardées secrètes par le poids des convenances familiales et de la bienséance sociale. De prime abord, le secret dont il est question - l'inceste - s'éprouve en même temps qu'il paraît s'abolir. Rien n'est moins sûr en vérité. Une fois la curiosité du spectateur satisfaite, l'énigme demeure entière. Le fait est qu'à la véritable scénographie des situations incestueuses répond la cinglante mise en scène de la levée du secret.
Lors de sa première intervention - il y en aura quatre en tout et pour tout -, Christian propose à son père le choix entre deux enveloppes de couleurs différentes. Le billet retenu, censé être un "Discours de vérité", est intitulé "Quand papa prenait son bain". Un plan s'intercale rapidement montrant simultanément le visage inquiet d'Helge vu de profil et celui, réjoui, d'Else, faisant entendre un rire sonore, à la limite de l'hystérie. Après la tendre évocation des jeux enfantins de Christian et Linda, de l'enjouement chaleureux et communicatif de la sur défunte, sont décrits sur un ton léger, presque badin, les préparatifs minutieux du père avant le passage à l'acte sur ses enfants qu'il choisissait à tour de rôle. L'humour féroce n'est pas absent du discours : "À la mort de ma sur, j'ai réalisé que Helge était un homme très propre, avec tous ces bains ! [...] Des bains été comme hiver, au printemps, en automne, matin et soir. [...] Donc merci pour toutes ces bonnes années. Bon anniversaire !" L'orateur se rassied et la scène se clôture par le rire conventionnel d'Else qui ponctue toutes les séquences du film dans lesquelles s'infiltre un malaise qu'il convient d'endiguer à tout prix, ne fût-ce que pour faire face autant à la famille qu'aux obligations sociales.
La deuxième allocution se veut plus radicale. Christian fait lever les invités et leur demande de porter un toast "À la santé de l'homme qui a tué ma sur. À la santé d'un assassin."
La troisième et la quatrième, enfin, prennent à partie sa mère qui, au fait de la situation, n'intervint jamais pour mettre un terme aux pratiques de son époux. Les paroles deviennent crues et le discours se resserre ici sur des propos intimes terrifiants. Sans doute est-il question d'une mère victime d'un mari aux pulsions incontrôlables. Mais force est aussi de constater qu'elle fait de son fils un martyr sacrifié non pas sur l'autel de l'amour, mais sur celui du pouvoir. La scène finale du film en apporte témoignage : refusant de suivre son mari, elle reste comme chef de clan autour de la table du petit déjeuner réunissant la famille et les invités.
Ainsi réduite à sa structure, l'évolution graduée des quatre interventions somme Helge d'accuser réception et met en demeure Else d'admettre des faits qu'elle ne consentira pas à reconnaître. Son mutisme en constitue une preuve.
Théâtrales, ces différentes prises de parole le sont et affirment à chaque fois avec plus de précision un degré supérieur de souillure et d'abjection qui confinent à une élaboration préméditée. On peut s'interroger sur la nécessité de cette mise en scène. En s'attaquant à l'image du patriarche vénérable, en avilissant le mythe de la mère admirable, Christian n'est-il pas le jouet d'une identification à ses agresseurs (S. Ferenczi) ? En outre, divulguer ce secret longtemps retenu ne revient-il pas de manière inconsciente à renouer les liens incestueux qu'Helge entretenait avec les jumeaux, voire à rejouer ces situations ? Ne peut-on supposer, avec Andras Zempléni, qu'il existe dans la divulgation du secret "un plaisir de la révélation " ? De quelle nature ? N'est-ce pas, comme le suggère encore l'auteur, un plaisir issu non seulement du "relâchement de la tension due à la rétention du secret", mais aussi une satisfaction "dans le rappel, éclair d'un moment intense, de la souveraineté de l'acte de séparation et de la supériorité que cet acte a valu, devait valoir à celui qui l'a accompli (...) ?" Serait-ce enfin l'exercice d'un pouvoir au sein duquel s'affrontent, de manière ambivalente, la haine du père et l'énoncé d'un impossible amour filial ? En tout état de cause, Christian tente de rassembler les fragments de son identité, d'en restaurer la configuration, d'en maîtriser le contenu, bref de revendiquer l'existence même du Je. Je du fils doublé du jeu pervers du père : voilà une équation dont les perspectives contradictoires se superposent sans jamais s'ajuster.
Quant à la force d'effraction et à la violence maternelle, elles ne sont pas moins grandes, seulement s'affirment-elles plus discrètement.
Du point de vue du récit, la première allocution de Christian, qui donne à choisir un billet de couleur différente, évoque le tirage au sort d'Helge abusant de l'un ou l'autre des jumeaux. En témoigne également la couleur verte choisie par le père, celle-là même qui revêtait la banquette sur laquelle il les faisait allonger avant de violer l'un d'entre eux. De cette histoire, on retiendra aussi, de façon plus ambiguë, la phrase suivante : "Je ne sais pas si vous vous rappelez, mais papa était un maniaque de la propreté." L'assertion n'est pas simplement anecdotique. Elle associe la menace à une pratique sanitaire habituelle : "C'était beaucoup plus dangereux lorsque papa prenait son bain." En outre, elle tire son efficacité de toute une série de scènes de bains ou de douches qui rythment le film et rappellent que Linda s'est donné la mort par noyade. Le générique de début et de fin du film fait également référence à l'élément aquatique, sans doute le "bain révélateur" utilisé pour le développement photographique et qui promet, dès les premières images, la révélation, voire la confession, d'une alternative entre le dire et la folie.
Tout aussi singulière est la formulation de l'énoncé ; elle implique indirectement que l'auditoire entier était au courant des pratiques du père. Ce qui, à proprement parler, ne peut être démontré. Toutefois le doute plane et renforce le malaise ainsi créé.
Du point de vue structural, cette première intervention est enserrée entre deux plans presque identiques. L'image délimite un champ visuel dans lequel s'inscrivent Michaël au premier plan, un invité au second, dirigeant tous deux leur regard et leur attention sur la gauche vers un point situé hors champ. Tous attendent le discours de l'orateur dont on aperçoit le reflet tronqué dans un miroir situé dans le fond de la salle. À la fin de l'allocution, le même plan est repris, à ceci près que le double de Christian renvoyé par la glace murale a disparu. Cette absence suggère-t-elle une déchirure du tissu familial à laquelle personne, à vrai dire, ne s'attendait ? Exprime-t-elle une rupture définitive des relations filiales ? La fin du film semble accorder à cette hypothèse un certain crédit. Mais la disparition de Christian du champ de l'image préfigure aussi son départ (manqué) de la demeure familiale. (Seul Kim, le chef de cuisine et ami d'enfance, parviendra à infléchir sa décision en l'incitant à parachever la tâche entreprise.) Enfin, durant toute la scène, la caméra ne cesse d'aller et venir, posant tour à tour son objectif devant le père et le fils. La révélation du secret et la confrontation d'Helge et de Christian se prêtent ici un appui mutuel dans le continuel champ/contrechamp. Le plan de table permet de saisir cette opposition : en forme de H, le couvert est dressé de telle manière que les deux hommes se font face, séparés par une distance non négligeable. Le vis-à-vis, que la caméra souligne, marque et ce qui les sépare et ce qui les oppose. Par l'entremise du plan de table, la symbolique de la dualité et, implicitement, celle d'une demande de réparation, fût-elle emblématique, caractérisent ce qui n'est pas encore un échange mais une déclaration d'hostilités.
La deuxième intervention, quant à elle, répond à une double exigence quelque peu paradoxale. Elle doit marquer, dans une continuité avec la précédente, un degré supérieur par l'annonce d'un fait nouveau qui n'aurait pas été divulgué : "J'ai malheureusement oublié le principal." Mais elle se veut également une rupture radicale, un "J'accuse" cinglant dont l'effet est la brusque sortie d'Helge et de sa femme. Il n'est pas de plan indifférent, pas de mouvement de caméra mineur qui ne contribuent justement à déchiffrer cette dualité. Le noir total de l'écran, qui inaugure la scène, indique une fracture nette, une solution de continuité absolue, distinguant irrémédiablement un avant et un après. Mais le déplacement de la caméra en un travelling arrière, qui fait apparaître ce qui n'était que la veste noire du smoking d'Helge vu de dos et, simultanément, la montée de la caméra permettant un survol des invités avec, à l'autre extrémité de la table, la présence de Christian, permettent de saisir la spécificité de ces deux nécessités du récit filmique, en apparence inconciliables.
De ces différents chocs frontaux, qui semblent dénoncer dans le seul dessein de mettre à jour l'inavouable, qu'est-il de plus significatif que le désir de se séparer d'un corps étranger, trop longtemps séquestré ? Tout se passe comme si le secret avait été délibérément trahi malgré le silence de l'oubli. Il est d'autant plus révélateur qu'un des épisodes les plus significatifs du film montre Helge enjoignant gentiment à son petit-fils de ne pas faire de bruit. S'intercale ici un plan très rapproché sur le visage d'Helge portant son index à sa bouche. Lui intime-t-il l'ordre de se taire ? Or, de quel secret le garçonnet est-il porteur ? De quelles confidences est-il détenteur ? Quel est le mystère qui lie l'adulte à l'enfant ? Autant de questions qui, dans le contexte de la séquence elle-même, renvoient incontestablement le spectateur à l'image conventionnelle et rassurante d'un grand-père bienveillant et affectueux. Autant d'interrogations qui, examinées dans le cadre plus large de la narration, permettent aussi de faire retour sur des liens d'une autre nature.
Il n'est jamais facile d'aborder la question de l'inceste. Néanmoins, nous voudrions risquer une interprétation. Le reproche sous-jacent de Christian à Helge lors de ses différentes interventions pourrait sans doute être formulé sur le registre d'une impossible filiation. Les images idéalisées du père, habituellement investies par le sujet, font ici place à une sorte de roman familial en creux. Le négatif de la situation fait naître une structure conflictuelle dans laquelle le modèle de l'identification se heurte indéfiniment à l'image flétrie du père dégradé. Entre l'imago parentale exemplairement valorisée et les stigmates indélébiles de l'inceste se situe une impossibilité fondamentale à s'inscrire dans une filiation, fût-elle précaire, et, conséquemment, une improbable identité. Ainsi se présente le nud gordien, qui transmue le secret enfin dévoilé en incapacité inavouée de Christian à être le-fils-de-son-père. Tel s'énonce l'inceste, tel se tait quelque chose à quoi le sujet n'a pas accès. Ce ne sont pas les situations remémorées et la charge affective qu'elles ne peuvent manquer de faire naître qui sont indicibles, mais la confidence d'une faille, blessure à jamais ouverte sur un insoluble conflit psychique. D'où il s'ensuit pour Christian une incapacité d'aimer et d'être aimé, un mal-être qui confine parfois au silence autistique.
Il n'est que de penser à trois scènes du scénario pour se convaincre du rôle que le secret est appelé à jouer tout au long du film et non pas simplement dans les épisodes évoqués précédemment, de loin les plus importants.
La première exprime, mieux que ne le ferait un discours appuyé, la levée du secret : Hélène et Lars, le réceptionniste, enlèvent un à un les draps blancs qui recouvrent les meubles de la chambre de la sur défunte, qu'elle est appelée à occuper durant cette Fête de famille. "Dévoiler" est l'action qui trouve ici non sa fin, mais sa fonction, inscrite aussi bien dans le récit lui-même qu'au sein du champ filmique. Aussi faut-il faire grand cas du seul et unique ralenti du film, qui suit immédiatement cette séquence. Il permet de saisir l'amorce de la quête d'Hélène parvenant, au terme de celle-ci, à découvrir ce qui lui avait été soigneusement caché. Le plan montre la jeune femme, intriguée, regarder en direction de la salle de bains par la porte à demi ouverte. La caméra, placée dans cette pièce, est aussi le lieu du spectateur et c'est bel et bien sur ce dernier qu'elle porte son regard inquiet. Au premier plan, le voilage de la fenêtre de la pièce, qui se déplace doucement au gré d'une légère brise et occulte une partie du champ de l'image, indique autant un appel, une invite, qu'un obstacle, sorte d'entrave au dévoilement.
La deuxième scène révèle une situation presque similaire en un rapport symétrique. L'objectif est alors disposé derrière Hélène dont on ne perçoit qu'une partie du dos et du bras, repoussant lentement la porte dans l'entrebâillement duquel un miroir renvoie son propre reflet. S'enchaîne dès lors le "Jeu de piste" au cours duquel Hélène et Lars recherchent les indices (flèches, vagues, poissons, oiseaux, etc.) que Linda a dessinés sur les murs de la salle de bains et qui permettront de découvrir une lettre - véritable testament de la défunte - qu'Hélène n'aura de cesse de dénier, dissimulant le précieux document dans un tube d'aspirine. "Y a rien d'écrit" répète-t-elle également à Lars, soucieux de quitter l'endroit.
La troisième enfin, fait encore état non plus vraiment d'un réel secret mais d'une société discrète - la Grande Loge - à laquelle appartient Helge. La franc-maçonnerie joue un rôle relativement secondaire, mais sa présence dans le film fait écho non pas au secret lui-même, mais à l'idée de secret, véritable fil d'Ariane du long métrage. Or les liens structuraux qui affleurent sous la narration sont en permanence brouillés par des incrustations de séquences que rien ne rattache à la notion centrale de secret. Aucune transition entre les plans, aucun raccord sémantique et/ou visuel entre les images, aucune correspondance entre les sons. Il semble, à voir Festen, que tout se mélange en une incurie généralisée. Cette lecture expose assurément à des méprises. Certes, le découpage des séquences n'est pas conforme à ce qu'on attendait. Mais rien ne se comprend mieux dès lors qu'il est possible de réunir des unités de sens formant des groupes autonomes insérés, lors du montage, dans la trame du film. Il n'est donc nullement question de superposer différentes histoires, mais de les mêler en un tout fortement hétérogène et dont la cohérence n'apparaît que peu à peu.
Rideaux, voilages, miroirs, portes qui s'ouvrent ou se referment sur une enfilade de pièces constituent des éléments récurrents. Les uns se réfèrent à un vocabulaire d'occultation qui ne cesse de dissimuler, de masquer et de recouvrir une partie du visible ; les autres offrent a contrario la possibilité de perspectives où le regard indiscret ne rencontre aucun obstacle à son investigation, pas même lors d'un face à face avec son double. À la réplique qu'Hélène adresse à Lars ("Il y a toujours eu des fantômes dans cette maison "), fait écho une scène nocturne où Christian revoit son double, sa sur jumelle, sous l'apparence d'un spectre bienveillant, d'une image irréelle - inscription imaginaire de l'au-delà entre rêve et fantasme. Ce phénomène étrange de dédoublement, qui se répète grâce aux reflets des miroirs et des glaces disposés dans les nombreuses pièces du château, disparaît totalement dès lors que le secret est levé. Mais tous disent l'irrépressible désir de voir et de savoir, tous régissent visuellement le mystère, l'insaisissable, "la plongée ténébreuse ". De ce point de vue, nous ne pouvons que souscrire à la thèse d'André Gardies, selon laquelle "la fonction principale du cinéma réside [ ] dans la nécessité qu'il a de montrer, de donner à voir, et au besoin de donner à entendre. En ce sens il montre d'abord, il raconte éventuellement ensuite." À ce vocabulaire plastique il convient absolument de mentionner l'une des caractéristiques filmiques de Vinterberg sans laquelle cet aspect formel n'aurait aucune portée sémantique : le cadrage. Souvent occulté par un premier plan fragmenté, il peut aussi se resserrer sur une action allant parfois jusqu'à écraser l'espace ou encore saisir le champ visuel, du point de vue perspectif, en ne respectant pas les bords parallèles au cadre du "tableau". D'où une perception instable que renforce très efficacement une caméra tenue à la main ou posée sur l'épaule. Les angles de prise de vue de même que le découpage du film ne doivent pas induire en erreur : ils produisent du récit et créent une dynamique par un jeu de segmentations, de raccords voire de "sutures" qui, nécessairement, impliquent le spectateur de manière originale. Au mépris d'une conception classique du cinéma, ils proposent de superposer à l'éclatement de la famille, une infraction aux codes de l'image, un changement de régime visuel sous sa forme la plus radicale : la fragmentation. Or l'intérêt du film réside en grande partie dans le fait que "la réalité physique d'une situation n'est perçue, le plus souvent, que de façon fragmentaire. Quelques détails suffisent à évoquer l'ensemble qui dès lors qu'il est reconnu cesse d'être perçu. " Nonobstant l'effet de vertige que provoquent les premières images, ce sont la problématique du fragment et son apparente incohérence qui se trouvent au cur du secret que nous tentons de déchiffrer. Or le processus de la fragmentation, au fondement du long métrage, brouille si bien la vision comme la compréhension qu'il n'est pas aisé de différencier le contenu du secret de sa mise en images, de son élaboration. En d'autres termes, quelle est la ligne de démarcation entre fantasmes, souvenirs et secrets ? Le récit des souvenirs de Christian, lui-même de nature fragmentaire, ne s'ouvre-t-il pas sur la scène d'une autre mémoire ? S'il ne s'agit pas de garder un secret caché à soi-même, dans la perspective d'un inconscient refoulé, il ne semble pas plus question de découvrir un secret qui permettrait au fils de régler une dette impossible. Il n'est d'identification ratée que dans la vraisemblance du récit. Impensable mais pas indicible, le secret fonctionne comme l'ultime ressort du discours cinématographique, ravivé par la reviviscence des souvenirs infantiles liés à la réunion familiale. Sommes-nous dès lors fondé à parler du meurtre du père dans tous ces épisodes qui opposent une fratrie entière au patriarche et finissent par le destituer ? Rien n'est moins certain malgré les apparences. La fin du film semble le suggérer. Néanmoins, nous sommes tenté de penser que les aveux humiliants, autant pour le bourreau que pour la victime, non seulement ne permettent pas à Christian de se mettre en position de rivalité (et de dépassement), mais font de lui un éternel débiteur à l'égard de la figure paternelle, fût-elle déchue, in fine. Un dernier gros plan, cadrant le visage de Christian regardant son père sortir de la salle du petit déjeuner, paraît accréditer le fait que quelque chose s'est bel et bien joué. Mais le visage qui occupe le champ de l'image - énigmatique et pensif - ne convainc pas, en dépit des explications données par Helge la veille au soir et malgré son mea culpa le lendemain matin. Un malaise persiste ; une interrogation demeure, celle probablement d'une filiation rendue plus que problématique au fil du temps. Or, le "visage-muet" du jeune homme nous requiert pour cet autre motif - le temps -, sans doute parce que le gros plan dont il est l'objet, selon Jacques Aumont, constitue "cette forme [qui] en cache une autre, ou peut-être la laisse apercevoir, si l'on songe [...] que le gros plan n'est pas une question de distance, mais d'agrandissement." Et d'ajouter que le visage n'est en rien comparable à un livre "sur lequel s'écriraient les traces du passage du temps [...]. Il s'agit bien de faire voir le temps lui-même." Le temps lui-même, les interrogations passées demeurées sans réponses, le présent incertain, les doutes à venir !
Dans ces conditions, le spectateur captif de l'image et de son efficace n'est-il pas l'objet d'une illusion : celle d'une histoire dramatique que la destitution du patriarche viendrait clore ? Ce qu'il convient d'appeler "la clôture de l'énoncé filmique " oblige à s'interroger sur une fin aussi hypothétique que séduisante. La contradiction réside dans les derniers plans du film qui établissent le constat d'un dénouement tout en jouant sur l'ambiguïté d'un avenir familial, semble-t-il, fortement compromis. Qu'y a-t-il de résolu dans une proposition qui n'est bouclée que par le biais d'une convention, somme toute douteuse, du rétablissement de l'harmonie perdue ? Pour autant la question est-elle close dès lors qu'elle n'est pas définitivement annulée, mais simplement mise au jour ? En l'occurrence, la vision quelque peu désenchantée de la condition humaine que propose Festen ne fait-elle pas prendre l'effet pour la cause et l'apparence pour l'essence ? Autant d'interrogations laissées ouvertes.
Festen : Long métrage danois (1h46). Réalisation : Thomas Vinterberg. Scénario : Th. Vinterberg, Mogens Rukov. Image : Anthony Dod Mantle. Montage : Valdis Oskardottir. Son : Morten Holm. Avec : Ulrich Thomsen (Christian), Henning Moritzen (Helge), Birthe Neumann (Else), Thomas Bo Larsen (Michaël), Paprika Steen (Hélène). Prod. : Nimbus Film APS. Distr. : Films du Losange.
Notes :
- Ch. David, "Le cauchemar d'un curieux", in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 14, Paris, Gallimard, 1976, p. 263.
- M. Foucault, "Les suivantes", in Les mots et les choses, Paris, Gallimard, N.R.F., 1966, p. 19-31.
- "La chaîne du secret", in Nouvelle Revue de Psychanalyse, op. cit., p. 314.
- Christian Metz, Le signifiant imaginaire. Psychanalyse et Cinéma, (1977), Paris, C. Bourgois Editeur, 1984, p. 118.
- A. Gardies, Le récit filmique, Paris, Hachette, 1993, p. 10.
- Dogme 95, article n° 3.
- Jean-Paul Desgouttes, L'Utopie cinématographique, Essai sur l'image, le regard et le point de vue, Paris, L'Harmattan, 1997, p. 119.
- S. Freud, Totem et tabou, (1912), trad. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1989.
- Jacques Aumont, Du visage au cinéma, Paris, Éditions de l'Etoile/Cahiers du cinéma, coll. "Essais", 1992, p. 100.
- Jacques Aumont et Michel Marie, L'analyse des films, Paris, Nathan, 2e édition, coll. "Fac. cinéma", 1988, p. 174.
Gustave Courbet : désir d'image ou image du désir ?
"Quiconque combat les monstres doit s'assurer qu'il ne devient pas lui-même un monstre. Car lorsque tu regardes au fond de l'abysse, l'abysse aussi regarde au fond de toi."
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
Qui, mieux que Gustave Courbet (1819-1877), a ouvert la voie d'une nouvelle intelligence du rapport immédiat et néanmoins complexe au visible ? Quel tableau, mieux que Le Désespéré, a introduit l'évidence hypnotique du regard ? L'artiste dans cet autoportrait des années 1844-1845, sans nul doute l'un des plus singuliers, serait médusé par la vision de quelque scène effroyable, n'était le fait que le regard halluciné du peintre se dirige droit vers le spectateur, interrogeant ce dernier sur l'acte même de regarder. Que la biographie de Courbet révèle que celui-ci traversait une crise personnelle et artistique vers 1844 précisément n'est peut-être pas l'essentiel de cette toile, qui démontre plus sûrement que nous ne saurions échapper ni à notre propre regard ni au regard de l'autre. La vérité du regardant se confond ici avec celle du regardé en une structure circulaire infinie qui confine le désespoir jusqu'à la folie. Ce que confirme un autre autoportrait, lui aussi communément daté de 1844, mais inachevé, intitulé Le Fou de peur (Oslo). Toute aussi significative de ce point de vue, une autre version monumentale du Fou de peur, jamais terminée, a été révélée récemment par la radiographie sous Les Baigneuses (1853). Inachèvement et palimpseste signeraient-ils ce que la découverte de la réciprocité mortifère des regards peut avoir d'effroyable au point d'abandonner un projet qui aurait dû être, selon les propres termes de Courbet, un "ouvrage terrible" ou d'en recouvrir entièrement la surface peinte afin d'en suturer l'angoisse ? Que disent les visages de fous et de désespérés de Courbet, qui se donnent en spectacle et cherchent visiblement à faire impression ? Qu'à soutenir son propre regard, en un face à face implacable, le sujet n'y rencontre non pas la mort mais son ombre portée. L'effet de terreur mêlée à la morbide fascination qu'elle provoque est assurément le signe de quelque mauvais augure. Perdre la vue, pour autant que l'interprétation des toiles de Courbet nous y autorisent, annonce-t-il l'imminence de la mort, indicible, voire infigurable ? Est-ce à dire, en d'autres termes, que la mort n'a pas de visage ? Dans les uvres du peintre d'Ornans, seule demeure de l'expérience méduséenne l'expression tragique des faciès hallucinés en proie à d'indicibles représentations. Autant de témoignages qui renvoient également, je suis tenté de le croire, aux travaux de Philippe Pinel (1745-1826) et de Jean-Etienne Esquirol (1772-1840), mais aussi à ceux, beaucoup plus incertains, de Johann Kaspar Lavater (1741-1801) et de François-Joseph Gall (1758-1828). Je n'entends pas affirmer que les toiles dont il est question sont les illustrations des théories d'une discipline qui jetait les bases de la psychiatrie naissante, pas plus de celles, hautement douteuses, de la physiognomonie et de la phrénologie. Toutefois, on ne peut éluder le fait que ces uvres constituent, à l'instar des Fous monomanes peints par Théodore Géricault vers 1820, les regards spécifiques d'une société qui s'interroge aussi sur les désordres psychiques, leurs mécanismes, les facteurs favorisant leur apparition, leurs possibles traitements, bref, sur une meilleure compréhension et prise en charge des psychopathologies que, jusqu'alors, elle ne savait que réprimer. Dorénavant il s'agira moins de "surveiller et punir", pour reprendre la terminologie foucaldienne, que de comprendre mais aussi de contenir. Il en va en effet du bon fonctionnement d'une société qui ne peut tolérer les troubles à l'ordre public et ne saurait renoncer à la pérennité de son organisation, garante de sa cohésion. Or cette nouvelle sensibilité passe avant tout par l'exercice d'un regard médical mais aussi artistique auquel Courbet participa, peut-être à son insu.
Quoi qu'il en soit, le "maître peintre d'Ornans" propose du désespoir et de la folie des images qui recèlent sans conteste une dimension inquiétante dont il n'est pas rare de retrouver les symptômes chez des sujets au paroxysme de crises hallucinatoires durant lesquelles ils reçoivent leur message délirant d'un autre qui parle en eux. Dans l'Antiquité, ce phénomène connu avait un nom : l'inspiration divine, c'est-à-dire la possession par le dieu lui-même. Il n'est, pour s'en convaincre, que d'évoquer Ion, ce court dialogue écrit par Platon vers 391 avant J.-C. qui oppose Socrate au rhapsode d'Éphèse. Le philosophe grec démontre à Ion, vainqueur aux fêtes d'Épidaure et s'apprêtant à concourir aux Panathénées, que s'il parle si bien d'Homère ce n'est ni "par l'effet d'un art ni d'une science" (536 c), mais en vertu d'une inspiration, d'une possession divine. Ion ne serait ni plus ni moins qu'enthousiaste (533 e). L'étymologie de ce dernier terme suggère en effet que le dieu réside en lui ou, si l'on préfère, qu'il porte un dieu en lui (entheos), qu'il n'est en rien responsable de ses paroles, réduit à n'être que l'intermédiaire de la Muse qui le possède et s'exprime poétiquement en lui et par lui (533 e). Sous l'emprise d'une force surnaturelle, le rhapsode comme le prophète et le devin ne doivent leur inspiration que d'être communiquée par les dieux (534 d). Tout l'art de Socrate est de démontrer à Ion, qui se flatte de parler d'Homère comme nul autre dans la Grèce entière, que ses discours si beaux soient-ils ne doivent rien à l'art, mais surtout - c'est là le point qui nous intéresse - qu'il n'est pas en possession de lui-même lorsqu'il récite Homère (534 a). Socrate lui suppose ainsi une perte momentanée de la faculté raisonnante et un mystérieux privilège dont le rhapsode n'a pas conscience et dont il n'est pas maître, le réduisant à n'être que le simple porte-parole du dieu dont il récite les vers.
Évidemment plus contemporaine, la théorie lacanienne propose une autre lecture tout aussi passionnante, prenant elle aussi comme base de réflexion le sujet parlé et agi. Dans son Séminaire sur les psychoses (Livre III), Lacan remarquait que l'Autre absolu, qui se manifeste sous la forme d'une vraie parole, d'un au-delà du langage, n'était ni connu ni reconnu du psychotique, à jamais coupé du symbolique et du jeu des symboles qu'instaure cette parole. Il ajoutait que non seulement l'origine de la symbolisation ne pouvait être repérée, écartant les possibilités de ses effets structurants pour l'individu, mais aussi que ce qui est barré originairement revient du Réel par le biais de la projection. En d'autres termes, que l'exclusion du grand Autre se traduisait par un morcellement du moi, de la pensée comme de la parole, créant des espaces que le psychotique n'avait de cesse de remplir par des éléments puisés dans un Imaginaire aussi incohérent dans la structure qu'il soutient que fécond dans le discours qu'il produit. À l'épreuve de la clinique, semblable fait se vérifie aisément. Il n'est pas jusqu'au président Schreber, cas emblématique s'il en est, qui tente de faire advenir l'Autre du Réel. Opération décisive, qui vise à pallier le manque, le défaut de ce grand Autre et constitue à l'évidence un insurmontable défi. Si Schreber traverse une véritable épreuve qui vire à la gageure, c'est bien celle de ne pouvoir faire venir à la place de l'Autre le Nom-du-Père à jamais forclos, qui fait justement défaut à cet endroit précis.
En d'autres termes le délire schrébérien - dans lequel tout est décrit, analysé et disséqué avec une minutie, un détail, une profusion qui trahissent un point fixe, dont l'écriture atteste le versant démonstratif et obsessionnel - pose à sa façon la question de la vérité. Qu'est-ce à dire, sinon que les Mémoires d'un névropathe signent l'échec de la métaphore paternelle. "C'est le défaut du Nom-du-Père, précise Lacan, à cette place qui, par le trou qu'il ouvre dans le signifié amorce la cascade des remaniements du signifiant d'où procède le désastre croissant de l'imaginaire, jusqu'à ce que le niveau soit atteint où signifiant et signifié se stabilisent dans la métaphore délirante." (Écrits II). C'est peut-être ici la seule et unique vérité du livre de Schreber, celle que l'on perçoit à travers le récit fidèle et l'analyse clinique des phénomènes délirants dont il est l'objet. De cette perspective me paraît se dégager une possible signification du déficit en tant qu'il pose ce rapport à l'Autre, éminemment problématique dans le cas du président Schreber. Ce rapport bute chez lui sur la question de sa relation à l'ordre du langage. Dans l'Autre du langage il s'épuise à y inscrire le Nom-du-Père. Mais s'il est mis en difficulté dans cette opération vouée à l'échec, il remarque en fin clinicien, que ses "voix intérieures" (les messages qui viennent des autres) sont ressenties comme un ensemble de contraintes pénibles, d'ingérences odieuses qui ne relèvent pas de sa volonté et sont subies sans aucun répit. Tout se passe comme si le libre droit à disposer de sa pensée était largement compromis par cette captation qui ne cherche qu'à l'agir et s'impose à sa propre personne.
Malgré les apparences, il n'est jamais question de dialogue dans les Mémoires d'un névropathe entre lui et l'Autre, que rendraient possibles une distorsion, un écart, un jeu, une ponctuation symbolique, un espace discontinu, si minimes soient-ils, dans la chaîne des signifiants. Il existe bien quelques pseudo-coupures qui organisent le jeu continu des adresses, dont les bords imposent un discours. Mais celui-ci ne fait pas l'objet d'une dialectique, n'autorise aucune médiation et interdit finalement de faire advenir un sujet à part entière. Faut-il y voir un paradoxe ? La dimension imaginaire des Mémoires d'un névropathe révèle un système discordant mais conséquent sur le plan de la cohérence formelle. Ils inventent de toutes pièces cette "langue fondamentale" selon Schreber, véritable force vivante qui l'habite et parle en lui. Ces caractéristiques définissent un dispositif massif qui n'est ni plus ni moins que la reprise, de manière directe, de ce qui vient d'une kyrielle d'autres ("rayons divins", "ragots de voix", "visions ayant trait [ ] à la toute puissance divine", "effet de miracles divins", etc.) qui entrent en relation avec lui, leur laissant la tâche de réorganiser la subjectivité de celui qu'ils investissent tout entier. Telle est la signature des métaphores délirantes, qui se mesurent à l'aune du savoir absolu que Schreber attribue à ces formations structurelles fondamentales. L'écriture, engluée dans le fantastique, exprime la conviction intime de son auteur, sans que jamais la contradiction, de toute façon impensable, ne vienne à le faire douter. Dans l'Avant-propos qu'il consacre à ses Mémoires n'écrit-il pas que les changements survenus dans sa vie, qui lui ont permis d'élargir ses considérations tout au long de leur rédaction (de 1900 à 1902), n'entachent en rien ses conclusions ? Et d'ajouter : "Sous ce rapport, je n'ai, même après mes expériences les plus récentes, pas la moindre modification à apporter à mes croyances fondamentales d'autrefois [ ]." Nonobstant, si le président n'est pas poète, c'est-à-dire suivant Lacan si son écriture traduit elle aussi un ratage de la symbolisation, force est de reconnaître que Schreber n'ignore pas tout à fait la langue qu'il parle où celle qui parle en lui. Tel semble l'un des paradoxes des Mémoires, démonstrativement fermés sur eux-mêmes, qui tentent de réinscrire dans l'épaisseur du discours ce qui a fait défaut dans le processus de symbolisation du Nom-du-Père. Épreuve vaine, peine perdue pensera-t-on. Pas tout à fait si l'on songe aux effets qu'engendre semblable projet dont les modalités d'écriture, assurément problématiques, s'adressent autant aux lecteurs - les Mémoires ont été publiés en 1903 - qu'aux destinataires internes de l'uvre. Enfin, si celle-ci ne peut être considérée comme thérapeutique, sans doute a-t-elle contribué à faire advenir quelque chose de l'ordre du sujet à l'ombre de cette figure paternelle aux effets dévastateurs.
Si la question du Père s'inscrit toujours en filigrane dans les méandres de l'écriture, y compris de l'écriture délirante, la question de la perte est plus sûrement celle qui travaille la peinture. L'uvre de Courbet n'échappe pas à cette dimension essentielle que Didi-Huberman associait à la brèche pratiquée dans la certitude de notre espace visuel. La disposition du regardeur à se laisser regarder par l'image appelle la révélation fondamentale de sa perte. Perte de l'image autant que perte de celui qui en prend possession par le regard. Voir et perdre seraient conjointement liés en ce que tous deux constituent des opérations qui indiquent un champ où le sujet fait l'expérience de ses propres limites. C'est peu de dire qu'ici le regardeur est mis à rude épreuve : la crainte de la castration qui hante son regard permet de saisir à vif ce que peut avoir de transgressif une image première qui, selon la formule consacrée, ne nous regarde pas. Mais c'est justement parce qu'elle ne nous est pas destinée qu'elle nous sollicite et nous provoque. Tout se passe comme si l'interdit qu'elle porte en elle originellement appelait nécessairement sa transgression. Mais la menace, ici évidente, se révèle également prometteuse pour celui qui sait porter son regard au-delà des bornes qu'elle impose et par-delà les limites de sa visibilité. J'entends suggérer qu'à partir de la perte assumée, de l'angoisse surmontée, lorsque le regardant se sait regardé et l'accepte comme une condition essentielle du voir, un échange - mieux un dialogue - peut s'établir entre le regardant et le regardé. Qu'on ne se méprenne pas. Il restera toujours une part d'ombre propre à l'image qui, dans toute sa clarté, ne se donne jamais tout à fait pour ce qu'elle est. De même, si elle appelle le plus grand intérêt et attise notre curiosité, elle ne s'épuise pas non plus dans ce qu'elle se contente de donner en pâture à l'il avide d'en explorer tous les aspects. Ce reliquat d'opacité, cette feinte devant toute tentative d'emprise nous enjoignent de changer nos approches, de varier nos outils d'analyse, de diversifier nos stratégies. Sans doute exigent-ils plus encore de porter sur elle un autre regard. Un regard qui ne tente pas de lui faire rendre gorge en exerçant une contrainte, préjudiciable à ce que pareille emprise est censée obtenir d'une image de l'art plus rebelle que jamais - échos lointain mais durable de la scène primitive à l'origine de cette motion d'excitation et d'angoisse mêlées. D'aucuns ont pensé a contrario qu'elle était à même de rendre compte des effets de cette singulière déchirure. Dans cette perspective, Didi-Huberman la perçoit comme une structure uvrée propre à "donner forme à nos blessures les plus intimes." L'image, me semble-t-il, s'accommode mal d'être circonscrite dans les limites étroites d'un réceptacle de nos émotions et de nos impressions, si profondes et anciennes soient-elles. D'autre part, une telle conception ne lui reconnaît guère une dynamique qui lui est consubstantielle. N'est-elle pas plutôt destinée à s'affranchir de cette dimension passive, qui ne serait ni plus ni moins qu'une chambre d'enregistrement de nos souffrances passées - vision somme toute romantique ? Son dessein n'est-il pas d'interroger notre propre désir ? Désir d'images ou images du désir ?
L'intérêt pour le champ de la représentation, ses réseaux, ses significations, ses non-dits, ses silences, a partie liée, selon moi, avec cette curiosité qui s'est un jour portée sur un premier tableau qui n'était pas destiné au sujet et qui pourtant le regardait déjà du fond de sa secrète intimité. De cette effraction d'une représentation réelle ou fantasmée, il prit conscience que ce qu'il percevait le regardait à son tour. Épreuve terrible et vertigineuse ! C'est dire que l'innocence de l'il n'existe pas, pas plus que celle du regard et, a fortiori, du regardant. Regarder une toile est une opération d'autant plus délicate qu'elle touche toujours, plus ou moins consciemment, à ces motions de désir et d'angoisse et les réactive au sein de processus psychiques complexes. L'il chercherait-il à les retrouver qu'il les réactualise à chaque nouvelle expérience. Même détournées et amoindries, elles s'invitent toutefois à chaque regard que le sujet porte sur une image et ce, de manière réitérée. En effet, chaque regard entérine le regard précédent et se porte caution pour le suivant. L'inscription dans la chaîne des répétitions naît de la déception qu'engendre nécessairement le jeu de la perte qu'instaure tout dispositif optique propre à exacerber notre désir. Le plaisir scopique peut difficilement se comprendre sans cette dynamique psychique qui aimante le regard et, lui faisant prendre l'ombre pour la proie, le prive dans le même temps d'une visibilité totale, celle-là même dont le sujet cherche à nouveau à être ébloui. L'entreprise, on l'aura compris, est inéluctablement vouée à l'échec car elle ne peut abolir la distance qui sépare le premier tableau, qui s'imposa par effraction, et toutes les déclinaisons dans lesquelles il tente en vain de le retrouver, et qui ne sont que de pâles imitations par rapport à l'original.
Mon interprétation reste évidemment ouverte, mais j'ajouterai que les images de l'art, non seulement n'échappent pas à pareil processus, mais se prêtent plus que d'autres à devenir les supports privilégiés de cette recherche d'un temps et d'un espace à jamais perdus. Interrogeant l'uvre d'art, nous n'aurions de cesse de retrouver l'image originelle qui gît en elle, soit un corps mort. L'insistance à réitérer cette gageure fait signe d'une autre vérité. Celle d'un deuil impossible, d'un palimpseste de la mémoire, d'un filigrane à jamais illisible, d'une vision indéchiffrable in fine, mais qui en dit long sur l'intensément charnel.
La question du récit dans Sodome et Gomorrhe ou l'esthétique du fragment dans l'uvre de Marcel Proust
"La Recherche est de ces uvres dont on peut dire que leur contenu est dans leur forme."
Jean Rousset, Forme et signification, (1962), Paris, Corti, 1986, p. 138.
Inscrire Sodome et Gomorrhe dans la perspective d'une comédie mondaine cinglante, de laquelle sourd une plainte existentielle, est une explication insuffisante et tristement banale. En outre, recourir aux données biographiques n'offre guère de prise à l'intelligence d'une uvre aussi complexe. Il est bien, dans l'épaisseur de la création, un ensemble de thèmes obsessionnels qui ressortissent aux fantasmes du créateur. Mais rien ne prouve, sauf à se hasarder imprudemment, que ces derniers puissent faire l'objet d'une lecture limpide, d'une perception immédiate. L'écriture de Proust est en effet toujours un trompe-l'il et les ruses qu'elle déploie finissent souvent par égarer l'exégète dans les chemins de l'interprétation projective. C'est l'occasion de préciser, avec Marc le Bot, qu' "il n'y a jamais de pure représentation des signes, quels qu'ils soient, à ce qu'ils représentent, au dit message ni à l'idée ; ni transparence des signes de l'écriture ni transparence des signes de l'image ".
Proust, déployant dans l'espace scripturaire autant de métaphores singulières, de correspondances inédites, d'analogies implicites, de contrastes subtils, de comptes rendus minutieux, de sous-entendus hardis, de détails incisifs, d'interpolations audacieuses, de vastes mouvements d'amplification, de promptes solutions de continuité, bref d'énoncés saturés, ne cesse de renouveler la technique de la fragmentation, l'élevant au rang d'une vision marquée du sceau d'une modernité romanesque. De fait, Luc Fraisse a montré naguère qu'au cur de l'organisation de l'immense fresque que constitue À la recherche du temps perdu, apparaît ce signe universel de modernité qu'esquisse le "fragment expérimental". Intimement associé à la genèse de l'uvre d'art, ce dernier revêt, selon lui, une importance essentielle en ce qu'il "est par excellence une forme susceptible de commuer le temps perdu en temps retrouvé ". Et d'ajouter : "(...) c'est ainsi que l'écrivain entendait, voyait, concevait le monde : à la fois par fragments, et par ce que le fragment offre à la découverte. Or nous croyons que l'écrivain a intuitivement ressenti qu'un lien étroit pouvait unir les possibilités offertes par la forme du fragment et le projet d'écrire l'histoire d'une vocation."
Il a dès lors été possible de lire dans les marges du texte, dans cet ailleurs textuel qui se donne en toute clarté. Rien, en effet, ne paraît dissimulé dans l'espace de l'écriture : nous avons par conséquent évité de décrypter autre chose que ce qu'elle proposait ou suggérait, concentrant notre attention sur sa structure narrative et ses effets de style. Sans nous confiner dans une neutralité prudente, nous avons tenté un commentaire qui ne relève pas de l'exhaustivité, d'ailleurs illusoire, mais qui ne ressortit pas non plus à quelque raison secrète, cachée derrière le réel. Au-delà ou en deçà des apparences, se révélerait aux plus perspicaces un sens latent, une vérité fondamentale. Cette approche a été totalement remise en question, au début des années 1960, par Jean Starobinski qui dénonce dans la "critique inquisitive" la recherche forcée d'une signification latente qui, toujours, échappe à la conscience claire de l'auteur. "Or le latent, mieux défini, c'est de l'implicite, c'est-à-dire du manifeste - présent dans la chose dite, non derrière elle - mais que nous n'avons pas su déchiffrer du premier coup d'il ".
Vingt ans plus tard, c'est au tour de François Dagognet de condamner la vision, somme toute romantique, selon laquelle le monde véritable, abandonné au chaos, ne se manifesterait que dans les profondeurs de l'obscurantisme, habile à entretenir en chacun de nous des images ténébreuses, des démons mystérieux, des fosses abyssales. À l'instar de l'inconscient du monde, le sous-jacent ne serait qu'entrailles obscures, peuplées de chimères fantastiques et terrifiantes. En prenant appui sur les principes et l'évolution de la géologie à travers les siècles, F. Dagognet oppose à l'approche poétique d'un invisible impénétrable, l'idée d'une science des signes et des indices. Relever les affleurements, être attentif aux qualités superficielles, examiner la périphérie réconcilierait les extrêmes d'un système qui s'est toujours refusé de lire la profondeur à la surface. Tel est pourtant l'enjeu de l'approche proposée par le philosophe : découvrir l'invisible dans le visible, faire rejoindre l'intérieur et l'extérieur, réunir le haut et le bas, relier le lointain et le proche. Ce nouveau "monde unifié" révélerait, en outre, la continuité des phénomènes dont la complexité et la logique pourraient enfin être exposées en pleine clarté. Loin de toute mythologie, ce qui gît dans les profondeurs du sol, comme de la psyché, serait lisible et s'exprimerait à la surface. Refusant de diviser le vivant en son fond et son tégument, remettant en cause la thèse suivant laquelle le périphérique peut être tenu pour insignifiant, F. Dagognet insiste au contraire sur les dialectiques de l'être et de l'apparaître, de la statique et de la dynamique, de l' "en soi" et du "pour soi", du tout et de la partie. Il ne s'ensuit pas, selon l'auteur, qu'il faille confondre ces catégories. Il s'agit bien plutôt d'en décrypter les signes, d'en saisir les nuances, d'en prélever les indices. À cette seule et importante condition, il est possible dès lors de considérer ce qui est également souhaitable : une solidarité entre des éléments apparemment si différents, mais que relient des échanges permanents et des interactions continuelles.
Un mot encore sur la délimitation de notre sujet. Il n'est guère facile d'aborder tous les aspects liés au fragment chez Proust, encore moins d'en rendre compte de manière exhaustive. Pour l'instant, il nous suffit de remarquer qu'André Lalande ne fait aucune mention du fragment dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie ni par l'entremise du détail, de la découpe, du morceau, de l'éclat ni par le truchement du morcellement. Le fragment non plus que la fragmentation ne s'affirment comme des concepts philosophiques. Cela se peut-il justifier ? Sans doute dans la mesure où les notions telles que le Tout, l'Un, la totalité ou l'unité ont indirectement fixé le sens du fragment en lui opposant des valeurs contraires. Toujours par un jeu d'oppositions marquées, elles ont aussi défini une esthétique du fragment, transcendant du même coup l'opération de morcellement en acte créateur. Ce sont précisément le statut paradoxal du fragment et celui, non moins équivoque, de la fragmentation, qui nous retiendront dans Sodome et Gomorrhe.
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Dans la désorganisation du réel à laquelle l'auteur de la Recherche s'adonne avec passion, l'exercice de la continuité semble difficilement soutenable, sauf à poursuivre obstinément un idéal à jamais inaccessible. Or, la nécessité de redonner consistance au Tout répond à une espérance clairement formulée par le narrateur lui-même. Le fragment intervient dès lors comme la promesse d'une existence heureuse, l'annonce d'une félicité inconnue : "La sagesse eût été de considérer avec curiosité, de posséder avec délices cette petite parcelle de bonheur, à défaut de laquelle je serais mort sans avoir soupçonné ce qu'il peut être pour des curs moins difficiles ou plus favorisés ; de supposer qu'elle faisait partie d'un bonheur vaste et durable qui m'apparaissait en ce point seulement ".Force est de remarquer que la passion amoureuse dont il est ici question se teinte des couleurs du désenchantement. Le fragment amoureux est cruel, qui berce l'âme d'une douce illusion avant de la trahir par un raisonnement aussi froid qu'implacable : "(...) pour que le lendemain n'inflige pas un démenti à cette feinte, [la sagesse eût été] de ne pas chercher à demander une faveur de plus après celle qui n'avait été due qu'à l'artifice d'une minute d'exception." À travers la caresse d'Albertine que le héros repousse, le fragment détaché de la passion amoureuse est supposé renvoyer au tout constitué, à l'amour stable et constant. Il n'en est évidemment rien. La vérité, en sa révélation partielle, apporte un démenti catégorique aux notions de permanence et de durée. Le narrateur n'aura de cesse que son amour ne s'épuise dans la souffrance de la jalousie pour sombrer dans la plus amère désillusion. Telle est la logique fragmentaire à laquelle Proust soumet ses personnages à travers le prisme des "intermittences du cur".
L'exigence fragmentaire dans Sodome et Gomorrhe mobilise une écriture où s'opèrent à la fois le manque, la discontinuité, peut-être l'inachèvement. Or paradoxalement, le fragment dans l'uvre de Proust se prête à une organisation structurelle : au multiple, par définition fluctuant et précaire, s'oppose une totalité permanente et harmonieuse. En créant des relations entre des éléments que rien ne rassemblait a priori, et que rien ne justifiait dans les contextes où ils apparaissaient, l'auteur de la Recherche réussit la gageure de former de nouvelles unités signifiantes aux relations complexes. En opérant un découpage du lisible, le fragmentaire s'affirme comme une stratégie décidée, un désir d'ordonnancement, habile à conférer à la profusion des images nuancées à l'infini une nouvelle, originale et surprenante identité. Semblable proposition fait advenir la question du fragment dans l'économie générale d'une remarquable subversion. Le fragment est la manifestation d'un ordre corrompu, la trace d'une distorsion dans la dialectique du tout et de la partie. L'on peut raisonnablement avancer que la logique fragmentaire n'a rien à gagner à être rapportée au tout censé la contenir. Inéluctable cependant, cette pratique se révèle attentatoire. Supposée garantir l'existence du fragment en se portant caution pour lui, la manuvre ne manque jamais de réduire toujours l'un à n'être que le subalterne de l'autre dans un rapport de sujétion difficilement soutenable. G. Michaud laisse entrevoir clairement le danger encouru : "[s'il est] inévitable, en un sens, de rapprocher le fragment de la totalité, il importe de souligner dès maintenant que le fragment ne peut être reconduit, sans pertes graves, dans ce cadre (...)". En d'autres termes, le fragmentaire aurait à subir le préjudice de l'aliénation qu'on lui impose. Rien de moins. Il y a lieu également de ne pas confondre dans l'uvre de Proust les pratiques du détail et celles du fragment. Les premières ne gardent aucun souvenir de la totalité à laquelle elles se sont référées. Le détail, ainsi, ne permet ni ne sollicite la recomposition du schéma dans son intégrité. Les secondes, travaillées par un manque constitutif originaire qu'elles ne cessent de rappeler, conservent l'obsédante nostalgie d'une entité unifiée et incorruptible. Le détail revendique une autonomie à laquelle le fragment n'accède pas. Celui-ci disperse, celui-là condense ; mais l'un comme l'autre contestent, chacun à sa manière, l'autorité du tout, bafouent la loi de la cohésion, récusent l'ordonnance de l'unité. Dans tous les cas, normes usuelles et valeurs conventionnelles de la narration se trouvent battues en brèche. À l'idéal de la plénitude du récit se substitue le morceau, chaotique, dénaturé, irrévérencieux et pervers. Lorsqu'il relate, dans une soirée mémorable chez le prince de Guermantes, la scène du jet d'eau d'Hubert Robert, Proust a des accents qui font évidemment songer au symbolisme sexuel. Dans un autre passage de Sodome et Gomorrhe, l'auteur de la Recherche superpose l'image d'une source intermittente, la lente maturation de forces vitales qui ne demandent qu'à s'exprimer, enfin l'issue attendue d'un processus voluptueux : "Je me rappelle les temps chauds qu'il faisait alors, où des fronts des garçons de ferme travaillant au soleil une goutte de sueur tombait verticale, régulière, intermittente, comme la goutte d'eau d'un réservoir, et alternait avec la chute du fruit mûr qui se détachait de l'arbre dans les "clos" voisins." Quoi que l'on doive penser de la portée du passage, il faut en tout cas convenir qu'une figure homophile esquisse ici une économie marginale, une esthétique parallèle où les formes sont livrées aux scénarios imaginaires du narrateur. Il n'est pas étonnant, dès lors, que les forces pulsionnelles, longtemps retenues, se livrent en des images puissantes mais dont l'interprétation reste toujours quelque peu ambiguë. Véritables signatures de l'uvre, elles ne sauraient toutefois s'exprimer telles quelles. Il leur faut emprunter de nombreux détours, suivre les multiples aléas de l'écriture pour qu'enfin ce flux continu prenne forme sous la plume de l'écrivain. L'expression du désir est astreinte à la maîtrise des signes. Révélatrice d'un érotisme asservi, elle s'inscrit dans une économie du scripturaire dans laquelle les conflits, sans doute à la source de l'acte créateur, ont été surmontés.
Il n'est donc pas indifférent de remarquer ici à quel point le fragmentaire peut dès lors valoir pour lui-même et non plus en fonction du référent auquel on le rattache habituellement. Et dès lors que l'on admet, avec Georges Didi-Huberman, que le fragment se rapporte au tout, ce n'est que "pour le mettre en question, le supposer comme absence, ou énigme, ou mémoire perdue ", contrairement au détail qui, "en ce sens impose le tout, sa présence légitime, sa valeur de réponse et de repère, voire d'hégémonie." La découpe serait ainsi résolument marquée du sceau du manque, et toujours posée en marge du licite et de l'acceptable pour cette raison qu'elle convoque une logique du négatif. Statut corrompu, sans aucun doute, qui tient au fait que le fragment s'étaye sur un imaginaire au travail dans l'uvre elle-même.
Le fragment fait uvre chez Proust. Le fragmentaire, quant à lui, recrée paradoxalement l'image d'une totalité indivisible, d'une unité que rien ne vient compromettre. Loin d'être opposés, les éléments d'écriture que l'auteur avait l'habitude de jeter çà et là sur des bouts de papier aussi divers qu'insolites, forment structure, c'est-à-dire organisation et système. L'ampleur du phénomène, sa diversité, son originalité rendent compliquée l'étude de la complémentarité des fragments. À ne retenir que leur solidarité intrinsèque, on serait tenté de conclure à l'interdépendance d'éléments qui ne semblent pas pouvoir exister indépendamment les uns des autres. Rien n'est plus faux. Le tissu vivant des mots se prête volontiers à un travail ultérieur de réécriture, sans cesse mis en chantier par Proust lui-même et ce, jusqu'aux derniers instants qui précèdent in extremis la publication de certaines de ses uvres. L'abolition d'une lecture totalisante, voire totalitaire du fragment, restitue la complexité - et tout l'intérêt - d'une démarche visant à rendre à ce dernier ses droits longtemps confisqués. Pourtant le fragment vaut aussi pour ce dont il se détache, non pas dans un rapport d'intégration forcée dont nous avons vu qu'il était problématique, mais dans la visée d'une forme qui refuse son achèvement. Aller dans le sens d'une lecture fragmentaire équivaut à prendre acte du manque fondamental et à l'accepter comme tel. Lui imposer une complétude reviendrait indirectement à l'ériger en fétiche. Pour penser cette impossible réconciliation du tout et de la partie et rendre paradoxalement plus sensible la question de la cohérence interne de Sodome et Gomorrhe, il convient de faire remarquer, une fois encore, l'appartenance de plein droit du fragment à la question du récit. La correspondance que J. Rivière échangea avec l'écrivain permet de saisir au vif cette plastique romanesque inhérente à l'écriture de Proust, que Jacques Bersani évoque ainsi : "c'est l'étonnante souplesse, que ce découpage confirme, du matériau proustien, ce sont les multiples possibilités de composition, de dé-composition ou de recomposition qu'offre le texte même de la Recherche, comme si le roman, tel que nous le lisons, n'était qu'une version parmi beaucoup d'autres d'un texte original indéfiniment transformable ou plutôt transmutable (...)."
Aussi est-il de quelque importance de savoir en quels termes les conditions qui rendent possible l'existence du fragmentaire comme problème esthétique peuvent être posés. En surmontant la contradiction qui oppose la partie et le tout, Rilke (1875-1926) fraye avec une pensée qui reconnaît conforme à la création semblable pratique. Non content de poser l'incomplétude comme paradoxe, il démontre que l'existence du fragment n'est pas la promesse du tout, mais celle de l'art, bel et bien. Donner créance à l'esthétique de Rilke, l'exact contemporain de Proust (1871-1922), ne serait pas de mise ici, si elle n'introduisait un mode en rupture totale avec l'analyse traditionnelle du fragment. La dislocation n'est pas synonyme de confusion et de chaos hétérogène, mais de radicale nouveauté, inscrite sur le mode d'une perte revendiquée et accomplie. L'un des traits les plus originaux et les plus riches d'avenir de la pensée de l'écrivain autrichien réside incontestablement dans la proposition d'un véritable système : le morcellement y est visé pour lui-même dans de nouvelles modalités d'agencement ; la puissance du procédé est dès lors une méthode novatrice qui constitue une image produisant sa propre rhétorique. Le singulier dans ces conditions suffit à faire valoir un principe de cohésion jusqu'alors inconnu. La signification propre de la segmentation paraît se dégager à partir d'une telle perspective. Car non seulement le fragment n'est plus perçu en lieu et place d'une totalité, non seulement il n'est plus synonyme d'imperfection, mais il devient une spécificité proprement romanesque. Parcourant de part en part l'uvre de Proust, ce mode de récit ne devait en aucun cas échapper à l'attention sous peine d'en réduire la portée. Enfin, et cela n'est pas moins inattendu, Rilke justifie la production comme la réception du fragment et distingue l'érudit, enclin à embrasser l'ensemble, du créateur, habile à valoriser le débris comme tel, à lui conférer enfin une réelle légitimité : "On devine soudain qu'envisager le [...] tout est plutôt l'affaire du savant, et celle de l'artiste, de créer à partir de ces éléments de nouvelles relations, de nouvelles unités, plus grandes,[...], plus éternelles."
Isoler des fragments - textes, souvenirs, images, concepts, emprunts de toutes sortes - que l'écriture romanesque s'approprie dans un ouvrage où se mêlent intimement les amours malheureuses du Narrateur, la vie mondaine, la perversion, l'expérience de la conscience et celle, éminemment douloureuse, du temps et de la mémoire, relève d'une organisation habile à créer des effets romanesques que l'on ne saurait confondre avec ceux d'un pur roman d'analyse psychologique et sociale. La portée et l'originalité de Sodome et Gomorrhe sont à chercher ailleurs. Michel Raimond souligne à ce propos une analogie qui est loin d'être fortuite. L'auteur laisse entendre que les grands moments du roman sont fondés sur la convergence exemplaire de deux modalités du récit proustien : le "coefficient romanesque" et le tissage thématique. En d'autres termes, la réussite de Sodome se conforme à un mode particulier du récit qui fait jouer à l'unisson "l'expression thématique et la mise en acte romanesque ". Qu'un des éléments advienne à manquer ou, plus fréquemment, soit affecté d'un indice plus faible (ou plus élevé), et le travail du montage donnera plus "le sentiment d'un ensemble constitué que celui d'une totalité thématique ". De cet équilibre le récit tire toute son efficacité. La description proustienne, les modalités de la narration et de l'énonciation, de même que la rigueur de la (re)composition sont assujetties à cette configuration duelle de laquelle dépendent les effets de sens et d'émotion suscités chez le lecteur. La découverte est capitale. Mais interroger la spécificité de Sodome et Gomorrhe du point de vue romanesque permet difficilement, pour autant, de faire accéder le pouvoir d'organisation de l'espace scripturaire et de ses multiples remaniements au rang d'une esthétique et, plus particulièrement, d'un style. Tout au plus concède-t-on aux discours de Proust la dénomination de "roman philosophique" et accorde-t-on à cette "poétique" la valeur d'une certaine modernité. Mais "la préférence pour le fragment ou le morceau éclaté, une plus grande attention donnée au langage qui peut aller jusqu'à sacrifier le sujet, l'ambition démesurée d'épuiser dans une seule uvre totale toutes les possibilités de son art " ne sont que des aspects tenus pour purement fictionnels. Rien de plus. Sur ce point, Vincent Descombes pense "impossible de considérer la forme fragmentaire, la séparation de la forme et du sujet, le mythe du livre total comme des éléments formels qui définiraient un style du XXe siècle ou de la modernité." Selon lui, "l'exigence de l'originalité individuelle dans l'art" s'opposerait à l'émergence d'une esthétique propre au XXe siècle.
Mais si le philosophe n'ignore pas le rôle et la place du fragment dans l'économie générale du roman, comment rendre compte de l'effet fragmentaire de l'uvre, que Jean-Yves Tadié qualifie volontiers de "révolution proustienne" ? Le fragmentaire comme style ne constitue-t-il pas in fine une entreprise profanatrice dans laquelle se joue un désir d'émancipation allié à une subversion des valeurs dont Proust était loin d'ignorer la portée ? Un des traits les plus originaux et les plus riches de l'esthétique de Sodome et Gomorrhe ne réside-t-il pas précisément dans cette remise en question radicale des rapports du tout et de la partie ? La "révolution romanesque" (M. Zéraffa), dont Sodome est assurément l'une des clés de voûte, prend dès lors un sens nouveau. Elle permet, non plus seulement de considérer la Recherche comme une immense fresque relatant l'éveil à la conscience, à l'univers sensible de l'espace et du temps, mais aussi comme une invention formelle de Proust, un renouvellement qu'il a su conférer à une écriture éminemment plastique dans laquelle pastiches, collages, emprunts, répétitions et clichés garantissent la foncière originalité et la surprenante validité. Mesure-t-on assez ce que signifie Anne Henry qui n'hésite pas, quant à elle, à affirmer que "la conceptualisation de l'art marque le XXe siècle et [que] Proust doit être rendu au groupe des créateurs qui, dès le début de ce temps, inaugurent un nouveau type d'esthétique, fondé sur une nouvelle définition du réel ( )" ?
L'affirmation revient à dire que l'écriture fragmentaire ne répond pas à la logique d'un simple agencement, mais suppose l'existence d'une véritable inscription entre les différents éléments mis en jeu. En reliant les fragments entre eux, l'auteur de Sodome et Gomorrhe leur garantit une nouvelle forme de cohésion et assure par là même l'existence du lisible. Ne peut-on affirmer que l'écriture fragmentaire "ne renvoie pas à une théorie, [qu'] elle ne donne pas lieu à une pratique qui serait définie par l'interruption ? Interrompue, elle se poursuit. S'interrogeant, elle ne s'arroge pas la question, mais la suspend (sans la maintenir) en non-réponse " ? Le risque qu'énonce ici Maurice Blanchot entretient la problématique toujours ouverte, la résolution jamais achevée. Vouloir embrasser le réel dans sa totalité, engager une activité de liaison des unités éparses, dépareillées ou manquantes, n'a guère de sens de ce seul point de vue. Pourtant, hanté par le lacunaire et le discontinu, il est difficile de conduire une écriture sans combler les lacunes, sans remplir les interstices, en un mot sans raccorder les bribes. Il se peut que le pêle-mêle parfois hétéroclite que présente l'écrivain engage parallèlement à envisager les fragments réunis en une structure et un ensemble réellement coordonné. Ce que Lucien Dällenbach dit du fragment chez Balzac vaut pour Proust : "Ce statut, fondamentalement, est celui d'un matériau de base à partir duquel peut s'accomplir la restauration d'un ordre et d'une plénitude - ce qui signifie que les scories et le fatras sont destinés à se nier comme tels et à se dépasser dans un Système de fragments conçu, en définitive, comme totalité organique ". Nous avons conscience que les contraires posés dans ces théories ne sont pas voués à se concilier, mais d'emblée deux principes peuvent être dégagés : dans le premier, le fragment s'oppose à toute organisation qui prévoit l'uvre comme pleine et continue ; dans le second il appelle une théorie du continu régulier dans l'horizon absolu du Tout. S'agissant aussi bien d'éthique que d'esthétique, la solution ne saurait être trouvée exclusivement dans l'une ou l'autre de ces propositions.
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Parvenu aux confins de notre enquête, il nous a semblé qu'il n'était pas suffisant d'évoquer la question du seul récit pour se convaincre du rôle que le fragment est appelé à jouer au sein d'une problématique esthétique. À la fragmentation des états de conscience dont le narrateur est l'objet dans Sodome et Gomorrhe, répond en écho un mode de récit fragmenté qui s'affirme comme une nécessité consciente de l'écrivain. Signature de l'uvre, le morcellement fascine et rebute tout à la fois. Il égare aussi dans la mesure où il se propose de réorganiser suivant de nouvelles procédures - quitte à modifier le régime et l'orientation de la narration - ce qu'il avait auparavant mis en pièces. L'écriture romanesque peut détailler, décomposer, dissocier, mais elle ne renonce jamais à la totalité à laquelle elle prétend souscrire de plein droit. Aussi la question du récit ne peut-elle être séparée du romanesque dont Sodome tire sa spécificité. Enfin, le pouvoir de diviser ne vaut paradoxalement que s'il est suivi d'une tendance à unifier en une nouvelle trame les différents signes qui la composent. Gilles Deleuze s'était essayé naguère à dénombrer ces signes en une minutieuse et profonde analyse. Sa lecture oblique de la Recherche, subversive diront les uns, géniale affirmeront les autres, met en évidence quatre groupes distincts et néanmoins solidaires : les signes mondains - dont les codes régissent la vie sociale et dévoilent l'insoutenable légèreté de l'être -, les signes amoureux - cruellement mensongers -, les signes sensibles - qui, toujours, font retomber dans les rets de la subjectivité -, enfin les signes de l'Art. Ces derniers, de loin les plus importants aux yeux du philosophe, font converger vers eux les configurations précitées, sans exception. Bien plus. Révélés par le monde de l'Art, ils nous font accéder au "temps retrouvé, temps originel absolu qui comprend tous les autres" et découvrent l'Essence, "cette unité du signe et du sens, telle qu'elle est révélée dans l'uvre d'art."
Aussi l'écriture de Proust ne se résume-t-elle pas à un pur et simple anéantissement d'une logique et d'une cohérence qui avaient régi le romanesque jusque-là. Elle invite à concevoir les fragments, non comme une juxtaposition de formes, de figures et de situations, mais comme un véritable puzzle qui rassemble et lie des unités dispersées. L'écrivain dote ainsi le roman d'une force et d'une efficacité nouvelles, posant les jalons d'un mode d'écriture inédit que le XXe siècle saura reprendre à son compte et faire fructifier.
O. DESHAYES
Bibliographie sommaire :
- DAGOGNET François, Philosophie de l'image, Paris, Vrin, 1986, 2e édition.
- DELEUZE Gilles, Proust et les signes, (1964), Paris, P.U.F., collection "Perspectives critiques", 5e édition, 1979.
- DESCOMBES Vincent, Proust. Philosophie du roman, Paris, Les éditions de Minuit, 1987.
- FRAISSE Luc, Le processus de la création littéraire chez Marcel Proust. Le fragment expérimental, Paris, José Corti, 1988.
- GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972.
- HENRY Anne, Proust romancier. Le tombeau égyptien, Paris, Flammarion, collection "Nouvelle bibliothèque scientifique", 1983.
- ISER Wolfgang, L'acte de lecture. Théorie de l'effet esthétique, traduit de l'allemand, Bruxelles, Pierre Mardaga éditeur, collection "Philosophie et langage", 1976.
- MOUREY Jean-Pierre, Philosophies et pratiques du détail. Hegel, Ingres, Sade, et quelques autres, Seyssel, Éditions Champ Vallon, collection "Milieux", 1996.
- RAIMOND Michel, Proust romancier, Paris, Société d'édition d'enseignement supérieur, 1984.
- TADIE Jean-Yves, Proust et le roman. Essai sur les formes et techniques du roman dans À la Recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, N.R.F., 1971.
Notes :
N.B. Pour des raisons techniques, il est impossible de retranscrire sur le site les l'Harmattan les notes de bas de pages de même que les italiques pour les titres des uvres.
Vermeer de Delft ou l'ambiguïté des signes
G. Bachelard, La Poétique de l'espace.
Femme lisant ou écrivant une lettre à la lumière du jour, jeune fille endormie en une pose mélancolique, chevalier galant, concert interrompu, savants à leur table de travail, peintre dans son atelier... L'uvre de Jan Vermeer (1632-1675) a toujours convoqué le spectateur devant une énonciation sans histoire. On a tout dit, semble-t-il, du caractère conventionnel et banal de cette peinture de murs, prisée par la société bourgeoise néerlandaise du XVIIe siècle, et dont Vermeer pratique avec succès les formules éprouvées.
Sans doute la profondeur de la vie domestique se révèle-t-elle dans des scènes d'intérieur familières et sereines. Mais l'évocation du monde privé ne saurait s'y réaliser tout entière. Il reste toujours une part d'irréductible, voire d'irreprésentable, dans cet univers reclus où la lumière - condition de l'apparaître des formes - consacre la puissance incontestée du peintre de Delft. La dynamique de la création excèderait à jamais la statique du créé. L'existence de la séduction se mesurerait alors à l'inexistence de la réification.
Seule une "lecture suspendue " comparable à l'attention flottante de l'analyste, permet de conduire la réflexion à ses extrêmes limites, sans pour autant mener à des conclusions péremptoires ou irréfutables. Tel est l'itinéraire que nous avons choisi ici, préférant aborder de biais l'équivoque d'une esthétique habile à faire surgir un vaste champ d'interprétations.
Le luxe, le calme et la volupté des intérieurs de Vermeer s'inscrivent dans des lieux régis par des rapports spatiaux et soumis à des effets lumineux à peu près semblables d'une toile à l'autre. Considère-t-on La Dame buvant avec un gentilhomme et La Coquette ou encore Le Géographe et L'Astronome, chaque fois les correspondances surgissent dans leur éclatante évidence. Vue perspective représentant l'angle d'une pièce avec, au fond, un mur parallèle au plan du tableau, "il" placé à environ un mètre dix au dessus du sol, point de fuite principal légèrement décalé par rapport au centre de la toile, femme assise de trois quarts ou de profil, savants s'appuyant à leur table de travail, source de lumière unique provenant de fenêtres situées à gauche de l'observateur, tout se joue et se répète sur la scène des similitudes singulières. Une autre particularité signe le travail de l'artiste : il n'est pas jusqu'aux objets eux-mêmes qui ne soient repérables, au fil de l'uvre, avec une constante toute particulière. Ainsi le pichet, la chaise aux têtes de lion, la viole de gambe, la veste jaune à bordure d'hermine, la perle, les cartes sur les murs, la fenêtre à petits carreaux laissant deviner en son centre un écusson en vitrail caractéristique des maisons de Delft, les plaques en faïence courant le long des plinthes, constituent un véritable petit lexique d'unités figuratives aisément reconnaissables. Une telle continuité s'affirme aussi dans un autre motif fréquemment représenté : le tableau. L'Entremetteuse de Dirck van Baburen est reproduite - avec des formats différents - dans deux toiles de Vermeer (le Concert à trois et la Dame assise à l'épinette) ; un Moïse sauvé des eaux, à l'attribution contestée, est visible dans L'Astronome et la Jeune Femme écrivant une lettre et sa servante ; enfin une dernière peinture a pu être identifiée comme étant un Jugement dernier dont le sens symbolique n'est pas sans rapport avec la Femme à la balance dans laquelle il figure. Tout se passe comme si les variations en séries invitaient à interroger l'ensemble de la production picturale et non chaque élément considéré séparément. En méditant sur ce trait caractéristique, on pourrait peut-être formuler l'hypothèse selon laquelle la "structure Vermeer " ne ressortit pas seulement à une "présence de style " chère à André Malraux, mais aussi à un protocole unique chez le peintre de Delft : la répétition du même.
Nous savons combien décisive est la notion de répétition dans le champ théorique et clinique de la psychanalyse. Or la présence quasiment constante chez Vermeer d'un même principe d'organisation spatiale ouvre la possibilité d'une interrogation de type analytique sur la fonction psychique de cette réitération. Ce qui fait nécessairement retour ne semble pas devoir être inscrit sur le registre d'une inspiration défaillante, mais s'affirme paradoxalement comme l'une des modalités essentielles du processus créateur. Chaque toile élabore un nouveau discours, une réécriture à partir d'un premier récit : elle est la répétition du même et non de l'identique et fait jaillir dans chacun de ses termes des variations, si infimes soient-elles, qui lui confèrent une intensité et des lois propres. Aussi sommes-nous fondés à penser qu'"à tous égards, la répétition, c'est la transgression ". Mais elle implique aussi la tentative, vouée à l'échec, de saisir l'infigurable. Or par un renversement singulier, c'est au cur de cette impossible emprise que surgit la réussite de l'exigence créatrice. Faute de pouvoir en dire plus, on ne résistera pas à la tentation d'observer que derrière l'apparente innocence de la représentation, se dissimule une nécessité intérieure, de même qu'un désir inlassablement renouvelé. C'est dire qu'à la faveur de cette remarque se révèle la véritable nature de l'énigme posée par le peintre, dont la vision suggère un territoire aux frontières incertaines où désir de répétition et répétition du désir se mêlent en un inextricable écheveau.
Très significatif aussi est le rôle de la lumière désignant à l'attention un espace intime, strictement défini, clos de surcroît. Instaurant une distinction entre un intérieur et un extérieur, une lecture superficielle aura tôt fait d'exalter l'élémentaire dualisme du dedans et du dehors là où, précisément, il convient d'alléguer une continuité dialectique. Car les limites imposées au regard ne bornent pas ses prétentions à forcer l'au-delà de la représentation. Miroirs, reflets lumineux sur une perle, cartes géographiques et marines, globes terrestres ou célestes, missives, tableau dans le tableau, tout renvoie indirectement à la catégorie esthétique de l'ailleurs. S'ouvre dès lors la perspective d'un lieu hors du cadre, présence-absence, invisible et obsédante, inaccessible et lancinante. Il n'est que d'évoquer, pour s'en convaincre, La Femme à l'aiguière ou Le Soldat et la jeune fille souriant. L'efficace de ces deux toiles tient assurément à l'ambiguïté d'un énoncé pictural dans lequel les fenêtres entr'ouvertes sur un autre monde invitent à un "envol imaginaire ". Certes, l'espace convoqué est prioritairement l'espace de la pièce, mais il nous plaît de croire que le jeu subtil de l'éclairage s'impose ici comme un instrument de médiation propre à réconcilier deux termes apparemment contraires. Entre la sphère privée et la suggestion d'une virtualité topographique, psychique ou onirique, la séparation semble artificielle. Dans ces scènes d'intérieur, se dessine en filigrane une instance équivoque qui trouble la notion traditionnelle de spatialité. La vision de Vermeer, en effet, n'oppose pas un "ici" et un "là", pas plus qu'elle n'organise un système de représentation binaire au sein duquel s'affronteraient des éléments antagonistes. Si le peintre confère à ses images une échappée vers l'infini (sur le mode allégorique ou simplement allusif), il donne toujours à deviner une procédure complexe dans laquelle les deux termes n'ont de sens que l'un par rapport à l'autre et ne sont jamais posés l'un sans l'autre. Une clôture de la réalité qui n'aurait d'égale que l'irréalité de la clôture.
Enfin, si toute vue directe sur l'extérieur n'est jamais permise, il est toujours possible de passer outre les limites du visible et d'atteindre le seuil de l'irreprésentable. S'il en est ainsi, on peut considérer que La Femme à l'aiguière, Le Géographe, la servante de La Jeune femme écrivant une lettre ou la Femme jouant du luth près d'une fenêtre s'autorisent d'eux-mêmes à enfreindre la loi du cadre, en portant leur regard sur cet ailleurs précisément situé hors champ. Mise en image de l'interdit et de sa transgression, l'uvre de Vermeer de Delft s'offre comme autant de tentations ouvertes à l'aventure du désir ou quand l'invitation se fait incitation...
Confrontée à la question délicate des mécanismes qui échappent à la conscience, la jouissance d'un plaisir exclusivement visuel ne serait pas totalement innocente et témoignerait en faveur du fantasme de quelque scène originaire. Fondée sur l'attention portée à l'implicite de la création, notre investigation tente de serrer au plus près les lignes de force qui parcourent les toiles de l'artiste. À l'instar des rêves avec lesquels elles ne se confondent pas, semblables images constituent une voie privilégiée pour pénétrer ces terres meubles où "s'originent" les enjeux du désir. C'est dire que le rôle et la place de ce dernier dans la production comme dans la réception de l'uvre sont au cur de la spécificité du pictural. En d'autres termes, sous le discours explicite qui se borne à reproduire l'ingénuité de la vie domestique, un autre discours se fait entendre accréditant un fantasme qui, faute de se dire, se donne sur la scène de l'irreprésentable. Il ne s'agit pas, on s'en sera rendu compte, de révéler de simples déterminations de lieux, mais de faire agir, de la conception même de l'espace, le puissant ressort d'un spectacle où s'accumulent curiosité et tentation. Le pouvoir de fascination qu'exercent les peintures de Vermeer nous semble implicitement lié à ces fragments du monde dérobés au regard, confisqués à l'attention par une invisible censure.
D'autres indices donnent à penser que cette logique soumise à la loi de l'interdit visuel se manifeste également à l'intérieur du tableau et non plus, comme on l'a vu précédemment, dans un ailleurs aussi équivoque qu'inaccessible. Tel paraît être le rôle joué par les lourdes tentures qui occultent une partie du champ pictural et limitent la portée de la vision. Si la présence de ces rideaux se fait discrète dans La Dame assise à l'épinette et Le Géographe, elle se veut plus insistante dans L'Allégorie de la foi, La Peinture et La Lettre d'amour. Il est peu probable que ces écrans soient placés là incidemment. Instaurer une région à jamais invisible désignerait une instance défendue, protégée par un obstacle infranchissable. En suivant les vicissitudes de La Liseuse à la fenêtre, on a pu démontrer que Vermeer avait couvert ultérieurement par une de ces tentures près d'un tiers de la surface de la toile. Fait d'autant plus remarquable que l'exécution laisse rarement apparaître semblable repentir, chaque uvre étant minutieusement élaborée. Retirer de la version finale un fragment du visible ne postule-t-il pas un "effacement de l'inacceptable" (A. Green) ? Pareille question engage à ne pas négliger la rhétorique de l'image, qui rejette la totalité de la figuration comme irrecevable et introduit un manque à voir qui en dit long sur les effets d'un désir inavouable. Voiler le visible pour mieux dévoiler l'indicible.
Rendus conscients à la fonction du regard, il nous faut encore suivre le créateur jusque dans ses retranchements les plus reculés. On cherchera donc, ici, à révéler un autre agencement qui constitue un des dispositifs les plus récurrents des peintures de Vermeer. Ce dernier se plaît en effet à placer presque systématiquement un ensemble d'objets, de meubles et de tapis qui encombrent de leur présence les premiers plans, nous forçant pour ainsi dire à rester à distance. Entre L'Entremetteuse, La Jeune fille endormie, d'une part, et le spectateur, de l'autre, se dresse un barrage qui semble exclure toute participation. La reconnaissance de cette organisation ne peut manquer de nous surprendre tant elle s'affirme avec insistance. Tout se passe comme si la multiplication des limites introduisait une solution de continuité et ruinait, en partie, l'espoir de se frayer un accès vers une intimité à laquelle nous sommes néanmoins conviés. La clôture de l'espace privé joue sans doute un rôle prépondérant mais ne s'impose nullement comme un principe d'éviction. Si tel était le cas, nous aurions affaire à une négation pure et simple de la représentation. Ce qui s'opère ici est plutôt de l'ordre du dessaisissement. Le peintre, dit Lacan, "donne quelque chose en pâture à l'il, mais il invite celui auquel le tableau est présenté à déposer là son regard, comme on dépose les armes. C'est là l'effet pacifiant, apollinien, de la peinture ". Ne peut-on souscrire, dès lors, à l'idée que les obstacles en question dont la présence s'affirme comme des plus singulières, constituent - métaphoriquement - cette nécessaire déprise ? Tels des trophées, ne rappellent-ils pas la victoire absolue de la peinture sur le sujet, l'obligeant ainsi à dompter son propre regard ? Captivés en même temps que capturés, nous sommes conviés à ne prendre part à la création que désarmés et dépouillés. Sans doute est-ce le prix à payer pour que naisse et s'enracine l'expérience d'un espace qui se donne à voir, au moins virtuellement, jusque dans son invisibilité.
Restent à évoquer, fût-ce brièvement, les différentes modalités visuelles qui animent les personnages de Vermeer. Voir / se voir / voir sans être vu sont les principaux modes à partir desquels l'artiste décline ses figures. L'échange des regards sera donc saisi en une dimension propre à faire valoir un rapport au désir. Dans certaines fictions mises en image par Vermeer, se manifeste en effet un jeu de combinaisons capables de faire basculer les règles conventionnelles de la représentation : ce n'est plus moi qui regarde ; je suis regardé par l'objet même de mon regard. Ainsi, dans L'Entremetteuse, le personnage masculin à l'extrême gauche prend le spectateur comme à témoin, l'introduisant dans un rapport de complicité auquel il est difficile de se soustraire. Tel est pris qui croyait prendre : le "piège à regard" (J. Lacan) se referme sur le flagrant désir du sujet. La prise est ici surprise ; elle indique l'effondrement du statut de l'observateur confronté à cette nouvelle donne. Insolite, la situation ne laisse pas d'interroger sur le trouble qu'elle suscite. Car la curiosité pourrait bien être infiltrée, là encore, de quelque fantasme régi par un interdit fondamental. À l'appui de cette remarque, nous nous bornerons à citer La Leçon de musique interrompue, La Dame assise à l'épinette ou encore La Jeune femme en jaune écrivant une lettre, qui nous paraissent tout aussi significatives. Dans tous ces exemples, le regard que rencontre l'observateur recouvre l'équivoque d'une intimité à laquelle il est invité presque malgré lui. Pris dans les rets de la fonction désirante, le sujet est dépossédé en vertu d'un renversement des rapports de la perception. Il n'est pas étonnant, dès lors, que de sa relation au tableau affleurent la confusion passagère et le sentiment vague d'avoir été joué là où, précisément, il s'y attendait le moins. On soulignera enfin l'importance de ces autres fragments d'un monde virtuel que sont les surfaces réfléchissantes, qui donnent, elles aussi, toute la mesure de l'ambiguïté visuelle. Le Collier de perles l'atteste assurément par son énoncé paradoxal : j'observe une femme se mirant sans qu'elle en ait connaissance et sans pouvoir néanmoins apercevoir le reflet de son visage dans le miroir. Semblable dispositif ne renvoie-t-il pas à la dimension réflexive de la représentation elle-même ? Tel paraît être, in fine, le message de l'uvre, désignant en filigrane l'espace propre du peintre et de la figuration.
Démasquer les faux-semblants, déjouer les simulacres sont autant d'opérations propres à faire surgir, sous l'épaisseur de scènes d'intérieur, des déterminations habiles à élucider, en partie, le désir inconscient de la création. Introduire dans la réflexion ce nouvel enjeu permet de poser en termes différents la problématique de l'objet pictural sans renoncer pour autant à "faire l'expérience d'une uvre d'art ". C'est là assurément le projet auquel nous nous sommes attaché. Ce qui n'exclut pas, toutefois, la nécessité pour l'interprète de réfléchir sur la pertinence de ses hypothèses, les intérêts de ses postulats et les limites de l'analysable. Jusqu'où est-il légitime de manipuler les signifiants ? Plus généralement, jusqu'où peut aller le remaniement que la critique impose au contenu de l'objet analysé ? Sous les feux de l'approche analytique, l'uvre surgit telle une imposture. Se faisant passer pour ce qu'elle n'est pas, cette illusion engage une procédure qui implique non seulement le vide du leurre, mais aussi la séduction qu'elle fait naître. La création s'exhibe là où elle n'est pas. À défaut des choses mêmes, l'uvre ouvre un espace où ne peuvent advenir que des images, des sons et des figures déchirés entre l'appel puissant du désir et les cruelles exigences du refoulement.
Mais si l'objet artistique, fort de sa fonction hallucinatoire, n'est pas là où nous pensions le trouver, où est-il ? Où se joue-t-il ? Cette "autre scène" difficilement réductible ne marque-t-elle pas le caractère d'altérité inhérent à l'art ?
Condamnés enfin à examiner les peintures de Vermeer, pour ainsi dire à leur périphérie, nous conclurons avec G. Lanson : "en peinture, comme en art, on ne peut perdre de vue les uvres, infiniment et indéfiniment réceptives et dont jamais personne ne peut affirmer avoir épuisé le contenu ni fixé la formule ".
Diderot ou la naissance de la critique d'art
"Pour décrire un Salon à mon gré et au vôtre, savez-vous, mon ami, ce qu'il faudrait avoir? Toutes les sortes de goûts, un cur sensible à tous les charmes, une âme susceptible d'une infinité d'enthousiasmes différents, une variété de styles qui répondît à la variété des pinceaux." Denis Diderot, Salon de 1763.
La genèse de la critique d'art est inhérente à la démarche inaugurée par Diderot (1713-1784) au XVIIIe siècle et poursuivie par Baudelaire (1821-1867) un siècle plus tard. Ce dernier infléchira la réflexion en orientant la critique vers une recherche extrêmement novatrice, celle de la modernité, concept inconnu au Siècle des lumières, assurément plus habile à élaborer une "philosophie des Beaux-arts" qu'il distribue en arts mécaniques d'une part, en arts libéraux d'autre part.
Le Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, paru à Amsterdam [sic] en 1780, insiste, tout imprégné qu'il fût de l'esprit des Lumières, sur le Beau, l'imitation, le goût - étant entendu le bon goût - enfin le Sublime. Réduite, pour ne pas dire inexistante, se révèle la place accordée à l'artiste dont il est simplement rappelé que son talent suppose "l'art de saisir le caractère de chaque chose ". C'est dire le peu de cas accordé au statut du peintre ou du sculpteur qui, grâce à Diderot, allaient acquérir droit de cité et honorer de leur présence le Panthéon artistique. Il est vrai que l'anathème jeté sur le peintre ou le poète, considérés tous deux comme de dangereux imitateurs, remonte à l'antiquité. Si le rhapsode émeut les foules en récitant des vers d'Homère, ce n'est pas, rappelle Platon (428-348), en vertu d'un art ou d'un savoir, mais simplement parce qu'il est enthousiaste, réduisant le poète à n'être que le porte-parole du dieu qui daigne s'exprimer à travers un simple mortel.
Approfondir tous les aspects du statut de l'image dans l'antiquité n'aurait pas grand sens dans le cadre de cette communication et serait sans aucun doute fort ennuyeux. En brosser les grandes lignes, en revanche, peut être d'une certaine utilité.
Ce qui nous semble caractériser fondamentalement le platonisme, c'est sa conception de la réalité divisée en deux mondes hiérarchiquement superposés. Le premier - monde des Idées et de l'Intelligible - se distingue nettement du monde sensible et matériel. L'image, fidèle mais dégradée de l'Idée, appartient au domaine du paraître. Il faut différencier, selon Platon, les choses visibles d'une part (les représentations, les êtres vivants, les plantes, les objets fabriqués par l'homme, etc.), les choses intelligibles d'autre part (les mathématiques par exemple). Face à l'apparence, seule une relation intelligible peut expliquer les contradictions de l'univers sensible. Si Platon discrédite l'imitation, il a parfois su et voulu sauver l'image. Le Cratyle se présente comme un témoignage, un aveu, voire une concession : l'éloignement du mot par rapport à la chose, la revalorisation du faux et de l'imitation pour mieux servir le vrai, cette ruse pour une fin justifiée, sont les fondements mêmes sur lesquels repose la problématique du Cratyle. Jusque dans la pensée platonicienne - l'une des plus virulentes à condamner la mimèsis, à vouloir la chasser de la Cité - nous voyons apparaître sinon une contradiction, du moins une certaine reconnaissance de la copie et du faux.
Plotin (205-270) apporte également sa contribution à la mise en place du concept esthétique d'image. L'harmonie, selon lui, est dans l'art. Celle qui réside dans l'artiste, comme dans l'objet travaillé par le sculpteur, n'est qu'une beauté dégradée. Plotin a gardé du modèle platonicien de l'Idée à la fois son immobilité et surtout son unité. La création picturale n'imite pas directement les objets visibles, mais le modèle dont ils sont issus, et c'est pourquoi il existe toujours cette distorsion entre l'art et le sensible. Ainsi, tout en restant dans la lignée platonicienne, Plotin introduit néanmoins un écart entre l'imitation et le monde sensible : si l'art a un statut inférieur - car à jamais distant de la beauté idéale - il participe toutefois de cette beauté et se révèle comme principe fondamental d'une transfiguration de la réalité. Cette fois, le modèle parfait cesse d'être la raison de la condamnation prononcée à l'encontre des productions humaines.
Avec Aristote (384-322), la conception de la mimèsis se trouve bouleversée et n'apparaît plus comme une source de discrédit. L'image atteint dans la pensée aristotélicienne son apogée. L'imitation, qui est naturelle aux hommes, se double d'un plaisir lié aux effets propres du pictural : "ce n'est plus comme imitation que l'uvre pourra plaire, mais à raison de l'exécution, de la couleur ou d'une autre cause de ce genre." Le disciple de Platon parvient également à légitimer le plaisir de l'imitation par le biais de l'horreur et de la mort. Tel est sans doute le sens à donner au passage suivant, extrait de La Poétique : "des êtres dont l'original fait peine à la vue, nous aimons à en contempler l'image exécutée avec la plus grande exactitude; par exemple les formes des animaux les plus vils et des cadavres."
"Contamination" pour Platon, "source de plaisir" esthétique pour Aristote, l'activité mimétique sera objet de "corruption" pour Bossuet (1627-1704) et Rousseau (1712-1778) qui portent un jugement sans appel sur l'un des divertissements les plus répandus au XVIIe comme au XVIIIe siècle : le théâtre. Ce lieu des passions se veut art du masque, voire du mensonge. Le premier, dans les Maximes et Réflexions sur la comédie, le second dans la célèbre Lettre à Monsieur d'Alembert, dénoncent les effets néfastes de la représentation théâtrale, qui corrompt les murs par l'attrait des plaisirs qu'elle procure et s'exerce avec la force d'une loi. Si l'"on ne souffre point de comédie à Genève", écrit d'Alembert dans un article de l'Encyclopédie, c'est justement qu'elle n'est pas étrangère au désir ni sans empire sur les sens.
Mais le lourd passé de l'imitation ne s'interrompt point ici. La "contamination" dont parle Platon trouve également une équivalence dans le célèbre aphorisme de Pascal (1623-1662) : "quelle vanité que la peinture qui attire l'admiration par la ressemblance de choses dont on n'admire point les originaux". Cette pensée ne porte pas exclusivement sur l'imitation en tant que telle, mais sur la conformité visuelle dans le rapport au réel ; l'allusion à la mimèsis n'est qu'implicite et s'articule sur la référence au modèle - les originaux. Pascal ne dit pas qu'il est inconvenant d'imiter un modèle laid, mais bien qu'il est vain que la peinture suggère l'admiration dans de telles conditions. On peut s'étonner que l'auteur des Pensées n'ait pas cherché à rendre compte de cette vanité de la peinture, qu'il se borne à dénoncer. Posée sous cette forme, la question laisse surtout entrevoir un platonisme simplifié. Enfin, si cette sentence "n'est pas une erreur", mais bien "une esthétique", comme le pensait Malraux, elle n'est pas une esthétique de l'essence, comparable à celle de Platon, mais bel et bien du goût.
Nous mettant en demeure d'interroger la puissance de l'image, la création nous fait savoir quelque chose sur la position du sujet moderne, pensant et contemplant le monde. Elle subvertit non seulement notre relation au référent, mais aussi nos jugements esthétiques. Si nous admettons être plus séduits par la représentation d'une chose que par la chose elle-même - là se trouve fondé le véritable pouvoir de l'icône -, force est de constater que tout parti pris artistique est ambigu. Reste à savoir si le sujet, par le biais de la création, parvient à saisir l'être au-delà du paraître, la vérité au-delà du mensonge des apparences. L'art se refuse à connaître la nature de la vérité, comme il déjoue les tentatives toujours vaines pour savoir où est la vérité. À la traditionnelle recherche du vrai, Diderot préférera substituer celle du sens, promise à tous les succès. Mais l'auteur du Paradoxe sur le comédien permet d'aller plus avant dans la réflexion qui mène au seuil infranchissable de la création. Ce qu'il écrit de ce que nous appellerions aujourd'hui le sujet créateur, du rôle de l'imaginaire ou encore du sublime inaugure sans conteste les futures tendances du Romantisme. Critiquant l'enseignement académique, où le maniérisme d'école rivalise avec la morne répétition, Diderot affirme une nette préférence pour les coloristes - instaurant la lutte fratricide qui opposera au XIXe siècle Delacroix (1798-1863) à Ingres (1780-1867), soit la primauté de la couleur sur le dessin - et engage les artistes à aller chercher l'inspiration dans la rue où s'expriment le mieux, selon lui, les passions humaines. Il reconnaît enfin à la nature une source inépuisable d'inspiration et de renouvellement artistique. Si les Essais furent loués par Schiller (1759-1805), qui voit en Diderot le précurseur d'une critique d'art neuve et originale, ils ne tardèrent pas à faire l'objet de sévères remarques de Gthe (1749-1832) qui dénonce son "naturalisme" esthétique confondant, selon lui, nature et art. Pour le poète allemand, les deux entités ne sont pas compatibles et l'art ne vise pas à imiter fidèlement la réalité extrinsèque.
D'autres textes essentiels apportent un éclairage particulier à la critique. Je n'en veux d'autres témoignages que les Salons qui relatent l'exposition biennale du Louvre, déterminante dans la formation du goût. Le Salon est fortement hiérarchisé, non par genres de peintures, mais suivant les titres des peintres eux-mêmes. Il n'existe pas à l'époque des Lumières de dichotomie entre les peintres de l'Académie d'une part et les opposants de l'autre : les meilleurs artistes sont tous de l'Académie. Enfin, la catégorie du peintre maudit est inconcevable au XVIIIe siècle. Les journaux officiels tels que le Mercure de France et L'année littéraire, qui relatent l'exposition, ne mentionnent que les réels succès, ménageant ainsi réputations et susceptibilités. Quant aux papiers indépendants, dont L'Observateur littéraire et le Journal encyclopédique, ils ne tiennent aucunement compte de la caution officielle et exercent leur esprit critique en toute indépendance. Diderot se réclamera toujours de cette liberté souveraine.
Le Salon de 1761 considère très attentivement les problèmes de la composition et de la technique, sans oublier le rôle de l'idée et du moment. Si Vien (1716-1809) mérite assurément d'être loué par Diderot, c'est qu'en sa peinture "la vérité [ ] est de tous les temps et de toutes les couleurs." L'auteur s'interroge également sur le cas d'une peinture qui ne serait pas fondée sur l'imitation de la nature. À propos d'une toile de Deshays, un de ses peintres de prédilection, Diderot déclare : "il y a des passions bien difficiles à rendre. Presque jamais on ne les a vues dans la nature. Où donc en est le modèle ? où le peintre les trouve-t-il ? qu'est-ce qui me détermine, moi, à prononcer qu'il a trouvé la vérité ?" Il prolongera cette réflexion jusque dans l'Encyclopédie, où il se demande comment ont pu faire les "Anciens qui n'avaient pas d'antiques" à copier.
L'importance du Salon de 1763 est due, pour une part non négligeable, au crédit maintenant bien établi de ce type d'exposition qui rassemble les meilleures productions et attire un public éclairé. L'intérêt collectif correspond - et cela ne peut être un hasard - à l'évolution de Diderot maîtrisant la critique au point d'en faire une véritable philosophie de l'art. Examiné en profondeur, ce point de vue apparaît comme le passage d'une attitude d'imitation à une théorie du génie créateur. La critique d'art, sous sa plume, devient approche poétique, genre spécifique autonome.
Le Salon de 1765, quant à lui, marque un tournant décisif. Si le compte rendu intéresse, c'est en ce qu'il introduit une nouvelle tendance de l'histoire de l'esthétique : la théorie de l'imitation se teinte de certaines réserves et admet que si le vrai a toujours partie liée avec la nature, le vraisemblable, lui, s'oriente résolument vers l'art. En faudrait-il une confirmation qu'on la trouverait, oblique mais certaine, dans le conseil que Diderot prodigue aux jeunes artistes : "Éclairez vos objets selon votre soleil, qui n'est pas celui de la nature ; soyez le disciple de l'arc-en-ciel, mais n'en soyez pas l'esclave ". Semblable distinction jette les bases d'une autonomie de la création, relative mais assurée. L'activité artistique devient ainsi la traduction d'une vision particulière et non plus seulement une reproduction aliénée à son modèle. C'est, enfin, reconnaître que si la nature est vraie, l'art peut et doit comporter l'artifice et le mensonge. L'artiste, en ce qui le concerne, se fait témoin affranchi, traducteur indépendant et libre interprète.
Salon de 1767
Plus que jamais convaincu de la force expressive de l'image, notre philosophe, plus assuré aussi dans ses efforts critiques, réitère son intérêt pour la composition des peintures qu'il détaille. C'est à l'observation nouvelle d'une véritable architecture des éléments plastiques que Diderot convie le spectateur. Cette "construction" d'ordre formel invite à un itinéraire : la "ligne" que suit le regard contribue à la force affective de l'icône.
Les Essais sur la peinture, aux idées diffuses, variables, souvent contradictoires, énoncent également des principes essentiels à la critique, qui veut faire de l'expression non pas un détail de l'art, un accessoire de la technique, mais la qualité qui relie l'homme à ses aspirations spirituelles les plus élevées. De ce point de vue, l'antiquité représente pour Diderot un idéal au sein duquel éthique et esthétique deviennent synonymes. La poésie des ruines est fort appréciée par l'auteur qui souligne, dans les commentaires qu'il consacre à Hubert Robert (1733-1808), le rapport esthétique entre le paysage et la nature éphémère de l'existence humaine.
En outre, Diderot attend d'une uvre picturale une stimulation intellectuelle : la "grande idée". Un sujet extrait de la littérature grecque ou romaine répond d'emblée à cette nécessité, dans la mesure où il garantit une excellence esthétique et une confirmation morale. L'uvre se doit aussi d'éveiller les sens et permettre au spectateur d'être affectivement touché. Selon Diderot, le mouvement et le détail extraordinaire et expressif font tout le piquant d'une toile et attirent l'attention. La question de la vraisemblance - le réalisme dirions-nous aujourd'hui - reste toujours un argument de poids dans la critique de Diderot. Boucher (1703-1770) le sut très vite à ses dépens, qui fut la cible privilégiée d'un Diderot railleur, au jugement redouté. Enclin à tremper sa plume dans une encre moqueuse, il ne cessera d'épuiser sur le peintre une verve mordante. Ses appréciations portent principalement sur la couleur, la variété, la proximité d'objets ou de sujets incongrus, les allégories, l'accumulation, le manque de naturel des personnages, etc. La vraisemblance, cette qualité qui rend possible le mensonge de l'art, dépend du choix que fait l'artiste dans la conception de son uvre. L'expression, quant à elle, dépend essentiellement de l'inspiration. Le philosophe exige enfin que conception et expression soient mises au service du vraisemblable.
Libérée de tout dogmatisme, la critique de Diderot, qui n'est pas sans contradictions, se veut l'égale de l'esthétique qu'elle a prise pour objet d'étude. Elle bascule souvent dans de nombreuses digressions, comme d'ailleurs ses romans ; parfois cette totale liberté d'expression se discipline, Diderot se voyant contraint, par le genre lui-même, à maintenir un point de contact avec le tableau qu'il commente. L'auteur de Jacques le Fataliste déborde aussi très souvent des limites strictes qu'il s'était imposé, recréant les uvres non pas telles qu'il les voit, mais telles qu'il les imagine. Exagération et surcharge ont dès lors pour dessein de pallier la "grande idée" prétendument absente. C'est dire que l'expression propre des Salons n'est pas chose fixe et se modifie suivant l'évolution des idées et de l'inspiration de plus en plus romanesque de son auteur.
Certes, Denis Diderot ne fut pas le seul critique d'art de son temps. D'autres s'intéressèrent aux questions relatives à l'esthétique, mot lancé par Baumgarten en 1750. De nombreux ouvrages s'inspirant de Platon et d'Aristote virent le jour avec plus ou moins de bonheur. La doctrine la plus répandue en France était celle de l'imitation de la "belle nature", formulée par l'abbé Batteux. L'identification du Bon, du Vrai et du Beau constituait l'acception courante dans le domaine des Beaux-arts. À cet égard, de nombreuses théories rattachent le Beau à l'utile. Diderot n'échappera pas à cette conception du Beau relatif à ce qui est utile à la société. Sa doctrine n'est d'ailleurs pas conséquente, qui fait coexister en une même spéculation un Beau absolu - objectif - et un Beau subjectif relevant du goût, donc du sujet. S'il existe au XVIIIe siècle des théories artistiques, il n'y a pas à proprement parler de systèmes esthétiques. Arts poétiques, encyclopédies des Beaux-arts, grammaires des styles, traités du Beau, essais sur la sculpture et l'architecture, dictionnaires des artistes et des ouvriers d'art, ouvrages techniques de peinture et de gravure se multiplient, mais ne constituent pas, stricto sensu, des systèmes et font rarement valoir l'émergence d'une pensée et d'un esprit critiques. Or la création d'un ensemble organisé et cohérent repose dorénavant sur des questions qui deviennent fondamentales : qu'y a-t-il de commun entre les uvres, quel est le dessein de l'art, sa finalité ? Quel statut donner à la perception harmonieuse et nécessaire entre les parties d'un tout ? Qu'imiter ? Les Maîtres uniquement ? L'imitation de la nature garantit-elle la "belle peinture" ? Quand l'image fait-elle oublier qu'elle est une toile (confondant dès lors l'objet représenté et la représentation même) ? La crédibilité de l'icône ne passe-t-elle pas par la vraisemblance ? Qu'est-ce que la vérité en art ? La peinture ne doit-elle pas célébrer la vertu et combattre le vice ? Etc.
Les systèmes esthétiques n'apparaissent donc qu'au XVIIIe siècle. Diderot en est l'un des principaux initiateurs qui, dans le même temps, pose comme essentiels la relativité du goût et ses avatars. Ainsi, son génie a été de donner une orientation et une force nouvelle à des recherches fondamentales mais éparses, de revigorer ce qui n'était à l'époque qu'interprétations conventionnelles, le plus souvent sans grande consistance. Il restera de lui enfin une assertion qui peint à merveille les formidables possibilités et les redoutables difficultés inhérentes à sa démarche :
"Je puis m'être trompé dans mes jugements, soit par défaut de connaissance, soit par défaut de goût ; mais je proteste que je ne connais aucun des artistes dont j'ai parlé, autrement que par leurs ouvrages, et qu'il n'y a pas un mot dans ces feuilles que la haine ou la flatterie ait dicté. J'ai senti, et j'ai dit comme je sentais. La seule partialité dont je ne me sois pas garanti, parce que franchement je ne sais pas comment on s'en garantirait, c'est celle qu'on a tout naturellement pour certains sujets, ou pour certains faire." (Salon de 1763)