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Panayotis Papadimitropoulos

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Panayotis Papadimitropoulos

Descriptif auteur


Structure professionnelle : ppapadim@cc.uoi.gr

Titre(s), Diplôme(s) : Doctorat en esthétique et sciences de l'art

Fonction(s) actuelle(s) : Photographe plasticien, Ingenieur

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Journal parisien
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LES ARTICLES DE L'AUTEUR

Poïétiques du métissage, art(iste)s pluri/inter/multi/poly/disciplinaires.

Panayotis Papadimitropoulos, Docteur en Esthétique, sciences et Technologies des arts. Maître de conférences en photographie au département des Beaux-arts de l'Université d'Ioannina en Grèce.

Poïétiques du métissage, art(iste)s pluri/inter/multi/poly/disciplinaires.

Un honnête homme, c'est un homme mêlé.
Michel de Montaigne

Lorsqu'il m'a été proposé d'écrire un article sur les "arts hybrides" je me suis demandé, étant artiste moi-même, si je pouvais écrire quelques lignes sur le sujet en évacuant de mon champ d'investigation l'élément fondamental de la question, à savoir l'artiste, celui qui est à l'origine de l'œuvre hybride et par conséquent le rapport essentiel qui existe en amont, bien avant que l'œuvre soit finie, entre l'artiste et sa production "en train de se faire".
Aussi, me suis-je rendu compte combien il était difficile de se mettre à la place de celui qui met en œuvre des œuvres hybrides, de comprendre la nécessité intérieure qui le pousse à combiner, assembler, mélanger différents médiums comme la photographie, la peinture, la vidéo, l'écriture pour aboutir à un résultat souvent contesté et plus ou moins improbable, car il est, me semble-t-il, plus difficile de pouvoir maîtriser plusieurs médiums qu'un seul. Ainsi nous posons comme condition sine qua non de l'hybridation la nécessité pour l'artiste d'avoir la maîtrise technique des médiums qu'il mélange ; car il me paraît clair que l'on ne peut pas dessiner ou peindre, par exemple, sur une photographie si on n'a pas déjà pratiqué le dessin ou la peinture dans le passé.
Malgré la difficulté, je me mettrai donc à la place de l'artiste, à la place de celui que Barthes appelle Operator, et en tant que tel je m'intéresserai, d'une part à ce que les critiques et théoriciens pensent sur le sujet et, d'autre part, à ce que disent les artistes. En tant qu'Operator moi-même j'aborderai la question de l'hybridation en m'intéressant davantage aux questions suivantes :
Pourquoi certains artistes pratiquent-ils les hybridations entres les arts en défiant ainsi les règles (d'or) de l'art classique de la pureté du médium, du beau et de l'harmonie ? Que cherchent-ils à atteindre ? S'agit-il d'un simple désir de décloisonnement des catégories artistiques ou bien d'un geste beaucoup plus essentiel? Que peut-il se cacher derrière cette volonté de décloisonnement ? Est-il nécessaire de maîtriser différents arts pour pouvoir les mélanger dans la suite? Faut-il distinguer métissage et multidisciplinarité ? Quelles sont les difficultés que posent au Spectator les poïétiques du mélange ? Peut-on enfin supposer que les œuvres hybrides, lorsqu'elles sont sincères et ne sont pas le produit d'une mode, reflètent, comme la citation mise en exergue, l'honnêteté et le désir de vérité, souvent chaotiques, de leurs créateurs ?
La plupart des commentateurs et des critiques font des inventaires des pratiques inter/trans/pluri/multi disciplinaires avec toutes les nuances possibles à déceler entre les diverses dénominations et catégories, mais ils évitent, me semble-t-il, de répondre à la question essentielle : Quelles significations peut-on tirer pour les sciences humaines de ces pratiques ? Qu'apportent-elles de nouveau à la question de l'artiste-en-tant-qu'homme ? Comment nous aident-ils à comprendre les mutations auxquelles est confronté l'homme en ces débuts du XXIe siècle ?
Avant d'entrer dans la question du point de vue de l'artiste "hybridateur" nous allons, afin de mieux cerner les enjeux principaux de notre objet d'étude, nous intéresser à ce que signifient les termes "hybride", "hybridation" faisant abstraction de ce qui n'est pas en rapport direct avec les arts de l'image ; car on ne peut ignorer que l'hybridation renvoie à d'autres registres tels que la chimie, la physique, l'anthropologie, la génétique etc. Par ailleurs, le survol rapide de ces différentes épistémès permet de nous rendre compte que l'hybridation fait partie intégrante des processus et comportements naturels, qu'elle relève de l'authentiquement vivant et que la vie est en soi générée par la dynamique du métissage et de l'enfantement par hybridation.
Le Robert nous informe que l'hybridation en biologie est le "croisement naturel ou artificiel entre deux variétés, deux races d'une même espèce (métissage) ou entre deux espèces et que l'hybride serait "ce qui provient du croisement de variétés, de races, d'espèces différentes. En linguistique un mot hybride "est formé d'éléments empruntés à des langues étrangères". En langage courant, l'hybride est "un composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis", ce qui veut dire qu'hybride signifie bâtard en termes populaires, ce qui provient du mélange impur entre des choses qui d'habitude ne se mélangent pas.
On perçoit alors, surtout dans la dernière acception du terme, un sens péjoratif s'attribuer au terme hybride, et lorsqu'on cherche sa cause réelle nous apprenons qu'il tire son origine du mot grec hubris qui signifie l'excès, ce qui dépasse la mesure, le mouvement fautif de ce qui dépasse la limite, de ce qui est convenable. Or il est bon de constater que les artistes majeurs du XXe siècle n'ont fait que multiplier les hubris envers l'art officiel de leur temps en pratiquant toutes formes de transgressions.
Si le métissage, la fusion et l'accouplement sont des processus naturels il est bon de constater qu'en esthétique cela a posé et pose encore jusqu'à aujourd'hui des problèmes. Aussi on se rend compte que ce n'est pas le mélange en soi qui est proscrit en esthétique, mais certaines formes du mélange. A priori il y aurait des bons mélanges et des mauvais. Le mélanges des pigments colorés dans la palette du peintre par exemple n'a jamais posé de problème; bien au contraire c'est ce qui fait la spécificité et la richesse de la peinture. Cependant lorsque les artistes, cherchant à avancer dans leur art, ont voulu sortir du système clos de la peinture, et lorsqu'ils ont commencé à chercher de nouveaux modes "représentationnels" combinant peinture, objets réels, matériaux de rebut, sculpture, vidéo, représentation mimétique et présentation, cela a été plutôt mal accueilli par les critiques.
Alors que l'hybridation est en soi un processus naturel, dans l'esthétique lorsque la "culture", avec ses règles et ses conventions, intervient, des barrières s'élèvent pour dire ce qu'il faut et ce qu'il ne faut pas faire.
Mais pourquoi avons-nous tant de mal à accepter le métissage dans l'art alors qu'il se pratique de manière courante dans la Nature ?
"La compréhension du métissage, écrit Gruzinski, se heurte à des habitudes intellectuelles qui portent à préférer les ensembles monolithiques aux espaces intermédiaires. Il est plus facile en effet d'identifier des blocs solides que des interstices sans nom. On préfère considérer que tout ce qui paraît ambigu ne l'est qu'en apparence et que l'ambiguïté n'existe pas. Les approches dualistes et manichéennes séduisent par leur simplicité, et quand elles se drapent dans la rhétorique de l'altérité, elles confortent les consciences tout en satisfaisant notre soif de pureté, d'innocence et d'archaïsme."
Il semble alors que, pour des raisons "pratiques" et afin de mieux pénétrer les lois qui régissent la nature, on ait pris l'habitude d'isoler des grands ensembles afin de mieux pouvoir les étudier. Cette méthode (convergente), qui consiste à concentrer son attention toujours sur le même point, de plus en plus au fond de la mêmeté du Même, a permis à l'homme d'avancer dans la connaissance aussi bien dans les sciences que dans les arts. Il a ainsi rendu possible la représentation quasi parfaite du réel, la perspective, la photographie argentique puis numérique, le cinéma, la vidéo etc. L'homme a ainsi pu avancer dans la connaissance en isolants des "ensembles monolithiques", creusant au fond de la particularité du Même, mais il a, me semble-t-il, oublié ou négligé d'interroger le sens global de la vie, ce qui est bien pour l'humanité entière et non pas pour certains groupes humains privilégiés.
Peut-on alors supposer que le désir du métissage refléterait la volonté de l'artiste de sortir de l'attitude particulariste et de ses limites? Les limites auxquelles se heurte l'artiste sont-elles des limites propres au médium ou bien liées à la condition de l'homme mortel ? Les deux options, me semble-t-il, sont valides. Il y aurait d'un côté les limites du médium, puis, de l'autre, les limites humaines ; et il faudrait en effet plusieurs vies à un homme pour pouvoir entrer dans la maîtrise technique qu'exigent des médiums comme la peinture, la sculpture, la photographie ou le cinéma.
Gilles Mora, commissaire de l'exposition Résonances, Croisements, Disparitions qui a eu lieu à Arles en 2000 décrit la complexité, les origines et les conséquences de ce décloisonnement observé et en nette accélération dans l'art actuel. "Nous avons, écrit-il, dans le domaine de l'art, un problème avec la pureté ; ce terme rappelle trop de mauvais souvenirs, favorise désormais l'opprobre. Longtemps, nous avons vécu sur l'idée un peu sotte que le mélange était une mauvaise chose, tout en ne cessant de l'utiliser. Comme si étant peintre, écrivain, architecte, photographe ou musicien, il ne fallait être que cela, sous peine d'incompétence ou d'orgueil. L'affaire ne relève pas seulement, en art comme dans les techniques, d'un banal problème de spécialisation. Il s'agit d'autre chose qui, débordant la simple modestie d'appartenance à un champ particulier de compétences, toucherait à la faute morale, aux convenances ; on ne (se) mêle pas (de) plusieurs choses à la fois."
Après son excellente analyse de l'œuvre métissée, Mora se réfère à quelques photographes représentatifs de ses propos, lesquels combinent des expressions esthétiques multiples. Il cite les cas des Suisses Herbert Matter et Jakob Tuggener, qui sont aussi bien photographes que graphistes, peintres ou maquettistes, touchant concurremment à tous ces registres.
Que signifie ce décloisonnement et ce métissage des poïétiques que constate Mora ? Cette volonté de voir la même personne exercer les activités les plus diversifiées ? Peut-on y voir le refus, de la part de ces artistes, d'avoir une seule identité facilement repérable par autrui ?
Ce qui transparaît à la lecture de ce commentaire, c'est que les pratiques métissées ne (se) posent plus la question de la spécificité du médium, précepte développé par Lessing et repris ensuite par Greenberg. Ce n'est plus le mythe du purisme et de l'autonomie du médium qui est en jeu actuellement. Les métissages artistiques ne sont pas des pratiques "médiumnologiques " cherchant à définir la particularité ou l'essence de chaque médium. Ce n'est pas le fond de la mêmeté, la figure inépuisable du Même qu'interrogent ces pratiques, et par conséquent les artistes pluridisciplinaires, mais plutôt la figure nouvelle résultant de la fusion du même et de l'autre, la dynamique de cette fusion en tant que forme d'enfantement transposée en art.

Pourquoi l'artiste pratique-t-il l'hybridation et la multidisciplinarité ?

J'ai appris que l'artiste a le droit de mélanger les techniques et qu'il peut faire ce qu'il veut, à condition qu'il soit maître de ses moyens et qu'il ait quelque chose à dire.
Moholy-Nagy

Après avoir étudié la question des arts hybrides en nous appuyant sur la parole des théoriciens nous examinerons ensuite, en contrepoint, le point de vue de l'Operator en écoutant ce que disent Robert Mapplethorpe, Charles Matton et Alain Fleicher.
Mapplethorpe déclare: "Il n'est plus vraiment possible de différencier les arts. Jadis, vous étiez sculpteur ou peintre ou photographe. Vous faisiez une seule et unique chose. Aujourd'hui, vous pouvez mélanger les médiums, travailler avec deux médiums à la fois ou trois. Vous pouvez être peintre, sculpteur et photographe, le tout à la fois. C'est ce que j'essaie de faire. Je suis certain que c'est ce qui s'impose. Je pense qu'un artiste contemporain doit travailler avec ces trois médiums. Il n'est plus possible de les séparer et, d'une manière ou d'une autre, il faut les allier jusqu'à obtenir du jamais vu. J'utilise la peinture, la photographie et la sculpture, les trois en même temps, en m'efforçant de parvenir à un résultat que je n'ai jamais vu auparavant. J'ai vu une quantité incroyable d'œuvres d'art, suffisamment je pense pour pouvoir dire que je connais l'art... Si je réussis, si ce que je fais me surprend, ce sera également nouveau aux yeux des autres."
Dans la parole de Mapplethorpe on reconnaît qu'il y a effectivement un changement dans l'état d'esprit des artistes. Si jadis l'artiste pratiquait un seul art, désormais il n'est plus possible de fonctionner selon l'ancienne manière. La complexité de la vie actuelle, les rapports ambigus entre art et marché de l'art, entre éthique et esthétique, l'impératif de la modernité ("il faut être moderne" proclamait Rimbaud), exigent le mélange de médiums, la profusion, la dissolution du Sujet dans tous les sens possibles du terme, le brouillage des pistes, la pluridisciplinarité.
Les artistes contemporains sont obligés, selon Mapplethorpe, de pratiquer différents moyens d'expression (peinture, photographie, écriture, vidéo), avec toutes les difficultés que cela représente car s'il est déjà très difficile de maîtriser un seul médium, il est d'autant plus difficile de maîtriser plusieurs pour pouvoir dans la suite les mélanger quand cela est possible. Ainsi transparaît qu'en fait l'hybridation est liée à la question de la multidisciplinarite et à la nécessité incontournable de notre époque de pratiquer différents médiums.
Un autre artiste, Charles Matton, apporte un éclairage nouveau sur cette question. Il déclare dans un entretien : "Je me considère avant tout comme un peintre. Mais depuis toujours j'éprouve le besoin de faire aussi de la sculpture, de la photographie, du cinéma. C'est que chaque art a son propre rayon d'action. […] Il se trouve qu'à tort ou à raison, je pense avoir en moi des facettes qui correspondent à chacun de ces arts, c'est sans doute pourquoi je n'ai jamais pu ni voulu choisir. […] La peinture est l'art que je pratique avec le plus de gravité, mais cela ne veut pas dire que je place la peinture au-dessus des autres arts. Cette notion d'infériorité-supériorité est d'ailleurs assez absurde dans la relativité du présent. […] Je prends un exemple : à première vue, Edward Hopper, peintre, peut sembler supérieur à Norman Rockwell, illustrateur, et il l'est sans doute en fin de compte, mais Rockwel dit des choses qu'il est seul à pouvoir exprimer, et qui sont pour moi d'une grande importance ; autrement dit, même si Hopper est plus grand, il ne contient pas Rockwel pour autant. Toute la question est là : qui peut le plus ne peut forcément le moins. Or ce moins compte beaucoup pour moi. Une chanson peut dire des choses qu'une symphonie ne peut pas exprimer. Proust à écrit sur ce sujet un très bon texte où il dit qu'un art dit "mineur" possède parfois un pouvoir d'émotion, une gravité toute simple qu'un art "sérieux" n'est pas en mesure d'exprimer."
Ce que dit Matton témoigne d'une nécessité de nette révision des frontières entre arts majeures et arts mineurs et du contenu spirituel pouvant être véhiculé par chaque médium. On ne saurait dire si "le plus" dont parle Matton concerne les œuvres hybrides ; si elles visent un résultat esthétique maximal. Ce que nous retenons de ses paroles, c'est que le "je" Matton possède en effet des nombreuses facettes impossibles à exprimer dans un seul art ; il y a, paraît-il, certaines choses que l'artiste peut faire avec un art qu'il ne peut pas faire avec un autre, d'où probablement la nécessité du mélange des médiums. Aussi y aurait-t-il plusieurs "Matton", plusieurs personnages contenus dans le corps "Matton", que l'artiste cherche à exprimer en pratiquant tantôt la peinture, tantôt la sculpture, tantôt le cinéma.
Cette possibilité de navigation d'un médium à un autre bénéficie aussi bien à l'art, cloisonné qu'il est dans son attitude convergente, qu'à l'artiste qui, s'ouvrant à l'altérité de nouveaux médiums redécouvre à chaque fois avec un regard renouvelé son propre médium, le médium qu'il a pratiqué en premier.
Matton, en faisant du cinéma, "poétise" et met en œuvre ses pensées concernant la sculpture ou la peinture d'une manière inédite que seul le cinéma peut exprimer. Lorsque, par exemple, il réalise le film Rembrandt sur la vie du peintre, il évoque des questions picturales impossibles à mettre en œuvre dans un tableau. "Avant Rembrandt, écrit Matton, le spectateur regardait l'illusion que fabriquait la peinture. Avec Rembrandt on regarde la peinture fabriquer l'illusion." Ce que nous rappelle Matton dans le film, c'est que Rembrandt pratiquait une peinture davantage picturale, c'est-à-dire une peinture qui prenait en compte, en plus du sujet peint, la pâte et le geste picturaux dans une volonté de faire entrer dans la mimesis, la vérité du processus pictural (question médiumnologique) et aussi la vérité du sujet peignant (question ontologique).
Rembrandt, outre le fait qu'il est un hommage au génie du peintre, est aussi une métaphore sur les risques qu'encourt l'artiste lorsqu'il suit sa propre voie sans se soucier des convenances sociales. Matton écrit concernant ses intentions de réalisateur : "Ses contemporains qui, d'emblée, l'ont placé au tout premier rang, virent bientôt d'un œil critique ce génie révolutionnaire, indifférent à tout jugement, s'épanouir et suivre sa voie, dérangeant le confort de leurs vieilles habitudes." La figure de Socrate plane au-dessus de nos têtes tout au long du film, lequel se transforme, au fur et à mesure que l'histoire se développe, en une métaphore visuelle du sort qui attend l'artiste, le philosophe et tout individu qui refuserait de conformer sa propre vérité aux normes, lois et habitudes culturelles du groupe social auquel il appartient.
La question qui mérite d'être posée à la suite du film de Matton se rapporte aux limites, interdits et difficultés qui pèsent actuellement sur les artistes. Même s'il est vrai que l'hybridation a perdu sa connotation péjorative d'antan et qu'elle est presque devenue un nouveau genre et une "tradition", le problème de "vieilles habitudes", réactualisé par le film de Matton garde sa pleine pertinence. Que se passe-t-il dans l'art actuel ? Qu'en est-il de ce "on ne (se) mêle pas (de) plusieurs choses à la fois" ? Qu'en est-il des convenances, règles, interdits culturels en ce début du XXIe siècle? Quels sont les obstacles auxquels se heurte l'artiste et la critique contemporaines ? Qu'en est-il de rapports entre les institutions, le marché de l'art, la survie de l'artiste dans le contexte actuel de l'art ?
La véritable question qui revient avec insistance dans l'art actuel n'est pas tant le métissage des médiums que le problème de l'identité visuelle de l'artiste et la difficulté, pour l'esthétique, de déterminer la place qu'occupe le Moi dans la création, d'analyser et clarifier ce qui se joue pendant la gestation de l'œuvre, entre l'œuvre et l'homme, entre ce que l'artiste met en œuvre et ce qu'il est, entre enfin l'œuvre telle qu'elle est perçue par le Spectator et la vérité de l'Operator.
Les poïétiques inter/pluri/disciplinaires ont eu comme incidence la dissolution ou bien l'éclatement de l'identité visuelle communément admise de l'artiste. La notion de style, qui jadis était un critère d'art, est devenue quasi obsolète. Le "je" de l'artiste se trouve de plus en plus élargi, éclaté ou dilué dans les "je peins", "j' écris", "je photographie", "je filme", "je mélange les médiums". Il revêt de nouvelles missions, errances, recherches en faveur de l'image qui visent avant tout, selon notre hypothèse, le dévoilement et l'avènement d'un homme nouveau, qui s'incarnerait dans la figure de l'artiste pluridisciplinaire. La quête de l'art, telle que nous la percevons dans les formes produites et les écrits des artistes pluridisciplinaires, constitue, me semble-t-il, une métaphore de l'errance de l'homme; nous la percevons avant tout comme telle, et elle signifie que, peut-être très imperceptiblement, nous sommes entrés dans une nouvelle ère où le centre principal n'est pas l'art, ni les diverses manières de le pratiquer, mais l'humanité de l'Homme interrogée par l'art.
Un artiste multidisciplinaire, un "poly-artiste", selon le terme employé par Dick Higgins, est plus difficile à classer dans les catégories déjà existantes de l'art. Il est impossible pour le critique de percevoir les liens de parenté qui existent entre la production cinématographique, picturale, photographique et sculpturale d'un artiste comme Matton.
Alain Fleischer, qui est aussi photographe, cinéaste, romancier et plasticien, apporte son témoignage sur cette question et explique ce que représente pour lui la posture pluridisciplinaire : "Pourquoi devoir s'incliner devant ce qu'une pratique professionnelle peut avoir d'étouffant, de contraignant, de stérilisant, pourquoi accepter que l'on vous colle une étiquette sur le dos une fois pour toutes, mieux vaut n'être jamais là où l'on vous attend, la fuite n'est-elle pas une forme de liberté ? Changer de registre, dit-il, c'est une façon de fausser compagnie, de prendre une autre identité. L'identité, quelle prison ! Comment rester dans un seul rôle quand l'être peut s'incarner dans tant d'identités ?"
Fleischer nous rappelle qu'il y a en effet un décalage, un fossé, une incompréhension, quasi-totale, entre la vérité de l'artiste, le Dedans, et les exigences ou habitudes culturelles du système de l'art, le Dehors. Certains artistes, de véritables utopistes, aspirent à une liberté esthétique maximale et refusent de se cantonner dans des rôles préétablis. Ils pratiquent toutes sortes d'hybridations ou passent d'un médium à l'autre sans se soucier de questions stylistiques. Tiraillés entre une aisthésis infinie qui les pousse constamment à sortir d'eux-mêmes et à conquérir de nouveaux territoires et la conscience de leurs limites humaines ils ne cessent d'exiger l'impossible pour leur art, à savoir un maximum de vérité, un maximum de beauté, un maximum de spiritualité.
Ce que les arts hybrides interrogent par le biais de la fusion ou de la co-disciplinarité, ce n'est pas l'être de l'art, mais l'Être tout court avec un grand E. Ce sont des pratiques éco-égologiques reflétant l'inquiétude de l'être, symptômes et miroirs d'une société (de démesure ?) en nette accélération vers le "toujours plus", à la recherche de nouveaux repères pouvant exprimer la diastole permanente du monde et de l'Homme à venir.

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