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LES CONTRIBUTIONS DE L’AUTEUR
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
Le coup du canon en deuxième position : une découverte ?
Patrick Calais, auteur de "Bach en concert - essai sur les Variations Goldberg", répond à des questions qui lui ont été posées... ou pas.
QUESTION - Dans votre livre vous avancez que, dans les "Variations Goldberg", les variations en canons sont placées en 2ème position au sein de groupes successifs de trois variations et non en 3ème position comme cela a toujours été affirmé depuis l'origine. Peut-on dire qu'il s'agit là d'une découverte, d'une hypothèse, d'une lecture personnelle ou de la résolution d'une énigme ?
P. C. - Il y a un peu de tout cela, selon le point de vue auquel on se place. Découverte, c'est le sentiment que j'ai eu sur le moment, lorsque par une sorte de tâtonnement expérimental j'ai fait l'exercice de déplacement des canons par rapport à leur emplacement attribué. Je me disais : voyons ce que ça donne si on prend cette hypothèse, à savoir considérer qu'il y a 9 vraies triades (groupes de 3 variations) qui sont 2-3-4, 5-6-7, etc., et non 10 qui seraient 1-2-3, 2-3-4, etc. Et, très vite, j'ai observé que ça répondait à la plupart des questions qu'on a pu se poser.
Donc, si, comme dit le dictionnaire (Petit Robert), une découverte est "l'action de faire connaître un objet, un phénomène caché ou ignoré (mais préexistant)", alors, oui, c'est une découverte. A la condition naturellement, si on se place d'un point de vue scientifique - musicologique en la circonstance - que la démonstration de l'hypothèse soit rigoureusement étayée, d'un côté, et soit acceptée par la communauté concernée, de l'autre. Il faudra voir ce qu'il en est de ce dernier point ; l'hypothèse de la rotondité de la terre a mis du temps à s'imposer Pour ma part et dans l'immédiat, je dirais qu'au moins une présomption est apportée en faveur d'une mise en cause de la vue traditionnelle.
QUESTION - Une découverte, pour être notable, fait supposer que ses conséquences sont importantes. Est-ce le cas ici ?
P. C. - Il y a plusieurs conséquences. Pour n'en citer que deux, disons que la première est de rééquilibrer ce qu'on pourrait appeler le moteur de ces variations, un moteur à trois cylindres en quelque sorte. Il était déséquilibré du fait de notre perception ; désormais il tourne rond. Ou pour prendre une autre comparaison, on pourrait dire que c'est un peu comme si on remettait en bonne place les vertèbres d'une colonne vertébrale qui auraient été déplacées. La deuxième conséquence est que cette nouvelle clé ouvre une autre perspective sur l'uvre entière, sur la compréhension qu'on en a et sur la manière de la jouer globalement. C'est l'objet du livre d'exposer ces conséquences. Mais il y en a sans doute que je n'ai pas vues. Ce qui change finalement c'est notre vision de sa forme générale et de sa nature.
QUESTION - Y avait-t-il jusque là une énigme ou même un "secret des Variations Goldberg" ?
P. C. - Oui et non. Cette uvre, comme d'autres de Bach, a donné lieu à une foule d'hypothèses ou lectures interprétatives, notamment à partir de considérations numérologiques, parfois hasardeuses. Mais sur la partition elle-même il n'y avait pas d'énigme à proprement parler ; encore moins de secret. C'est une partition parfaitement connue depuis sa première édition par le compositeur lui-même. Je dirais qu'il y a, à ce niveau, des incertitudes plutôt que des énigmes.
QUESTION - Mais vous vous posiez cependant des questions ?
P. C. - Oui, mais pas directement sur ce point. Rétrospectivement, je pense que trois raisons ont convergé pour que je m'interroge. L'une est que j'ai plusieurs fois entendu des interprètes jouer les Variations Goldberg à la façon d'une course à pied, ou du passage d'un TGV : pas une respiration, pas une pause de la première à la dernière variation. Parfois, c'est réellement insoutenable. Une autre raison est que lorsque j'ai voulu travailler cette uvre, et comme beaucoup de musiciens professionnels ou amateurs, je suppose, je me suis interrogé sur sa structure. Parce que, même si la partition se présente, au delà de l'Aria génératrice, comme une série de 30 pièces de format et de fonction à peu près égales à première vue, on ne peut pas ne pas se demander comment elle est architecturée. En ressortant ma partition une quinzaine d'années après l'avoir jouée, j'y ai retrouvé des figures par lesquelles j'avais tenté de trouver une réponse satisfaisante à cette question, sans réussir vraiment. Et puis enfin, j'étais perplexe devant des enchaînements d'une variation à l'autre dans le cadre qu'on pensait alors formé par les canons à intervalle croissant en 3ème position. En réalité, c'est donc plutôt incidemment que je me suis interrogé sur cette question de position et quand j'ai fait cet essai de "transposition" c'est peut-être plus par intuition que par démarche logique.
QUESTION - Ainsi, s'il y a découverte, c'est, pour une part au moins, une découverte fortuite ?
P. C. - En effet, je me suis senti un peu comme un paysan qui tombe sur un trésor en labourant son champ. Mais ce premier résultat, s'il apportait des réponses, suscitait de nouvelles questions. Un éclairage différent montrait les Goldberg comme une suite de suites, mais que faire alors des variations qui n'entraient pas dans le schéma ; à quoi servent-elles ?
QUESTION - Quelle issue avez-vous trouvée pour sortir de la difficulté ?
P. C. - En fait, c'est à ce moment que j'ai vraiment commencé à chercher. D'abord en explorant quelle pouvait être la suite logique de la première étape, ce qui a permis de détecter la structure en deux parties ayant chacune son ouverture et sa conclusion. Il restait le cas des variations 15 et 30 qui se trouvaient manifestement affectées chacune d'une position et d'une fonction singulières. Arrivé à ce stade il restait à valider et finalement comprendre le "schéma de synthèse" mis au point. J'ai alors relu toute la documentation que j'avais accumulée au long des années, j'ai étudié les livrets de quelques dizaines d'enregistrements et les sites qui abordaient le sujet et tous les livres cités dans mon livre. J'ai pu lire les essais de musicologues anglais, notamment le livre de Peter Williams sur les Goldberg. Au total, j'ai relevé les points critiques sur lesquels musicologues et interprètes se rencontraient. Un exemple : Williams fait le constat que "les séquences d'ouverture et de fin de la structure des Goldberg ne sont pas clairement organisées." Le "schéma de synthèse" propose maintenant une réponse claire pour lever cette obscurité.
QUESTION - Est-ce qu'alors l'hypothèse était validée ?
P. C. - Disons qu'elle devenait plausible. C'est pourquoi j'ai voulu la fonder plus sûrement en rapprochant cette uvre des autres uvres pour clavier en forme de suites ou recueils de suites de Bach. Et là, le constat est saisissant : les Variations Goldberg sont bien le parachèvement de la conception qu'avait Bach de ce genre majeur du baroque, mais un parachèvement qui est aussi métamorphose et ouverture vers l'avenir par ce qu'on pourrait appeler une uvre-concert.
QUESTION - D'une manière directe ou indirecte, y a-t-il des précédents à cette découverte ?
P. C. - A ma connaissance, non. S'il y en avait eu, des musicologues comme Cantagrel ou Williams l'auraient signalé. Par contre, je venais de diffuser à un petit nombre de musiciens un premier état de la réflexion sous forme d'opuscule lorsqu'a paru un volume Virgile dans la Bibliothèque de la Pléiade. On peut y lire, à propos des Bucoliques, les étonnantes correspondances qu'on trouve entre les poèmes I et IX, II et VIII, etc ; correspondances découvertes en 1944 et donc "restées dans l'ombre pendant 2000 ans". Il y a là quelque chose qui mériterait d'être creusé chez Bach comme cela a été fait chez Virgile. Chez celui-là
comme chez celui-ci des composantes de l'uvre forment des paires. Dans les Goldberg, on trouve en effet 4 paires de canons à intervalle croissant, avec les numéros 3-27, 6-24, 9-21, 12-18. La question est de savoir quelles sont, peut-être, au delà des observations sur les nombres, les correspondances à l'intérieur d'une même paire. Cela ne veut pas dire influence de Virgile sur Bach - on ne sait pas si Bach a lu Virgile - mais fait s'interroger sur la signification de ce dispositif chez des créateurs pouvant avoir des éléments de culture commune, esthétiques ou rhétoriques, par exemple, notamment à travers la tradition pytha-goricienne.
QUESTION - Il est néanmoins légitime de se demander pourquoi Bach n'a-t-il rien indiqué qui mette sur la piste ? Après tout c'est bien lui qui a numéroté les variations de 1 à 30, et depuis 1741 il faut bien constater qu'une variation en canon "tombe" à chaque 3ème variation ?
P. C. - C'est la première question qu'on se pose, évidemment. La première réponse, je pense, est que Bach ne donne jamais d'explication. Prenez n'importe laquelle de ses fugues : il n'indique pas qu'ici commence la réponse au sujet ou que là apparaît un contre-sujet, cela va de soi. Mais pour l'Art de la fugue il ne dit même pas s'il faut jouer cette composition, ni sur quel instrument, ni dans quel ordre obligé. Bach ne dit rien parce que, pour lui, tout est dans la musique et qu'un bon musicien doit savoir la comprendre sans qu'on lui mette les points sur les i. Ne dit-il pas à Frédéric II : "cherchez et vous trouverez" ? Pour ce que nous appelons les Variations Goldberg, il a tout de même pris soin de mettre un titre : Aria avec diverses variations pour clavecin à deux claviers. C'est à la fois précis et d'une remarquable sobriété, mais il n'en dit pas plus, ou à peine comme on a pu le voir sur son exemplaire personnel. Il ne dit même pas "30 variations", seulement "diverses variations". Au delà de l'Aria il numérote les variations, banalement si j'ose dire, simplement à titre de repérage, comme on le ferait pour n'importe quelle série de n'importe quoi C'est nous qui, ensuite, par une démarche d'analyse musicale, par la critique interne du texte musical, donnons des clés, voyons des mini-séries de 3 variations, des triades, et bien d'autres choses. Il y a donc en réalité deux démarches différentes qui, depuis le début, ont été confondues. Je m'efforce de les distinguer. A partir de là, si le texte musical du compositeur est à lui-même sa propre preuve, les preuves de la justesse de notre analyse sont plus difficiles à établir.
Et puis il y a ce côté un peu ésotérique dont témoigne l'adhésion de Bach à la société Mizler, avec des contributions par uvres codées. Le compositeur peut aussi avoir eu une idée fondatrice de l'uvre, et n'avoir pas souhaité la révéler. C'est courant, chez lui et chez beaucoup d'autres. Pensons à ces correspondances établies par Pierre Vidal entre certaines pièces pour orgue et des psaumes.
Enfin, pour les Goldberg précisément, on ne connaît pas vraiment la genèse de l'uvre mais l'hypothèse a été faite qu'elle n'a pas toujours comporté 30 variations, de sorte que la numérotation a pu être en quelque sorte déformée en arrivant à son stade définitif.
Quoi qu'il en soit, je pense qu'il faut prioritairement essayer de tirer de la musique seule tout ce qu'on peut en tirer. Peter Williams a des mots assez durs sur les considérations extra-musicales qui, au XXème siècle, ont tenté de fonder les significations allégoriques ou symboliques des Variations Goldberg.
QUESTION - Une autre question "évidente" s'impose tout autant : pourquoi, depuis Bach, personne n'aurait vu ce que vous avancez ?
P. C. - Du fait de cette confusion dont je parlais et parce que, souvent, nous ne savons pas voir ; surtout nous ne voyons pas ce qui a le masque de l'évidence et la force de l'habitude. Rappelons-nous Olivier Alain qui a raconté comment, découvrant chez Paul Blumenroeder l'exemplaire personnel de Bach, il découvrit "inopinément" la dernière page manuscrite où figuraient les 14 canons supplémentaires. Comment se fait-il que ce document soit resté inconnu si longtemps ? se demanda-t-il alors. Et Blumenroeder lui a répondu qu'il avait montré maintes fois cette page à des musiciens, "dont certains notoires", mais que personne n'avait "manifesté le désir d'étudier sérieusement la question". Cela montre que si, d'un côté, le compositeur est un peu cachotier, et que, de l'autre, les musiciens n'ont pas le regard aiguisé, on ne risque pas de trouver quoi que ce soit. Je pense qu'il y a peut-être ici quelque chose du genre stratagème chinois : "cacher dans la lumière" ; si on veut cacher quelque chose il faut le mettre en pleine vue.
Finalement, le monde de l'art est plein d'énigmes. Pensez à La Joconde : jusqu'à il y a peu on y voyait Mona Lisa, une femme, et voilà que d'aucuns affirment : non, c'est un homme. Le sourire du personnage de Vinci est aussi énigmatique que la forme de l'Aria avec diverses variations de Bach. Cependant la critique interne de l'uvre musicale peut se révéler aussi fructueuse que l'usage du microscope ou des rayons X pour l'analyse d'un tableau. On peut d'ailleurs, à l'inverse, poser la question de savoir pourquoi personne n'a justifié vraiment, musicalement parlant, la supposée 3ème position des canons !
QUESTION - Vous avez fait allusion à un opuscule diffusé auprès d'un petit nombre de musiciens ; quelle a été leur réaction ?
P. C. - Quelques-uns, peu nombreux, ont réagi avec enthousiasme ; la plupart n'ont pas réagi. La raison est qu'ils ont probablement pensé comment un fait si communément admis depuis toujours pourrait-il être contesté, et par un inconnu dans le domaine de surcroît ? Il était urgent d'attendre Et puis Gilles Cantagrel m'a dit : "Pourquoi pas ?". C'était naturellement un encouragement à poursuivre, ce que j'ai fait en m'efforçant de suivre ses conseils de rigueur, et en laissant entre nous quelques points en débat !
QUESTION - Aux musiciens qui voudraient voir à leur tour "ce que ça donne" de jouer les Goldberg en intégrant votre approche, qu'est-ce que vous suggérez ?
P. C. - C'est la question que Céline Frisch m'a posée ! J'ai envie de dire que chaque interprète peut avoir sa manière de "faire concert" avec cette uvre et je garde en mémoire bien des interprétations remarquables qui ne s'inspirent pas de mon schéma - et pour cause. La sensibilité et le talent des artistes pourvoient souvent à l'essentiel et c'est heureux ; sans doute parce que, mieux que d'autres, ils ont un rapport intime avec la musique même. Si ma contribution peut servir à quelque chose, ce serait pour suggérer aux musiciens d'intégrer, à leur façon, la grande forme des Variations Goldberg et faire sentir un peu à leur public qu'on est là devant une uvre hautement structurée. Je dis "un peu", parce qu'il ne s'agit pas d'asséner un carcan mais d'associer l'esprit de concert et la fluidité de cette musique. Cela peut passer par un réglage différent des pauses aux endroits stratégiques, par des attitudes du corps devant l'instrument, voire une sortie de scène pour un entracte après la variation 15. C'est un cas où les silences comptent vraiment autant que la musique et c'est à chacun de "jouer les silences" comme il ou elle les comprend.
*
C'est un cas où les silences comptent vraiment autant que la musique et c'est à chacun de "jouer les silences" comme il ou elle les comprend.
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QUESTION - Dans votre livre vous avancez que, dans les "Variations Goldberg", les variations en canons sont placées en 2ème position au sein de groupes successifs de trois variations et non en 3ème position comme cela a toujours été affirmé depuis l'origine. Peut-on dire qu'il s'agit là d'une découverte, d'une hypothèse, d'une lecture personnelle ou de la résolution d'une énigme ?
P. C. - Il y a un peu de tout cela, selon le point de vue auquel on se place. Découverte, c'est le sentiment que j'ai eu sur le moment, lorsque par une sorte de tâtonnement expérimental j'ai fait l'exercice de déplacement des canons par rapport à leur emplacement attribué. Je me disais : voyons ce que ça donne si on prend cette hypothèse, à savoir considérer qu'il y a 9 vraies triades (groupes de 3 variations) qui sont 2-3-4, 5-6-7, etc., et non 10 qui seraient 1-2-3, 2-3-4, etc. Et, très vite, j'ai observé que ça répondait à la plupart des questions qu'on a pu se poser.
Donc, si, comme dit le dictionnaire (Petit Robert), une découverte est "l'action de faire connaître un objet, un phénomène caché ou ignoré (mais préexistant)", alors, oui, c'est une découverte. A la condition naturellement, si on se place d'un point de vue scientifique - musicologique en la circonstance - que la démonstration de l'hypothèse soit rigoureusement étayée, d'un côté, et soit acceptée par la communauté concernée, de l'autre. Il faudra voir ce qu'il en est de ce dernier point ; l'hypothèse de la rotondité de la terre a mis du temps à s'imposer Pour ma part et dans l'immédiat, je dirais qu'au moins une présomption est apportée en faveur d'une mise en cause de la vue traditionnelle.
QUESTION - Une découverte, pour être notable, fait supposer que ses conséquences sont importantes. Est-ce le cas ici ?
P. C. - Il y a plusieurs conséquences. Pour n'en citer que deux, disons que la première est de rééquilibrer ce qu'on pourrait appeler le moteur de ces variations, un moteur à trois cylindres en quelque sorte. Il était déséquilibré du fait de notre perception ; désormais il tourne rond. Ou pour prendre une autre comparaison, on pourrait dire que c'est un peu comme si on remettait en bonne place les vertèbres d'une colonne vertébrale qui auraient été déplacées. La deuxième conséquence est que cette nouvelle clé ouvre une autre perspective sur l'uvre entière, sur la compréhension qu'on en a et sur la manière de la jouer globalement. C'est l'objet du livre d'exposer ces conséquences. Mais il y en a sans doute que je n'ai pas vues. Ce qui change finalement c'est notre vision de sa forme générale et de sa nature.
QUESTION - Y avait-t-il jusque là une énigme ou même un "secret des Variations Goldberg" ?
P. C. - Oui et non. Cette uvre, comme d'autres de Bach, a donné lieu à une foule d'hypothèses ou lectures interprétatives, notamment à partir de considérations numérologiques, parfois hasardeuses. Mais sur la partition elle-même il n'y avait pas d'énigme à proprement parler ; encore moins de secret. C'est une partition parfaitement connue depuis sa première édition par le compositeur lui-même. Je dirais qu'il y a, à ce niveau, des incertitudes plutôt que des énigmes.
QUESTION - Mais vous vous posiez cependant des questions ?
P. C. - Oui, mais pas directement sur ce point. Rétrospectivement, je pense que trois raisons ont convergé pour que je m'interroge. L'une est que j'ai plusieurs fois entendu des interprètes jouer les Variations Goldberg à la façon d'une course à pied, ou du passage d'un TGV : pas une respiration, pas une pause de la première à la dernière variation. Parfois, c'est réellement insoutenable. Une autre raison est que lorsque j'ai voulu travailler cette uvre, et comme beaucoup de musiciens professionnels ou amateurs, je suppose, je me suis interrogé sur sa structure. Parce que, même si la partition se présente, au delà de l'Aria génératrice, comme une série de 30 pièces de format et de fonction à peu près égales à première vue, on ne peut pas ne pas se demander comment elle est architecturée. En ressortant ma partition une quinzaine d'années après l'avoir jouée, j'y ai retrouvé des figures par lesquelles j'avais tenté de trouver une réponse satisfaisante à cette question, sans réussir vraiment. Et puis enfin, j'étais perplexe devant des enchaînements d'une variation à l'autre dans le cadre qu'on pensait alors formé par les canons à intervalle croissant en 3ème position. En réalité, c'est donc plutôt incidemment que je me suis interrogé sur cette question de position et quand j'ai fait cet essai de "transposition" c'est peut-être plus par intuition que par démarche logique.
QUESTION - Ainsi, s'il y a découverte, c'est, pour une part au moins, une découverte fortuite ?
P. C. - En effet, je me suis senti un peu comme un paysan qui tombe sur un trésor en labourant son champ. Mais ce premier résultat, s'il apportait des réponses, suscitait de nouvelles questions. Un éclairage différent montrait les Goldberg comme une suite de suites, mais que faire alors des variations qui n'entraient pas dans le schéma ; à quoi servent-elles ?
QUESTION - Quelle issue avez-vous trouvée pour sortir de la difficulté ?
P. C. - En fait, c'est à ce moment que j'ai vraiment commencé à chercher. D'abord en explorant quelle pouvait être la suite logique de la première étape, ce qui a permis de détecter la structure en deux parties ayant chacune son ouverture et sa conclusion. Il restait le cas des variations 15 et 30 qui se trouvaient manifestement affectées chacune d'une position et d'une fonction singulières. Arrivé à ce stade il restait à valider et finalement comprendre le "schéma de synthèse" mis au point. J'ai alors relu toute la documentation que j'avais accumulée au long des années, j'ai étudié les livrets de quelques dizaines d'enregistrements et les sites qui abordaient le sujet et tous les livres cités dans mon livre. J'ai pu lire les essais de musicologues anglais, notamment le livre de Peter Williams sur les Goldberg. Au total, j'ai relevé les points critiques sur lesquels musicologues et interprètes se rencontraient. Un exemple : Williams fait le constat que "les séquences d'ouverture et de fin de la structure des Goldberg ne sont pas clairement organisées." Le "schéma de synthèse" propose maintenant une réponse claire pour lever cette obscurité.
QUESTION - Est-ce qu'alors l'hypothèse était validée ?
P. C. - Disons qu'elle devenait plausible. C'est pourquoi j'ai voulu la fonder plus sûrement en rapprochant cette uvre des autres uvres pour clavier en forme de suites ou recueils de suites de Bach. Et là, le constat est saisissant : les Variations Goldberg sont bien le parachèvement de la conception qu'avait Bach de ce genre majeur du baroque, mais un parachèvement qui est aussi métamorphose et ouverture vers l'avenir par ce qu'on pourrait appeler une uvre-concert.
QUESTION - D'une manière directe ou indirecte, y a-t-il des précédents à cette découverte ?
P. C. - A ma connaissance, non. S'il y en avait eu, des musicologues comme Cantagrel ou Williams l'auraient signalé. Par contre, je venais de diffuser à un petit nombre de musiciens un premier état de la réflexion sous forme d'opuscule lorsqu'a paru un volume Virgile dans la Bibliothèque de la Pléiade. On peut y lire, à propos des Bucoliques, les étonnantes correspondances qu'on trouve entre les poèmes I et IX, II et VIII, etc ; correspondances découvertes en 1944 et donc "restées dans l'ombre pendant 2000 ans". Il y a là quelque chose qui mériterait d'être creusé chez Bach comme cela a été fait chez Virgile. Chez celui-là
comme chez celui-ci des composantes de l'uvre forment des paires. Dans les Goldberg, on trouve en effet 4 paires de canons à intervalle croissant, avec les numéros 3-27, 6-24, 9-21, 12-18. La question est de savoir quelles sont, peut-être, au delà des observations sur les nombres, les correspondances à l'intérieur d'une même paire. Cela ne veut pas dire influence de Virgile sur Bach - on ne sait pas si Bach a lu Virgile - mais fait s'interroger sur la signification de ce dispositif chez des créateurs pouvant avoir des éléments de culture commune, esthétiques ou rhétoriques, par exemple, notamment à travers la tradition pytha-goricienne.
QUESTION - Il est néanmoins légitime de se demander pourquoi Bach n'a-t-il rien indiqué qui mette sur la piste ? Après tout c'est bien lui qui a numéroté les variations de 1 à 30, et depuis 1741 il faut bien constater qu'une variation en canon "tombe" à chaque 3ème variation ?
P. C. - C'est la première question qu'on se pose, évidemment. La première réponse, je pense, est que Bach ne donne jamais d'explication. Prenez n'importe laquelle de ses fugues : il n'indique pas qu'ici commence la réponse au sujet ou que là apparaît un contre-sujet, cela va de soi. Mais pour l'Art de la fugue il ne dit même pas s'il faut jouer cette composition, ni sur quel instrument, ni dans quel ordre obligé. Bach ne dit rien parce que, pour lui, tout est dans la musique et qu'un bon musicien doit savoir la comprendre sans qu'on lui mette les points sur les i. Ne dit-il pas à Frédéric II : "cherchez et vous trouverez" ? Pour ce que nous appelons les Variations Goldberg, il a tout de même pris soin de mettre un titre : Aria avec diverses variations pour clavecin à deux claviers. C'est à la fois précis et d'une remarquable sobriété, mais il n'en dit pas plus, ou à peine comme on a pu le voir sur son exemplaire personnel. Il ne dit même pas "30 variations", seulement "diverses variations". Au delà de l'Aria il numérote les variations, banalement si j'ose dire, simplement à titre de repérage, comme on le ferait pour n'importe quelle série de n'importe quoi C'est nous qui, ensuite, par une démarche d'analyse musicale, par la critique interne du texte musical, donnons des clés, voyons des mini-séries de 3 variations, des triades, et bien d'autres choses. Il y a donc en réalité deux démarches différentes qui, depuis le début, ont été confondues. Je m'efforce de les distinguer. A partir de là, si le texte musical du compositeur est à lui-même sa propre preuve, les preuves de la justesse de notre analyse sont plus difficiles à établir.
Et puis il y a ce côté un peu ésotérique dont témoigne l'adhésion de Bach à la société Mizler, avec des contributions par uvres codées. Le compositeur peut aussi avoir eu une idée fondatrice de l'uvre, et n'avoir pas souhaité la révéler. C'est courant, chez lui et chez beaucoup d'autres. Pensons à ces correspondances établies par Pierre Vidal entre certaines pièces pour orgue et des psaumes.
Enfin, pour les Goldberg précisément, on ne connaît pas vraiment la genèse de l'uvre mais l'hypothèse a été faite qu'elle n'a pas toujours comporté 30 variations, de sorte que la numérotation a pu être en quelque sorte déformée en arrivant à son stade définitif.
Quoi qu'il en soit, je pense qu'il faut prioritairement essayer de tirer de la musique seule tout ce qu'on peut en tirer. Peter Williams a des mots assez durs sur les considérations extra-musicales qui, au XXème siècle, ont tenté de fonder les significations allégoriques ou symboliques des Variations Goldberg.
QUESTION - Une autre question "évidente" s'impose tout autant : pourquoi, depuis Bach, personne n'aurait vu ce que vous avancez ?
P. C. - Du fait de cette confusion dont je parlais et parce que, souvent, nous ne savons pas voir ; surtout nous ne voyons pas ce qui a le masque de l'évidence et la force de l'habitude. Rappelons-nous Olivier Alain qui a raconté comment, découvrant chez Paul Blumenroeder l'exemplaire personnel de Bach, il découvrit "inopinément" la dernière page manuscrite où figuraient les 14 canons supplémentaires. Comment se fait-il que ce document soit resté inconnu si longtemps ? se demanda-t-il alors. Et Blumenroeder lui a répondu qu'il avait montré maintes fois cette page à des musiciens, "dont certains notoires", mais que personne n'avait "manifesté le désir d'étudier sérieusement la question". Cela montre que si, d'un côté, le compositeur est un peu cachotier, et que, de l'autre, les musiciens n'ont pas le regard aiguisé, on ne risque pas de trouver quoi que ce soit. Je pense qu'il y a peut-être ici quelque chose du genre stratagème chinois : "cacher dans la lumière" ; si on veut cacher quelque chose il faut le mettre en pleine vue.
Finalement, le monde de l'art est plein d'énigmes. Pensez à La Joconde : jusqu'à il y a peu on y voyait Mona Lisa, une femme, et voilà que d'aucuns affirment : non, c'est un homme. Le sourire du personnage de Vinci est aussi énigmatique que la forme de l'Aria avec diverses variations de Bach. Cependant la critique interne de l'uvre musicale peut se révéler aussi fructueuse que l'usage du microscope ou des rayons X pour l'analyse d'un tableau. On peut d'ailleurs, à l'inverse, poser la question de savoir pourquoi personne n'a justifié vraiment, musicalement parlant, la supposée 3ème position des canons !
QUESTION - Vous avez fait allusion à un opuscule diffusé auprès d'un petit nombre de musiciens ; quelle a été leur réaction ?
P. C. - Quelques-uns, peu nombreux, ont réagi avec enthousiasme ; la plupart n'ont pas réagi. La raison est qu'ils ont probablement pensé comment un fait si communément admis depuis toujours pourrait-il être contesté, et par un inconnu dans le domaine de surcroît ? Il était urgent d'attendre Et puis Gilles Cantagrel m'a dit : "Pourquoi pas ?". C'était naturellement un encouragement à poursuivre, ce que j'ai fait en m'efforçant de suivre ses conseils de rigueur, et en laissant entre nous quelques points en débat !
QUESTION - Aux musiciens qui voudraient voir à leur tour "ce que ça donne" de jouer les Goldberg en intégrant votre approche, qu'est-ce que vous suggérez ?
P. C. - C'est la question que Céline Frisch m'a posée ! J'ai envie de dire que chaque interprète peut avoir sa manière de "faire concert" avec cette uvre et je garde en mémoire bien des interprétations remarquables qui ne s'inspirent pas de mon schéma - et pour cause. La sensibilité et le talent des artistes pourvoient souvent à l'essentiel et c'est heureux ; sans doute parce que, mieux que d'autres, ils ont un rapport intime avec la musique même. Si ma contribution peut servir à quelque chose, ce serait pour suggérer aux musiciens d'intégrer, à leur façon, la grande forme des Variations Goldberg et faire sentir un peu à leur public qu'on est là devant une uvre hautement structurée. Je dis "un peu", parce qu'il ne s'agit pas d'asséner un carcan mais d'associer l'esprit de concert et la fluidité de cette musique. Cela peut passer par un réglage différent des pauses aux endroits stratégiques, par des attitudes du corps devant l'instrument, voire une sortie de scène pour un entracte après la variation 15. C'est un cas où les silences comptent vraiment autant que la musique et c'est à chacun de "jouer les silences" comme il ou elle les comprend.
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C'est un cas où les silences comptent vraiment autant que la musique et c'est à chacun de "jouer les silences" comme il ou elle les comprend.