M’alerter sur les sorties
Pierre Delmas

Pierre Delmas

Contacter

Pierre Delmas

Descriptif auteur

Chercheur transdisciplinaire (psychanalyse, sociologie, bioénergie, mythologie, symbolisme), j’ai toujours privilégié plusieurs approches dans mes recherches en tentant d’avoir une vision résolument holistique de l’homme, de faire la synthèse de ses forces afin d’unifier les cinq pôles de son être (corporel, émotionnel, psychique, social et spirituel). Or, les relations affectives et sexuelles, lorsqu’elles sont pleinement vécues, participent de toutes ces dimensions. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai étudié Reich en profondeur, lui qui a mis la sexualité au cœur de son œuvre. Ses écrits m’ont inspiré une autre ligne de recherche concernant notre civilisation actuelle issue d’un modèle patriarcal en voie d’obsolescence et désormais à la recherche de nouveaux paradigmes qui restent encore à découvrir. On peut observer cette mutation dans tous les domaines de l’existence. Nous assistons en ce moment à la fin d’un modèle que Reich, en visionnaire, avait annoncé. C’est pourquoi il m’a paru important de revisiter ses textes.

Voir plus de filtres

4 livres

Vous avez vu 11 livre(s) sur 4


LES ARTICLES DE L'AUTEUR

Poutine: ses mythologies

Poutine : ses mythologies
Dans Petit traité de psycho-mythologie j'ai montré l'impact des mythes sur la psyché et leur influence sur la destinée humaine au point qu'il est possible d'affirmer que chaque individu vit, à sa manière, et selon les configurations de son psychisme, un condensé de mythes plus ou moins complet, rappelant de près ou de loin la trame initiale.
La mythologie gréco-romaine est, pour notre civilisation, la source à partir de laquelle les individus puisent la semence de leur légende personnelle, et les archétypes auxquels ils se réfèrent trouvent leur origine dans ces récits d'un passé antérieur. On peut aussi considérer que les mythes sont en réalité un livre ouvert sur les diverses facettes de la psyché humaine et qu'elles en recouvrent toutes les possibilités.
J'ai illustré ce point de vue dans mon ouvrage avec quelques figures célèbres de la psychanalyse comme Freud, Jung et Reich, également aussi avec d'autres personnalités telles que Schopenhauer, Baudelaire, Cocteau, Lou Andréas Salomé, etc.
L'actualité, avec le conflit russo-ukrainien, me donne l'occasion d'évoquer cette fois la personnalité du chef du Kremlin à travers une séquence du mythe de Cronos. Elle va nous éclairer sur les ressorts de son monde intérieur et de ses actions. Signalons tout d'abord qu'il apparaît profondément marqué par l'épisode qui retrace la castration d'Ouranos par Cronos dont voici le résumé :
"Cronos est dans la lignée des Titans, le plus jeune fils d'Ouranos, le Ciel et de Gaïa, la Terre. Il appartient à la première génération divine, celle d'avant Zeus et les Olympiens. Seul de tous ses frères, il aida sa mère à tirer vengeance de son père et, avec la faucille qu'elle lui donna, il lui trancha les testicules. Ensuite il prit sa place au ciel, et se hâta de replonger dans le Tartare ses frères les Hécatonchires (les géants aux cent mains) et les Cyclopes, emprisonnés autrefois par Ouranos, et qu'il avait délivrés à la prière de leur mère commune, Gaïa. Une fois maître du monde, il épousa sa propre sœur Rhéa, et comme Ouranos et Gaïa, dépositaires de la sagesse et de la connaissance de l'avenir, lui avaient prédit qu'il serait détrôné par l'un de ses enfants, il dévorait ceux-ci au fur et à mesure qu'ils naissaient. Il engendra ainsi et dévora successivement Hestia, Demeter, Héra, Pluton (Hadès), et Poséidon. Irritée de se voir ainsi privée de tous ses enfants, Rhéa, grosse de Zeus, s'enfuit en Crête et là, elle accoucha secrètement, à Dicté. Puis, enveloppant une pierre de langes, elle la donna à dévorer à Chronos, qui l'engloutit sans s'apercevoir de la supercherie. Quand il fut grand, Zeus, aidé de Métis, l'une des filles d'Océan ou de Gaïa elle-même, fit absorber à Cronos une drogue qui le força à restituer tous les enfants qu'il avait dévorés. Ceux-ci, conduits par leur jeunes frères Zeus, déclarèrent la guerre à Cronos, qui avait pour alliés ses frères les Titans. La guerre dura dix ans, et un oracle de la Terre promit enfin la victoire à Zeus s'il prenait comme alliés les êtres précipités autrefois dans le Tartare par Cronos. Zeus les délivra et remporta la victoire. Alors, Cronos et les Titans furent enchaînés à la place des Hécatonchires, qui devinrent leurs gardiens."
L'histoire de Cronos est en réalité bien plus longue que la séquence qui vient d'être contée mais c'est celle-ci que vit le maître du Kremlin. En effet, elle décrit tout le processus de la paranoïa et de son corollaire l'abus de pouvoir en général (totalitarisme, dictature) qui caractérise bien la politique du président de la Fédération de Russie depuis son arrivée à la tête de l'état en 1999, et plus encore depuis que ses troupes ont envahi l'Ukraine.
Depuis le 24 février dernier, différents médias ont évoqué la folie de Poutine. Certains experts ont cependant considéré qu'il n'était pas question de juger de la bonne ou mauvaise santé mentale du Tsar du Kremlin mais des raisons profondes qui l'ont incité à mener une guerre pour le moins sanglante contre un pays qui, à priori ne s'était pas montré si belliqueux. Un article de Marion Bourbon paru dans The conversation.com remet néanmoins en question cette vision strictement géopolitique qui a conduit l'homme d'état à envahir son voisin sous des prétextes pour le moins fallacieux.
"L'usage de ces termes (folie, paranoïa, hystérie patriotique) pour qualifier le président russe a tôt fait d'être contesté : cela reviendrait à psychiatriser la question ou, au moins, à la psychologiser, et le recours à ce champ de compréhension ne serait ici pas légitime."
L'autrice dénonce donc l'idée selon laquelle les décisions prises par un homme d'état ne sont que le reflet des relations et du contexte politique qui anime la société.
Sinon qu'il faut bien comprendre que tout dirigeant, s'il agit effectivement en fonction des problèmes géopolitiques qui se présentent à un moment donné de l'histoire, réagit aussi, sans s'en rendre compte, en fonction de ses conflits intérieurs dont il n'est pas exempt, tout homme d'état qu'il est. C'est pourquoi il est tout à fait pertinent de se demander, au vu du conflit mortifère qu'il mène contre l'Ukraine, si Poutine n'est pas atteint du syndrome de la toute-puissance. Elle se manifeste, entre autres, chez lui, par la volonté d'exterminer tous ceux qui ont l'air de se mettre en travers de sa route.
Je vais montrer, à la lueur du mythe relaté plus haut comment le chef du Kremlin possède à l'instar de Cronos une structure paranoïaque dont les symptômes sont décrits en termes symboliques pour les besoins de la légende mais tout à fait explicites lorsqu'on les traduit en langage psychopathologique.
Un article de François Galichet récemment paru dans Le Monde du 23/06/2022 énonce un certain nombre d'arguments qui tendent à montrer que Poutine est mû par des pulsions mortifères et que sa stratégie, aussi bien à l'intérieur de son pays que vis-à-vis d'anciens territoires de l'Union soviétique, est au moins autant le fruit de ses pathologies que de sa vision géopolitique du monde :
"Dans le cas de l'agression russe, en revanche, on a l'impression d'une entreprise d'annihilation totale du territoire à conquérir, civils et soldats, hommes, bâtiments et choses. Marioupol, Boutcha et bien d'autres villes martyres illustrent tragiquement cette volonté. Comme on l'a souvent souligné, c'est une stratégie déjà adoptée en Tchétchénie et en Syrie. Habituellement, le conquérant vise à s'approprier les ressources du pays attaqué, ce qui le conduit à les préserver autant que possible, dans son propre intérêt. Ici, en revanche, on a le sentiment que le gain attendu ne compte pas du tout. La destruction n'est pas un moyen mais une fin en soi ; et d'ailleurs elle s'applique à l'agresseur autant qu'à l'agressé."
Par ces mots François Galichet met bien le doigt sur l'aspect pervers de la guerre que mène Moscou contre son "petit frère" qui, en cherchant à faire partie de l'Union européenne, veut s'affranchir définitivement de la tutelle russe.
Dans une inversion machiavélique Poutine a parlé de dénazifier l'Ukraine, il a même évoqué le terme de purification, ce même slogan employé par un certain Hitler pour justifier l'extermination des juifs et de tous ceux qui ne correspondaient pas à ses critères.
Certains ont dit qu'il ne fallait pas comparer Hitler et Poutine. Certes, ils sont loin d'être des frères jumeaux mais ils ont un certain nombre d'éléments propres à la structure paranoïaque telle qu'elle est définie en psychiatrie. Le mythe de la castration d'Ouranos est également à l'image de cette maladie mentale dont l'intensité peut grandement varier d'un individu à l'autre.
La légende de Cronos, dans la séquence qui vient d'être citée, raconte toute l'histoire du pouvoir et de sa conservation. Cronos est le plus jeune des six Titans nés d'Ouranos et de Gaïa. A ce titre il appartient à la génération divine primitive. Malgré son jeune âge il se fait complice de sa mère et pour la venger, n'hésite pas à émasculer son père Ouranos. On assiste donc à la fois au rejet pur et simple de la figure paternelle en tant qu'autorité qui détient le pouvoir sur les autres mais aussi en tant que symbole de puissance sexuelle, ces deux fonctions allant fréquemment de pair et quand l'une est défaillante, c'est souvent l'autre qui prend le relai et peut même, dans certains, cas devenir tyrannique. De ce fait, il castre son père afin que celui-ci soit rendu impuissant dans les deux sens du terme (social et sexuel).
Ainsi il va pouvoir prendre la place de son géniteur (usurper en quelque sorte sa position sociale et sa puissance sexuelle) et prendre le pouvoir. Cependant le souvenir de son père émasculé et déchu de son trône va dès lors le hanter et progressivement il va avoir peur lui aussi d'être détrôné par l'un de ses fils. Son acte vengeur pourrait très bien se retourner contre lui, d'où sa hantise d'être à son tour châtré puis destitué.
La seule parade qu'il trouve à cette angoisse est d'avaler purement et simplement les enfants que Rhéa met au monde. Manière élégante de signifier en langage mythologique qu'il les élimine ! Et pour s'assurer qu'aucun de ses frères ne songe à prendre sa place il s'empresse de les replonger dans le Tartare.
Si l'on reprend maintenant le déroulement de la politique de Poutine durant ces vingt dernières années, on peut y voir de nombreuses similitudes avec le mythe. Il s'est arrogé le pouvoir en falsifiant à plusieurs reprises les résultats électoraux. Si, au départ il a été désigné par Eltsine comme son successeur, cela ne s'est pas fait sans qu'il ait au préalable évincé d'autres concurrents. Depuis, chacune de ses réélections a été entachée par de nombreux bourrages d'urnes à travers tout le pays sans compter les cadeaux offerts par Russie unie aux électeurs pour venir voter et gonfler les voies de ce parti. Et que dire de ses successifs opposants qui ont dû s'exiler ou ont été emprisonnés sous de fausses accusations ou tout simplement éliminés. Nombreux sont ceux qui ont payé de leur carrière ou de leur vie pour s'être opposés au chef du Kremlin :Mikhaël Khodorkovski, Boris Nemtsov, Alexeï Navalny et bien d'autres, mais aussi des journalistes un peu trop virulents à son goût comme Anna Politkovskaïa ou encore plus récemment le directeur de Novaïa Gazeta, Dmitri Mouratov. A l'instar de Cronos, Poutine s'est, lui aussi, empressé de les plonger dans le Tartare par peur d'être détrôné.
Il a récemment fait changer la constitution lui permettant désormais de se présenter aux élections jusqu'en 2036, autant dire à vie ! Une autre façon de s'arroger tous les pouvoirs jusqu'à son dernier souffle.
Mais, comme cela arrive souvent, Cronos finit par être rattrapé par la coercition qu'il exerce en permanence. Rhéa, sa propre épouse, en est la première victime, et voyant d'un très mauvais oeil son monstre de mari avaler un à un ses enfants, elle s'arrange pour arracher Zeus à l'engloutissement. Pour ce faire, elle s'en va accoucher en Crête puis, à son retour, ayant enveloppé une pierre dans des langes, la tend à Cronos qui la dévore sans même s'apercevoir du subterfuge.
L'Ukraine pourrait bien être la pierre d'achoppement des agissements de Poutine. A force d'éliminer ses concurrents et tous ceux qui tentent de s'opposer à la dictature qu'il a progressivement installée dans son pays et dont il a verrouillé toutes les institutions, viendra peut-être le moment où tous les murs qu'il a érigés pour se protéger tomberont un à un.
Zeus représente, comme on le sait, les premières ébauches de la démocratie contre le totalitarisme du Titan. De la même façon que la guerre en Ukraine est en quelque sorte un conflit qui oppose l'Occident (les pays démocratiques) à la Russie et à la dictature de Poutine. Nous assistons donc en ce moment à la reproduction moderne du conflit qui opposa Zeus au Titan Cronos.
Dans la Légende, c'est le dieu de l'Olympe aidé des enfants de Rhéa qui finit par vaincre Cronos et l'enfermer à son tour dans le Tartare. Pour l'instant, on ne connaît pas encore l'issue du conflit russo-ukrainien et il est donc trop tôt pour faire de telles comparaisons !
D'un point de vue symbolique le Tartare représente un lieu de pénitence, quel qu'il soit. Il peut s'apparenter aux Enfers mais aussi à la prison ou tout simplement à un fort sentiment de culpabilité que la plupart des hommes éprouvent après avoir commis une faute impardonnable.
Ceux qui connaissent bien Poutine l'on décrit comme quelqu'un d'indifférent, d'insensible au malheur d'autrui. Il éprouverait même, selon certains, de la jouissance à voir souffrir ses contemporains, a l'image du serial killer qui jouit après avoir tué sa victime. Si l'on en juge d'après l'article de François Galichet cité plus haut, il serait également habité par des tendances nécrophiles qui font référence, cette fois, au mythe d'Hadès, le dieu des mondes souterrains qui prend plaisir à la contemplation des morts.
La référence à la mythologie s'avère donc riche d'enseignement pour comprendre l'âme humaine. Le cas de Poutine en est un exemple parmi d'autres. Il faut cependant préciser, comme Paul Diel l'a fort bien théorisé, que les hommes peuvent vivre un mythe à des degrés divers et selon deux voies opposées qui, parfois, cependant s'entremêlent : celle de la perversion-banalisation d'une part, et celle de la sublimation-spiritualisation d'autre part. Il va de soi que le chef du Kremlin vit le mythe de la castration d'Ouranos selon la première voie, en mode régressif !

Signature :
Pierre Delmas

Notes :
Pierre Delmas, Petit traité de psycho-mythologie ou le pouvoir évolutif du mythe, L'Harmattan 2019.
Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF 1986.
Marion Bourbon, La folie de Vladimir Poutine, un mauvais procès? Article paru dans theconversation.com.
Article de François Galichet paru dans le Monde du 23/06/2022. Ukraine : "Il y a une filiation entre l'idéologie nihiliste qui a marqué la Russie au XIXe siècle et cette façon de mener la guerre"
Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Payot 1989.
Lire plus

Présence du mythe d'Orphée dans la Gradiva de Jensen

Citation :
Ce texte est un complément de "Petit traité de psycho-mythologie ou le pouvoir évolutif du mythe", L'Harmattan 2019. Il illustre bien, à mon sens, la rémanence des mythes dans la psyché humaine et comment chaque individu en exprime certaines bribes dans ses comportements et ses réalisations.

Présence du mythe d'Orphée dans la Gradiva de Jensen

C'est sur les conseils de Jung, sans doute parce qu'il y avait matière à réflexion psychanalytique, que Freud entreprit de lire La Gradiva de Wilhelm Jensen. Enthousiasmé par ce texte qui décrit avec beaucoup d'acuité les tourments intérieurs d'un homme et ses réactions après un rêve particulièrement angoissant, Il eut alors l'idée d'appliquer les théories psychanalytiques à la littérature car il s'était rendu compte que la faculté d'imagination, aussi bien des poètes que des écrivains, tient bien souvent au fait qu'ils ont, d'une certaine manière, une préscience innée de la psychologie humaine.
Si Freud, dans Le délire et les rêves dans la Gradiva, s'est donné pour objectif d'interpréter la nouvelle de Jensen d'un point de vue résolument psychanalytique, je souhaiterais, pour ma part, proposer une vision qui, sans être radicalement différente, s'appuie sur les mythes, ceux-ci figurant, en quelque sorte, les premiers fondements de la psychologie. Freud ne s'y est pas trompé, lui qui a donné à certains complexes (Œdipe, Jocaste, etc.) le nom d'un héros d'une légende grecque, et dans son préambule à l'étude de la Gradiva il y fait même allusion :
Or dans ce débat au sujet de l'appréciation des rêves, les écrivains semblent être du même côté que les Anciens, que le peuple superstitieux et l'auteur de L'interprétation du rêve. Car quand ils font rêver les personnages créés par leur imagination, ils obéissent à l'expérience quotidienne selon laquelle les pensées et les sentiments des hommes se poursuivent jusque dans le sommeil et ils ne cherchent qu'à dépeindre les états d'âme de leurs héros par les rêves de ces derniers.
Ecoutons maintenant ce que dit Jensen à propos de la genèse de Gradiva :
L'idée de ce petit "morceau de fantaisie" a résulté de la fascination poétique pour la vieille image du bas-relief qui m'avait particulièrement impressionné. Je le possède en différents exemplaire, notamment dans une reproduction splendide de Narny à Munich (d'où le titre sur le frontispice), bien que j'aie cherché en vain pendant des années l'original du musée national de Naples, sans jamais bien sûr le trouver, puisque j'ai appris qu'il se trouvait dans une collection à Rome. Si vous voulez, appelez cela une "idée fixe", mais il s'est en effet formé dans mon opinion, et sans aucune raison préconçue, l'idée que ce bas-relief devait être à Naples, et qu'en outre celui-ci représentait une pompéienne. Ainsi je l'ai vue marcher dans mon esprit sur les dalles des ruines de Pompéi, que je connaissais très bien puisque j'y avais passé de très fréquents séjours. J'y passais mes meilleurs moments dans le silence de la mi-journée, heure à laquelle tous les autres visiteurs se précipitaient à table, et où je décidai d'exposer ma solitude à l'appel du soleil, et de tomber de plus en plus dans un état limite qui me permettait de faire passer mon œil de la vision éveillée à une vision totalement imaginaire. C'est de la possibilité de me plonger dans un tel état qu'a plus tard jailli Norbert Hanold.
Ainsi parle-t-il de sa fantaisie pompéienne qui ressemble, par certains aspects, à une légende de la mythologie gréco-romaine transposée au début du vingtième siècle.
Pour ma part j'examinerais cette nouvelle selon deux points de vue qui ne sont pas incompatibles, et se rejoignent même d'un certaine manière : le premier ayant rapport avec la mythologie, plus précisément le mythe d'Orphée, et le second, à la psychanalyse, en particulier le phénomène de l'amour anaclitique tel qu'il a été défini par Freud. Ces deux matières, en réalité, se ressemblent et se complètent sinon que l'une s'est élaborée au cours de l'Antiquité, sur la base d'aventures vécues par des héros de l'époque ou par les dieux qui peuplent le ciel. Elle repose sur l'utilisation de l'allégorie, du symbole et de l'analogie pour dépeindre les divers conflits intérieurs auxquels les hommes sont confrontés, et la seconde sur l'utilisation des phénomènes inconscients tels que les rêves, les lapsus ou encore les actes manqués dans le but d'éclairer la psyché humaine. Chacune possède sa voie : l'imaginaire, avec tout ce que ce domaine comporte de situations les plus fantastiques, revient à la mythologie tandis que l'introspection et l'analyse sont du registre de la psychanalyse.
En raison des propos exprimés par l'auteur, on peut penser que sa "fantaisie" comme il l'appelle, est construite sur un mode narratif propre aux légendes, mettant en scène un personnage en proie à ses passions, et ce n'est qu'après avoir effectué un long parcours dans le dédale des rues de Pompéi qu'il finira par comprendre le sens de sa quête initiatique.
C'est pourquoi il me semble qu'il convient d'analyser la nouvelle de Jensen d'abord sous l'angle de la mythologie car, comme je le signalais plus haut, son inspiration et les moyens mis en œuvre pour décrire la démarche du héros semblent détenir de grandes similitudes avec le cadre et le style narratif des légendes gréco-romaines : tout d'abord les lieux qui sont tout chargés de l'histoire de cette époque. Mais aussi les événements qui rappellent presque mot pour mot la légende d'Orphée. Norbert Hanold, en se rendant à Pompéi, ne s'apprête-t-il pas à descendre aux Enfers pour aller à la recherche de celle dont il est tombé amoureux, et tenter de la sauver ?
Ce ne sont pas tant les détails de l'intrigue qui rappellent ce mythe que les différents symboles qui la traversent. Tout d'abord les lieux où se produisent les événements majeurs sont en quelque sorte le berceau des mythologies gréco-romaines. Ils se déroulent à Pompéi, ville qui a été ensevelie par l'éruption du Vésuve à l'époque romaine, en l'an 79. Le décor est donc planté et, par son aspect inchangé depuis cette catastrophe, il nous replace derechef dans l'univers de l'Antiquité qui fut une période si fructueuse en mythes à tel point qu'encore maintenant nous en sommes imprégnés.
Le héros, Norbert Hanold, jeune archéologue allemand, vivant probablement au début du siècle dernier (la nouvelle est publiée par Jensen en 1903), est hanté par un bas-relief représentant une jeune femme marchant d'un pas alerte et élancé qu'il a surnommé Gradiva : "celle qui s'avance". C'est en visitant un musée à Rome qu'il a découvert ce bas-relief et s'est aussitôt procuré un excellent moulage en plâtre qu'il a accroché au mur de sa chambre comme un souvenir précieux de son voyage en Italie. La description faite par l'auteur montre à quel point Norbert est tombé littéralement sous le charme de cette effigie :
Elle possédait quelque chose qu'on ne rencontre pas souvent dans les statues antiques, une grâce naturelle et simple de jeune fille, d'où venait cette impression qu'elle débordait de vie. Cela devait provenir sans doute du mouvement dans lequel elle était représentée. La tête légèrement penchée en avant, elle tenait un peu remontée de la main gauche la robe dont les extraordinaires petits plis ruisselaient sur elle depuis la nuque jusqu'aux chevilles, en sorte qu'on apercevait ses pieds chaussés de sandales. Le gauche était déjà avancé et le droit, se disposant à le suivre, ne touchait plus guère le sol que de la pointe des orteils tandis que la plante et le talon se dressaient presque à la verticale. Ce mouvement suscitait une double impression : l'aisance légère de la femme qui marche d'un pas vif, et parallèlement l'air assuré que donne un esprit au repos. Sa grâce particulière, elle la tenait de cette façon de planer au-dessus du sol tout en le foulant avec fermeté.
La vue de cette jeune femme l'a donc ébloui et bouleversé dès les premiers instants et l'on peut donc considérer que le jeune archéologue a été l'objet d'un véritable coup de foudre comme cela arrive dans la vie courante sinon qu'il s'adresse à une femme de pierre. L'histoire racontée par Jensen prend donc sa source à partir de cet événement qui va complétement chambouler la vie de Norbert et lui faire accomplir des choses qu'il n'aurait sans doute jamais faites sans la découverte de ce bas-relief. Cet état amoureux, quasi mystique, survenu brutalement comme une révélation, va déclencher en lui des réactions qui défient la raison. Il ne faut dès lors pas être surpris des impressions et des visions toutes plus irréelles les unes que les autres qui traversent l'esprit de Norbert et sont le reflet des représentations et des situations que les héros de l'Antiquité éprouvent aussi sans que le lecteur s'en étonne car il sait qu'elles correspondent à des symbolisations. L'auteur utilise ce mode narratif sans doute pour mieux décrire ce qui se passe dans l'esprit d'un homme touché par la grâce de l'amour, pour mieux faire entendre au lecteur cette passion superlative qui soudain s'empare d'un individu lorsqu'il rencontre l'image archétypique de la femme enfouie jusqu'alors dans l'inconscient et qui surgit devant lui comme par enchantement.
Intrigué par la démarche de la jeune pompéienne, il se met à observer les femmes dans la rue pour savoir si certaines d'entre elles donnent cette même impression lorsqu'elles avancent, mais il n'en trouve aucune. Outre d'autres traits qui ont été signalés dans le portrait, on peut d'ores et déjà affirmer que c'est cette façon de marcher qui a retenu l'attention de l'archéologue dès le premier regard, signe manifeste qu'il est tombé littéralement amoureux de cette image. On pourrait bien sûr y voir une tendance fétichiste mais il apparaît que cet attrait va bien au-delà de cette simple ressemblance physique. Il semble avoir subi un véritable envoûtement. Gradiva ne va d'ailleurs plus le quitter en esprit un seul moment lorsqu'il sera revenu de son voyage et même les mois suivants.
C'est un rêve particulièrement angoissant qui lui intime soudain d'entreprendre un nouveau voyage en Italie. Dans ce rêve il se trouve à Pompéi lors de l'éruption du Vésuve du 24 août 79 qui a enseveli la ville. Une véritable panique s'empare de tous les habitants qui courent dans tous les sens dans l'espoir de trouver un abri. A ce moment-là, il aperçoit la jeune pompéienne du bas-relief ce qui ne lui semble pas anormal, et contrairement aux autres habitants, elle avance d'une démarche conforme à celle représentée sur le moulage comme si de rien n'était, et que ce qui se passe autour d'elle ne la concernait pas. Elle poursuit son chemin et finit par tomber sur les marches d'un escalier menant à un temple. Il court alors jusqu'à elle et la trouve étendue sans respirer telle une statue puis, aussitôt recouverte d'une épaisse couche de cendre, elle disparaît de sa vue. C'est à ce moment-là que Norbert sort de son cauchemar, et il lui faudra un bon moment pour revenir à la réalité et se remettre de cette atroce vision.
Ce rêve nous renvoie également au mythe d'Orphée. Celui-ci perd Eurydice alors qu'elle est poursuivie par Aristée qui cherche à la violenter. Mais alors qu'elle court dans l'herbe pour échapper à son poursuivant, elle marche sur un serpent qui la pique et elle meurt de cette morsure. Le contexte n'est pas le même mais aussi bien l'atmosphère, l'époque que la similitude du destin de ces deux jeunes femmes soudain privées de vie et disparaissant aussitôt dans les entrailles de la terre, vient faire écho au cauchemar qui a marqué le jeune homme. Le rêve, on le sait, est une forme d'expression qui s'apparente d'assez près au récit mythologique. Ni l'un ni l'autre ne nécessitent de cohérence, ni de logique comme c'est le cas dans la vie réelle, car ce qui importe derrière toutes ces invraisemblances, c'est le sens caché qui se dégage à travers les symboles et révèle une vérité. Et ils n'ont de signification que si l'on analyse les faits selon des critères de correspondance en rapport avec tout le contexte et le stade d'évolution auquel est parvenu le sujet. Aussi bien dans le rêve que fait le jeune archéologue que dans le mythe d'Orphée, au-delà des situations et des événements qui peuvent varier, il existe cependant un grand nombre d'analogies susceptibles de relier l'un à l'autre. Hadès est le dieu des Enfers où est retenue Eurydice mais il est aussi le maître des mondes souterrains et, par conséquent celui qui régit les volcans. De même le serpent est un animal à sang froid qui vit dans les anfractuosité de rochers et s'apparente donc à l'univers souterrain. Dans cette perspective, il apparaît que le lien qui existe entre ces deux récits est assez flagrant
Aussitôt qu'il apprend la mort d'Eurydice, Orphée va se précipiter aux enfers pour tenter de faire remonter sa bien-aimée sur terre. Idem pour Norbert, encore sous le choc de ce rêve, qui décide aussitôt de partir pour l'Italie sous le prétexte d'approfondir ses études d'archéologie mais, en réalité, poursuivi par l'image de Gradiva qu'il a vue en songe. Ce dernier vient à point nommé pour lui rappeler qu'il faut agir maintenant sans quoi il risque bien de la perdre pour toujours. Une sorte de sixième sens lui dicte sa conduite et l'entraîne irrésistiblement vers Pompéi même s'il n'a pas encore conscience de la véritable raison de ce voyage, et ce n'est que plus tard, lorsqu'il se demandera ce qu'il fait à Rome au milieu de tous ces touristes, qu'il songera inopinément à retourner là où il est persuadé qu'il va retrouver la trace de celle dont l'image est désormais omniprésente en lui.
S'il était parti pour l'Italie sans avoir dans son for intérieur la moindre idée de ce qui l'y incitait, et s'il avait poussé jusqu'à Pompéi sans s'arrêter à Rome et à Naples, c'était sûrement pour chercher à retrouver sa trace.
En réalité, il avait été persuadé dès qu'il avait contemplé pour la première fois le bas-relief au musée dans une collection d'antiquités de Rome que l'endroit où se promenait Gradiva ne pouvait être que Pompéi. Sans doute parce que l'ancienne citée, figée depuis presque 2000 ans, est une image tout à fait comparable aux Enfers décrits dans la mythologie.
Le rapprochement entre le mythe d'Orphée et la quête pour le moins insensée mais motivée par l'amour que le jeune archéologue entreprend devient alors parfaitement compréhensible. Et toutes les péripéties qui peuvent donner à ce récit une tournure incohérente pour celui qui le lit au premier degré, se trouvent alors balayées si l'on interprète la nouvelle de Jensen d'un point de vue symbolique qui est le langage par excellence des mythes. Dans ces derniers les exemples ne manquent pas où les héros et les dieux sont le fruit d'hallucinations, peuvent passer d'un état à un autre comme par magie et posséder des pouvoirs qui n'existent pas dans la vie quotidienne. Autant d'allégories qu'il faut interpréter. La passion amoureuse vécue par Norbert transfigure son destin et le fait passer du monde terrestre au monde céleste, royaume des dieux. Et c'est pour mieux faire éprouver au lecteur ce sentiment unique et quasi divin ressenti par le héros à la vue de Gradiva que l'auteur emploie le langage poétique de la parabole qui donne à son récit une tournure fabuleuse. Si Orphée brave les enfers et l'inflexibilité d'Hadès c'est qu'il est, lui aussi, follement épris d'Eurydice. Et pour rejoindre son épouse il doit passer par toutes sortes d'épreuves initiatiques intérieures que ce lieu représente ! N'oublions pas que l'écrivain est avant tout un poète et que son cœur se trouve plus en adéquation avec l'univers des mythes qu'avec le monde de la logique et de la raison. On s'en persuade d'ailleurs aisément en lisant ses autres récits.
Le passage de Norbert à Rome sera en fait de courte durée. Ayant pris ses quartiers dans une auberge qui accueille également plusieurs couples en voyage de noce de même nationalité que lui, et dégoûté par le spectacle qu'ils lui infligent, il décide tout de go de partir le lendemain pour Pompéi alors même qu'il avait prévu de louer un appartement en ville pour avancer dans ses recherches archéologiques, mais le rêve dans lequel il a vu Gradiva le poursuit plus que jamais. Ce n'est pas bien sûr la raison qui le guide mais son inconscient. Comme Orphée, il part à la recherche de la jeune pompéienne car il y va du salut de son âme. Et s'il n'a pu supporter ce rêve de la Gradiva ensevelie sous les cendres du Vésuve, c'est qu'il craint de perdre à tout jamais celle qui éclaire le flambeau de son cœur. Pour l'instant elle est obscurcie par la perte de cet amour de jeunesse. Dans la seconde partie du récit, les choses s'éclaircissent lorsque le lecteur apprend que la Gradiva n'est en réalité qu'une amie d'enfance dont il était amoureux mais qu'il a dû, par la suite, abandonner pour des raisons que l'on ignore. On peut cependant émettre l'hypothèse d'un amour à trop forte connotation incestueuse qui a poussé le jeune homme à se détacher de son amie puis à refouler cette situation devenue par trop pénible et culpabilisante. Plus tard, il a reconnu dans la jeune femme du bas-relief certains traits de son amie, et il en a été profondément ému sans comprendre ce qui lui arrivait. Une relation d'amour anaclitique s'est aussitôt engagée entre lui et l'image de pierre, comme s'il retrouvait celle qu'il avait eu avec Zoé sans les interdits et la culpabilité que son surmoi faisait peser sur lui. Cette interprétation permettrait de mieux comprendre les reproches que lui fait Zoé-Gradiva lors de leur troisième rencontre dans la villa de Diomède :
Je me disais donc qu'il m'était apparu alors que tu étais devenu un homme insupportable qui, du moins en ce qui me concerne, n'avait plus d'yeux pour voir, plus de langue pour parler, plus de mémoire pour conserver, comme je l'avais fait, ce qui se rapporte à notre amitié d'enfance. Voilà pourquoi je ne ressemblais plus à ce que j'étais avant : lorsqu'il m'arrivait de te rencontrer ici ou là à une réception, et pas plus tard que l'hiver dernier, tu ne me voyais pas et je parvenais encore moins à te tirer une parole, en quoi d'ailleurs je n'étais pas traitée d'une manière spéciale puisque tu faisais exactement pareil avec tout le monde. J'étais pour toi transparente comme de l'air…
L'amour anaclitique tel que l'a défini Freud consiste à s'attacher à une personne qui rappelle l'amour maternel ou substitutif (une sœur, une cousine) mais cet amour que Norbert a développé pour Zoé a dû être contrarié en raison de certains interdits (tabou de l'inceste par exemple), notamment au moment de l'adolescence alors que l'individu est en quête de relations sexuelles. Du coup, il doit donc tout faire pour éviter de commettre - c'est sans doute ainsi qu'il a dû le vivre - un véritable sacrilège. Comment expliquer sinon les raisons obscures qui ont poussé Norbert, à un moment donné, à fuir Zoé, à la rayer plus ou moins de sa mémoire, à commettre un véritable déni alors même qu'il en était amoureux ? Mais un jour - tôt ou tard, tout déni finit par remonter à la surface dans des circonstances inattendues - à l'occasion d'une visite dans un musée à Rome, il reste médusé devant cette jeune pompéienne en raison de sa ressemblance foudroyante avec son ancienne amie d'enfance sans faire à ce moment-là le rapprochement car le conflit a été parfaitement refoulé et ne pourra émerger à sa conscience qu'après une longue descente aux Enfers. A l'instar d'Orphée, son âme est obscurcie, il a perdu tous ses repères jusqu'au jour où il tombe sur ce bas- relief. Un déclic se produit alors et il se demande pourquoi il trouve tant de charme à cette jeune pompéienne dont la démarche le fascine. Elle lui rappelle bien évidemment celle de Zoé mais il n'en a pas conscience. Ce qui lui vaudra des mois, des années même de purgatoire avant qu'il comprenne, après de multiples atermoiements, que la jeune pompéienne et Zoé ne font qu'une et qu'il a dû faire le deuil de son amie d'enfance car c'était un amour interdit. Pendant un certain temps il a pu transférer cet amour sur l'image d'une femme inanimée et inaccessible, il a pu, en quelque sorte faire, un remake anaclitique, d'où l'incompréhension et le scepticisme du lecteur lorsqu'il apprend que Norbert a rencontré Gradiva en chair et en os circulant de son pas alerte à travers les reliques mortuaires de Pompéi. L'auteur nous plonge en permanence entre la réalité et la fiction, entre l'affabulation et le réel, et si dans les premiers temps le récit semble décrire des événements de la vie quotidienne, il nous embarque peu à peu dans des situations extravagantes qui tiennent plus de l'univers onirique ou légendaire que de la réalité concrète. Gradiva, par son allure générale, et par certains traits physiques, représente la jeune fille qu'il a perdue, elle représente également la partie féminine de son âme (l'anima de Jung) ce complément qui lui manque, et qui constitue le ciment de l'amour et le retour à l'unité par l'union des contraires. L'auteur décrit d'ailleurs cette alchimie qui fait naître la passion amoureuse lorsqu'il évoque l'attrait du jeune homme pour la démarche de Gradiva : le nom que ce dernier lui donne signifie celle qui va de l'avant, et ce n'est pas par hasard si L'archéologue est touché par sa façon de marcher. Gradivus, le nom masculin de Gradiva, est habituellement attribué au dieu Mars décrit en mythologie comme une figure ardente, passionnée, combative, qui vit dans le moment présent, tout le négatif précisément de Norbert Hanold qui, lui, rêve sa vie, est tourné vers le passé (il est archéologue) et tout replié sur lui-même (il n'aime pas la société et il est constamment le jouet de ses illusions). La jeune pompéienne représente donc son idéal féminin. S'il l'a nommée ainsi, c'est qu'il a perçu dans son allure une femme bien plantée dans la réalité, (Sa grâce particulière, elle la tenait de cette façon de planer au-dessus du sol tout en le foulant avec fermeté), qui vit dans le présent et non comme lui dans les chimères et le temps révolu. Elle est donc celle qui va pouvoir le compléter, l'unifier, et devient à ses yeux la compagne indispensable. Voilà pourquoi il a été conquis par sa démarche et qu'elle est devenue irremplaçable. Mais l'interdit que son surmoi lui a infligé le plonge dans une telle confusion qu'il finit par prendre des vessies pour des lanternes, au point de confondre Zoé avec une image de pierre, c'est tout du moins la métaphore employée par l'auteur pour décrire le trouble qui l'envahit.
Il faut signaler aussi que Jensen, probablement sans en avoir conscience, fait des références constantes à la légende d'Orphée ce qui, bien-sûr, ne surprend pas dans le contexte qui est celui de Pompéi, mais ce n'est sans doute pas un hasard s'il a choisi de situer le déroulement de l'action dans un tel lieu ! Quelle autre citée que Pompéi peut le mieux rivaliser, par son atmosphère funèbre, avec les Enfers décrits par les Anciens. On observe même un contraste saisissant entre deux mondes qui alternent tout au long du récit ; d'un côté celui des vivants avec ses touristes, pour la plupart des couples en voyage de noce - ce qui, par contraste, souligne encore plus la solitude de Norbert et son désarroi face à sa quête impossible - qui prennent du bon temps et se décident à partir pour Capri, île du soleil et du farniente, et de l'autre, celui des morts et de la représentation d'un lieu infernal.
Ça-et-là, au fur et à mesure que l'on avance dans le récit, l'auteur fait apparaître de temps en temps, pour mieux nous convaincre que le jeune archéologue se trouve aux Enfers, quelques attributs symboliques appartenant à ce monde. Tantôt c'est une asphodèle, fleur consacrée à Hadès et Perséphone, accrochée aux pavés lisses et sombres de la ville, qu'il cueille pour l'apporter à celle qu'il aime, tantôt un papyrus, sceptre magique des déesses, emblème de triomphe et d'allégresse, qu'on offre aux dieux et aux morts, que Gradiva tient entre ses mains. D'autres attributs sont également présents pour symboliser les retrouvailles de l'homme avec son âme figurée par l'idéal féminin : le papillon en est un exemple, il est le produit d'une métamorphose dont les ailes en sont la finalité comme celles de l'âme qui, en s'élevant, atteint son ultime but.
La chrysalide est l'œuf qui contient la potentialité de l'être ; le papillon qui en sort est un symbole de résurrection.
C'est au moment où Norbert et Zoe se retrouvent dans la maison de Méléagre qu'apparaît ce papillon. Il illustre l'évolution de Norbert qui commence à comprendre que derrière l'image de la Gradiva se cache en réalité Zoe, cette amie d'enfance qu'il a délaissée mais qui est restée toujours présente dans son esprit en proie à la confusion comme une étoile dans la nuit. L'obscurité qui règne alors dans son âme commence à s'estomper et faire place à la lumière.
Si la majeure partie de cet ouvrage est conforme au récit du mythe d'Orphée, tout du moins dans sa symbolique et ses représentations, il n'en est pas de même du dénouement auquel l'auteur a sans doute souhaité apporter une touche finale heureuse, ce qui n'est bien sûr pas le cas dans la légende d'Orphée qui se conclut par la perte pure et simple d'Eurydice repartie pour toujours au royaume d'Hadès. Le héros trahit la promesse faite au dieu des Enfers de ne pas se retourner pour voir le visage de sa bien-aimée avant d'être revenu sur terre. Et s'il ne peut s'empêcher tout de même de le faire, c'est sans doute qu'il n'est pas convaincu de son amour, et c'est pourquoi, à la fin, il faillit dans son entreprise de la sauver des Enfers. Le même scénario se produit au début entre Gradiva-Zoé et Norbert. Certaines phrases prononcées par l'un et l'autre sèment la confusion dans leurs esprits en proie au questionnement si bien que leur relation se voit interrompue à plusieurs reprises au risque d'être brisée à tout jamais comme dans la légende. Cependant, la confiance finit par triompher. Norbert a enfin ouvert les yeux et ce n'est plus une asphodèle (fleur de la mort) qu'il apporte à Zoe mais des roses, symbole de l'âme et de l'amour réunis, qu'il a cueillies ce matin-là. Contrairement à Orphée et Eurydice, ils parviennent à sortir des Enfers sains et saufs et on les voit se diriger vers l'Auberge où Zoé et son père ont pris pension, signe de leur définitive réconciliation.
Cette étude a mis en évidence que l'auteur de cette nouvelle a réinterprété d'après ses expériences personnelles, le mythe d'Orphée. Cette remarque se confirme en lisant le supplément que Freud a ajouté à la deuxième édition de son interprétation de Gradiva :
Depuis lors, un ami a attiré mon attention sur deux autres nouvelles du même auteur, qui pourraient avoir une relation génétique avec Gradiva en tant qu'études préliminaires ou en tant qu'efforts intérieurs pour résoudre ce même problème de la vie amoureuse d'une manière satisfaisante du point de vue poétique. La première de ces nouvelles qui a pour titre Der rote schirm (le parapluie rouge), rappelle Gradiva par le retour de nombreux petits motifs tels que la fleur blanche des tombeaux, l'objet oublié (le carnet d'esquisse de Gradiva), mais avant tout par la répétition de la situation principale, l'apparition de la jeune fille défunte ou que l'on croit morte, dans l'ardeur du soleil de midi. Dans le récit le parapluie rouge, c'est une ruine de château délabré qui fournit le théâtre de l'apparition comme dans Gradiva ce sont les décombres exhumés de Pompéi.
Ces histoires qui entremêlent la femme aimée et la mort, dans des contextes qui ont des points communs avec les Enfers décrits dans les mythes, sont à l'évidence des thèmes orphéeiens dont l'auteur a su tirer parti avec beaucoup d'acuité. Le mythe d'Orphée, dieux des arts sous toutes ses formes, est le thème poétique par excellence qui n'a cessé de captiver les artistes. En ce qui concerne Jensen, il semble qu'il se soit inspiré de ce mythe profondément inscrit dans sa psyché après avoir vécu des expériences amoureuses pour le moins dramatiques. Il n'est pas inutile, dans ce contexte, de rapporter qu'il a connu une jeune fille, à l'âge des premiers amours, morte des suites d'une phtisie puis, par la suite, une autre femme, morte, elle aussi, dans des conditions qui ne sont pas connues. Après ces remarques, on ne saurait s'étonner que Jensen ait puisé son inspiration à la source même du mythe d'Orphée et qu'il a bu de cette eau sans même s'en rendre compte. Car tous les hommes sont peu ou prou porteurs d'un mythe qu'ils interprètent en fonction de leur vécu et de leurs impressions, et qu'ils reproduisent et renouvellent dans des productions artistiques pour le plus grand plaisir des autres. Dans un ouvrage publié récemment, auquel je renvoie le lecteur intéressé par ce sujet, J'ai analysé avec de nombreux exemples à l'appui l'impact que les mythes exercent sur l'imaginaire des hommes et sur leur destin. La nouvelle de Jensen en est un cas assez remarquable.
Pierre Delmas

Lire plus