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Roland Vasic

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Titre(s), Diplôme(s) : Diplôme d'Etat d'Educateur Spécialisé, Master 2

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AUTRES PARUTIONS

Staro Sajmište, un camp de concentration en Serbie, coordonné par Philippe Bertinchamps, éditions Non Lieu, juin 2012.

LES CONTRIBUTIONS DE L’AUTEUR

Vidéo

Dragoljub "Draža" Mihailović

Comptes-rendus d'ouvrage

Mihailović entre révolution et restauration. Yougoslavie 1941-1946

LES ARTICLES DE L'AUTEUR

VICTOR SERGE ET LE RENOUVEAU DU SOCIALISME

On ne saura oublier cet homme, quels que soient les courants, les tendances, les évolutions et orientations de l'Histoire et de la pensée. L'occasion du 120ème anniversaire de sa naissance permet de rappeler, en dépit et grâce à l'aspect conventionnel de cette manière de souvenir, la vie, l'œuvre de cette figure méconnue. Victor Serge (1890-1947) n'a cessé de faire preuve, durant l'entière première moitié du vingtième siècle, d'une véritable intelligence politique, d'un engagement peu commun. En alerte constante, il élabore, étaye, révise, vérifie une réflexion en prise avec l'évènement, exigeant envers lui-même, désireux de comprendre sans faux-fuyant. Militant politique, ouvrier, romancier, traducteur, poète, critique littéraire, on retient sommairement en France, l'épisode qui l'a vu associé à la "bande à Bonnot". Révolutionnaire proche de Lénine, Zinoviev, puis Trotski ; opposant, dissident, "hérétique" ; en relation avec Gorki, Souvarine, Gide, Lefeuvre, Rolland, Lazarévitch, Pierre Pascal (son beau-frère), Gramsci, Orwell, Martinet, Lukacs, Malraux, Istrati, Poulaille, Kazantzakis, Gorkin, Mounier et d'autres, il cultive de belles amitiés par-delà tout sectarisme. Il sera tout aussi indéfectiblement fidèle au mot d'ordre des anarchistes de sa jeunesse : "Ne pas parvenir." Régis Debray termine ainsi sa préface aux Carnets de Serge : "Voici un Maître d'actualité. "
"Il n'est peut-être pas plus difficile d'inventer un ordre humain, s'il est plus difficile de l'accomplir. Nous n'avons pas été des fous. Que nous ayons manqué du sens de la complexité, que nous ayons emprunté à la mécanique un déterminisme enfantin et à la bourgeoisie prospère un optimisme aveugle, j'en conviens. Notre erreur apparente fut de n'être ni retors ni sceptiques. Nous anticipions trop, en lignes schématiques, et le gribouillage des évènements a brouillé tous les schémas, un sanglant, un aberrant gribouillage […] Je ne me sens qu'humilié pour les gens qui perdent la tête parce qu'on est vaincus. Qu'y a-t-il de plus naturel et de plus inévitable que d'être vaincu, d'échouer cent fois, mille fois, avant de réussir ? Combien de fois l'enfant tombe-t-il avant de marcher ? Combien de navigateurs inconnus perdus en mer pour un Christophe Colomb qui, guidé par une erreur magnifique, aborde les terres nouvelles ? Il procédait d'une intuition colossale et juste, il errait à tâtons, il avait raison. Si ses nerfs avaient flanché comme les nerfs de son équipage, douze heures ou vingt minutes avant la découverte, il serait piteusement revenu par le chemin sûr de la vraie défaite et de l'oubli. D'autres seraient arrivés plus tard, pouvons-nous en douter ? Avoir des nerfs, tout est là. De la lucidité." Ainsi s'exprime le docteur Ardatov, un des personnages du roman "Les Derniers Temps " et qui représente en grande part l'auteur au moment de la débâcle en France en 1940. Il communique à la fois sa détermination à affronter la réalité, les conséquences des actes commis et la nécessité d'une perspective pour prendre encore à bras le corps l'état de fait présent : prolonger l'œuvre d'émancipation et se projeter sans faire fi de l'expérience, sans faire "table rase" à la manière des "totalitaires" (qu'il est un des touts premiers à dénoncer). L'attention toute particulière, inflexible, pour la dignité humaine, en aucun cas reléguée au bénéfice de quelque objectif politique que ce soit, y est exprimée avec force également.
A Bruxelles le 31 décembre 1890, Serge (qui écrit sous ce pseudonyme à partir de 1917) alias Victor-Napoléon Lvovitch Kibaltchitch nait de parents émigrés politiques russes. Léon, son père, d'origine monténégrine, avait été sous-officier de la garde impériale et eu partie liée avec les groupes révolutionnaires narodniki ("populistes") qui organisèrent l'assassinat du tzar Alexandre II en 1881. Sa mère avait des ascendants de petite noblesse polonaise. La situation de la famille à Genève, puis Bruxelles, est pour le moins précaire : le frère cadet de Victor, Raoul, meurt de malnutrition à l'âge de huit ans et demi. Adolescent, Victor s'inscrit aux Jeunes gardes socialistes. Il s'exprime en public la première fois quand éclate en Russie la révolution de 1905. Son instruction est dispensée principalement par ses parents. Ceux-ci guident ses lectures, il en découvre certaines seul : Shakespeare, Zola, Tchékhov, Nietzsche, Stirner, Kropotkine, Reclus parmi d'autres, des revues scientifiques également. Serge écrira plus tard : "La connaissance, pour moi, ne se séparait pas de la vie, elle était la vie même. "
Avec ses amis, Serge en vient à s'opposer au clientélisme, à l'électoralisme et au réformisme afférent de sa formation politique. Il adhère à l'anarchisme dans sa tendance individualiste. La France l'attire et il va d'abord s'installer à Lille. Ouvrier typographe, il traduit aussi de la littérature russe. De sa vie alors il dit : "L'anarchisme nous prenait tout entiers parce qu'il nous demandait tout. " Les actions illégales, vols, qualifiés de "reprise individuelle", se multiplient alors dans ce milieu. Critique à l'égard de ces pratiques, occupé surtout à écrire dans les journaux du mouvement et à promouvoir ses idées dans des débats, Serge et sa compagne sont confondus dans les activités de la bande à Bonnot (une vingtaine d'anarchistes belges et français qui attaquent des banques et cèdent à une violence croissante). Le procès de la bande a lieu en février 1913. Serge, qui refuse de se désolidariser, est condamné à cinq ans de prison. Captif de 1913 à janvier 1917, il écrit son premier roman : "Les Hommes dans les prisons" et s'adonne autant qu'il peut à la lecture.
La Première Guerre mondiale éclate alors que Serge est détenu à la prison de la Santé. Opposé au ralliement de nombre de socialistes et même d'anarchistes à l' "effort de guerre", il est expulsé dès sa libération. Il part pour Barcelone, participe aux luttes syndicales de l'été 1917 (qui conduiront à une insurrection rapidement réprimée) mais ne peut manquer de rejoindre la Russie en ébullition. Traversant la France où son interdiction de séjour court encore, il est arrêté en octobre, interné durant quinze mois en tant que "sympathisant bolchévik". En janvier 1919, il profite d'un échange de prisonniers entre la France et la Russie, rejoint ce pays via la Finlande en février. Rétrospectivement il jugera : "Nous sortons du néant, nous entrons dans le domaine de la volonté… Un pays nous attend où la vie recommence à neuf. "
Serge défend la direction donnée, imposée à la révolution par Lénine et les bolchéviks et se met au service de celle-ci. Il semble craindre le manque de vision et de détermination à la défendre de la part des autres groupes révolutionnaires. Adhérant au parti bolchévik en mai 1919, il n'en conserve pas moins ses relations avec anarchistes et socialistes-révolutionnaires, poètes et écrivains d'une Libre association philosophique, Volfila, qu'il caractérisera comme étant alors "le dernier club de la libre pensée. " Serge perçoit très rapidement les dérives autoritaires du nouveau pouvoir, notamment la nouvelle bureaucratie qui "colonise" les lieux de pouvoir. Toutefois il continue à promouvoir la révolution, par ses écrits dans différents journaux ou en participant aux divers efforts d'instruction populaire. Zinoviev le sollicite pour œuvrer au sein de la nouvelle Internationale communiste (fondée en mars 1919). Titulaire d'une fonction importante, refusant de se mettre en avant, il intercède déjà en faveur des victimes de la nouvelle police politique, la Tcheka. En 1919 encore, il participe aux combats pour la défense de Petrograd assiégée par les Blancs (Trotski mène les troupes communistes à la victoire). Serge défend alors le principe du "patriotisme de parti" (qu'il jugera funeste à partir de 1928). Il écrit en 1921 : "La dictature du prolétariat a dû appliquer en Russie une centralisation autoritaire de plus en plus complète. On peut, on doit le déplorer. Je ne crois malheureusement pas qu'on aurait pu l'éviter. " A la fin de sa vie il constatera : "le seul problème que la Russie révolutionnaire des années 1917-1923 n'ait jamais su poser est celui de la liberté. " Au moment de la répression de la révolte des marins et ouvriers de Cronstadt (février-mars 1921) qui dénoncent le régime économique du communisme de guerre ainsi que la dictature du parti bolchévik, "usurpateur et policier", Serge est en lien avec les cercles du pouvoir comme avec les opposants. Relevant l'empressement à réprimer et les mensonges d'une presse désormais aux ordres, il menace de démissionner mais en est dissuadé par ses amis. Abattu moralement (des problèmes familiaux l'affectent également), il participe tout de même au 3ème congrès de l'Internationale en juin 1921. Il y trouve la foule des délégués "prompte à l'admiration, paresseuse à la pensée". Dans la foulée il quitte la ville pour fonder et animer avec des proches une "Commune française de Novaïa-Lagoda". Après trois mois et l'échec de l'expérience, Serge décide de partir pour l'Europe centrale, convaincu que seule une extension de la révolution peut permettre de "sauver les acquis russes". Il arrive à Berlin à la fin 1921, toujours au service de l'Internationale (Komintern). Selon sa biographe Susan Weissman, Serge "pense qu'il est le premier à avoir utilisé ce terme ["totalitarisme soviétique"] en 1921 pour décrire le système stalinien qu'il voit émerger, au début de 1921, pendant le communisme de guerre. "
Arrivé clandestinement en Allemagne, il est stupéfait de constater la désintégration d'une société dont les conditions de vie matérielles sont toutefois encore supérieures à celles de la Russie soviétique. Il perçoit également la progression du national-socialisme, s'opposant à la direction de l'Internationale qui en sous-estime le danger (sera même tentée d'en tirer profit). Circulant entre Moscou et Berlin il s'évertue à empêcher nombre des mesures coercitives destinées à réduire toute voix divergente. Il doit quitter Berlin au lendemain de l'échec de la révolution d'octobre 1923. En novembre il est à Vienne d'où il apprend la mort de Lénine. Pendant son séjour de deux années dans la capitale autrichienne, il est attentif aux évènements en Russie soviétique ainsi que dans les Balkans (il côtoie des révolutionnaires bulgares et yougoslaves et prend part à la rédaction du journal La Fédération balkanique). Il étudie Marx et Freud, fréquente Lukacs et Gramsci parmi d'autres, prend parti pour défendre une littérature qui ne se soumette pas aux impératifs de la propagande (il ne limite pas ses relations aux seuls écrivains révolutionnaires mais échange aussi avec chrétiens et symbolistes notamment).
C'est en 1923 que Serge rejoint l'Opposition de gauche menée par Trotski. Ce groupe milite pour un effort d'industrialisation graduelle (mobilisatrice d'un prolétariat affaibli), un soutien réciproque des révolutions à venir dans les pays industrialisés, tout comme il dénonce la terreur et la bureaucratisation. En 1925, Serge décide de retourner en Russie. Il entend participer au combat pour sauver le parti de la dégénérescence provoquée par le nouveau leadership de Staline (ce dernier a écarté Zinoviev et Kamenev après avoir dénoncé Trotski comme "déviationniste petit-bourgeois"). Serge découvre aussi un "enfer social " (suicides en nombre, exploitation sexuelle, chômage, mendicité, abandon des enfants) à son retour dans la "patrie du socialisme". Trotski lui, entend respecter encore le "patriotisme de parti" et refuse de mener bataille publiquement. Serge l'approuve de ne pas avoir provoqué un coup de force. Il écrira en 1938 : "A aucun moment, les ouvriers révolutionnaires n'ont formé plus qu'une proportion négligeable des masses elles-mêmes. En 1920-1921, tout ce qui était énergique, militant, un tant soit peu socialiste dans la population laborieuse et parmi les éléments avancés de la paysannerie avait déjà été attiré par le Parti communiste… ce qui reste à l'extérieur n'est guère partisan de la transformation sociale. La chronologie est éloquente : ce sont les ouvriers non-membres du parti de cette époque, et dont deux millions adhèrent au parti en 1924, après la mort de Lénine, qui assurent la victoire de sa bureaucratie. " Membre de cette Opposition de gauche et engagé dans une activité de plus en plus risquée, il se situe toutefois en marge. Il critique le "patriotisme de parti", défend par principe le pluripartisme quand Trotski ne se prononce que pour "la démocratie dans le parti". A la date du dixième anniversaire de la révolution, de son point de vue, la "contre-révolution stalinienne" a déjà triomphé. L'Opposition de gauche se manifeste ouvertement pour la dernière fois à cette occasion (pour réaffirmer justement sa fidélité au parti, sic !) Elle est réprimée violement sur ordre de Staline. Ses membres sont exclus du parti. Certains se renient et rentrent dans le rang. Trotski qui s'y refuse est contraint à un premier exil en Asie centrale. Nombre de militants sont éliminés physiquement. Serge continue à s'exprimer (notamment à propos de l'abandon par Staline des révolutionnaires chinois) et est arrêté, en mars 1928, par le Guépéou (qui a succédé à la Tcheka en 1922). Il reste moins de deux mois en détention, sans aucun motif d'inculpation (lit et relit en particulier Dostoïevski). Il est libéré du fait de sa notoriété en France dans les milieux socialistes (où d'aucuns se sont détournés pour ne pas risquer de déplaire à Staline). Interdit de toute activité politique, confronté à un problème de santé dont il réchappe in-extremis, Serge décide, en cette année 1928, de devenir véritablement et pleinement un écrivain. Sa vocation s'entend : "comme un moyen de communion, comme un témoignage sur la vaste vie qui fuit à travers nous et dont nous devons tenter de fixer les aspects essentiels pour ceux qui viendront après nous. "
Aucun de ses livres n'est publié en Union soviétique (ce jusqu'en 1991) et ses conditions d'existence sont très précaires, autant à Moscou qu'à Leningrad. Il condamne la collectivisation forcée dans les campagnes et ses conséquences humaines dramatiques. Seul opposant de gauche en liberté (hormis Alexandra Bronstein la première épouse de Trotski et son ami l'Espagnol Andréu Nin), il défend la liberté, nécessaire politiquement et vitale à tous égards selon lui. L'ère des procès staliniens menés par le procureur Vychinski (qu'Hitler prendra pour référence) débute à la fin des années vingt : "Ce sont d'étranges procès où les accusés s'accusent plus qu'on ne les accuse, allant, dans leur zèle de flagellation, jusqu'à l'énormité flagrante. " Staline élimine aussi l'Opposition de droite et systématiquement tout individu et groupe supposés menacer son pouvoir. "Par un coup de force perpétré dans le parti, l'Etat-parti révolutionnaire devient un Etat-policier-bureaucratique, réactionnaire, sur le terrain social créé par la révolution. […] Le marxisme des plates formules élaborées par les bureaux se substitue au marxisme critique des hommes pensants. Le culte du chef s'établit. Le "socialisme dans un seul pays" devient le cliché passe-partout des parvenus qui n'entendent que conserver leurs privilèges. Ce que les oppositions ne font que percevoir avec angoisse, c'est qu'un nouveau régime se profile, le régime totalitaire. La plupart des vieux bolchéviks vainqueurs de l'opposition trotskiste, les Boukharine, Rykov, Tomski, Rioutine, quand ils s'en aperçoivent, sont pris d'épouvante et passent eux-mêmes à la résistance. Trop tard. " Surveillé par la police, par des colocataires-espions, Serge et sa famille sont livrés à un harcèlement incessant (Liouba son épouse en perdra la raison, son beau-père Roussakov, vieux révolutionnaire, mourra des privations provoquées par le Guépéou). Serge fait même parvenir clandestinement, en février 1933, une lettre-testament à ses amis de Paris, Magdeleine et Maurice Paz, Jacques Mesnil et Marcel Martinet. Il s'attend à être arrêté à tout moment et entend témoigner encore, obtenir aussi un soutien pour les siens en cas de disparition. En effet il est mis aux arrêts six semaines plus tard. Dans le texte expédié à Paris, il a formulé l'impératif de défendre trois principes cardinaux : défense de l'homme (respect des droits de l'homme y compris pour les "classes ennemies" ; condamnation de la peine de mort) ; défense de la vérité (condition de santé intellectuelle et morale) ; défense de la pensée. Sur ce dernier point il écrit : "Je tiens que le socialisme ne peut grandir dans l'ordre intellectuel que par l'émulation, la recherche, la lutte des idées ; qu'il n'y a pas à craindre l'erreur toujours réparée avec le temps par la vie même, mais la stagnation et la réaction ; que le respect de l'homme sous-entend pour l'homme le droit de tout connaître et la liberté de penser. Ce n'est pas contre la liberté de penser, contre l'homme, que le socialisme peut triompher, mais au contraire, par la liberté de penser en améliorant la condition de l'homme. "
En mars 1933, Serge est de nouveau arrêté, incarcéré à la Loubianka (siège à Moscou de la Tchéka, du Guépéou ensuite, et des services qui se succèderont : NKVD, KGB), puis dans une "prison secrète", avant d'être condamné pour "menées contre-révolutionnaires" à trois années de déportation à Orenbourg. Il parvient là en juin avec son fils Vlady et son épouse qu'il décide de renvoyer à Leningrad tant les conditions de vie sont difficiles. Dans cette ville entre Russie et Kazakhstan sont relégués les opposants de premier plan. Parvenant à rester en contact avec ses amis parisiens, il est modestement ravitaillé et informé de la diffusion en France de ses trois premiers romans et d'un essai "L'an 1 de la Révolution russe". Affamé et malade, Serge est l'objet de chantage et de pressions constantes de la part du Guépéou. Il est tardivement admis à l'hôpital fin décembre 1934 - Kirov vient alors d'être assassiné, selon toute vraisemblance sur ordre de Staline de qui il serait devenu un rival sérieux. Une campagne répressive sans précédant est déclenchée : la "grande terreur" suivie deux ans plus tard des "procès de Moscou". Serge est certainement sauvé grâce à sa notoriété et ses liens à Paris. C'est d'abord Romain Rolland qui lui permet de subvenir à ses besoins (indirectement et presque ironiquement, puisque la saisie par le Guépéou des manuscrits que Serge a convenu de lui faire parvenir, donne lieu à compensation financière par le service postal) et avec d'autres, le sauve du déchaînement de cette "grande terreur". Un comité Victor Serge est créé, très actif autour des Paz, de Léon Werth et de Boris Souvarine. Le comité interpelle, en 1935, les participants au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture dominé par le Parti communiste. Gide et Malraux permettent l'expression du soutien à Serge contre les manœuvres de la délégation soviétique (Gide commence tout juste à porter un regard critique sur les autorités soviétiques, ce qui le conduira à la rupture après son voyage en Union soviétique). Rolland va rencontrer Staline et plaide la cause de Serge. Il obtient son expulsion et très certainement, le sauvetage de sa vie, arguant d'une perte de prestige en cas de persécutions aggravées de l'écrivain. Début avril 1936, Serge est autorisé à quitter Orenbourg pour Moscou. Il réussit à y retrouver sa femme et sa fille Jeannine née pendant son hospitalisation. Ses amis en Occident obtiennent un permis de séjour de l'ambassadeur de Belgique. Serge manque de récupérer une bonne part des manuscrits qu'il comptait publier. Avec sa famille il quitte l'Union soviétique et arrive en Belgique en mai.
A Bruxelles, Serge n'est pas autorisé à exercer une activité politique. Il passe outre car entend témoigner encore à propos de la situation en Union soviétique. Souvarine est quasiment le seul intellectuel à le soutenir en ce sens, alors que les communistes exercent toutes sortes de pressions à son encontre, l'empêchant notamment de publier et diffuser ses écrits. Le 11 juillet 1936, son passeport lui est retiré, sa nationalité soviétique de même. Les membres de sa famille en Russie, bien que n'ayant aucune activité politique, sont déportés et menés à tous disparaître. Fin octobre, Serge part pour Paris et crée un Comité pour l'enquête sur les procès de Moscou et pour la défense de la liberté d'opinion dans la révolution. Il reprend aussi sa correspondance avec Trotski, expulsé en 1929, pour constater l'approfondissement de leurs divergences. Déplorant le sectarisme du "Vieux" et de son entourage qui entendent fonder une 4ème Internationale, il lui fait savoir : "Il n'y a pas de question plus urgente que celle de décider si nous, au milieu des persécutions et de la répression, nous allons dénier à nos compagnons de cellule les droits d'expression que la bureaucratie nous refuse à tous… Je vous écris tout cela parce qu'on m'a dit qu'en la matière, vous vous opposiez à toute collaboration avec l'ensemble des partis et des groupes. " Serge écrit beaucoup, en particulier avec le dessein d'entretenir la mémoire de ses compagnons victimes de la terreur stalinienne. Celle-ci s'exerce en Union soviétique, mais aussi à l'encontre de nombreux militants partout dans le monde. Certains sont rappelés à Moscou pour y être éliminés. Les "oppositionnels" sont plutôt exécutés sur place.
Serge est attentif au comportement des "cercles trotskistes", pour déplorer leur rejet croissant de toute vue divergente, leur prétention avant-gardiste et leur éloignement patent de toute base sociale. Il poursuit sa réflexion : il faut impérativement concilier intransigeance et respect des opinions. L'impasse est dans la confusion du marxisme "avec une foi, puis un régime, une double intolérance par conséquent. " Il appelle de ses vœux "une intransigeance combative, contrôlée par une rigueur aussi objective que possible et par une règle absolue de respect d'autrui, - de respect de l'ennemi même. " Les échanges critiques concernent également l'analyse du Front populaire en France et de la Guerre civile espagnole. Trotski conçoit les deux évènements comme inaugurant une révolution déjà en marche. Serge pense au contraire qu'il s'agit d'un "réveil" des luttes sociales après une période d'apathie consécutive à la guerre et aux révolutions avortées en Europe. Il considère, lui, le Front populaire comme un cadre rendant possibles luttes et conquêtes nouvelles avec le soutien de la classe moyenne. On peut lire dans ses Mémoires : "Ni Blum ni le vieux Bracke, étonnant d'énergie à soixante dix ans, avec son profil nietzschéen et ses lunettes batailleuses, ne voyaient que la doctrine de l'unité socialiste n'est plus que duperie quand il s'agit de l'unité avec un parti ouvrier totalitaire dirigé et financé de l'étranger par un gouvernement absolu. Plusieurs fois, il nous sembla que cette unité mensongère allait se réaliser, ouvrant la porte aux crimes et aux aventures. "
Les vues de Trotski et Serge divergent également à propos de la Guerre d'Espagne. Le premier fustige le P.O.U.M (petit parti communiste antistalinien actif en Catalogne) ainsi que les anarchistes et anarcho-syndicalistes comme étant de quasi-contre-révolutionnaires. Serge défend ces formations et leur participation au gouvernement de la Généralité de Catalogne de manière à exercer une influence vitale "de l'intérieur" et permettre d'armer les masses. Il juge indispensable de mener la lutte au sein d'un rassemblement social étendu et non en tant qu'élite autoproclamée et doctrinaire. Les trotskistes n'auront de cesse alors de le dénoncer comme "centriste" et "moraliste". En 1939, Serge rompt avec Trotski et les siens. Il écrit dans ses Mémoires : "Le socialisme doit aussi se renouveler dans le monde présent et […] ce doit être par l'abandon de la tradition autoritaire et intolérante du marxisme russe du début de ce siècle. Je me souvenais contre Trotski lui-même d'une phrase étonnante de perspicacité qu'il écrivit en 1914, je crois : "Le bolchévisme pourra être un bon instrument de conquête du pouvoir, mais il révèlera ensuite ses aspects contre-révolutionnaires…" […] Notre mouvement d'opposition en Russie n'était pas trotskiste, car nous n'entendions pas l'attacher à une personnalité, étant précisément en rébellion contre le culte du Chef. […] Il m'apparaissait que notre opposition avait eu à la fois deux significations contraires. Pour le plus grand nombre, celle d'une résistance au totalitarisme au nom des aspirations démocratiques du début de la révolution ; pour quelques-uns de nos dirigeants vieux bolchéviks, c'était par contre une défense de l'orthodoxie doctrinale, qui n'excluait pas un certain démocratisme tout en étant foncièrement autoritaire. " Serge et ses amis multiplient les activités concrètes de soutien aux "persécutés d'Espagne", victimes de la brutalité des troupes de Franco et des affidés de Staline. La gauche du parti socialiste, les Britanniques de l'Independent Labour Party, les Hollandais du Parti socialiste-révolutionnaire sont à ses côtés : "La conscience ne veillait que dans les partis minoritaires de gauche et chez des hommes isolés. La "grande politique", qui n'était souvent qu'une politique aveugle et basse, paralysait les grandes organisations. "
La défaite de juin 1940 et l'approche des troupes allemandes contraignent Serge et les siens (Liouba est hospitalisée dans un établissement psychiatrique du sud de la France, Serge vit avec ses enfants Jeannine, Vlady et une nouvelle compagne, Laurette Séjourné, rencontrée à Paris) à prendre les routes de l'exode. Le 14 juin, il a décidé de quitter Paris. Le petit groupe se dirige vers le sud pour atteindre Marseille, non sans avoir été déçu du peu d'hospitalité de prétendus amis. Dans son roman "Les Derniers temps" évoqué plus haut, il avance : "Notre impuissance ne peut être compensée ni par la rhétorique révolutionnaire ni par l'esprit de sacrifice. La révolution espagnole était perdue d'avance, les grèves de mai 36 perdues d'avance malgré l'apparente victoire, le Front populaire se trahissait d'avance, les démocraties européennes, tendres mères des fascismes, étaient battues d'avance par les machineries totalitaires ; et celles-ci sont également vaincues, vaincues par les vaincus et par des machineries industrielles et pensantes, l'américaine et la russe, qui reprendront malgré elles l'acquis des nazis et l'associeront à la fois à la mentalité démocratique anglo-saxonne et à l'esprit encore imprévisible d'une immense révolution bouillonnante de contradictions… Dans tout ceci, les grains de conscience sont précieux ; ne nous sous-estimons pas ! Il s'agit de l'ascension ou de la chute de l'homme ! Orgueil plutôt, cela soutient, à la condition toutefois que ce soit de l'orgueil sans contentement de nous-mêmes et sans souci des apparences. " Un contact pris avant-guerre aux Etats-Unis avec Dwight MacDonald est relancé par Serge. Le directeur de Partisan Review, revue littéraire de gauche, organise le Fonds de secours de Partisan Review pour les écrivains et les artistes européens. Nancy l'épouse de Dwight écrit au consul américain à Marseille, le 20 juillet 1940, afin d'obtenir l'accueil à New York de Serge et de sa famille. Serge est sans aucune ressource à Marseille et n'obtient pas de visa américain. Une autre organisation, le Centre américain de secours, dirigée par Varian Fry, entreprend depuis Marseille, à partir d'octobre 1940 (et ce jusqu'en juin 1942), le sauvetage de centaines de réfugiés antinazis, juifs et non juifs menacés. Cet engagement compte parmi les toutes premières actions de la Résistance en France. Une villa nommée "Air-Bel" est mise à disposition des fugitifs. Serge et les siens y sont accueillis parmi les premiers. André Breton arrive ensuite, ainsi que d'autres personnes en attente de visa. Fin janvier 1941, Serge doit quitter la villa après des intrigues des communistes français visant à compromettre le Centre comme trotskiste. Ceci nuit au travail de Fry auprès des autorités françaises et de l'ambassade américaine. Serge parvient toutefois à obtenir assez rapidement un visa mexicain grâce aux MacDonald et à Gorkin (secrétaire international du P.O.U.M.) depuis Mexico. Le refus d'un document par l'administration américaine est motivé par l'ancienne appartenance de Serge au Parti communiste. Il aurait préféré de beaucoup ce nouvel (quatrième) exil aux Etats-Unis. Serge voit encore Malraux (qu'il critique sévèrement pour son soutien aux staliniens en Espagne), avant de quitter le continent européen en compagnie de Vlady (Jeannine est hébergée chez des amis à Pontarlier non loin de la frontière suisse et pourra rejoindre son père et son frère avec Laurette en mars 1942), les Breton, Claude Lévi-Strauss et le peintre Wilfredo Lam entre autres, le 25 mars 1941. Il constate : "Nous ne sommes pas tellement des vaincus. Nous ne sommes vaincus que dans l'immédiat. Nous avons apporté dans les luttes sociales un certain maximum de conscience et de volonté de beaucoup supérieur à nos propres forces… Nous avons tous quantité d'erreurs et de fautes derrière nous parce que la démarche de toute pensée créatrice est vacillante et trébuchante. Cette réserve faite, qui appelle les examens de conscience, nous avons eu étonnamment raison. Nous avons souvent vu clair, avec nos petits journaux de rien du tout, là où les hommes d'Etat pataugeaient dans la sottise bouffonne et catastrophique. Nous avons entrevu les solutions humaines à l'histoire en marche. Et nous avons su vaincre, il ne faut jamais l'oublier. Les Russes et les Espagnols parmi nous savent ce que c'est que de prendre le monde en main. […] Cette expérience ne sera pas perdue. […] Vaincus, oui, mais avec des âmes fortes, nous sommes en pleine attente. "
Serge et son fils, via la Martinique sous administration vichyste, la République dominicaine, Haïti et Cuba, parviennent à Mexico le 4 septembre 1941. Outre-Atlantique, les deux hommes (Vlady adolescent a commencé à dessiner et deviendra peintre) s'engagent dans le groupe Socialismo y Libertad. Les menaces des services soviétiques se répètent (le NKVD a assassiné Trotski au Mexique le 20 août 1940). Serge écrit beaucoup, correspond (notamment avec Orwell qui veut publier en anglais les Mémoires d'un révolutionnaire), analyse les développements de la guerre en Europe et étudie la psychologie et l'anthropologie. Il avance en 1944 : "Je suis enclin à penser que le sort de l'Europe ne pourra se décider que lorsque le totalitarisme stalinien aura été limité ou détruit par les nouveaux conflits qu'il ouvre nécessairement. " Selon lui, le stalinisme dévoie également les mouvements anticoloniaux en les limitant à un combat anti-impérialiste faisant fi de la lutte même pour le socialisme : les Mao ou les Tito "cyniques et convaincus […] seront "révolutionnaires" ou "contre-révolutionnaires" - ou les deux choses à la fois - selon les ordres qu'ils recevront, et capables de faire volte-face d'un jour à l'autre. " Au sortir de la guerre et étudiant les problèmes économiques, il fait remarquer : "La prochaine révolution européenne se déroulera sur le terrain de l'économie planifiée. Il ne s'agira plus de savoir si on est pour ou contre un capitalisme étranglé […] mais de savoir comment on traite la question du management. Pour qui ? Au bénéfice de qui ? […] La catégorie des managers aura tendance à se cristalliser en classe et à monopoliser le pouvoir. " S'agissant du socialisme auquel il est fidèle, il fait un rappel historique et alerte : "Le socialisme n'a pu croître que dans la démocratie bourgeoise (dont il fut en grande partie le créateur). Si par inconscience, manque de cadres instruits et courageux, corruptibilités diverses, il se met à la remorque du stalinisme "révolutionnaire" (révolutionnaire, dans la mesure où l'économie planifiée l'est encore par rapport au capitalisme traditionnel - et c'est une faible mesure, vu l'évolution du capitalisme tout entier vers la planification-collectivisation), il abdique et succombe, inévitablement broyé et déshonoré. Sa seule chance de vie et de victoire est dans l'intransigeance vis-à-vis du totalitarisme stalinien, par le maintien d'une doctrine de démocratie et d'humanisme (excluant la pensée dirigée) ; et vis-à-vis du conservatisme capitaliste, dans le combat pour le rétablissement des libertés traditionnelles redevenues révolutionnaires. "
Serge observe également au travers des mutations du capitalisme, le rôle d'une classe moyenne en développement et le fait que la classe ouvrière ne saurait être "acteur unique de l'histoire". A la manière d'un Fernand Pelloutier, Serge a toujours considéré en premier lieu la situation réelle, les intérêts et la promotion véritable du prolétariat ("J'entends par ouvrier quiconque travaille à gages ; mieux encore quiconque intellectuellement ou physiquement bien armé, doit implorer du capital le moyen d'utiliser ses facultés ") sans verser dans l'ouvriérisme.
Au Mexique, Serge fréquente entre autres Marceau Pivert, Jean Malaquais, Herbert Lenhof un psychanalyste et Julian Gorkin. Il est en compagnie de ce dernier le 17 novembre 1947, une heure avant de mourir, officiellement d'une crise cardiaque, dans un taxi. Des campagnes de presse diffamatoires orchestrées de Moscou ("Serge est un agent nazi"), des menaces et agressions physiques, coups de feu sur lui et son fils dans la rue ont accrédité l'hypothèse d'un nouvel assassinat (Vlady notamment le pensait), sans que cela n'ait pu être confirmé. Enfin, quelques temps après la fin de la guerre, Serge s'était montré désireux de rentrer en France. Il avait encore sollicité Malraux en ce sens six jours avant de mourir. Serge est inhumé de façon anonyme parmi des réfugiés espagnols à Mexico.
La faible notoriété de Victor Serge s'explique certainement en partie par son irréductibilité à un courant de pensée constitué, figé en doctrine et qui aurait entretenu sa figure de façon dogmatique. La pensée critique de Serge était encore à l'œuvre, en évolution, avant qu'il ne disparaisse. Ses contacts, sa correspondance témoignent de ce travail, de cette constante maturation. Son attachement au socialisme est indéfectible quoi qu'il en soit (on songe pour cette raison et pour bien d'autres à Albert Camus "de gauche malgré lui et … malgré elle"). On ne peut manquer de relever les fondements éthiques et les orientations spirituelles de sa pensée dans les années quarante, perceptibles aussi auparavant. On retiendra également sa capacité à élaborer une critique précoce et complète du, pour lui, des totalitarisme(s) sans pour autant négliger la poursuite d'une réflexion pratique combinant émancipation individuelle et collective. Il veille pour cela à concilier en permanence intransigeance et tolérance.
"Le cap est de bonne espérance", ainsi Serge achève-t-il un poème dans lequel il rend hommage à certains de ses compagnons après avoir rappelé le sort tragique de la plupart.


BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE :
De Victor Serge :
• Essais : Mémoires d'un révolutionnaire et autres écrits politiques (1908-1947) (Les Anarchistes dans la révolution russe (1921), La Ville en danger : l'an 2 de la révolution(1924), Lénine, 1917 (1925), Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression (1925), Vie des révolutionnaires (1930), Destin d'une révolution : URSS 1917-1937 (1937), Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 2001.
Carnets, Julliard, Paris, 1952 ; réédition par Actes Sud, Arles, 1985.
• Romans : Les révolutionnaires (rassemble cinq romans : Les hommes dans les prisons, Naissance de notre force, Ville conquise, S'il est minuit dans le siècle, L'affaire Toulaév), Le Seuil, Paris, 1967.
Les derniers temps, Cahiers rouges Grasset, Paris, 1951.
Les années sans pardon, Petite collection Maspero, Paris, 1971.
Le tropique et le nord, La Découverte / Poche, Paris, 2003.
Autres :
• Camus Albert, L'homme révolté, Editions Gallimard, Paris, 1951
• Istrati Panaït, Vers l'autre flamme, Rieder, Paris, 1929 (Serge a écrit la deuxième partie de l'ouvrage, intitulée Soviets 1929 et publiée sous le nom d'Istrati, lequel a fréquenté et s'est lié à Serge lors de ses voyages en Union soviétique de 1927 à 1929. Boris Souvarine en a aussi écrit la troisième partie toujours publiée sous le nom d'Istrati)
• Orwell Georges, Hommage à la Catalogne, Editions Ivréa, Paris, 1982 (traduction de Homage to Catalonia, publié en 1938)
• Souvarine Boris, Staline, Plon, Paris, 1935 (réédité aux Editions Ivréa, Paris, 1985)
• Weissman Susan, Dissident dans la révolution, Victor Serge, une biographie politique, Editions Syllepse, Paris, 2006 (traduit de l'ouvrage anglais de 2001)

Signature :
R. Vasic

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Courrier de Mihailovic à Laval, 2 mai 1942

Courrier adressé par Dragoljub dit Draza Mihailovic à Pierre Laval, nouveau président du Conseil (de l'État français dirigé par Pétain), daté du 2 mai 1942 et conservé aux Archives de l'Institut d'Histoire Militaire, à Belgrade en Serbie (Archives du gouvernement en exil du Royaume de Yougoslavie, AVVI, EMV, 251-1-26). Cette lettre vient après une autre, adressée à Pétain quelques jours auparavant (traduite et publiée également sur ce site). Elle indique notamment le " rapport à la France " entretenu par nombre d'officiers yougoslaves avant-guerre et par Mihailovic dans son mouvement de résistance (référence à De Gaule également), ainsi que l'hostilité foncière au nazisme et à la collaboration de la part de Mihailovic.

"A peine ai-je appris que mon salut et mon message au Maréchal Pétain était parvenu par la poste clandestine à bon port, que j'ai entendu également, depuis les montagnes serbes, la nouvelle qui a résonné douloureusement dans le monde entier, selon laquelle, vous êtes devenus, au nom de la France, le collaborateur d'Hitler.
Cette information funeste a eu l'effet d'une explosion mortifère ; elle visait à affecter tous les fondements historiques de l'humanité dans l'âme du peuple français ainsi que celle des autres peuples européens soumis, d'endommager tout sentiment de dignité et de culture et de tuer toute foi dans l'histoire de la France et l'esprit français. Oui, cette voix funeste a fait savoir dans le monde entier, qu'une simple bataille perdue se transformera, par votre collaboration, en catastrophe morale éternelle pour la France. Et pour que cette aberration de votre décision puisse être perçue avec encore plus d'éclat, vous avez annoncé votre collaboration avec Hitler au moment même où les officiers et le peuple allemands commencent à dénoncer cette même collaboration, quand Hitler, au lieu de l'enthousiasme du programme et de la victoire, annonce à son peuple son véritable programme meurtrier - en transformant la loi, la justice et le pouvoir au travers son caprice et sa volonté folle, en tuant en masse de manière à abolir le discernement de ses officiers et de ses soldats, s'agissant d'une guerre déjà perdue par l'Allemagne.
Sur la base du choix de ce moment, je crois, Monsieur Laval, que votre décision n'a rien d'une solution normale et rationnelle, mais manifeste plutôt une idée fixe instinctive et issue d'une tare personnelle, car cela n'aurait pas été possible à exprimer devant le peuple français libre, et que vous profitez de son malheur pour lui infliger cela.

Personne, jamais, dans l'histoire du peuple français, n'a autant été aux antipodes de l'esprit et des impulsions françaises, que vous et votre collaboration avec Hitler. Mais, si vous vous réjouissez de votre perversion, qui fait que vous n'avez pas à consulter le peuple français selon son droit et sa volonté, ayez au moins le courage de lui dire la vérité sur ce que sont " les grandes œuvres humaines " d'Hitler, qui vous enthousiasment et vous conduisent à collaborer avec lui, tout cela au nom de la France! Il vous faut dire ouvertement :
1.Hitler a ravagé presque tous les peuples paisibles d'Europe - moi en tant que son collaborateur, je le rejoins pour achever son idéal de création d'un " peuple dominant " et de " peuples soumis ", comme l'ont fait Mussolini, Antonescu et Quisling qui bénéficient déjà de sa cravache de maître.
2.Hitler avec la Gestapo a étouffé dans son peuple tout respect de la personne et des biens, ainsi que toute réaction humaine - j'en ferai de même avec le peuple français, de manière à tuer à jamais son esprit traditionnel, cet esprit qui a toujours donné du courage et de la vigueur aux autres peuples européens.
3.Hitler a, non seulement brûlé les villages, tué des innocents, femmes, enfants, mais aussi ravagé des régions entières par des expéditions criminelles - je poursuivrai cette œuvre originale et partagerai cette gloire avec lui, comme l'a fait déjà le Croate Pavelic.
4.Hitler est le fondateur d'un pillage organisé en Europe - je poursuivrai la même œuvre en dehors de l'Europe également car j'ai pris du retard.
5.Hitler s'est enlisé dans les marais russes, brisé les dents contre la peau de l'ours, a perdu de son arrogance face au sourire du paysan russe - je vais pousser le peuple français à le secourir car je vois qu'il s'épuise déjà dans une mer de sang !

Dites ouvertement et sincèrement au peuple français que l'œuvre monstrueuse d'Hitler vous encourage à la collaboration et que vous aurez la possibilité de transformer votre appétit criminel en banquet démoniaque.
Quand vous pourrez dire ces vérités au peuple français - regardez le alors en face et vous verrez dans chacun le visage de De Gaule !
Ainsi vous verrez, je crois, la réponse sans un mot et vous constaterez que l'esprit français n'est pas mort et que vous ne pouvez pas le tuer.
Au nom de l'amour et du respect que le peuple serbe cultive à l'égard du peuple français, je vous invite à considérer de façon ultime que votre voie - la voie de la France vers une nouvelle guerre catastrophique, que votre adhésion à Hitler conduit le peuple français vers la guillotine de droit promise à Hitler, que votre collaboration à l'action sanguinaire et barbare d'Hitler est une profanation de l'esprit français pour des siècles !
Si vous aviez le courage de tout énoncer honnêtement au peuple français et d'obtenir son assentiment à la collaboration et la réalisation du plan démoniaque d'Hitler, alors je vous appellerais et vous crierais :
" Venez, selon la volonté du peuple français de collaborer avec Hitler, mettre le feu à ce qui reste des villages et de la campagne serbes. Venez détruire ce qui reste de Belgrade et achevez ainsi l'œuvre d'Hitler. Venez et continuez à fusiller les écoliers, les femmes et les personnes âgées comme les expéditions des bandits d'Hitler l'ont entrepris. Venez poursuivre le pillage des maisons serbes que les bandits d'Hitler ont commencé à vider. Venez dans nos montagnes et forêts où je vous accueillerai personnellement avec mes colosses, non pas pour me battre avec vous et le peuple français, mais pour nous en remettre à vous, pour nous rendre, pour que vous nous tuiez et punissiez d'avoir aimé sincèrement et fidèlement la France, cru dans la grandeur de son esprit et défendu son héritage - la liberté ! Venez alors, car notre mort signifiera également la mort de tous les idéaux humains !"

Général Mihailovic

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Courrier de Mihailovic à Pétain en avril 1942

Courrier adressé par Dragoljub dit Draza Mihailovic à Philippe Pétain, chef de l'État français, à la fin avril 1942 (peu après la nomination de Pierre Laval à la présidence du Conseil sur exigence allemande), conservé dans les Archives de l'Institut d'Histoire Militaire, à Belgrade, en Serbie (Archives du gouvernement dans l'émigration du Royaume de Yougoslavie, AVVI, EMV, 251-1-26)



Mon cher Maréchal,
L'Amour du peuple serbe pour la France n'a jamais été moindre que celui qu'il se porte à lui même. La défaite de la France a aussi été une défaite pour le peuple serbe. Votre chute a signifié aussi la notre. D'instinct, dès ce moment, notre peuple a été conscient de sa défaite et a décidé de ne pas l'attendre honteusement. Chez nous comme chez vous, certains ont cru que la convoitise bestiale des maniaques se transformerait en charité - que par la voie de l'humiliation et de la honte des sacrifices (matériels) seraient épargnés à la population - en substituant à la mort une vie de honte. Face à la mâchoire du dragon, qui a englouti presque tous les peuples d'Europe, il n'y avait pas de compassion, et celui qui n'y a pas cru plus tôt, s'en aperçoit à présent, car les Allemands n'ont pu que l'en convaincre.
Vous êtes le grand maréchal du grand peuple français, et je juge qu'en réalité vous ne souhaitez pas, par votre triste rôle aujourd'hui, prolonger durablement le triste destin de votre peuple. Au contraire moi je crois en ces idées, ces tendances, Votre amour de la patrie, qui n'attend que le moment de mener une nouvelle bataille pour la grandeur et le bonheur de votre peuple et voilà pourquoi je vous adresse ce message. Si toutefois il s'avérait qu'avec l'age vous ayez perdu ce que chaque Français doit avoir, si vous avez abandonné l'idée même d'une nouvelle victoire de la France, permettez alors que ce courrier soit adressé au futur, non encore connu Maréchal de France qui, je le crois fermement, fera bientôt son apparition, issu du génie du peuple Français.

Mon Cher Maréchal,
Une année de guerre passée dans les forêts et collines serbes, m'a beaucoup appris sur la manière d'arrêter et briser cette force bestiale qui, à la vitesse d'un ouragan a parcouru les routes planes d'Europe. Mes soldats, bientôt à demi nus, ont souvent réussi à contraindre la horde bestiale de l'ennemi à abandonner le combat. Au lieu du combat militaire loyal, il a toujours mené ses hordes dans nos villages et nos villes, pour y anéantir la vie des civils paisibles, femmes et enfants innocents. Mais sa malignité, sa cruauté envers les autres peuples a commencé à se faire sentir à l'égard de son propre peuple car sa bestialité est sans limites, comme l'est sa folie et les buts qu'elle se donne. Dans les rangs de mes soldats, j'ai aussi des soldats allemands désespérés, qui à l'encontre des ordres de leurs chefs, ont commencé à ressentir et penser comme des hommes. Ils ont perçus la folie de leurs chefs et celle de la Gestapo ; ils ont senti la volonté de leurs chefs fous d'en faire des bandits criminels qui perdraient tout droit au salut. Ils ont senti alors, qu'à défaut de détruire les autres peuples, ils seraient conduit à détruire le peuple allemand. D'après leurs déclarations, j'ai appris ce que l'on étouffe dans le sang en Allemagne ; j'ai appris le sentiment de tous les peuples opprimés, en Roumanie, Autriche et Italie. Il est clair pour tous désormais que chaque pas [de ce régime] est un pas vers une plus grande folie, mais il est clair aussi pour ces peuples, que sa force principale est à l'épreuve en Russie, et que vient le moment où même son plus faible ennemi pourra lui porter un coup mortel.
J'ai senti que le moment était venu pour que tous les peuples opprimés engagent ensemble une lutte de guérilla pour la libération. Mais j'ai senti aussi que pour que ce mouvement soit général et total, il faut que le génie français donne le signal de l'insurrection commune.
Comprenez-moi Monsieur le Maréchal, il faut que votre signal alerte non seulement les peuples opprimés, mais aussi le peuple allemand lui même qui a perçu ses propres égarements. Les peuples d'Italie, de Roumanie, de Hongrie, de Bulgarie vous attendent également. Au plus tôt, passez un accord fraternel avec le peuple italien qui se sent captif comme vous. Ayez le même courage que sur la Marne et la victoire sera là ! Mais si au génie français vous retirez le courage, il mourra pour toujours !
Ne considérez pas qu'il soit nécessaire de fonder une nouvelle France avec de nouveaux conseils, de nouvelles instructions, car la catastrophe vécue est suffisante pour servir de leçon, non seulement au peuple français, mais aussi à tous les autres peuples qui prendront cette voie. Considérez qu'il est nécessaire que relever seulement la France, blessée et à genoux, et qu'avec le génie français vous donniez le signal à la Tchécoslovaquie, l'Autriche, la Roumanie, la Belgique, la Hongrie, la Bulgarie et l'Italie, lesquels entreront en action sans réserves et sans tarder. Vos forces sont grandes, car vous êtes à proximité directe des Alliés, assez forts eux mêmes pour que vous transformiiez votre campagne en victoire finale.
Comprenez que votre signal est attendu par ces six millions de travailleurs étrangers en Allemagne qui seront rejoints par les travailleurs allemands.
Vénéré Maréchal, rassemblez votre génie et vous ferez la décision - ou bien laissez le génie français s'exprimer à nouveau. Le moment est venu pour qu'aux questions " Pourquoi ? ", " Pour qui ? ", la France puisse répondre unanimement pour tout le continent : " Pour la liberté ! "
Acceptez ce salut sincère et fraternel depuis les montagnes serbes, lequel s'il ne trouve pas d'écho dans Votre âme de vieillard, en trouvera dans l'âme des jeunes Français. Soulevez ce drapeau devant tous les peuples d'Europe, comme la France l'a fait dans le passé, ou tendez-le à la jeunesse qui saura trouver ou faire émerger un nouveau Maréchal !

Général Mihailovic

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Georges Orwell (1903-1950) et Victor Serge (1890-1947) au sujet de Dragolujb dit Draza Mihailovic

Les deux hommes, écrivains " présents au monde " de multiples façons, démocrates indéfectiblement engagés dans la lutte pour l'égale dignité humaine, socialistes antistaliniens (Victor Serge emprisonné et déporté en Union Soviétique, Orwell témoin en Espagne des pratiques des agents de Moscou), critiques de l'indifférence à l'injustice et des doctrines récitées, se sont exprimés sur le sort réservé au général Mihailovic au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Leurs propos datent de l'immédiat après-guerre et illustrent principalement la séduction opérée par Staline alors (1), les conséquences diverses de cet engouement. Ils renseignent aussi succinctement sur la complexité de la nature politique du mouvement de résistance- " Armée yougoslave dans la patrie " (dit tchetnik) de Mihailovic, rival de celui du secrétaire général du Parti communiste yougoslave.

Début 1946, Victor Serge, de son exil à Mexico, poursuit une correspondance(2) avec Emmanuel Mounier qu'il connaît depuis dix ans. Le fondateur du personnalisme et de la revue Esprit a publié avant guerre des textes de Serge, au sujet notamment de la Guerre d'Espagne et de la situation en Union Soviétique. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les deux hommes reprennent contact et Serge déplore le défaut de vigilance de son ami à l'égard du totalitarisme stalinien. Il lui signifie d'abord le 7 janvier : "Ma conviction fondée sur trop d'expérience, c'est que nul compromis n'est possible avec ce totalitarisme sans abandon des valeurs chrétiennes humanistes, socialistes, et sans conséquences inévitablement désastreuses...[...déçu...] en ce qui concerne l'intelligentsia française, parce que je me souviens d'autres temps où pour rien au monde elle n'aurait renoncer à voir et dire généreusement la vérité (l'affaire Dreyfus-et les procès de Moscou, quel contraste ! L'affaire Ferrer et l'exécution secrète à Moscou, publiée avec deux ans de retard, des grands socialistes juifs polonais Ehrlich et Alter - sur laquelle, je crois bien que l'on n'a encore dit mot en France ! L'alliance franco-russe, la politique de M. Delcassé - et les voix de Jaurès, d'Anatole France, de Mirbeau pour la Révolution russe encore dans les limbes ! (3)."

Le 7 mars, constatant la poursuite de la dérive dans la revue, il écrit : "Que le personnalisme soit toléré en Pologne, Yougoslavie, Roumanie, où les socialistes (ne parlons pas des trotskistes !) sont persécutés jusqu'à l'assassinat, cela montre qu'il est suffisamment docile aux régimes policiers de ces pays, dons suffisamment oblitéré pour ne plus vivre que sur des réserves de conscience, dans le meilleur des cas. Votre correspondant yougoslave classe du reste Mikhaïlovitch parmi "les traîtres de toutes sortes", ce qui est un faux d'origine communiste. Mikhaïlovitch est un patriote réactionnaire, sans doute, mais son état-major comprenait des officiers anglais et américains, dont les rapports sur l'activité des Chetniks sont connus ; Mikhaïlovitch donnait suffisamment de garanties aux libéraux et aux socialistes pour avoir été soutenu par le PS et les syndicats ; et Tito a suscité aux États-Unis les plus ardentes protestations parmi les meilleurs de la résistance yougoslave (les articles de Markham). Tito lui-même n'est qu'un vieil agent secret soviétique et son groupe dirigeant comprend des ex-collaborationnistes notoires et sanglants. J'ai sur tout ceci tant de documentation, que la parcourir donne le cauchemar.(4)"

Georges Orwell publie, en 1945, "Animal Farm", allégorie dénonçant le régime de dictature soit disant prolétarienne, dans lequel "tous [les animaux] sont égaux, mais certains plus égaux que les autres (5)".

Dans une préface initiale(6), il fait état du " cas Mihailovic " pour illustrer les faits de censure exercés en Grande Bretagne pendant le conflit mondial (et auparavant, notamment pendant la guerre d'Espagne) : "Concernant les luttes internes dans les différents pays occupés, la presse britannique a, dans presque tous les cas, pris parti pour ceux qui avaient la faveur de Moscou et, diffamé le camp opposé, quelquefois en supprimant des preuves matérielles. Le cas du colonel Mihailovich, le leader Tchetnik yougoslave, en est un exemple manifeste. Les Russes, dont le protégé yougoslave était le Maréchal Tito, accusèrent Mihailovich de collaboration avec les Allemands. Cette accusation fut rapidement reprise par la presse britannique : les défenseurs de Mihailovich n'eurent pas la possibilité d'y répondre, et les faits qui contredisaient cette version n'étaient pas publiés.
En juillet 1943, les Allemands offrirent une récompense de 100.000 couronnes-or pour la capture de Tito et une somme identique pour celle de Mihailovich. La presse britannique diffusa abondamment la nouvelle de l'avis de recherche concernant Tito, mais il n'y eu qu'un seul journal pour mentionner, et encore en petits caractères, celui concernant Mihailovich ; et les accusations de collaboration avec les Allemands continuèrent comme auparavant."

Le 12 janvier 1945, Orwell aborde dans la presse (the Tribune(7)) cette question : " J'attire l'attention sur un article intitulé " La vérité à propos de Mihailovich? " publié dans le récent World Review. Celui-ci traite de la campagne dans la presse britannique et à la BBC visant à fustiger Mihailovich en tant qu'agent allemand. La politique yougoslave est une affaire très compliquée et je ne prétend pas en être un expert. Pour ce que j'en sais, il a été tout à fait avisé de la part de la Grande Bretagne comme de l'URSS de laisser tomber Mihailovich et de soutenir Tito. Mais ce qui m'intéresse ici c'est l'empressement, une fois cette décision prise, de la part de journaux britanniques réputés, à se rendre complice de ce qui revient à une contrefaçon, de manière à jeter le discrédit sur un homme qu'ils ont soutenu quelques mois encore auparavant. Il n'y a aucun doute la dessus. L'auteur de l'article donne des détails précis sur un nombre de cas où des faits matériels ont été supprimés de la façon la plus impudente. Élaboré autour de solides preuves de ce que Mihailovich n'était pas un agent allemand, une majorité de nos journaux a simplement refusé de le publier, tout en répétant comme si de rien n'était, les accusations de trahison. "

Notes :
(1) Lire à ce sujet notamment l'arrière-propos du " Staline " de Boris Souvarine, Éditions Ivrea, Paris, 1992.
(2) Serge Victor, Mémoires d'un révolutionnaire et autres écrits politiques 1908-1947, Éditions Robert Laffont, Paris, 2001.
(3) Ibidem, pages 873, 874.
(4) Ibidem, page 876.
(5) " La Ferme des animaux ", Champ libre, Paris, 1981. La première édition française date de 1947, sous le titre " LesAnimaux partout ! "
(6) Rédigée pour la première édition, non retenue alors, puis publiée dans une édition illustrée en 1995.
(7) Voir article sur blog de Carl Savich, 3 décembre 2008, http://www.serbianna.com/columns/savich/106.shtml
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Enquête officielle sur le lieu d'inhumation de D. Mihailovic

Mémoire et/ou réhabilitation

L'État serbe lance enfin une enquête à propos du lieu d'exécution et d'inhumation du général Mihailovic, le 17 juillet 1946. Une commission d'experts a été mise sur pied et se réunit pour commencer ses travaux, le 27 avril à Belgrade (cf. le quotidien Politika du 25-04-2009). Elle sera composée d'experts, historiens et juristes, et placée sous l'autorité du ministère de la Justice. Il s'agit de la première entreprise officielle, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, visant à établir les circonstances de la mort d'un personnage controversé des histoires serbe et yougoslave.

Dragoljub-Draza Mihailovic
Combattant sur le front de Salonique (1916-1918), officier, attaché militaire, très francophile et plutôt critique des régimes autocratiques de l'entre-deux-guerres, le colonel Mihailovic organise, à partir de mai 1941, un mouvement de résistance à l'occupation et au démembrement de la Yougoslavie1. Le mouvement se constitue d'abord à partir d'un réflexe de refus d'une capitulation trop précoce et en milieu essentiellement serbe. Mihailovic rassemble quelques officiers et patriotes ayant échappé à la captivité, dans un réduit montagneux de Serbie centrale (Ravna Gora). En accord avec Londres (où le gouvernement yougoslave se retrouve également en exil), il s'attache à structurer des réseaux, infiltrer l'administration soumise aux Allemands et tient quelques unités armées dans le maquis. Le moment du combat généralisé est à préparer. Il est différé. Le modèle semble être encore celui de la Première Guerre mondiale, selon lequel la conjonction de l'effort de guerre serbe et de l'intervention directe des Alliés conduit à la victoire finale. Une insurrection engagée trop à l'avance avait déjà été écrasée dans le sang dans la région de la Toplica en 1917.

L'attaque d'Hitler contre l'Union soviétique, le 22 juin, fait émerger un nouvel acteur, déterminant pour l'avenir de la Yougoslavie. Staline en a appelé alors aux divers partis communistes affiliés à la troisième Internationale, pour affaiblir la Wehrmacht sur ses flancs et ses arrières. Le Parti communiste yougoslave est dirigé par Josip Broz dit Tito (âgé de quarante neuf ans), organisé autour de cadres assez jeunes et, quoique faible en effectif, il est présent sur l'ensemble du territoire (objet d'une vague de répression depuis 1921, son appareil politique est illégal). Forts d'une discipline éprouvée et de l'expérience pour certains de la Guerre civile espagnole, les communistes forment rapidement des unités de partisans et déclenchent, début juillet, une insurrection en Serbie, laquelle bat son plein à l'automne.
Les tchetniks2 de Mihailovic s'associent à la libération et la gestion d'un " territoire libre ", situation exceptionnelle en Europe. Ils ont dû suivre les plus impatients à la lutte parmi leurs commandants, mus par la crainte de " perdre la main " en tant que groupe leader de la résistance. Londres et Moscou encouragent alors les combattants, plaident pour une unité sous les ordres de Mihailovic. Ce dernier et Tito communiquent et se rencontrent. Des rivalités sur le terrain mais surtout les stratégies antagonistes des deux mouvements (partisan et tchetnik de façon générique) conduisent à un conflit ouvert entre eux. C'est la " guerre dans la guerre " que décrira le célèbre dissident Milovan Djilas3, au cours de laquelle chacun perçoit l'autre comme " l'ennemi numéro un ", quitte à chercher à profiter de la force de l'occupant pour prendre l'ascendant.

La victoire de Tito
Contre les directives de Moscou et ce, quasiment dès le début, Tito et ses lieutenants posent les jalons d'une révolution politique et sociale. Là où ils dominent militairement des zones dont ils doivent fuir régulièrement, ils instaurent une nouvelle administration, promeuvent " jeunes, femmes et déshérités " et mobilisent, en premier lieu, Serbes menacés par l'occupant et abandonnés aux exactions des oustachis4 comme antifascistes de toutes origines.
Mihailovic échoue dans ses options tactiques, semblant comme tétanisé après les vagues de répression allemande, méconnaissant " l'agilité " des partisans, comptant immanquablement sur un débarquement anglo-américain dans les Balkans. Longtemps, il " renvoie la politique " à l'après guerre, rechigne à un véritable leadership en ce sens, peine surtout à contrôler les activités de nombre de ses commandants, qui se conduisent en petits seigneurs locaux entamant la sympathie acquise parmi les paysans. Deux orientations politiques se sont dessinées à l'intérieur de son mouvement. L'une qui envisage une hégémonie serbe renforcée au moyen d'un régime à la fois autoritaire et soucieux de corriger les inégalités sociales. L'autre qui prône un renouveau fédéral de la Yougoslavie et s'appuie sur le très petit nombre des dirigeants des partis démocratiques restés au pays (le représentant principal de cette dernière orientation étant le leader du Parti socialiste de Yougoslavie, Zivko Topalovic, proche de Kautsky et d'Albert Thomas). Mihailovic incline pour la tendance démocrate mais l'action politique est lancée tardivement, en particulier celle qui visait à se rapprocher des Croates et des musulmans de Bosnie et du Sandzak longtemps fustigés comme définitivement hostiles aux Serbes et à la Yougoslavie. Certains chefs tchetniks ont également commis des massacres au motif de représailles contre les musulmans locaux (qualifiés de " Turcs ").

A la mi-1943, Tito prend l'ascendant en réchappant à deux offensives allemandes d'envergure puis gagne l'essentiel du soutien britannique. Il profite encore de la capitulation italienne en septembre et, l'année suivante, parvient à " prendre " la Serbie et Belgrade, avec le soutien de l'Armée rouge venue de Roumanie (septembre-octobre 1944). La Wehrmacht résiste encore à l'" Armée populaire yougoslave " de Tito, dans l'ouest de la Yougoslavie jusqu'en mai 1945.
Mihailovic a alors vu ses troupes se déliter, les missions alliées le quitter (il a rejeté des propositions de quitter le pays avec elles fin 1944) et finit par devoir se cacher avec quelques hommes, à la limite entre Serbie et Bosnie. Il est pris au piège de la nouvelle police politique titiste, en mars 1946, incarcéré à Belgrade, interrogé, puis jugé en juin. Condamné pour " trahison du pays, atteinte à la fraternité et l'unité des peuples de Yougoslavie et incitation à la haine nationale et religieuse ", son exécution a lieu, selon toute vraisemblance, à l'aube du 17 juillet 1946.

Légendes noire et blanche de Mihailovic
Des zones d'ombre demeurent quant aux conditions de la capture de Mihailovic, sa détention et même son comportement durant le procès. Le nouveau régime communiste semble avoir voulu un procès public pour dégrader Mihailovic, faire montre de sa propre puissance et s'est certainement efforcé d'empêcher toute possibilité d'en faire un symbole future de l'opposition. Il est difficile d'expliquer autrement que le(s) lieu(x) de l'exécution et de l'inhumation ait (aient) fait l'objet d'un tel secret d'État. La "politique mémorielle" de la Yougoslavie de Tito a ensuite célébré la geste des partisans et voulu renvoyer symétriquement oustachis croates et musulmans et tchetniks serbes et monténégrins dans le camp des "ennemis du peuple" et des collaborateurs, sinon des fascistes.
A contrario, la mémoire du général Mihailovic, "premier résistant d'Europe" et héros tragique, sacrifié à l'installation du communisme (par Churchill, en particulier, qui aurait "abandonné" la Yougoslavie et "sauvé" la Grèce) a été largement célébrée dans les milieux de l'émigration politique serbe en Occident. En Serbie, certains des nationalistes serbes ont commencé à brandir des portraits de Mihailovic au début des années 1990. L'opposant le plus emblématique à Slobodan Milosevic, Vuk Draskovic, aujourd'hui en retrait de la vie politique, s'est fait le chantre d'une réhabilitation du général. Le petit-fils de ce dernier, Vojislav Mihailovic, membre alors du parti de Draskovic, est même devenu maire de Belgrade, de janvier 1999 à octobre 2000.

"Résoudre un mystère"
La décision du gouvernement serbe d'établir la vérité sur les derniers instants de Mihailovic fait suite à nombre de spéculations dans la presse et l'opinion. Elle résulte certainement d'une volonté des descendants de "savoir" et de réhabiliter le personnage, à l'instar de nombreuses demandes faites en justice ces dernières années. Elle est justifiée publiquement par une nécessité de transparence, digne d'un Etat moderne, par la volonté de "résoudre un mystère une fois pour toute".
Il semble que la documentation écrite permettant d'établir le ou les lieux en question fasse défaut.
La commission dit compter davantage sur la levée du secret imposé à quelques témoins directs encore en vie.
Différents lieux de la périphérie belgradoise ont déjà, ces dernières années, été désignés : Ada Ciganlija sur les bords de la rivière Sava, l'emplacement actuel de la Clinique orthopédique de Banjica ou un autre espace du quartier de Dedinje où résidait Tito.

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Mue du Parti socialiste serbe ?

La " mue social-démocrate " du Parti socialiste de Serbie est-elle engagée ?

Quelques heures (le 14 juillet 2008) avant la séance constitutive de l'Assemblée municipale de la ville de Belgrade, le Parti socialiste de Serbie (SPS) dénonce l'accord signé le 28 mai dernier avec le Parti radical serbe et le Parti démocrate de Serbie (un peu plus de deux semaines après les élections municipales et législatives en Serbie). Cet accord permettait au jeune leader radical Aleksandar Vučić de devenir maire de la capitale et avait préfiguré une alliance au niveau national.

Une rupture annoncée.
Le leader du SPS, Ivica Dačić énonce sans ambages la raison de la rupture : la primauté d'une entente avec le Parti démocrate du président Boris Tadić dans l'objectif de former un gouvernement qui sollicitera notamment un vote de l'Assemblée nationale ratifiant l'Accord de Stabilisation et d'Association signé avec l'Union européenne le 29 avril.
Ces derniers développements confirment la nouvelle orientation donnée au SPS par Dačić et une majorité de la direction du parti.
Il faut rappeler que le leader quadragénaire (né à Prizren au Kosovo, dans un foyer relativement modeste, " monté " à Belgrade pour y réussir avec brio des études de sciences politiques) rapidement repéré et promu, est en prise de façon précoce avec les velléités ou efforts réels d'adaptation des héritiers du mouvement communiste au pluralisme. C'est Milošević qui crée, en juillet 1990, le SPS en fusionnant la Ligue des communistes de Serbie et l'Alliance Socialiste du peuple travailleur de Serbie, organisme associé à la Ligue. L'ambition affichée était alors confusément tant de fidélité que de modernisation. Le nouveau parti se mit, en réalité, tout entier au service du dessein dominateur de son chef.
Dačić, premier président des jeunes socialistes à Belgrade en 1990, est de ceux qui prônent tôt l'abandon des symboles communistes. Porte parole du parti de 1992 à 2000, chef du groupe à l'Assemblée (membre de l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe), il prend l'initiative contestée de féliciter l'opposition après les victoires de celle-ci en 1997 et 2000. Quand il est élu président du Comité principal du parti lors de son sixième congrés en janvier 2003, c'est contre la volonté de Milošević qui, de sa cellule de prison à La Haye, souhaite même son exclusion.
Lors de la campagne présidentielle l'année suivante, Dačić promeut des thèmes sociaux: emploi, retraites, protection sociale, éducation. Tout en défendant un " Kosovo serbe " il se garde de fustiger l'Union européenne ou l'Occident comme l'affectionnent les nationalistes radicaux. Un même type de campagne est mené en avril-mai de cette année.

L'engagement des pourparlers par Dačić avec le Parti démocrate (DS) donnant priorité au processus d'intégration européenne est une demi-surprise.
Rappelons que les projets de coalition ont souvent varié depuis le retour du pluripartisme en 1990. Les lignes idéologiques ont fluctué en fonction principalement de la situation internationale du pays. En 1992, l'alliance entre les radicaux de Šešelj et le parti de Milošević contrevient à une démarcation strictement idéologique. L'année suivante, Zoran Đinđić du DS échoue à promouvoir cette coalition que Tadić réalise à présent avec les socialistes (et à laquelle il s'opposait alors).
Dačić a ainsi interrompu les négociations menées en parallèle avec les radicaux et le Parti démocrate de Serbie de Koštunica pour conclure avec Tadić. Il obtient pour lui le poste de premier vice-premier ministre et ministre de l'intérieur, pour ses cadres du SPS, les trois ministères de l'Education, des Infrastructures et des Mines et de l'énergie.

Scissions internes au SPS.
Le nouveau cours est intolérable pour une part des " historiques " du parti. C'est le cas emblématique de Mihailo Marković. Ex-marxiste déviant de la revue Praxis, il opte en 1990 pour les projets de Milošević alors que certains le sollicitent au Parti démocrate où existe une " aile gauche " conséquente. Théoricien principal du SPS, il se fait le chantre d'un " pluralisme " par delà et sans partis politiques. Partisan de l'alliance avec Šešelj dès 1992, il dénonce actuellement tout rapprochement avec l'OTAN et avance que les démocrates  " ont effrayé le peuple des années 1990 à nos jours " (dans le quotidien Politika, 8 juin 2009). Les démarches d'adhésion à l'Internationale socialiste initiée par Dačić et soutenue par Tadić (le Parti démocrate en est membre) début juillet, ont consommé la rupture. La formation d'un " Mouvement des socialistes " est annoncée.

La nouvelle coalition.
L'association du SPS et du DS est fondée sur deux orientations majeures :
- la poursuite de l'intégration européenne.
L'objectif d'une signature de la candidature d'adhésion de la Serbie est affiché pour avant la fin de la Présidence française.
- le renforcement d'une politique sociale en lien avec les exigences de la transition.
Les divergences sur la coopération avec le Tribunal Pénal International, voire sur l'avenir du Kosovo (une position commune et quasi-unanime dans le pays réaffirme toutefois le refus de reconnaître l'indépendance de ce dernier) sont minorées de concert.
La vocation exprimée par le SPS de représenter et défendre les intérêts des " laissés-pour-compte " de la transition : retraités, ouvriers, employés et fonctionnaires principalement, correspond à une nécessité dans un pays où les " forces de gauche " ont longtemps été perçues comme, soit les héritières du titisme, soit associées à la politique de Milošević. La revitalisation de la société civile, le renouveau de forces syndicales dissociées du lien au parti unique et la promotion de relations pacifiées avec les voisins sont des chantiers d'avenir.
Le Parti démocrate, vainqueur presque inattendu des élections du 11 mai, en quète de renfort pour obtenir une majorité parlementaire, n'a pas hésité à solliciter ce partenaire. Lui-même représente d'avantage ceux pour qui l'ouverture et la " perspective européenne " sont engageantes et qui s'impatientent aussi vis-à-vis de ceux de leurs compatriotes plus sceptiques. Les discussions ont eu lieu discrètement et visiblement sereinement. Tadić en a été le maître d'oeuvre, il donnera le " la ". Les dirigeants et représentants européens ont apporté leur soutien. La coalition qui arrive aux affaires s'est mise en situation de travailler à contrecarrer tant l'isolement de la Serbie que la perception interne négative selon laquelle " deux Serbie " seraient opposées, deux catégories de citoyens devenues antagonistes.

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