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Annie Demeyere

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Annie Demeyere

Descriptif auteur

Née en 1953 en Algérie, Annie Demeyere a fait ses études à Grenoble. Elle a exercé des fonctions de bibliothécaire en lecture publique à Toulon puis en région parisienne. Parallèlement, elle passe un doctorat de Lettres puis poursuit un cursus en philosophie à l'Université de La Défense Nanterre.

Titre(s), Diplôme(s) : Docteure en Lettres Modernes, licenciée en philosophie

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AUTRES PARUTIONS

"Exil et écriture dans Vestiaire de l'enfance de P. Modiano", Revue RITM (Revue de Recherches interdisciplinaires sur les Textes Modernes), décembre 2000

LES ARTICLES DE L'AUTEUR

Le roman familial chez Patrick Modiano et Michel Houellebecq

C'est en 1909 que Freud inséra un petit texte "Le Roman familial des névrosés" dans l'ouvrage d'Otto Rank "Le Mythe de la naissance du héros". Freud explique que l'enfant réinvente très tôt dans son imaginaire les relations réelles ou désirées qu'il entretient avec ses parents, au même moment où il rompt avec leur image idéalisée. La construction de son identité passe par cet arrachement.
Marthe Robert dans son ouvrage "Roman des origines et origine du roman" applique à la littérature ces schèmes psychanalytiques. Elle tente de classer le genre romanesque selon deux étapes successives en distinguant deux grandes catégories de personnages, l'enfant trouvé et l'enfant bâtard œdipien. Selon sa thèse, lors de la première étape du développement de l'enfant, celui-ci (qui se rêve issu d'une famille royale, de parents illustres) tente d'échapper à la réalité en construisant un monde onirique, fantasmagorique. A travers l'univers romanesque du merveilleux, du conte, de la féérie, il fait face à ses frustrations. La seconde étape est celle de la découverte de la sexualité des parents, celle de la scène primordiale. Le bâtard œdipien, qui a supprimé le Père du cercle familial, cherche à le remplacer, tente d'agir sur le monde, produit ainsi un univers qui cherche à être réaliste. Marthe Robert tente de faire œuvre de critique, d'expliquer le roman moderne et pour elle tout roman n'est qu'une variation autour du thème familial.
A travers deux romanciers contemporains séparés par une dizaine d'années, deux écrivains dont l'univers familial présente des similitudes, des correspondances auxquelles font écho leurs personnages, nous tenterons de montrer comment à partir d'un commun sentiment d'abandon, à partir de structures parentales défaillantes, vont se construire deux mondes romanesques différents, le premier proche de l'enfant trouvé, celui de Modiano, le deuxième plus proche de la définition du bâtard. Il faudra lire cette intervention comme une interrogation méditative sur deux univers et non comme une clé qui ouvrirait à coup sûr par une explication un peu simpliste les deux univers. La tentative comparatiste, intertextuelle, est plus envisagée comme un jeu, comme une mise à l'épreuve d'une théorie critique, avec les précautions d'usage quant à ce genre d'exercice.
Patrick Modiano pratique certes davantage l'autofiction. Son avant-dernier roman "un pedigree" se présente ouvertement, en adoptant l'ordre chronologique de la filiation comme la confession d'un écrivain qui veut appuyer sur un matériau biographique, les fondations romanesques de son univers, faire le point et donner les clefs de nombreux romans. Que cette entreprise soit encore un masque n'enlève rien à sa sincérité. De son côté Michel Houellebecq, en particulier dans "les particules élémentaires", fait de la haine de la famille le terreau des choix de ses personnages. Des interviews dans la presse et les confidences qu'il ne manque pas d'étaler sur son inimitable ton d'imprécateur laconique accréditent l'idée qu'il a donnée à ses personnages beaucoup de lui-même.
Comme tous les romans de la haine de la famille, que l'on pense à "l'Empire de la morale" de Christophe Donner, aux romans de la déliaison familiale chez Marie Ndiaye, les deux parents sont renvoyés dos à dos. Patrick Modiano dit de sa mère : "c'était une jolie fille au cœur sec". (Un pedigree) Bruno et Michel le demi-frère sont d'un cynisme terrifiant quand ils se rendent au chevet de leur mère agonisante. Accusée de les avoir ignorés pour suivre un gourou, obsédée par un désir faustien de jeunesse, elle incarne la mauvaise mère. Houellebecq écrit dans son journal sur Internet intitulé "Mourir" : "Lorsque j'étais bébé ma mère ne m'a pas suffisamment bercé, caressé, cajolé. Elle n'a pas été simplement suffisamment tendre". L'actrice Luisa Colpeyn, la mère de Modiano, égoïste et sans scrupules, n'a cessé de s'en débarrasser pendant ses tournées de théâtre. Aucun des deux écrivains ne se déploie dans la sphère de la compassion intimiste à l'approche de la mort des parents, comme ont pu le faire en leur consacrant des récits Jean-Noël Pancrazi (Long séjour), Annie Ernaux (Une femme) et bien d'autres…
Les pères ne sont pas plus reluisants. Bruno retrouve après de nombreuses années son père dans un peep-show. Il ne le reconnaît pas tout de suite. L'érotisme du lieu où les deux hommes affichent une certaine misère sexuelle, brouille le lien filial. Souvenons-nous qu'Otto Rank décline un élément à ses yeux important : "La psychologie des névrosés nous enseigne que dans ce processus interviennent, parmi d'autres, les impulsions les plus intenses de rivalités sexuelles".
Le père de Patrick Modiano, menteur, hâbleur, imposteur, séducteur est un anti-modèle que l'écrivain fantasme d'assassiner en le poussant sur les rails du métro (La ronde de nuit). Le père de Bruno échoue dans le commerce des seins siliconés comme Albert Modiano a échoué dans d'obscures entreprises d'Import Export. Dans "Les particules" Houellebecq écrit : "Tous les dimanches Bruno hésitait à parler à son père, concluait finalement que c'était impossible. Son père pensait que c'était bien qu'un garçon cherche à se défendre" (p.47). Le début de "Plateforme" installe la mort du Père dans l'immédiat du récit : "Mon père est mort il y a un an….Devant le cercueil du vieillard des pensées déplaisantes me sont venues. Il avait profité de la vie le vieux salaud, il s'était démerdé comme un chef". C'est l'héritage financier du père qui permet au fils de commencer une nouvelle vie. De plus il ne s'agit pas de mort simple mais d'assassinat, assassinat perpétré par le frère de la femme de ménage.
. Pulsion de meurtre, sarcasmes, toute la panoplie du déni parental est mise en scène par personnages interposés. Les deux écrivains tuent leur père en fantasme. Les biographes de Houellebecq ont retrouvé père et mère bien vivants, lui qui les fait mourir sans dignité dans ses romans comme dans l'interview aux Inrock. Comme Modiano Houellebecq a une date de naissance imprécise, il s'est rajeuni de deux ans (1958 pour 1956). Pour l'empathie qu'a ressentie Houellebecq à la lecture de "Un pedigree", je renvoie à son journal de 2005.
"Il y a certains points, dans ma vie, qui restent pour moi un mystère, sur lequel j'aurais aimé avoir des éclaircissements".
D'autres épisodes font écho chez l'un et l'autre écrivain : les brimades du pensionnat, plus intenses chez Houellebecq où les cérémonies de bizutage font de l'adolescence un temps mortifère. Seule lumière chez les deux écrivains, l'exception familiale, c'est la présence des grands-mères : elle aide financièrement le jeune Modiano, chez Houellebecq elle est le refuge de la bonté.
Le déni des liens filiaux, le dégoût d'avoir été conçu par deux êtres que l'on n'aime ni ne respecte, pour qui, malgré les commandements de la morale on ressent une profonde aversion, conduit chez les deux écrivains à des univers romanesques plus proches qu'on ne l'imagine. Simplement ils n'occupent pas le même registre stylistique. A la désinvolture paillarde, cynique, volontairement provocatrice de Houellebecq, à la crudité de ses descriptions pornographiques, s'oppose l'extrême pudeur de Modiano, son sens délicat de l'ellipse. La scène du dépucelage dans "un pedigree" est une merveille de non dit, de retenue. Cette pudeur devant tous les actes sexuels est peut-être une réactivité littéraire comme l'explique Marthe Robert avec "l'enfant trouvé", rôle qu'il s'imagine jouer dans son théâtre privé, sa légende personnelle. Roman familial et légende personnelle sont étroitement liés dans l'œuvre littéraire. Déesses, muses, initiatrices, les femmes modianiennes sont en retrait, jeunes ou vieilles fées blessées, comme si la chair des parents qui ont engendré l'artiste est un récit inouï. Comment expliquer alors chez Houellebecq cette complaisance à tout dire, à dire les corps à la façon de Catherine Millet, comme pour épuiser le monde ?
Les deux écrivains partent pourtant du même déni, selon le mot de la psychanalyse. Alors pourquoi chez l'un une évasion par la science, le clonage, chez l'autre un retour vers le passé d'avant sa naissance, comme pour effacer ses propres traces ?
Nous voyons bien que le déni (enfant bâtard, enfant trouvé ?) est bien le nœud de l'écriture. La haine de la famille conduit à la haine de soi, chez Houellebecq et donc à s'inventer une filiation machinique, à rêver d'un monde à la Huxley, dont il étend les possibilités jusqu'à l'espèce humaine tout entière. La science est cette prothèse qu'il applique au monde pour échapper à la filiation biologique. L'horreur de la filiation s'étend à l'espèce humaine en général, coincée dans la société de consommation comme dans le placenta élémentaire. Il faut à tout prix sortir de la procréation, du phénomène naturel et on sait combien Houellebecq hait la nature.
Jean Paul Sartre parlait de l'adoption comme du libre choix de l'homme bien supérieur au hasard de la filiation génétique. Le personnage du savant, Marc Derjinsky, dans "les particules élémentaires", est le vrai père de Michel et pour Bruno un père de substitution. Le narrateur veut confisquer à la famille le rôle fondateur et redistribuer les cartes par les manipulations génétiques.
Monde lisse, sans mort ni vieillesse, harmonie préétablie, l'utopie houellebecquienne est une eschatologie désirée à cause du brouillage des liens filiaux, et sans doute de la culpabilité liée à ce rejet. L'avènement d'un monde stable, vidé de l'homme, est la réponse au désespoir de l'enfant.
Houellebecq procède par un saut, un décollage de la réalité pour anticiper et imaginer comme une modalité de l'avenir ce monde sans Dieu et pourtant si religieux. Il le rêve au présent comme au futur.
A l'inverse, partant de la même béance, de ce vide des affects parents enfants, de leur torsion, de leurs rapports malsains, Modiano va reconstruire le monde dans le passé. Il va se rêver orphelin du présent, enfant fugueur, et placer ses personnages dans l'univers d'avant sa naissance. A la fin de "Livret de famille", Modiano en parlant de Zina, sa fille écrit : "elle n'avait pas encore de mémoire…". Comme Houellebecq la tabula rasa est une utopie partagée. La minutie modianienne s'exerce dans le passé quand la douleur goguenarde de Michel Houellebecq fait de l'avenir un vaste champ d'expérimentation.
Deux époques, de la même façon servent de révélateur à la conduite méprisante des parents. Chez Houellebecq la période de Mai 68 est emblématique d'une haine de l'Histoire au même titre que la haine de la famille. Mai 68, toutes les années 70 du New Age où la mère des "particules élémentaires" s'est vautrée dans une concupiscence validée par l'idéologie libertaire, est décrite comme une Sodome gouvernée par l'hypocrisie des croyances égalitaires. De la même façon les années 40, les années de la Collaboration où le père et la mère de Patrick Modiano se sont comportés avec veulerie, un sens certain des compromissions sont le terreau, l'humus nauséabond qui empoisonne les relations familiales. Luisa Colpeyn, en quittant son Anvers natal pour Paris a travaillé pour le cinéma dans la Continental dirigé par les Allemands. Albert Modiano a échappé à la déportation, semble-t-il, par ses relations troubles avec les Français collabos de la rue Lauriston.
Si l'impact des deux époques est objectivement différent, si les atrocités de la Deuxième Guerre mondiale ont peu à voir avec le climat euphorique de Mai 68, les deux écrivains ont un prisme d'interprétation identique. Les faits n'entrent pas en ligne de compte à la manière d'une évocation historique. Ce qui compte ici c'est le rapprochement que les écrivains instaurent en y plaçant leurs personnages. La haine houellebecquienne pour sa famille contamine la parenthèse Mai 68 comme une période beaucoup plus sinistre qu'elle n'a été en réalité. Houellebecq exerce un esprit critique à l'encontre de cette mouvance pour les raisons que nous avons soulignées plus haut : sentiment d'abandon, écart entre l'idéologie et l'action. Le récit des activités New Age au camping la Pyramide dans "Les particules" est à cet égard exemplaire. Il est clair qu'il règle ses comptes avec l'Histoire parce qu'elle est le vivier familial où l'identité s'est déconstruite, dissoute. Ne dit-il pas dans le roman "Plateforme" : … " ….mon identité tenait en quelques dossiers, aisément contenus dans une chemise cartonnée de format usuel", phrase où le mot dossier a un écho étonnamment modianien. Et dans un registre plus cérébral, où la froideur cache mal le malheur ! "C'est en vain, le plus souvent, qu'on s'épuise à définir des destins individuels, des caractères. En somme, l'idée d'unicité de la personne humaine n'est qu'une pompeuse absurdité" (p.189) dans l'édition originale.
Au ressassement de Modiano, à son obsession d'une époque d'avant sa naissance, répond l'obsession houellebecquienne d'un monde sans naissance, qui s'auto-engendre. Les deux démarches procèdent du même roman familial que les deux écrivains réparent selon deux modes inversés. Leur style opposé cache en réalité une familiarité d'univers que des interviews confirment
Les deux écrivains s'apprécient et se respectent. Ils disent leur connivence et leurs blessures.
Ils cherchent avec honnêteté à dire l'absurde, la certitude du malheur, leur lucidité s'accorde à dire la gravité du monde, à dire le monde, sans illusion. Une interview dans les Inrocks vient confirmer l'intuition de nombreux critiques comme celles de Jean-Jacques Nuel. "Il avait embrayé sur sa lecture toute récente d'Un pedigree de Modiano. Il était sous le choc, frappé par la qualité de ce texte à l'os, et des ressemblances avec sa vie, de la similarité de ces faits burlesques qui ne s'inventent pas. Il m'avait dit que les gens ne pouvaient pas comprendre ce qu'on éprouvait d'avoir grandi avec des parents qui ne vous aiment pas, que ce n'était pas de la haine, autre chose".

Le journal de Houellebecq tenu de février à août 2005 intitulé Mourir, et écrit à la fin de la rédaction de "possibilité d'une île", symptôme dépressif du vide laissé par la fin de l'écriture d'un roman, revient très longuement et en détail sur la découverte par Houellebecq de Patrick Modiano. De l'émission Apostrophe où le jeune Michel découvre atterré le bégaiement de son confrère jusqu'au choc revendiqué comme une véritable révélation de leur destin commun, les liens fraternels d'écrivain à écrivain prennent la place des parents défaillants. Dans l'imaginaire littéraire Michel prend la place du frère Rudy, mort à douze ans. Houellebecq détaille fasciné les points communs, les coïncidences. Mais encore une fois la souffrance commune a conduit à des postures littéraires différentes. L'enjeu des récits modianiens est celui de la mémoire, du passé revisité comme trace ou empreinte, palimpseste effeuillé à l'infini. Modiano donne la parole aux fantômes, arpente en les nommant sans cesse les territoires évanouis. Modiano visite les cimetières, accueille dans le présent de la narration toutes les ombres fugitives. Il explore la vie d'avant sa naissance, les traces de l'adolescence comme un monde parallèle écrit dans une langue étrangère. La même ligne de faille parcourt les deux univers. Si Modiano est resté en deçà de la ligne, lissant de son écriture blanche le bord des blessures, Houellebecq a sauté à pieds joints dans l'extrapolation, la dimension critique d'une société à l'image de la catastrophe familiale. A l'inquiétante étrangeté à l'œuvre chez Modiano fasciné par la survivance du passé, répond la "science fiction" houellebecquienne comme une tentative d'effacer le présent. Mais si le passé et l'avenir sont les modalités des deux écrivains, ne puisent-ils pas cette volonté d'évasion dans l'impossible présent du bonheur ? "N'ayez pas peur du bonheur, il n'existe pas", affirme Houellebecq dans le texte "survivre". Les deux écrivains se sentent appartenir à une race de survivants.
A la rumination du passé répond l'eschatologie de l'utopie scientiste de Houellebecq, l'essentiel étant l'espace de l'écriture qui engendre les œuvres et fonde l'homme nouveau qui n'est rien d'autre que le romancier.

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<em>Jean Noël Pancrazi, La montagne, Madame Arnoul, l'enfance et la guerre, expérience du réel ou paradoxe du non-lieu ?</em> <em>Colloque international, Tlemcen, novembre 2015</em> <em>Revue Ellic n° 1 2017 </em>

Si la guerre reste pour les enfants qui l'ont subie une source de traumatisme largement documentée, l'imaginaire enfantin peut, en certaines circonstances, faire acte de résilience.
La tension entre l'adulte qui se souvient et l'enfant est la problématique de tous les récits d'enfance, en particulier celle des récits de Jean-Noël Pancrazi. La vérité du témoignage, par la littérature est déterminée par la subjectivité du narrateur. Le témoignage est à la fois un exil dans le temps et le signe d'un impossible retour.

1 LE TEMOIGNAGE DE LA MEMOIRE
L'impossible retour

Dans la prière d'insérer à son livre "Si près" 1, Hélène Cixous revient sur le cheminement qui l'a conduite à retourner en Algérie : "D'un certain côté je pensais y aller naturellement. "Je pensai que j'irais avant la fin. Une fois. La fin serait d'un récit. Je vivais sur l'hypothèse que je finirais par y aller. Je ne pensai pas que j'y retournerais. Il n'y a plus de retour. Ce serait autre chose "2.
Et une phrase de l'avant dernier paragraphe clôt la boucle : "L'Algérie comme œuvre d'art ? Non, comme Fruit des Temps. Ce pays plus beau que les œuvres d'art, riche, pauvre, fier, angoissé, frappé, radieux (sic), n'est pas mon pays. C'est mon humus. Ma stèle hyperfunéraire. Je suis un caillou de granit rouge. La tombe me garde en rêve et me résume "3.
Hélène Cixous partage avec Jean-Noël Pancrazi cette passion algérienne. De douze ans son ainée, l'écrivaine a comme lui vécu l'enfance dans le déchirement de deux mémoires. L'amitié problématique avec les Algériennes de son lycée dans Les rêveries de la femme sauvage fait écho au récit d'enfance de l'écrivain d'ascendance corse. L'univers des enfants, des adolescents s'inscrit dans la Grande Histoire de la Guerre d'Algérie.

Récits à la première personne, les textes de Jean-Noël Pancrazi, né en 1949 à Batna, sont tout à la fois un témoignage des crimes qu'engendre la guerre et un mélancolique et pathétique voyage à rebours dans les souvenirs d'enfance. L'auteur a quitté l'Algérie en 1962, et ses romans dits de la trilogie des adieux, madame Arnoul, Long Séjour, Renée Camps portent la blessure du départ. Comme écrivain il prend en charge la mémoire généalogique de ses parents, s'en fait le passeur. Mémoire différée, mémoire brûlée, il est à noter que le récit La montagne, dont nous allons parler n'est écrit qu'en 2012. A l'instar du livre de Saïd Ferdi "Un enfant dans la guerre"4 le texte a été écrit bien après les évènements. A la distance naturelle de l'enfant à l'adulte se superposent les longues années de silence volontaire. Affronter l'indicible demande un travail de maturation. Il est fréquent que des évènements traumatiques ne puissent être racontés que bien des années après leur survenue.

Le traumatisme enfantin est forcément exhumé à l'âge adulte. Et même des romans comme "Allah n'est pas obligé"5 de Ahmadou Kourouma à la manière d'Emile Ajar dans La vie devant soi,qui jouent sur une voix d'enfant supposée sont des constructions narratives de l'écriture adulte. La ventriloquie est un don que savent manier les écrivains talentueux.

De l'enfant à l'adulte il y a la place du livre, roman, témoignage. La problématique de l'enfant face à la guerre ne dépend pas d'une configuration unique, mais constitue chaque fois un univers singulier."Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu 6."

2 L'ENFANCE COMME NON LIEU

Les témoignages de guerre semblent a priori ancrés dans la réalité d'un lieu. Les évènements de la Guerre d'Algérie relatés dans La Montagne, Madame Arnoul, et tout récit de guerre en général sont définis comme identitaires, relationnels et historiques. Il s'agirait d'hyper lieux si l'on peut se permettre ce néologisme.

Mais, c'est la thèse de cette intervention, l'enfance déplace les repères, rebat les cartes, fait de l'absurde et du sentiment d'irréalité propre aux émotions enfantines un caractère particulier de la guerre. A se définir comme le lieu, le carrefour d'une conscience sensible, éthique et hypermnésique, la conscience enfantine repousse la guerre dans une zone grise, injustifiée et parfois injustifiable. Cette hiérarchie des valeurs propre à l'enfance si différente du monde adulte est la cause de cette dispute du narrateur avec Louise, sa fille dans le "quatrième mur" de Sorj Chalandon 7. Meurtri par la guerre du Liban, ayant assisté à la mort d'enfants sous les bombes il ne supporte pas que sa fille pleure pour une glace tombée par terre.

La guerre opère comme expérience du réel mais aussi, à la manière d'une citation, citation de l'ancien par rapport au moderne, selon la terminologie de Marc Augé. Au cœur de la tragédie, le narrateur de "La montagne"8 semble tracer un cercle magique. L'écrivain tient à la fois les deux bouts du réel et de l'imaginaire. Il applique un même principe d'incertitude aux adultes du champ de bataille. Le regard de l'enfant, passeur, médiateur, occupe une zone neutre.
L'enfance, terrain de jeu, est ontologiquement une période sans responsabilité. L'enfant n'est ni bon ni mauvais, et l'idéalisation rousseauiste de l'enfance est souvent aussi pernicieuse que la croyance en une nature humaine mauvaise présente dès le berceau. Le réel comme terrain de jeu est par contre un dénominateur commun. Chez le Birahima de Allah n'est pas obligé de Kourouma, chez les petits Afghans du Cahier de la cinéaste iranienne Hana Makhmalbaf la cruauté se déploie dans le champ magique de l'enfance. Aux kalachnikovs bien réelles des enfants soldats répond en écho le sacrifice absurde des enfants de La montagne :

"Il y en avait eu au moins un, même si ce n'était pas un soldat, juste un voisin, quelqu'un du quartier qui avait été abattu à l'endroit où on était passé quelques minutes auparavant ; cette sonnerie qui me traversait tout entier, comme s'ils étaient là, tout près, mes camarades, ces petits fantassins, si fiers de partir en expédition, sans même en avoir reçu l'ordre, qui avaient juste eu le temps de courir sur le versant de la montagne, en recherchant dans le sable des éclats de petites cuirasses d'ailes dorées, qui n'avaient jamais eu d'autre médaille que celle de la communion privée qu'un parrain, selon la tradition, leur avait offerte, et qu'on n'avait jamais retrouvée."9

Un panthéisme des lieux confirme cette intuition d'un champ de bataille dont nul n'est propriétaire. La guerre d'Indépendance est juste et le territoire des Aurès la terre des combattants arabes. Ce même lieu génère pourtant des images contradictoires. Ces images où les saisons, le paysage, tissent des correspondances baudelairiennes (le mois de juin renvoie à la paix, au début du récit, par la grâce d'une accalmie mais aussi par sa place dans le carrousel des saisons).

3 LES PAYSAGES DE LA GUERRE

La guerre semble ne pas être le fait des hommes, mais de forces telluriques inscrites dans le paysage de la montagne. L'écrivain joue des allégories : le fenec (souvenir du Petit prince ?):"On aurait dit que c'était la Paix qui l'envoyait vers nous, comme s'il était seul dans le pays à être doux, à ne pas opposer de résistance, à se laisser caresser, emmener sans avoir peur, à ne pas se soucier à qui il appartenait ".Si les enjeux de la guerre sont réglés en métropole par la politique plus ou moins cynique des dirigeants, le simple troufionsubit comme l'enfant l'absurdité de l'enrôlement.

Les adultes sont aussi des enfants, à l'instar des combattants de l'Iliade, simples jouets des Dieux :
"Je croisais, en revenant, les hommes, les civils, qui, enrôlés dans les unités territoriales, devaient monter la garde, certains soirs, aux portes de la ville, auxquels on donnait l'illusion de jouer un rôle dans la guerre, de défendre leur terre, qu'on déguisait en militares - avec leur barda préparé à la maison, leurs pas qu'ils essayaient de rendre martial, leur fusil qu'ils ne savaient pas comment tenir, leur casque trop neuf, sans poussière ni éraflure, regroupés dans ce fortin qu'on leur réservait au bord des blés, tel un décor de théâtre….[…]"10.

L'enfant est ce voyant qui passe derrière le miroir. D'abord, le petit rescapé (hasard d'avoir refusé une promenade) est le seul survivant de l'enlèvement et de la mort de ses camarades. Le narrateur adulte se rappelle "l'enfant perdu" qui échange sa place avec ses petits camarades arabes et clôt le récit de Madame Arnoul. Des accents modianiens signent le statut d'enfance comme un état fantomatique, sans identité, une expérience des limbes :"[…]Le banc où j'étais déjà ce que je n'ai jamais cessé d'être depuis, en dépit des gaietés de circonstance, des orgueils de comédie et des éventuelles sagesses glanées comme autant de fausses décorations de la vie : un enfant perdu"11.
Madame Arnoul, personnage principal, institutrice à l'accent alsacien mal vue des habitants de Batna, est une mère de substitution, une bonne personne qui protège l'enfant des violences insoutenables. L'enfant, par la voix du narrateur adulte, fait le lien non seulement entre les communautés algériennes et françaises, mais soulage la souffrance d'une femme qui s'oppose à sa communauté, et en paiera le prix. L'amitié et l'émulation qui lient l'enfant au camarade algérien Mohammed Khair-Eddine revisite l'utopie de la paix comme une possibilité réalisable, une grâce de l'enfance sans préjugés.
Paradoxe du regard de l'enfant, les choses vues (enlèvement des enfants, meurtres, tortures) sont racontées objectivement mais dans un halo d'angoisse, d'incertitude propre à l'enfance. Des indices, des traces (les devoirs, les cahiers d'écoliers, le lapin mécanique, les noyaux d'abricots, les scarabées, la bicyclette) constituent un îlot qui repousse la guerre hors champ. Dans Les Prépondérants d'Hedi Kaddour (Prix de l'Académie française 2015) les noyaux d'abricots sont sculptés, décorés. Dans ce protectorat dont on devine qu'il s'agit de la Tunisie, les enfants manipulent avec le même émerveillement qu'en Algérie ces petits objets magiques.


L'enfant plus que l'adulte vit la guerre en l'interprétant. A d'autres moments, au contraire, l'enfant fait l'expérience frontale de la guerre, de la peur. Il est attaché à un poteau électrique, un couteau sous la gorge. Dans Madame Arnoul il se fait messager entre les soldats et les prostituées. On ne se méfie pas des enfants qui servent de pions dans le jeu des grands. C'est en acceptant à son for défendant de passer des messages au FLN que Saïd Ferdi est pris dans l'engrenage de la collaboration."C'est la résilience de l'enfance qui s'exprime parfois. La tente désertée des soldats pendant les opérations de ratissage en montagne devient une cachette bachelardienne : "J'avais à la fois une sorte d'émerveillement à veiller seul sur ce domaine de toile, comme s'ils m'avaient confié le soin d'être le gardien de leurs secret […] 12".
Le livre balance constamment entre ces deux pôles, ou plutôt noue avec subtilité l'envers et l'endroit d'une même expérience : enfance sanctuarisée par l'imaginaire, grâce des jeux enfantins, paradigme du paysage comme puissance adulte, écrasante allégorie de la guerre. "La montagne" en particulier est le lieu des Fellahs. Elle figure dans les récits de Jean-Noël Pancrazi une force animiste, alliée des indigènes qui ont selon le langage de la guerre "connaissance du terrain". Le film "Ni le ciel ni la terre"13 déploie en une scène saisissante la stratégie de camouflage. Les guerriers sortent de la montagne d'Afghanistan, sous les yeux médusés des Européens, fantômes de poussière et de sable.
L'entité géographique de la montagne des Aurès s'accorde dans l'évocation de l'écrivain à la mythologie de la guerre. Tandis que l'illusion de la paix se cache ailleurs : "Mais il y avait un halo particulier de ceux qui partaient vers le sud, comme épargné. […] - là où il n'y avait pas de montagne, ou alors très loin, encore plus au sud - c'était vraiment la paix, ça ne s'appelait plus l'Algérie 14".
La montagne est ce lieu paradoxal, ambivalent dont chacun s'approprie le pouvoir maléfique ou bénéfique. Si la montagne de la Guerre d'Algérie est couverte de sang, brulée par le napalm, comme elle l'est au début du récit, elle est aussi le lieu de l'imaginaire enfantin, le souvenir apaisé d'un voyage :"Il faisait si froid, comme s'il neigeait en plein désert, avec, au loin, les dunes si blondes, si hautes, comme des montagnes de contes dont nous ne pouvions atteindre le sommet qu'encordés et avançant sur les pentes avec des piolets magiques.15".
Montagne où va se soigner la mère, au-dessus de Perpignan : "L'air de la montagne lui ferait du bien, disais-je, alors que je la savais perdue… ".

4 ALLERS RETOURS DES SOUVENIRS

L'enfance passe d'un livre à l'autre, de la guerre à la paix, de l'Algérie à la France. Elle est le lieu du passé des souvenirs de l'amour maternel, le présent de la mort :"Comme le soir de printemps froid, en Algérie, où, dans le noir des allées Bocca, en plein couvre-feu, j'essayais de lever, en la précédant, mes petits bras qui lui arrivaient tout juste à la taille, ne lui auraient même pas encerclé le cœur, pour qu'elle ne fût pas atteinte par une balle perdue, tirée en l'air par une patrouille.. 16".

L'enfant d'Algérie revient en contrebande hanter la mémoire du présent. Rapatriés dans la région de Perpignan, le père et et la mère à la fin de leur vie restent otages de leurs souvenirs. Et le narrateur, grâce au don d'ubiquité que lui confère sa capacité d'écrivain fait le lien entre passé et présent. Cette ubiquité (c'est bien le sens latin, être partout à la fois) c'est bien le non-lieu comme excès de lieu, la synesthésie des émotions.
Synesthésie des émotions, intertextualité des références culturelles autour de la guerre d'Algérie. Sur la table de chevet de la chambre d'hôpital, le narrateur qui se confond avec l'auteur a posé le livre d'Assia Djebar Oran langue morte.

"Elle imaginait, quand cela s'était passé dans les Aurès, que c'était les anciens écoliers -qui attendaient, les matins d'hiver, devant la porte de la bibliothèque de l'école du Stand dont elle caressait, au passage, avant d'entrer, les cheveux durs et glacés - qui erraient, les yeux crevés, dans les rues, pleines de sang, des douars, appelaient en vain leurs mères qui gisaient, déjà égorgées, dans les tas de semoule qu'elles étaient en train de pétrir pour eux"17.

Le paragraphe passe d'Assia Djebar à Elle, la mère du narrateur. L'auteur installe volontairement le malentendu sur l'identité des deux femmes, toutes les deux figures maternelles, inscrites dans la tension de la paix. Car il est dit plus loin que le pied noir a compris le besoin d'indépendance de l'Algérie, qu'elle croit profondément en la réconciliation.
Comme Said Ferdi, jamais manichéen, avec en horreur le dogmatisme des deux camps, Jean Noël Pancrazi fait de ses récits autobiographiques le lieu éthique où la paix se construit dans l'utopie de l'enfance. Utopie, ce mot qui dit bien le paradoxe du non-lieu, carrefour de l'imaginaire encore préservé et du principe impitoyable de la réalité du monde adulte.

Les récits de guerre ne sont donc pas des récits univoques, centrés sur la souffrance, la douleur et la victimisation d'une partie des protagonistes. Ils sont indispensables au devoir de mémoire autant par leur contenu que par la possibilité même de pouvoir sortir du silence.

Références
AUGE, Marc (1992), "Non lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité", Paris, Seuil (La librairie du XXème siècle).
CHALANDON, Sorj (2013), "Le quatrième mur".Paris, Grasset.
CIXOUS, Hélène (2007), "Si près. Prière d'insérer", Paris, Galilée.210 +[14]p. (lignes fictives).
CIXOUS, Hélène (2000), "Les rêveries de la femme sauvage", Paris, Galilée (lignes fictives).
DJEBAR,Assia(1997), "Oran langue morte", Actes Sud, (Un endroit où aller).
FERDI, Saïd (1981), "Un enfant dans la guerre", Paris, Seuil.
KADDOUR Hedi (2015), "Les Prépondérants", Paris, Gallimard.
KOUROUMA, Ahmadou (2000), "Allah n'est pas obligé", Paris, Seuil.
Œuvres étudiées
PANCRAZI, Jean-Noël (1995), "Madame Arnoul", Paris, Gallimard (Haute Enfance).
PANCRAZI, Jean-Noël (2013), "La montagne". Paris, Gallimard, folio 5677.
PANCRAZI, Jean-Noël (2002), " Renée Camps", Paris, Gallimard, folio 3684.

Signature :
Annie Demeyere

Notes :
1 Hélène Cixous, Si près, Paris, Galilée, 2007,.210 +[14]p. (lignes fictives).La prière d'insérer, non paginée est composée feuillet à part.
2 Ibid., [p.213].
3 Hélène Cixous, Les rêveries de la femme sauvage, Galilée, 2000.
Les références de cette communication renvoient à l'édition folio 5677.
4Saïd Ferdi, Un enfant dans la guerre, Seuil, 1981.
5 Ahmadou Kourouma, Allah n'est pas obligé, Seuil, 2000, 232p.
6 Marc Augé, Non lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992 (La librairie du XXème siècle), p.110.
7 Sorj Chalandon, Le quatrième mur, Grasset, 2013.
8 Jean-Noël Pancrazi, La montagne, Gallimard, 2013 (folio 5677), p. 37.
9 Ibid., p.32.
10 Ibid., p.33.
11 Jean-Noël Pancrazi, Madame Arnoul, Gallimard, 1995 (Haute Enfance), p.138.
12 La montagne, op.cit. p.20.
13 Premier long métrage de Clément Cogitore, semaine de la critique, Cannes 2015.
14 Madame Arnoul, op.cit., p.70.
15 Ibid., p.64.
16 Jean-Noël Pancrazi, Renée Camps, 2002, folio 3684, p.14.
17 René Camps, Ibid.,p.28.
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Noir et Blanc, la couleur de l'Eros Colloque International Martinique <em>Images de Soi </em>22-25 nov 2005

Rencontre ou détour ?

La rencontre amoureuse entre un homme et une femme de couleur différente est-elle une simple affaire de vie privée, ou implique-elle une prise de position « politique » ?
Le champ intime de l’amour est défini selon différents critères par la philosophie, la psychanalyse. Mais ils s’accordent sur un point. L’élection de l’être aimé est un choix inconscient qui ne doit rien au hasard.
Christian David dans son livre L’Etat amoureux1 reprend largement les hypothèses freudiennes et rattache les sentiments amoureux au domaine de l’Œdipe et de l’inconscient. Comme tout psychanalyste il démonte le mécanisme amoureux, son illusion, l’utopique croyance à la fusion et à la connaissance de l’Autre. Le transfert sur l’Objet arrache peut-être le Moi au narcissisme primordial, mais n’est-ce pas justement un leurre du Ça ?
Si aucun hasard ne préside au coup de foudre, ou simplement à l’illumination d’une première rencontre, le choix d’un partenaire étranger par la couleur se doit d’être interrogé. Les fantasmes ne sont-ils pas les acteurs de ces rencontres ? « Nègres-blancs » comme Freud a surnommé les représentants de nos pulsions, ils sont à l’intersection de notre monde intérieur et extérieur.
Sans ôter ce qu’a d’ineffable l’amour ou une rencontre plus prosaïque, s’impose la conviction suivante : la relation mixte échappe par sa nature même à l’enfermement dans deux consciences, au tête à tête amoureux. Trois personnes et plus interviennent dès la première rencontre comme les fantômes de notre enfance. Pourquoi cette triangulation, cette exposition des cœurs, des corps à la médiation du tiers social ? Lacan à la suite de Freud a repris cette formule du tiers. Le tiers social, ou le Surmoi, s’introduit forcément entre deux êtres de race différente. Surtout la première fois, la conscience d’une transgression, d’un seuil invisible, pimente la rencontre. Cette émotion n’est pas simplement celle de la relation érotique. Elle s’inscrit dans la conscience d’une rupture, de la découverte non seulement d’un corps autre, mais d’une histoire et d’une géographie.
Cette relation échappe au huis clos. Dans la rue, dans le regard des autres, le couple mixte est visible. Leur choix est d’emblée connu, analysé. Leur corps est déjà un acte politique car ils aiment souvent cette visibilité, la recherchent, la revendiquent. Leur amour est sur la place publique. Comme le personnage de Catherine dans La Salamandre 2, l’amoureux, en l’occurrence l’amoureuse d’un homme de couleur, est fière de quitter les faux-semblants du tourisme brésilien pour mieux appartenir au pays qui la fascine. La voie royale, périlleuse, de l’amour pour un gigolo, chemin de croix et expérience quasi mystique, la mène au-delà d’elle-même. D’une manière très masochiste, elle s’aime comme rebelle, traître à sa caste bourgeoise. Quand elle se promène dans les rues de Rio, de Bahia, elle ressent une profonde fierté à être « de l’autre côté ». Payer de sa personne pour comprendre les exclus engage Catherine à panser les blessures du passé, de l’esclavage. Amoureuse de cette mise en scène, elle répare par sa passion les injustices du monde.
Punir à travers son corps le racisme du Blanc et en jouir en même temps, tels sont les choix plus légers des héroïnes de Dany Laferrière.
Le narrateur analyse avec ironie les penchants des Blanches pour les aventures sexuelles indiennes ou noires. L’image de la Rebelle est là bien écornée. Les jeunes étudiantes se vivent sans doute comme révolutionnaires, mais la plume narquoise du narrateur fait de leurs expériences une simple mode :

Dans les années 70, l’Amérique était encore bandée sur le Rouge. Les étudiantes blanches faisaient leur B.A. sexuelle quasiment dans les réserves indiennes.
…….
L’Amérique aime foutre autrement. La vengeance nègre et la mauvaise conscience blanche au lit, ça fait une de ces nuits !
…..
La jeune blanche prend aussi pleinement son pied. C’est la p

Signature :
Annie Demeyère, Docteur en Lettres

Notes :
1. Christian David, L’Etat amoureux, Petite Bibliothèque Payot, 2001.
2. Jean Christophe Ruffin, La Salamandre, Gallimard, 2004.
3. Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, Le Serpent à plumes, 2003, p.p.18-19-20.
4. La famille est toujours un lieu de tension perverse chez Marie Ndiaye, elle-même fruit d’un métissage, voir ses romans Rosie Carpe, En famille, un Temps de saison…..
5. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, Points Essais, 1975.
6. Alice Cherki, Frantz Fanon, portrait, Seuil, 2000.
7. Ibid., p. 277.
8. Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, le Serpent à Plumes, 2003, p.p. 57-58.
9. A la suite d’un pari, une touriste âgée, anonyme, plante sa langue dans l’oreille de Lagrand, beau Noir de Guadeloupe. Voir cet épisode de Rosie Carpe (Ed. de Minuit, 2001, p.p. 178-182) Annie Demeyère La Guadeloupe dans Rosie Carpe, insularité et transgression, ouvrage collectif L’insularité sous la dir. De Mustapha Trabelsi, CRLMC, Presses universitaires Blaise Pascal, 2005, p.p. 403-414.
10. Marie Ndiaye, Rosie Carpe, op. cit., p.181.
11. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p.p. 51.
12. Comment faire l’amour…op. cit. p.p. 42-43.
13. Ibid., p.p. 105-106.
14. René Maran, Batouala, Magnard, Le Livre de poche, p. 64.
Ibid., p. 50.
14. Michel Butor, Anthologie nomade, Mobile (1962), Les Noirs, Gallimard, 2004 (poésie), p. 25.
15. Comment faire l'amour...op. cit., p.50
16. Michel Butor, Anthologie nomade, Le discours du sud, op. cit., p. 40.
17. Jean-Paul Sartre, Orphée noir, in Situations III, Editions Gallimard.
18. Michel Butor, Le discours du Sud, op. cit., p.41.
19. Dominique Noguez, Amour noir, Gallimard (L’infini), 1997.
20. Amour noir, op. cit., p. 13.
21. Ibid., p. 16.
22. Roland Barthes, fragments d’un discours amoureux, le corps de l’autre, Ed. du Seuil (Tel Quel), p.p. 85.
23. Peau noire masques blancs, op. cit., p. 49.
24. Amour noir, op. cit., p. 105.
25. Michel Leiris, L’Afrique fantôme, Gallimard (Tel), 2001.
26. Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 187.
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Vieillir en exil La Métaphore insulaire Colloque Marseille, mars 2005

Au-delà de l’assonance poétique, île/exil, se joue sur des territoires cernées par la mer la condamnation à une double peine. Pourquoi des hommes, des femmes, artistes ou politiques, sont-ils assignés à résidence sur des terres dont l’étroitesse, le sentiment qu’on y éprouve d’être enfermé, est une métonymie de leur statut d’exilé ? La Poétique de l’espace de Gaston Bachelard énonce les correspondances entre l’Etre et le Lieu : On veut fixer l’être et en le fixant on veut transcender toutes les situations pour donner une situation de toutes les situations.
Bien des métaphysiques demanderaient une cartographie . Le génie du Lieu insulaire s’inverse en lieu négatif.
L’exilé qu’on a « fixé » sur une île partage avec cet espace clos par la mer la destinée ontologique d’être à la fois dans et hors de soi. Quand on cherche sur une petite île le point culminant, qu’on y accède par la route, par des chemins escarpés, on est sûr d’embrasser le panorama fini, cerné par l’infini marin. Ce sentiment à la fois de perte et de toute puissance, on le perçoit à travers des sensations corporelles. La vue dit trop de choses à la fois. L’être ne se voit pas. Peut-être s’écoute-t-il. L’être ne se dessine pas. Il n’est pas bordé par le néant. On n’est jamais sûr d’être plus près de soi en « rentrant » en soi-même, en allant vers le centre de la spirale ; souvent, c’est au cœur de l’être que l’être est errance. Parfois, c’est en étant hors de soi que l’être expérimente des consistances. Parfois aussi, il est, pourrait-on dire, enfermé à l’extérieur .
En spatialisant cette condition particulière de l’exil, et le changement de lieu est la caractéristique de tout exil, en la confrontant à l’imaginaire de ce lieu qui produit rêves, utopie, désir d’aventure et régression dans la barbarie, la métaphore insulaire tente de saisir la double expérience de l’exil, ses blessures profondes et la chance d’un nouveau départ. La reconstruction de l’identité sur une terre étrangère est une injonction plus vive quand elle procède d’un espace étroit. On puise alors dans ses propres forces circonscrites à son corps le pouvoir de rebondir. Ce service minimum de l’exil sert de trame à toute expérience plus ample, insertion dans une nouvelle langue, une nouvelle culture. L’étude de ces ruptures, de ces migrations linguistiques est faite par les sociologues. Cette réflexion ne s’appuie pas sur des faits concrets, historiques qui concerneraient une catégorie comme les immigrés, les Pieds Noirs ou une population déterminée géographiquement. Le corps de l’exilé s’accorde à l’isolement d’un lieu où règne le discontinu. Où loger mieux les affres de l’identité brisée ?
L’île est aussi le lieu d’une navette. D’un côté des hommes sont bannis d’une terre, punis par des dictatures, des gardiens de l’ordre moral, de l’autre les indigènes du lieu cherchent à tout prix à échapper à la prison que devient une terre fermée sur elle-même. Le corps, rappelant d’anciens esclavages n’est plus une machine libre qui joue de son pouvoir autonome, mais doit, pour s’échapper, utiliser des moyens de transports, bateau ou avion. La Guadeloupe de Rosie Carpe s’inscrit dans le va et vient entre l’île inquiétante et la non moins menaçante métropole. Les parents Carpe échappent ou croient échapper au temps, à la vieillesse, en choisissant l’exil lascif et factice dans un camp de touristes.
A l’instar de Dany Laferrière, Louis-Philippe Dalembert, écrivain originaire de Tahiti, raconte la nécessité de la fuite en exil et confirme le formidable espoir de liberté que suscite la vie du port et de l’aéroport :
Des fuyards furent ainsi arrêtés à l’aéroport et aux postes-frontières, ramenés de force dans leur famille après avoir reçu une sévère bastonnade. Interdit de regarder un avion ou un bateau de manière trop appuyée .

Les béquilles que sont avions, bateaux, marquent l’entrave faite au corps, le corps limité, circonscrit à ses faibles capacités comme le fait le trava

Notes :
Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, chapitre Dialectique du dedans et du dehors, PUF (Quadrige), 1992, p.192.
Ibid. p. 194
Louis-Philippe Dalembert, L’autre face de la mer, Le Serpent à plumes, 2004, p.80.
Salman Rushdie, Les versets sataniques, Bourgois, 1989, p.227-228.
Ibid., p. 231
J.M. Gustave Le Clézio, Révolutions, Gallimard, 2003, p.p. 226-232.
André Breton, Arcane 17, Le Livre de poche, p.11.
Michel Butor, L’ombre d’une île, Anthologie nomade, Poésies Gallimard, 2004, p.100.
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La Guadeloupe dans "Rosie Carpe", insularité et transgression

Roman du malaise et de l’étrangeté, roman où les forces du Mal s’incarnent dans le chaos d’une généalogie aberrante, Rosie Carpe fait de l’île antillaise le symbole de l’enfermement des personnages à l’intérieur d’un roman familial délirant.
Des quatre parties du roman, trois se déroulent en Guadeloupe. La deuxième partie, en forme de retour en arrière, établit les fondations mal assurées du destin de Rosie, élevée à Brive-la-Gaillarde par des parents indifférents.
Livrée à elle-même, à des travaux de domestique, de serveuse dans la banlieue parisienne, proie sans défense des hommes et de leur sexualité déviante, elle rêve de rejoindre son frère Lazare, qui, croit-elle, a fait fortune en Guadeloupe.
Ce frère voyou, amateur de commerce louche, n’est pas au rendez-vous quand Rosie, enceinte, et Titi, l’enfant chétif, arrivent à l’aéroport. C’est un ami de Lazare, Lagrand, qui prend en charge les âmes perdues. Mais Rosie n’est pas seulement venu retrouver son frère, mais aussi ses parents.
Le voyage de Rosie sur l’île va alors ressembler à un chemin de croix, où le dévoilement des secrets des uns et des autres suivra les routes sinueuses de l’île. Comme dans son roman précédent En famille où l’héroïne ne fait que tourner en rond dans un cauchemar kafkaïen, Marie Ndiaye enferme son personnage dans une prison sans barreau. Elle choisit une île à grande religiosité, où la modernité déclinée sous l’angle touristique et politique entre en résonance avec les grands mythes bibliques et l’ombre diffuse de l’esclavage.
Le nom de l’île est proferé de temps à autre par les personnages comme une incantation vide, une rumination qui se suffit à elle-même, sauf peut-être dans ce premier cri :

Mais pourquoi cracher à nos pieds de malheureux Blancs à peine débarqués, se demandait-elle en même temps, et n’ayant causé de tort à personne sur cette terre de Guadeloupe ? (Rosie Carpe, p.20)
(Car la Guadeloupe, la Guadeloupe ! se disait-elle depuis des mois, rêvant d’un rêve comme poudré d’or) p.30
« La Guadeloupe, mon dieu la Guadeloupe », murmurait-elle de temps à autre (p.149)

Chaque personnage a sa propre vision de l’île, et l’imaginaire de chacun produira de funestes malentendus.
Si Rosie voit dans la clôture de l’île l’occasion obligée de se réconcilier avec sa famille, de retrouver l’amour quasi incestueux de son frère, Lazare ne l’a rêvée que comme exutoire à ses pulsions, lupanar, enclos où le vice macère à l’image de cette végétation luxuriante d’où s’échappe la luxure :
- Et la dernière idée d’Abel, ma petite Rosie, reprit Lazare en tiraillant l’anneau de son oreille, celle qui va faire de moi l’associé d’Abel en bonne et due forme et me permettre de larguer tout ce que je déteste pour partir en Guadeloupe…
- En Guadeloupe ?
- En Guadeloupe, dit sèchement Abel.
- C’est de tenter là-bas quelque chose qui n’existe nulle part ailleurs, continua Lazare. Un nouveau concept sexuel.

Les deux complices sont des « losers » incapables de gérer ce commerce du sexe. Ils se retrouveront unis par le sang. Au cours d’un braconage dans la forêt, Abel tue un touriste pour le voler. La forêt tropicale, ses miasmes et son parfum de jungle fait de l’île le lieu de la barbarie, du retour du Sauvage.

L’île pour les parents de Rosie est une variante faustienne du Paradis perdu. C’est là, propriétaires de la « Perle des Iles » hôtel restaurant pour touristes, que les parents Carpe ont accompli leurs parcours dément pour rebrousser le Temps. Miraculeusement rajeunie, Diane, la mère de Rosie, a eu un enfant à un âge où d’autres femmes ont fait le deuil de leur fécondité. C’est l’enfant de son amant Foret. Rose-Marie, la nouvelle fille de Diane se prostitue sous l’œil bienveillant de sa mère, tandis que Rosie a disparu du souvenir même de Diane.
Lagrand, enfin est le fils aimant d’une mère folle.

L’île de Guadeloupe, ses lieux inscrits dans la réalité géographique dont l’auteur nous donne parcimonieusement des indices réal

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