
Edouard de Perrot
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Descriptif auteur
Psychiatre et psychothérapeute d'orientation psychanalytique freudienne, les rapports entre le corps et l'esprit ont de tout temps suscité ma réflexion.
Titre(s), Diplôme(s) : Docteur en médecine
Fonction(s) actuelle(s) : Psychothérapeute
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AUTRES PARUTIONS
- "La question d' Œdipe et l'hésitation d'Hamlet." Psychothérapies no 3, 1988, pp.l69-l79.
- Je t'aime. Poésies. Vevey. Éditions de l'Aire. 2003
- La psychothérapie de soutien. Bruxelles, de Boeck, 2006. Collection Carrefour des psychothérapies.
- Abrégé de psychologie buissonnière. Entre neuroscience cognitive et psychanalyse : quelle coexistence possible ? Bruxelles, de Boeck, 2007. Collection Oxalis.
En collaboration :
- La supervision de la psychothérapie. Paris, Masson, 2002, Ouverture psy.
- Psychiatrie et psychothérapie. Une approche psychanalytique. Bruxelles, De Boeck, 2004.
LES CONTRIBUTIONS DE L’AUTEUR
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
Interrogation
Et si, me suis-je demandé, en considérant le formidable essor pris par la science - ensemble de stratégies empiriques et hypothético-déductives où les découvertes se succèdent et s'articulent en permettant logiquement à leurs devancières devenues obsolètes de céder la place à de plus modernes trouvailles, ouvrant sur de plus vaillantes constructions - et si tout le mouvement qu'on se donne de la sorte, incontestable et admirable, résultait de prémisses fausses, ou à tout le moins hâtives ? Et si le matériel, qu'on admet au principe des choses, ne concernait qu'une fraction du tout qui est à saisir et ne permettait de gagner qu'une vision partielle de l'ensemble ? Pas simplement en le fragmentant en morceaux homogènes, mais en le clivant analytiquement dans son essence ?
Aussi loin que je remonte, le rapport entre mon corps et mon esprit m'émerveille autant qu'il me surprend. Et si je ne me souviens pas avoir formulé cet intérêt d'emblée dans ces termes, c'est à cause de mon ignorance au moment où je m'en suis avisé. Toutefois, il n'en a pas moins guidé mon cheminement dans la vie et dans le cours de mon instruction, où je me suis attaché à éclairer ma lanterne, tant par l'étude des sciences humaines que par celle des sciences de la nature. Concurremment, les multiples savoirs gagnés par la communauté scientifique n'ont cessé de s'accroître, de façon exponentielle si l'on en croit le volume des publications qui les ont recueillis et fait connaître, et ils ont nécessité que je m'informe au fur et à mesure tant des théories variées qui s'y manifestaient que du développement des procédés qui les engendraient.
Nonobstant, et bien que je sois toujours resté à l'affût de découvertes substantielles à ce propos, force m'est de constater que je me suis énormément enrichi de connaissances dans toutes sortes de disciplines sans que je sois plus avancé dans la compréhension de ce qui demeure inexpliqué.
Ne pouvant mettre en doute le sérieux des chercheurs qui s'y vouent, du fait de leur nombre, de leurs compétences et des crédits qui leur sont alloués, ma curiosité originelle devant ce mystère s'est métamorphosée et a accouché de l'idée qu'il y avait peut-être une réflexion à mener sur la nature du problème posé et sur la pertinence des instruments communément mis en uvre pour le résoudre.
À toutes fins utiles, pour conclure et qu'à Dieu ne plaise, rappelons à Messieurs les Savants qu'il leur reste encore à créer la vie, de toutes pièces, et non pas d'en bricoler quelque imitation, à l'aide d'éléments qu'on lui emprunte et que l'on réarrange selon des impératifs de production à visée lucrative au moins autant que scientifique; qu'une fois devenue immortelle grâce à leur soins et comme il leur plaît, ils devront prémunir cette créature contre la poussée expulsive et naturelle de ses descendants, en annihilant icelle et en limitant la fabrication de ces énergumènes à quelques exemplaires éternellement jeunes, à programmer pour assurer la production de biens matériels aux fins d'entretenir les besoins de base de cet impérissable homme nouveau. Ainsi, la flèche du temps restera-t-elle suspendue, figée dans une immobilité fleurant bon la naphtaline, et l'éternel humain pourra-t-il - se souvenant de Gargantua et pour autant que le programme qui lui a été conféré l'exige - se contenter de boire, de manger, de respirer, de digérer, de péter, de roter, de tousser, de dormir, de se réveiller, de forniquer sans conséquence quand il lui en prend envie, voire d'écrire son interminable et répétitive saga tout à son aise, car enfin débarrassé de l'angoisse de la finitude et des complications qui l'accompagnent. Pourtant, jusqu'à l'avènement de cette invétérée, funeste et improbable néo création, n'est-ce pas l'imprévu de ce destin immuable et la conscience qu'on en a qui fait le charme de l'humain ?
Notes :
1 Montaigne, Essais II, chap. XII P.578.Bibliothèque de la Pléiade, Paris, NRF, 1950.
2 Pascal, Pensées (1670) 262. uvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, NRF, 1954
3 Maine de Biran. Mémoire sur la décomposition de la pensée.
4 Kandel E. R. "A new intellectual framework for psychiatry". pp.457-69.
5 Esfeld M. Les fondements de la causalité
6 Imagerie par résonance magnétique fonctionnelle.
7 C'est-à-dire soumettant les articles proposés à un comité de lecture, avatar moderne du nihil obstat et de l'imprimatur.
8 Cf. Blue brain de l'EPFL. J'en parle dans Psyché, une énigme et dans Abrégé de psychologie buissonnière
9 Maine de Biran. Op. cité.
10 Paul Valadier, L'exception humaine.
11 Paul Ricur, Ce qui nous fait penser, la nature et la règle
12 Qui concerne l'immunologie.
13 Jean-Pierre Changeux, L'homme de vérité.
14 Jean-Claude Piguet, cité dans Édouard de Perrot Lettre posthume à Jean-Claude Piguet.
15 Pascal Engel "Le naturalisme sans la nature." (Autour de la Fin de l'exception humaine de Jean-Marie Schaeffer)
16 Gildas Richard "Les neurones pensent-ils ?"
17 Maine de Biran. Op. cité.
18 Sans préjudice des autres formes de cultures qui peuplent le monde, mais dont il n'est pas question ici.
19 Sous réserve des ambitions spéculatives sans limites que nourrit l'avènement de possibles ordinateurs quantiques, qui substituent aux bits où ne peuvent exister successivement que <0 ou 1>, les qbits où peuvent exister simultanément <0, 1 ou "0 et 1">, phénomène qu'on nomme superposition. L'état quantique, non déterministe (la théorie quantique décrit des probabilités de présence), dépend des fonctions d'onde, elles-mêmes issues de calculs tout ce qu'il y a de plus déterministes. Ce qui n'empêche pas certains de penser que par cette machine en plein devenir, ils reproduiront l'univers.
20 Des gribouillis. Dessin informe exécuté sans intention significative. Jeu utilisé par Winnicott comme moyen d'entrer en communication avec le monde imaginaire d'un enfant.
21 Du haut de ses trois ans, l'aîné de mes petits fils ne déclarait-il à ses petits copains médusés : "Je suis magique. Je peux transformer les pierres en cailloux".
22 Cf. Édouard de Perrot, "Psyché, une énigme." p.4
23 Reproduction informatique d'une colonne corticale de rat, réalisée en 2008 à l'EPFL.
24 Structures de base du cortex cérébral, située perpendiculairement à sa surface, réunissant de 10.000 à 100.000 neurones selon l'espèce, interconnectées entre elles et constituant des unités fonctionnelles engagées dans la formation de cartes traitant un même type d'information. L'homme en compte plusieurs millions, ou simplement 10.000 fois plus que le rat, d'où la supériorité de son intelligence, reposant dès lors sur des éléments essentiellement quantitatifs. Voire
25 On vient d'apprendre que Human Brain Project, de portée continentale et piloté à l'EPFL, recevra une manne de 500Mo d' de la Commission européenne, sur une période de 10 ans. Programme informatique intégrant tout ce que nous savons sur le cerveau dans un super computer en voie de développement, et usant de ce modèle pour simuler le travail réel du cerveau, ce projet de recherche fournira l'occasion non seulement d'effectuer un bond spectaculaire dans la connaissance du cerveau, ouvrant de nouvelles perspectives thérapeutiques, mais permettra également de mettre au point de nouvelles technologies informatiques, en comprenant "comment le cerveau s'y prend pour gérer des milliards de "processeurs" connectés par des kilomètres de fibres sans dépenser plus d'énergie qu'une ampoule électrique de 20 watts". 24Heures, vendredi 25 et lundi 28 janvier 2013. À noter, toutefois, qu'il ne fait pas l'unanimité parmi les savants de ce domaine.
26 Aldous Huxley Brave new World.
NEUROSCIENCES ET PSYCHANALYSE : UN CHAPITRE OUBLIE
Il est à remarquer que ce Projet d'une psychologie reste confidentiel, seul Fliess en connaissant le contenu, et qu'il ne sera pas publié par Freud. En écho à sa prophétie, que relativise l'aveu de la prise en considération de ses considérations cliniques, on ne peut s'empêcher de penser qu'après avoir dû constater l'échec de sa vigoureuse tentative, et eu égard à sa bonne formation en neurosciences, Freud a délibérément et définitivement renoncé à expliquer la psychanalyse par la neurophysiologie. Qu'il a ainsi reconnu que la psychanalyse ressortissait à la métapsychologie plutôt qu'à la physiologie et qu'il convenait de la développer catégoriquement dans cette perspective. Ce choix, rompant expressément avec toute tentation de localiser anatomiquement des faits psychiques, entraînait que le recours à des termes empruntés aux sciences naturelles n'aurait plus valeur que métaphorique. Une relecture de Freud, menée à la lumière de ce document retrouvé, paraît donc aléatoire, conjecturale sinon tendancieuse.
Déçu dans son idée d'élaborer une psychologie à l'usage du neurologue, Freud a catégoriquement abandonné son Projet d'une psychologie, partiellement connu du seul Fliess, et il ne l'a jamais publié. Il a ainsi clairement reconnu que la psychanalyse ressortissait à la métapsychologie plutôt qu'à la neurophysiologie et qu'il convenait de la développer dans cette perspective. L'interprétation du rêve, son livre de prédilection, en témoigne. Certains l'oublient, peut-être, qui récupèrent le Projet aux fins d'étayer un rapprochement avec les neurosciences unijambistes.
Constat
S'il est une idée de Freud que nul ne conteste, c'est bien celle qui figure dans le dernier paragraphe du VIe chapitre de Au-delà du principe de plaisir :
"En revanche, rendons-nous bien compte que l'incertitude de notre spéculation a été accrue à un haut degré par la nécessité de faire des emprunts à la science biologique. La biologie est en vérité un royaume aux possibilités illimitées ; nous avons à attendre d'elle les éclaircissements les plus surprenants et nous ne pouvons pas deviner quelles réponses elle donnerait dans quelques décennies aux questions que nous lui posons. Peut-être justement des réponses susceptibles de renverser d'un souffle tout notre édifice artificiel d'hypothèses."
Prêtant à la biologie des possibilités illimitées et spéculant sur les progrès qu'elle ne manquera pas de faire d'ici quelques décennies, Freud lui glisse une idée toute simple, qui témoignera de son triomphe en renversant d'un souffle son propre édifice d'hypothèses, qu'il qualifie d'artificiel. Aucun neuroscientifique qui se respecte ne manquerait d'en faire état, témoignant de sa culture tout en conférant au père de la psychanalyse une capacité de prophétie qui l'absout de toutes les âneries qu'il est, par ailleurs, convenu qu'il a proférées. Ainsi, Freud n'aurait-il eu qu'un bref instant de lucidité géniale au cours de son inlassable travail d'élaboration de la psychanalyse : celui où il a prédit l'inanité de ses vues et le triomphe de la biologie.
Nonobstant, on doit à la réalité de retourner au texte, où l'on s'aperçoit qu'on ne laisse pas de le citer en omettant les deux propositions qui le concluent :
"Mais dans ces conditions, pourrait-on demander, à quelle fin entreprendre alors des travaux comme ceux consignés dans ce chapitre et pourquoi en faire communication ? Eh ! bien, je ne puis contester que quelques-unes des analogies, connexions et corrélations qui s'y trouvent m'ont paru dignes de considération."
Loin de soutenir cette lecture bienvenue du début du paragraphe, parce que hâtive sinon fautive, ces deux dernières propositions la tempèrent et permettent de se demander ce que Freud a voulu dire de cette manière.
Impasse
En regardant plus loin que le bout de son nez, le biologiste s'apercevrait qu'il s'est fourvoyé et ne s'est pas avisé qu'en se donnant le plaisir d'écarter ce monument censément postiche, il a jeté aux oubliettes ce qui a permis de l'ériger, parce que cela le dérangeait, tout en s'appropriant la bénédiction de Freud. Ce qui nous renvoie à l'hétérogénéité des méthodes d'étude utilisées dans chacun des deux domaines plutôt qu'à la supériorité de l'une ou de l'autre.
Autrement dit, si les neurosciences objectivent et mesurent ce qui constitue l'être, en extériorité, la psychanalyse écoute ce qu'il a à dire et comment il le dit, en intériorité.
Pour la première, la similarité, qui est d'apparence et de forme, permet de formater, d'empiler et d'additionner les individus qui la présentent.
Pour la seconde, la similarité, qui est de fond et de sens, permet à deux individus de s'entendre.
Il y a là deux approches disparates dont l'irréductibilité soulève la question du rapport que le corps et l'esprit entretiennent.
Comment la matière devient-elle conscience ? Mais, d'abord, existe-t-il un lien entre ces deux notions ? Lequel ? Sont-elles indépendantes l'une de l'autre ou convergent-elles ? Appartiennent-elles à la réalité ou n'existent-elles que dans nos discours ? Sont-elles des entités concrètes ou seulement des concepts ? Ne sont-elles que deux dénominations imparfaites d'un tout insaisissable avec notre seule intelligence et ses divers instruments ?
Développement
Dès sa naissance, la psychanalyse soulève la question de l'articulation entre le corps et l'esprit. Médecin, physiologiste et neurologue, Freud inaugure sa carrière scientifique par des travaux remarqués dans les domaines de la neuroanatomie, de la neurophysiologie, de la neuropathologie et de la neurologie. Or, parallèlement à l'orientation somatique de ces recherches, s'y manifeste un courant psychologique qui va progressivement prendre le dessus et mettre un terme à celle-ci, son dernier article sur la paralysie infantile remontant à 1897.
Dans un premier temps, son souci d'étayer sa compréhension de la névrose sur des faits organiques culmine dans le Projet d'une psychologie, écrit entre avril et octobre 1895, qui constitue un effort remarquable pour construire "une psychologie à l'usage du neurologue". Les deux premiers cahiers de cet essai ont été envoyés à Fliess le 8 octobre. Ils comportent trois parties.
La première partie, intitulée Plan général, se compose d'une Introduction et de 21 chapitres visant à présenter "les processus psychiques comme des états quantitativement déterminés de parties matérielles repérables, et de rendre ainsi ces processus évidents et libres de contradictions". Deux idées principales y apparaissent : ¬- la conception d'une quantité Q (d'énergie nerveuse, notée Qή) différenciant l'activité et le repos et soumise à la loi générale du mouvement - l'identification des neurones (en toutes lettres, notés N) comme étant des particules matérielles.
La deuxième, intitulée Psychopathologie, rend compte de l'organisation de la névrose hystérique et des mécanismes psychiques qui y sont à l'uvre.
La troisième s'intitule Essai de présentation des processus psychiques normaux. Elle distingue pensée pratique ou pensée ayant un but et pensée cognitive et examinatrice ou pensée théorique. Étudiant leurs destins respectifs, elle examine l'erreur de pensée et son articulation avec les règles biologiques.
Un troisième cahier devait porter en particulier sur le refoulement, mais n'a pas été envoyé à Fliess et a disparu.
Puis, au plus tard le 21 septembre 1897, Freud écrit à Fliess qu'il ne croit plus à ses "neurotica " en raison des déceptions qu'il a rencontrées dans ses analyses, de son doute quant au rôle fondateur de la perversion du père, de l'absence de signe de réalité dans l'inconscient qui interdit d'y différencier celle-ci de la fiction investie d'affect, et de l'impossibilité d'accéder au souvenir inconscient dans la psychose.
Près de renoncer à apporter la solution complète d'une névrose et la connaissance certaine de son étiologie dans l'enfance, constatant qu'il n'a pas réussi à comprendre théoriquement le refoulement et son jeu de forces, Freud a l'intuition que, à la faveur de l'évolution de la maturation sexuelle en deux temps, ce sont des expériences vécues ultérieures qui donnent le coup d'envoi à des fantaisies qui retournent puiser dans l'enfance et que, de ce fait, le facteur d'une disposition héréditaire reconquiert un domaine hors duquel il s'était donné pour tâche de le refouler dans l'intérêt de l'élucidation de la névrose.
Ce bouleversement, qui porte particulièrement sur la compréhension qu'il pensait gagner des facteurs organiques en jeu, le désole et lui donne des sentiments de défaite. Nonobstant, il se réjouit de constater que "le psychologique est resté intact", que le rêve est là en toute certitude et que le prix qu'il attachait à ses débuts dans le travail métapsychologique n'a fait qu'augmenter.
Il est à remarquer que ce Projet d'une psychologie reste confidentiel, seul Fliess en connaissant le contenu, et qu'il ne sera pas publié par Freud. En écho à sa prophétie, que relativise l'aveu de la prise en considération de ses considérations cliniques, on ne peut s'empêcher de penser qu'après avoir dû constater l'échec de sa vigoureuse tentative, et eu égard à sa bonne formation en neurosciences, Freud a délibérément et définitivement renoncé à expliquer la psychanalyse par la neurophysiologie. Qu'il a ainsi reconnu que la psychanalyse ressortissait à la métapsychologie plutôt qu'à la physiologie et qu'il convenait de la développer catégoriquement dans cette perspective. Ce choix, rompant expressément avec toute tentation de localiser anatomiquement des faits psychiques, entraînait que le recours à des termes empruntés aux sciences naturelles n'aurait plus valeur que métaphorique. Une relecture de Freud, menée à la lumière de ce document retrouvé, paraît donc aléatoire, conjecturale sinon tendancieuse.
Certes, Freud n'a cessé de se montrer convaincu que la psychanalyse était une science, prétendant que si elle se distinguait des sciences naturelles par les moyens propres qu'elle mettait en uvre, elle revêtait néanmoins une valeur équivalente. On a objecté qu'il y avait là une outrance, une erreur de stratégie, voire une contradiction.
Certains épigones, reprochant même à Freud d'avoir maintenu cette position envers et contre tout, s'autorisent de l'opinion de Popper selon laquelle la psychanalyse n'est qu'une pseudo-science, puisque ses énoncés ne sont pas réfutables, autrement dit ne sont pas falsifiables, au même titre que les énoncés des sciences proprement dites. De fait, une telle opinion dépasse le propos de Popper qui, par ce critère de falsifiabilité, n'a cherché qu'à distinguer entre science et pseudo-science, les énoncés non réfutables de cette dernière catégorie ne lui apparaissant pas dénués de sens pour autant et pouvant à ses yeux avoir une valeur heuristique.
Il y aurait beaucoup à en dire. Mais, quoi qu'il en soit, on ne peut en déduire que Freud revendiquait un statut auquel sa méthode n'aurait pas eu droit. Simplement, médecin de formation et en bon adepte de la démarche scientifique, il entendait rappeler qu'il avait fondé la psychanalyse sur les bases solides d'une investigation des processus psychiques, à peu près inaccessibles autrement, débouchant sur un traitement de désordres névrotiques, autorisant une élaboration théorique et débouchant sur une nouvelle discipline scientifique.
Destin
À cette même période, deux ouvrages majeurs s'élaborent : ¬les Études sur l'Hystérie, écrit avec Breuer, et publié en 1895, et L'interprétation du rêve, publié en 1900. Composé depuis 1895, cet ouvrage présente, parfois en filigrane, les idées que Freud développera ultérieurement.
Non destinée à la publication et très libre de ton, la correspondance qu'il entretient simultanément avec Fliess, permet de suivre ce travail, dans un échange qui éclaire les préoccupations de l'auteur, les obstacles qu'il ne manque pas de rencontrer dans sa démarche et la façon qu'il a de les reconnaître et de les surmonter, en remaniant au fur et à mesurer sa théorie. En effet, celle-ci se construit sur ses observations cliniques, dont elle doit simplement rendre compte.
Dès le 1er chapitre de l'Interprétation du rêve : La littérature scientifique sur les problèmes du rêve, Freud affirme que le rêve est une formation psychique pleine de sens, dans laquelle les forces qui se manifestent agissent de façon conjointe ou antagoniste. Il le différencie du sommeil, au cours duquel il se produit, lequel est de nature physiologique. Son enquête, qu'il mène de manière aussi précise qu'approfondie, le conduit à caractériser le rêve comme un processus psychique distinct de celui qui occupe la vie mentale à l'état de veille, définissant ainsi deux phases obéissant à des lois différentes.
Ainsi, contrairement aux thèses de Sulloway, le présentant comme un "cryptobiologiste", et aux mouvements contemporains qui cherchent à élaborer une "neuropsyschanalyse", Freud n'a pas cherché à opérer une synthèse entre ces deux domaines où il a cependant uvré de façon successive. Il a plutôt fait un saut du quantitatif au qualitatif et a déplacé son intérêt depuis la recherche des conditions neurophysiologiques possibles de la névrose vers sa signification singulière.
Ce qui sépare irrémédiablement neurophysiologie et psychologie, c'est le sens.
Le propos de l'investigation neurophysiologique, c'est le dépistage et l'enregistrement biologiques de telle activité d'un organe, décrit généralement comme système nerveux central et plus particulièrement comme cerveau, repérée à l'occasion de la mise en uvre de telle de ses fonctions, artificiellement isolée et spécifiquement stimulée, selon un protocole rigoureux. Si le fruit de cette opération est singulier pour chaque individu qui y est soumis, c'est du rapprochement d'une série d'expériences semblablement menées dans un collectif de congénères et de la constatation des régularités qui s'y manifestent que naît la connaissance qu'on en retire.
La question de la psychanalyse, c'est moi, tel que je suis, tel que je me vis, incarné, donnant naissance à ma conscience, sujet à l'angoisse, satisfaisant parfois mes désirs et parlant avec mon prochain, un sujet qui vit comme moi cette expérience de lui-même. Autrement dit, tout ce qui traduit la rencontre intime de deux singularités semblables. De la ressemblance qu'on trouve entre plusieurs individualités ainsi choisies naissent des regroupements possibles en constellations, qu'on peut caractériser d'un point de vue psychoaffectif.
Ce thème de la singularité, dans ses diverses acceptions, est au cur de la rencontre actuelle entre neuroscientifiques et psychanalystes, qui réfléchissent ensemble à son avènement.
Émergence de la singularité
Cette tournure, nouvelle, renvoie à une entité, que l'on postule et généralise, comme marque de ce qui constitue l'individu. On voudrait que cette conception soit partagée par neuroscientifiques et psychanalystes. Ne serait-il pas plus exact de dire que neuroscientifiques et psychanalystes sont confrontés, chacun dans son domaine, à la singularité de l'individu ? Et que chacun s'en saisit et la traite avec les moyens qui lui sont propres ?
En effet, si la singularité qui caractérise l'individu dérange le neuroscientifique, qui doit la réduire à ses caractères mesurables avant qu'il puisse en tenir compte dans sa démarche objectivante, elle appartient en particulier au sujet qui l'engendre pour le psychanalyste.
On pourrait également dire que la singularité caractérise l'individu, pour le neuroscientifique, alors que selon le psychanalyste, c'est le sujet même qui la suscite. Autrement dit, si le sujet est celui-là même dont s'occupe personnellement le psychanalyste qui l'écoute parler et l'amène, ce faisant, à se découvrir, il n'existe pas en tant que tel pour le neuroscientifique, qui n'a que faire de ce fichu bavard et ne s'intéresse qu'aux structures anatomiques mises en jeu quand il parle.
Plus loin, le neuroscientifique déduit de la plasticité neuronale constatée que le sujet n'utilise jamais deux fois le même cerveau, puisque, au fur et à mesure du déroulement de l'action, la succession des stimuli et des réponses qu'ils engendrent entraîne la modification de l'état basal de son réseau neuronal, la nouvelle réponse étant forcément modifiée. On en déduit que le sujet serait biologiquement déterminé pour ne pas être totalement biologiquement déterminé (sic). Que penser de ce déterminisme de l'indéterminé, de cette détermination de la liberté ?
Il y a sujet et sujet
Il n'échappera pas au lecteur que si le sujet est physiologiquement déterminé pour l'un des protagonistes, il est l'auteur de sa détermination pour l'autre. Le sujet du neuroscientifique ne dit pas je au contraire de celui du psychanalyste. En fait, c'est un sujet mis pour objet. Il y a là deux acceptions antithétiques du mot. Leur identité discursive n'est que langagière, chacune y étant définie par les lois auxquelles obéit celui qui parle, plutôt que liée à ce sur quoi porte son discours.
On conçoit sans peine que l'hétérogénéité des deux domaines en irrite plus d'un, relançant l'idée d'un dualisme, que l'on combat depuis l'avènement de la science, avec un acharnement redoublé par le matérialisme qui y prévaut dans les temps modernes. Il n'en reste pas moins, par exemple, que les sujets de Sa Majesté, pour incarnés qu'ils fussent, n'en étaient pas, au contraire de son auguste personne, qui pouvait donc en disposer comme bon lui semblait, preuve en soit que, jusqu'il y a un demi-siècle, sa justice poursuivait le suicide comme un crime attentant à la vie d'un de ses sujets.
En tant que sujet, le neuroscientifique pense que le sujet situé devant lui ne saurait faire le sujet de sa recherche. Il l'instrumentalise, lege artis, en un objet qu'il peut dès lors manipuler comme sujet de ses expériences de laboratoire. Alors que le psychanalyste pense que l'objet de sa démarche est le sujet étendu devant lui, qui s'exprime au même titre que lui et avec qui il peut s'entendre parce qu'ils sont semblables et parlent la même langue. Et tout à l'avenant. On peut se livrer au même jeu de confrontation et de comparaison à propos de tout le vocabulaire utilisé par ces deux ordres de chercheurs, sans parvenir à mieux qu'à effectuer un rapprochement.
Quoi qu'on en ait, un neurone ne pense pas, pas plus qu'une pensée ne se dépolarise. Certes, si ma pensée ne va pas, à ma connaissance, sans l'intégrité supposée de mes neurones, ceux-ci neurotransmettent fort bien en marge de ma pensée. Mais, tout de même, si mon esprit peut concevoir mes neurones et tout ce qui s'ensuit, ceux-ci seraient bien en peine d'envisager celui-là. Et qu'on veuille bien percevoir entre eux des points de rencontre me paraît davantage relever d'une opération de l'esprit que répondre à l'activité neuronale. Ces conjonctions, où certains voudraient voir des concordances, se situent dans l'espace que délimitent les confins du rationnel et de l'irrationnel. Peut-être pourrait-on dépasser ce no man's land en précisant l'objectif que chacune de ces deux approches poursuit et les moyens qu'elle met en uvre pour les atteindre?
Mais, partant d'une hypothèse matérialiste (il n'y a que la matière), investiguant le faire (les manifestations matériellement repérables du comportement), le neuroscientifique débouche logiquement sur des conclusions de portée matérialiste, ignorant le spirituel, qui se trouve, par nature, hors d'atteinte de son appareillage matériel et mental, si perfectionné soit-il. Il devrait donc avoir la sagesse de n'en rien dire.
De son côté, le psychanalyste, privilégiant le spirituel et l'affectif, qui sont d'ordre dynamique, fait l'impasse sur le matériel, sans pour autant en nier l'existence nécessaire. Mais, il estime n'avoir rien à en dire et n'en dit conséquemment rien. À commencer par Freud, après qu'il eût renoncé au projet exposé dans l'Esquisse.
Les essais entrepris pour franchir ce qui a toujours paru et paraît plus que jamais un abîme entre ces deux positions sont méritoires, eu égard aux efforts consentis par leurs tenants, sinon aux résultats qu'ils ont obtenus. C'est que la rhétorique qu'ils suivent est plus assertive et optative qu'interrogative et démonstrative et tient insuffisamment compte des divergences établies entre les deux partis ainsi que de la réalité du hiatus à combler.
Une possibilité de passerelle: la pulsion ?
Définissant la pulsion comme "concept limite entre le psychique et le somatique", Freud y a vu le représentant psychique des excitations somatiques issues de l'intérieur du corps et parvenant au psychisme. Morceau d'activité, capacité à déclencher l'action spécifique susceptible de résoudre la tension, cette entité mesure ainsi l'exigence du travail qui est imposé au psychisme en conséquence de sa liaison au corporel. Autrement dit, la relation entre les deux est comparable à celle unissant le mandant et son mandataire.
On peut voir dans cette notion une occasion d'établir une connexion entre les deux domaines. Mais, le passage de l'un à l'autre implique une transformation, qui reste mystérieuse, la nature même de chacun de ces deux aspects de l'être demeurant inexpliquée, sinon insaisissable.
Le discours que l'on tient sur l'un et sur l'autre exprime ce qu'on en pense au laboratoire ou par-devers soi. Le mot qu'on utilise n'est pas la chose qu'il désigne. Au mieux, permet-il d'isoler dans le discours un élément du thème considéré, de souligner un segment de son action ou d'en repérer l'articulation avec celle d'un congénère.
Cependant, le passage du spirituel au corporel n'est pas la réciproque du passage du corporel au spirituel. Ce que je puis dire du corps résulte de l'étude biologique de ses constituants et de l'enregistrement multifactoriel des états successifs que ceux-ci parcourent. Cette démarche rigoureuse, appliquée à l'esprit et à ses productions, s'achoppe à une difficulté de taille : l'esprit n'est pas biologiquement repérable. Seules les conséquences de son activité au niveau corporel ou mondain peuvent être figurées et mesurées.
C'est ainsi que quand on dit que l'IRMf permet de "voir le cerveau penser", non seulement ce qu'on capture n'est que l'image de la consommation d'oxygène de telle structure cérébrale anatomiquement définie et considérée comme impliquée dans le processus envisagé, mais, a fortiori, on ne voit pas ce qu'il pense. Et pour cause. On est donc bien loin de ce que promet le discours factuel prévalant en neurophysiologie.
Certes, si l'on part du présupposé que la relation unissant le corps et l'esprit relève d'un parallélisme, voire d'un rapport de causalité, il peut paraître légitime de passer de l'un à l'autre, de façon synonyme ou déterministe. Mais alors, le raisonnement que l'on prétend suivre est tautologique.
Tout autre est l'idée d'une relation entre le mandant et son mandataire. S'ils se rencontrent à l'occasion d'un mandat défini, nul besoin n'est qu'ils parlent le même langage, sinon la même langue pour s'entendre.
Les connaissances économiques de l'armateur qui enjoint au capitaine de son navire de transporter telle cargaison à tel endroit ne servent en rien à celui-ci pour la mener à bon port. Pas plus du reste que la connaissance que ce dernier a de son navire, des vents, de la mer et de la navigation n'apporte à celui-là d'élément déterminant pour la décision qu'il a prise.
Ces deux acteurs jouent simultanément des rôles distincts par leur origine et leur fonctionnement, tous deux nécessaires à la réalisation du projet qu'ils portent de concert, mais dont la complémentarité n'entraîne pas qu'ils soient interchangeables. Ils commercent d'autant mieux ensemble que chacun des deux reconnaît et respecte la spécificité et l'autonomie de l'autre. Le capitaine a à cur d'effectuer son voyage le plus vite possible pour satisfaire les exigences économiques et financières de l'armateur qui le paie librement sinon royalement pour cela. Mais le pouvoir de ce souverain s'arrête au "possible" qui caractérise la liberté que le navigateur assume sous l'empire de la mer pour rester dessus.
Ce que Freud a montré, c'est que le psychisme n'a pas d'action directe sur la pulsion, d'origine somatique. En particulier, lorsqu'il s'agit de la refouler, son intervention ne peut porter que sur son représentant psychique, composé à la fois de la représentation et de l'affect. Ne pouvant être supprimée, chacune de ces deux entités connaît un destin différent : la représentation, de nature idéelle, passe dans le système inconscient, alors que le quantum d'affect trouve, incognito, une voie d'éconduction nouvelle. Dès lors, le refoulé cherche à ressurgir de l'inconscient, sous forme de symptôme, d'acte manqué ou de rêve. Et l'affect, expression qualitative de la quantité d'énergie pulsionnelle engagée, a le choix entre trois avatars: la conversion (comme dans l'hystérie), le déplacement (comme dans l'obsession) et la transformation (comme dans la névrose d'angoisse et la mélancolie).
Cette vision, proprement métapsychologique, du rapport somato-psychique est bien loin des possibilités que les neurosciences ont acquises de figurer certains processus neurophysiologiques. Et, si l'on dispose d'instruments pouvant enregistrer et montrer graphiquement telle modification de la sécrétion de mes glandes salivaires et du fonctionnement de telle région de mon cerveau impliquée dans la recherche de nourriture entreprise sous l'empire de la faim, je doute que ceux-ci puissent également saisir et faire voir le plaisir que je me promets à l'évocation de foie gras de canard arrosé d'un verre de Jurançon doux, d'un morceau de chocolat noir soutenu d'un doigt de pinot noir passerillé ou, encore, d'une fondue moitié-moitié prise en aimable compagnie dans un restaurant d'altitude, accompagnée d'un chasselas bien frais. Et pourtant, le plaisir que j'imagine est aussi réel que la sécrétion de salive qui en témoigne extérieurement.
On a alors le choix entre la position de dire que mon plaisir n'est que chimère ou faribole, et qu'il convient de l'écarter du champ de l'investigation, puisqu'on ne peut scientifiquement le prouver, l'enregistrer ni le mesurer, comme il en est de ma salive et de l'état d'oxygénation de mon cerveau. Ou celle de penser que l'appareillage du neuroscientifique, construit pour ne saisir que le matériel, n'est pas apte à traiter cette question qui touche au spirituel, mais qui n'en reste pas moins posée.
En guise de conclusion
Ainsi, un siècle après l'abandon de l'Esquisse, ni la pulsion, ni la plasticité, ni l'émergence de la singularité ne paraissent constituer de véritables champs de rencontre féconds et novateurs entre neuroscientifiques et psychanalystes, fussent-ils animés des meilleures intentions.
On ne peut identifier l'exploration des bases neurophysiologiques du processus de la pensée et la question du sens que sous-tend ce processus de pensée pour un particulier. Ces deux manières de procéder, qui sont chacune légitime dans l'ordre qui est le sien, sont de nature hétérogène. L'un explore les pièces de l'appareil, leur organisation et le fonctionnement qui en résulte, tirant de son étude objective des lois qui s'appliquent à tous les appareils semblables, mais ne permet pas de saisir ce que pense leur propriétaire. L'autre établit une relation personnelle avec la personne qui vient le consulter, à partir de laquelle la façon dont celle-ci en use peut faire naître une prise de conscience ; répétant ce type de rencontre avec d'autres personnes, il en tire des lois enrichissant sa pratique et autorisant l'élaboration d'une théorie communicables à un autrui également intéressé par cette méthode.
L'intervalle qui sépare ces deux domaines, suffisamment délimité de part et d'autre par la clarté de positions bien définies, constitue l'inconnu qui défie inlassablement la curiosité, puisqu'on sait qu'on y vit, sans savoir comment. De ce point de vue, en effet, on ne saurait être dupe des certitudes que professent les neuroscientifiques sans rien expliquer vraiment, pas plus que satisfaits d'une ascèse qui débouche sur ce que le moi pense, sans forcément rendre compte de son entourage.
La question n'est pas neuve et nourrit le débat, parfois la polémique, entre tenants du matérialisme et du spiritualisme, des sciences naturelles et des sciences humaines. Idéalement, et en tenant compte des progrès accomplis par les neurosciences depuis un siècle, il faudrait peut-être se demander comment ce qu'on appelle psychisme, qui émerge du cerveau et aboutit à la conscience, peut satisfaire à l'exigence d'un rapport nécessaire, sinon suffisant, entre ces deux entités que tout sépare, et si les théories qu'on élabore de la sorte permettent effectivement de sortir d'embarras.
De fait, Freud a proposé l'inconscient pour pallier le jalon qui manque. Or, c'est une hypothèse, et c'est elle qui oppose les parties belligérantes de manière irréductible. Si c'est avec elle que tout se tient dans la psychanalyse, c'est en dehors d'elle que tout se tient dans les neurosciences. Il y a là un shibboleth, qui exclut un moyen terme.
La psychanalyse perçoit, dans la clinique, les rejetons de l'inconscient, inaccessible en lui-même à la conscience. Au mieux, gâce à elle et chemin faisant, le sujet augmente la part d'inconscient dont il peut prendre conscience, sans préjudice de la plus grande partie de cette instance qui lui demeure impénétrable.
Les neurosciences rejettent cet inconscient dynamique, insaisissable, et qui n'existe donc pas pour elles. Au mieux, envisagent-elles un non conscient, concomitant de nombre de processus physiologiques objectivement constatés, tout en restant désespérément inatteignable.
Ainsi, seule la part cachée d'inconscient se retrouve-t-elle dans ces deux disciplines, sans pour autant qu'elle en soit éclaircie. Au moins, ne les oppose-t-elle pas. On peut retirer de cette observation que la frange de significations qui se recoupent est réduite à ce qui est inconnaissable pour l'une et l'autre. Autant dire indéterminable, inexplicable par chacune de ces deux façon de saisir l'être que nous sommes. Ce qui ne veut pas dire inexistante.
Il y a belle lurette que l'homme rencontre ce fâcheux contretemps dans sa recherche de l'explication dernière de son origine, et qu'il essaie de l'amadouer. Récemment, l'on a dit que, parmi tous les univers possibles, le nôtre était gros de la vie et de la conscience dès le big-bang, contenant en germe les conditions requises pour l'apparition d'un être vivant et conscient. Autrement dit, qu'il représentait la combinaison gagnante.
On a ajouté que, si à chaque particule correspondait une antiparticule, notre monde n'existerait pas. Qu'on pense qu'un léger déséquilibre se serait produit, lorsqu'à un milliard d'antiparticules ont correspondu un milliard et une particule, la nature ayant donné une préférence à la matière sur l'antimatière. De même, lors de l'expansion fulgurante de l'univers au temps de Planck, des fluctuations minimes de températures se seraient manifestées, créant des endroits un peu plus denses que d'autres, qui auraient servi de semences de galaxies. Bien sûr on y était pas, mais il faut bien trouver quelque chose.
De telles assertions résolvent-elles le problème ou ne font-elles que le déplacer ? N'est-ce pas là un avatar presque tricentenaire de l'harmonie préétablie et du tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles créé par Dieu ? Qui entend que, parmi l'infinité des mondes concevables, Dieu a choisi celui qui est le plus parfait physiquement, celui où l'on réalise le maximum de réalité ou d'essence, et moralement celui où les esprits reçoivent le plus de bonheur.
Si les progrès dans la connaissance de certains facteurs ayant accompagné la naissance de l'univers ont fait des pas de géant, la question de Leibniz : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien, n'a toujours pas trouvé de meilleure réponse que la pichenette nécessaire à l'apport de l'énergie infinie originelle et à la mise en branle de tout le système. Qu'on appelle ce coup de pouce deus ex machina, multivers, ou tout autre expression faisant image, il est nécessaire au raisonnement mené à propos de l'univers dont on dit tant de choses faute d'avoir un sûr accès à la compréhension de sa réalisation effective.
À cette aune, notre point de vue limité ne nous permet pas de contempler cette harmonie générale que Dieu seul voit dans l'éternité et l'immensité. Le monde est le meilleur possible parce qu'il est le tout dont le rapport entre les parties constitue l'harmonie la plus parfaite. La présence du mal ne l'empêche pas, ce meilleur n'étant pas d'ordre quantitatif, résultant de l'addition de chaque partie qui le serait également, mais d'ordre qualitatif, supposant l'équilibre entre les diverses variétés des parties.
Ne touche-t-on pas là à une aporie constitutive de notre conscience réflexive ? Qui ne peut répondre par nature à la question qui suis-je, d'où viens-je et où vais-je ? Qu'elle est pourtant seule capable de se poser ? N'est-elle pas suffisamment elle-même en se la posant ? Faut-il encore qu'elle y réponde ? Le pourrait-elle sans sortir d'elle-même, en s'objectivant, c'est-à-dire sans se renier ? Le progrès a-t-il fait autre chose qu'éclairer le comment ? Ce qui est déjà énorme, mais insatisfaisant. Et les réponses mythiques que l'homme a toujours construites devant ce mystère, pour être moins prestigieuses que les réponses scientifiques qui les ont remplacées, ne sont-elles pas équivalentes en termes de pourquoi ? N'est-il pas de la nature du mystère de s'évaporer quand on pense le percer ? Comme la bulle de savon irisée, légère, flottant dans l'air, qui nous émerveille et qui se réduit à une infime et banale goutte d'eau de savon quand on la touche, connue dans sa constitution, mais désenchantée ?
La solution de continuité entre la connaissance des mécanismes neurophysiologiques qui conditionnent la pensée et la prise en compte de son sens est loin d'être abolie. Envisagée comme idéale, cette issue pourrait bien être, par nature, impossible.
Edouard de Perrot
2, chemin des Noisetiers
CH-1271 Givrins
Bibliographie
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Freud S. (1939 a), L'Homme Moïse et la religion monothéiste, trad. fr. C. Heim, Paris, Gallimard, 1986 ; GW, XVI.
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La solution de continuité entre la connaissance des mécanismes neurophysiologiques qui conditionnent la pensée et la prise en compte de son sens est loin d'être abolie. Envisagée comme idéale, cette issue pourrait bien être, par nature, impossible.
Création artistique et psychothérapie
C'est le créateur qui est le premier enchanté par sa création. La fortune de celle-là, c'est le destin de cet enchantement, dans sa rencontre avec l'autre. Il faut être artiste pour soi-même, avant d'être artiste pour autrui.
INTRODUCTION
Beaucoup de choses ont été écrites depuis l'avènement de la psychanalyse sur la création artistique. Pour la plupart, elles visaient à enrichir les données de la psychanalyse, en exploitant l'analogie traditionnellement reconnue entre création artistique, rêve, névrose et délire. C'était mettre l'accent sur des catégories bien tranchées et sur les destins variés du désir, selon qu'on rêve, qu'on souffre ou qu'on crée. Ne pourrait-on pas espérer approcher une certaine compréhension de cette analogie en étudiant chez quelque artiste le passage d'un mode à l'autre ?
CRÉATION ARTISTIQUE ET PSYCHOTHÉRAPIE
Édouard de Perrot∗
"Toute création est, à l'origine, la lutte d'une forme en puissance contre une forme imitée."
André Malraux, Les Voix du silence.
RÉSUME
L'auteur s'intéresse à la connexion des facteurs isomorphes présidant à la création artistique et à la psychothérapie, et livre quelques réflexions à ce sujet, qu'il illustre d' un exemple clinique.
SUMMARY
Author is interested in the connexion of the isomorphic factors presiding over the artistic creation and the psychotherapy and reveals a few thougts about it, illustrated by a clinical example.
MOTS-CLEFS
Psychothérapie - création artistique - rêve - délire.
KEY-WORDS
Psychotherapy - artistic creation - dream - delusion.
INTRODUCTION
Beaucoup de choses ont été écrites depuis l'avènement de la psychanalyse sur la création artistique. Pour la plupart, elles visaient à enrichir les données de la psychanalyse, en exploitant l'analogie traditionnellement reconnue entre création artistique, rêve, névrose et délire. C'était mettre l'accent sur des catégories bien tranchées et sur les destins variés du désir, selon qu'on rêve, qu'on souffre ou qu'on crée. Ne pourrait-on pas espérer approcher une certaine compréhension de cette analogie en étudiant chez quelque artiste le passage d'un mode à l'autre ?
Certes, les rapports entre la névrose et le rêve sont bien connus. Les rapports entre la névrose ou la psychose et la création artistique ont aussi souvent été magnifiquement étudiés. Mais n'est-ce qu'une impression de penser que la création artistique, quel qu'en soit le destin mondain, a peu été étudiée chez les patients en traitement ? Les auteurs qui ont écrit à ce sujet ont le plus souvent procédé à des études rétrospectives à propos d'artistes confirmés, parfois par des siècles de renommée. On a dit qu'on les avait mis de force sur le divan. L'artiste était alors une fiction, muette sinon inexpressive, dont l'identité était même, parfois, plus ou moins contestée, comme pour Shakespeare.
Or, la création artistique est une faculté répandue, dont la production reconnue et consacrée, pour valable qu'elle soit, n'en représente pas moins qu'une partie infime. Il faut en effet distinguer le processus créateur proprement dit et l'uvre créée, dont le destin dans le monde dépend de facteurs qui lui sont propres. Les chefs-d'uvre inconnus sont légion, vis-à-vis de leurs frères célébrés. La différence touche au génie, ou à ses serviteurs, plus qu'au processus créateur lui-même.
Il n'est que de penser à ce que conçoivent les patients au cours de la psychothérapie, parlant sans cesse d'eux-mêmes comme créateurs et montrant si peu souvent leur production à leur psychothérapeute. Soit que la création apparaisse comme une phase en cours de cure, au sens de Kohout, soit qu'il s'agisse d'un processus continu, comme parallèle à la cure. La cure elle-même n'est-elle pas une création, sans uvre figurée, sinon celle de faire accéder le sujet à une meilleure connaissance et compréhension de lui-même, de libérer sa pensée de sa gangue défensive, de lui assurer un essor, un épanouissement lui permettant de fonder son originalité, de devenir le père aimant de cet enfant qu'il porte douloureusement en lui? N'est-ce pas là un avatar de la création ? Et passer de la position narcissique qui refuse d'être le petit de quelqu'un, né des uvres d'un homme et d'une femme, à la position objectale qui, ayant accepté une origine charnelle, accède à la possibilité d'engendrer à son tour un enfant qui s'autonomisera, ne constitue-t-il pas une incarnation possible de cette proposition de Freud : "... le désir sait exploiter une occasion offerte par le présent afin d'esquisser une image de l'avenir sur le modèle du passé." ?
N'y a-t-il pas une chaîne continue entre les premiers pas de l'enfant, ses premiers gribouillages quêtant l'approbation, les rédactions de l'écolier, ses dessins, les poèmes de l'adolescent et l'uvre achevée, éditée du vivant de l'artiste ou à titre posthume, parfois reconnue un siècle plus tard ou davantage ? Et si cette chaîne n'épuise pas le sujet, ni ne permet à elle seule de comprendre le génie, en existe-t-elle moins pour autant ?
La reconnaissance d'une uvre n'intervient qu'une fois celle-ci constituée. Elle donne alors la main à l'ordre établi, éthique et esthétique, même quand la composition innove et suscite des protestations. Elle déguste le plat, sans trop se préoccuper du cuisinier. Or, dans la cure, on entend le cuisinier, souvent sans avoir accès au plat. Mais l'émotion d'assister à l'accouchement du créateur le cède-t-elle vraiment à celle de le tenir sur les fonts baptismaux ? N'y a-t-il rien à retirer de l'accompagnement du créateur qui se découvre ? Tel n'est pas mon sentiment et je vais essayer d'en rendre compte.
La création, le rêve ou le délire sont des processus qui se différencient par leur rapport respectif avec l'imaginaire et le réel. Cette différence se manifeste particulièrement sur le plan de l'élaboration. Le point de départ est probablement pulsionnel. On doit y retrouver à l'uvre la libido narcissique et la libido objectale, la première investissant la création pour elle-même, ne serait-ce que pour lui prêter vie, alors que la seconde se dépenserait dans l'élaboration de celle-là visant à la rendre communicable. Dans ce sens, la création est une émanation de l'être qui s'organise dans un complexe d'images, articulées entre elles par la libido objectale, s'inféodant peut-être l'agressivité. Comme dans le rêve où les protagonistes empruntent certains de leurs aspects au rêveur, incarné dans le héros, la création dramatise des aspects partiels de l'artiste. Or, ces images s'évanouissent si quelque chose ne vient pas les fixer. Ce serait là le rôle de la libido narcissique, entendue au sens d'amour de soi-même, et de ses émanations.
Le rêveur, le délirant, le névrosé, l'artiste doivent croire en eux-mêmes¬, et donc dans leur production, s'ils veulent que celle-ci ait quelque chance de naître, de durer, finalement d'être présentée au public. C'est le créateur qui est le premier enchanté par sa création. La fortune de celle-là, c'est le destin de cet enchantement, dans sa rencontre avec l'autre. Il faut être artiste pour soi-même, avant d'être artiste pour autrui. La création met en uvre les parties les plus intimes de l'être... Mon cur mis à nu... Pour soi-même d'abord et c'est un jeu. Pour autrui, et c'est là qu'apparaît le mystère.
Nombre de patients écrivent, peignent, composent pour eux-mêmes, pour le plaisir de créer, dont le désir les habite et aimante le cours de leur pensée, de leur vie intérieure. Le psychothérapeute a le privilège d'entendre le récit incessant de leurs projets, des efforts consentis pour les réaliser, des craintes à surmonter, des obstacles à vaincre. Et il peut suivre l'entrelacement, l'enchevêtrement des motifs fantasmatiques de leur monde intérieur avec ceux de leur inspiration créatrice, débouchant sur l'uvre aboutie qu'il lui est, en revanche, plus rarement donné de contempler. Peut-il montrer de l'intérêt pour le fruit de cette gestation ? Ne risque-t-il pas d'entrer dans un processus de séduction actuelle, s'intriquant insidieusement avec la séduction passée qu'il est question de traquer pour en saisir le sens, agissant ainsi son contre-transfert et s'engageant peut-être dans une voie sans issue ? En attendant une réponse improbable à ces questions, que bien d'autres complexifient encore, le psychothérapeute pensif reste sur sa faim, et l'on glose sur l'opportunité de solliciter l'artiste pour qu'il présente son uvre, ou d'attendre que le patient décide librement de le faire.
LE RÊVEUR, LE DÉLIRANT ET L'ARTISTE CRÉATEUR
Le facteur commun à ces trois entités me paraît être le processus même de la création, diversement engagé dans chacune d'entre elles.
Le rêveur crée pour son propre usage. Coupé du monde réel à la faveur du sommeil, il écoule sa libido menaçant son sommeil, donc son repli narcissique. Il sait qu'il a fait un rêve et il peut communiquer celui-ci, une fois réveillé. Mais il ne rêve pas pour autrui. Il protège son sommeil par la satisfaction déguisée de ses pulsions. Ce qu'il crée, c'est ce déguisement, variation sur le thème de sa pulsion. Bien qu'ordonnateur de son rêve, il ne peut toujours le guider où il veut. Le héros, c'est le moi, dont les comparses figurent des aspects partiels.
Le délirant, qui a perdu le contact avec le monde réel, si tant est qu'il l'a jamais eu, s'emploie à le réhabiliter par son délire, qu'il communique par sa production même. C'est une tentative désespérée de déguiser sa libido narcissique, qu'il a échoué à infléchir dans des relations d'objet, en libido objectale. Cet effort est voué à l'échec, puisque l'objet n'est pas envisagé pour lui-même. Le délirant pare de ses qualités propres l'objet vidé, devenu simple écran sur lequel il se projette. L'objet n'a d'existence apparente que tant qu'il est investi par le délire. Il devient une émanation du moi, qu'il appauvrit d'autant, l'affaiblissant et le menaçant. Il crée donc l'objet et le déguisement, mais il en est inconscient.
L'artiste compose d'abord ad usum proprium. Poussé par une force interne, il conçoit son ouvrage avant de l'exprimer, de le jeter sur le papier ou sur la toile. Preuve en soit certaines réalisations produites d'un jet, au terme d'une lente gestation, achevées et, parfois, jamais publiées. Cette genèse en deux temps repose sur son talent, sous-tendant un travail inlassable, génie solitaire soumis à des règles rigoureuses, qui est le véritable créateur de l'uvre. Ce n'est que dans un second temps qu'il envisage de livrer son invention au public, après avoir assisté émerveillé à ce jaillissement de lui et l'en avoir jugé digne.
Ainsi, les mêmes composants de l'être concourent à l'accomplissement matérialisé de ces trois destins, selon des configurations diverses et originales, qui leur confèrent un statut singulier et des modalités propres d'existence séculière. Néanmoins, il appartient encore à l'artiste de fournir le travail de s'en séparer, en surmontant le danger qu'il se perde au cours de cette opération majeure. Il doit en effet couper les liens, tant charnels que spirituels, qui l'y relient, laissant à son uvre seule le soin de le représenter dans le vaste monde. Mais il est temps de relater quelque exemple de cet imbroglio si fréquent dans la pratique.
BORIS
Boris consulte de lui-même après un peu plus d'un an de psychothérapie psychanalytique en face à face, à raison de deux heures par semaines, avec un psychanalyste silencieux qu'il ressent comme froid et distant et ne lui apportant aucune aide. Il souffre de multiples inhibitions qui se manifestent autant dans sa vie personnelle que dans sa profession. Il accuse une perpétuelle hésitation, une incapacité de choisir et se réfugie dans des activités dilatoires incessantes telles que promener son chien ou entamer des discussions oiseuses avec qui il rencontre à cette occasion. En outre, il est le siège d'innombrables compulsions qui vont s'élargissant. Il doit rire, sans la moindre gaieté, quand sa femme interprète un retard comme un signe d'infidélité, ou déjà simplement quand il y pense, ou chaque fois qu'une situation paraît le mettre dans son tort, au point qu'il évite les contacts sociaux. Premier pupitre dans un orchestre symphonique, il ne surmonte son angoisse d'exhibition qu'en s'alcoolisant sévèrement avant d'entrer en scène, en désaccord avec des troubles hépatiques et la peur de devenir alcoolique. Il souffre, se sent véritablement acculé et demande ardemment de l'aide pour traiter une affection que ni le premier psychanalyste de marbre, ni ses efforts personnels soutenus ne sont parvenus à améliorer d'une quelconque façon.
Sa douleur la plus vive concerne son sentiment d'être un compositeur et de ne jamais parvenir à mener une uvre à chef, gêné par ses compulsions qui l'en distraient autant que par son incapacité de choisir, qui le terrasse. Paralysé par son perfectionnisme et sa terreur à l'idée de se montrer, il se déclare tout simplement incapable de finir une quelconque phrase musicale, à plus forte raison une pièce. Les idées musicales qui l'habitent ne verront donc jamais le jour. Boris se déprécie si vivement qu'il est difficile de démêler, dans son discours, la part réelle de son inhibition et la part reflétant son autodépréciation idéalisante. D'autant qu'il existe un opus laborieusement terminé il y a un certain temps. À cela s'ajoute que son mariage avec une musicienne qu'il aime, elle-même ravagée de doutes et dépendante de lui, également en psychothérapie, est un insupportable fardeau.
Il est le fils d'un père fantasque, que son appétit de dépenser plus fort que celui de travailler ruinait toujours, malgré une affaire florissante. Âgé de huit ans, il est resté avec lui au moment du divorce, au contraire de sa sur qui a été attribuée à sa mère, par ailleurs égocentrique. Il en a gardé un pénible sentiment d'avoir été évincé de son affection, de ne pas avoir été reconnu. Sa scolarité n'a pas dépassé l'école obligatoire, ce qui ne l'a pas empêché de développer une intelligence vive et une sensibilité qu'il a tôt investie dans son instrument. Il a participé à un orchestre d'enfants, qui ne lui demandait pas trop d'effort, et s'est hissé seul au niveau de la virtuosité, parachevant ses études à l'aide d'une bourse. La composition l'a attiré de bonne heure, la pratique de son instrument dans le répertoire ne donnant pas issue à sa musique intérieure.
Sa décision d'entreprendre une nouvelle psychothérapie, pour être forcée par sa souffrance, n'en est pas moins sous-tendue par une recherche authentique et réfléchie du sens de sa névrose. Il a compris que son échec thérapeutique n'était pas dû à la méthode, mais à son impossibilité de parler à son psychothérapeute, qu'il ressentait comme glaçant et sans véritable intérêt pour lui. Enfermé dans ses compulsions, il n'a personne à qui parler de tout ce qu'il se sent receler de valable. Son estime pour son propre talent est indéniable et il traite d'égal à égal avec les plus grands compositeurs des siècles passés qui, de toute évidence et malgré leur génie, n'ont pas su exprimer ce qu'il ressent, ainsi qu'avec les contemporains, qu'il jauge souvent plus faiseurs que musiciens, sous prétexte de modernisme. Mais tout cela est enfoui en lui, qui n'est pas un phraseur, et le il faut que ça sorte se noie dans les compulsions, les grandes ennemies, qui ne le perdent jamais de vue.
Il faut ajouter qu'il est de langue maternelle étrangère, que je maîtrise insuffisamment pour qu'elle serve de véhicule à la psychothérapie, et que son isolement ne lui a pas permis de parler mieux qu'un français parfois approximatif. Mais, derrière sa façade inhibée et compassée, je le ressens d'emblée comme sensible, ouvert, spontané, sans artifice, généreux, digne d'intérêt, attachant en un mot, dans un mouvement de contre-transfert endossant son propre sentiment de valeur sans le remettre en question. Un dictionnaire en deux volumes est ajouté à ma bibliothèque pour le cas, plus que probable, où l'empathie naturelle ne viendrait pas à bout des difficultés de langue et la psychothérapie s'engage dans un climat de chaude communication qui va se manifester tout au long de la cure par l'importance accordée à la musique dont le patient est gros.
Je n'ai pas besoin de forcer mon intérêt pour l'uvre naissante, dont il parle avec tant de feu, déjà en raison de mon goût pour la musique, mais je dois faire un certain effort pour ramener le patient à parler de sa chétive personne que je dois traiter, plutôt qu'exclusivement de ses compositions grandioses qui le transcendent et dont je ne serai, au mieux, qu'un auditeur sensible. Assidu au traitement, le patient s'est muni d'un manuel de conversation, pendant de mon dictionnaire, qui ne le quitte pas et il progresse en français en même temps que dans son expression. Encouragé par mon accueil bienveillant, il se lâche et peut se laisser aller, suivant une idée au travers des méandres associatifs auxquels elle donne lieu. Dans le même mouvement, il surmonte peu à peu son inhibition à sortir une note devant un auditoire sans avoir à recourir à l'alcool. On découvre que sa relation avec le public est sous-tendue par le sentiment humiliant que ses sons ne sont pas à la hauteur de sa musique et qu'on le critique en fonction de son ambition. L'analyse l'aide à remettre les choses en place, frayant la voie à la composition comme moyen de séduction et rendant à l'instrument sa valeur principale de gagne-pain. Le public se voit replacé dans sa position d'abonnés aux concerts, aux oreilles moins délicates que l'orgueil farouche de Boris, culpabilisant en raison de sa passivité.
Une nouvelle uvre s'achève, cahin-caha. Il s'agit d'une commande pour le centenaire de la fanfare qu'il dirige comme gain d'appoint. Puis, Boris, insatisfait de sa situation, plombée par son idéal autant que par ses inhibitions, projette son mécontentement sur son pupitre et entreprend de passer des concours pour changer d'orchestre. Mais ce n'est qu'un pis aller, devenir compositeur et vivre de sa composition restant son désir inaccessible. Devant cet embarras, se fait jour l'idée d'incorporer à son programme de concours une pièce personnelle, composée pour son instrument. Il rate le concours comme exécutant, mais il se fait remarquer par deux chefs de renom, membres du jury, dont un lui en commande une version pour orchestre, occasion pour Boris d'étudier l'orchestration.
L'alcool s'est évaporé dans ce mouvement d'authentification et d'audace. Boris a surmonté son inhibition à jouer, maintenant qu'il peut différencier l'art de composer et celui d'exécuter. Trois uvres sont en chantier et avancent de façon continue. Les compulsions dilatoires ont fondu dans cet élan qui ne saurait s'en encombrer. Encore très marqué par l'abandon de sa mère à huit ans et devant l'impossibilité de me garder comme ami à l'issue du traitement, il élabore son chagrin de façon originale, réalisant que ce qu'il a gagné de lui-même le dédommage au centuple de ce qu'il perd ainsi. Il est enfin sorti du cercle infernal de dévalorisation stérilisante où il s'était maintenu en commémoration du désamour de sa mère et peut innover en renonçant à une relation adulte réparatrice, cette fois-ci sans perte narcissique. On peut se quitter, satisfaits du chemin parcouru, et sachant que s'il me garde une place dans son cur, il en garde également une dans le mien.
Beaucoup plus tard, je retrouverai sa trace. Boris compose et s'est réconcilié avec ses devanciers en servant leurs uvres comme chef d'orchestre.
COMMENTAIRE
Unique dans ses contingences, cet exemple me paraît illustrer la question que je me pose au début de cet article sur la relation unissant création artistique et psychothérapie. La psychothérapie n'introduit rien dans le patient qui n'y soit déjà. Elle se contente au mieux de dévoiler ce qu'il recèle au plus profond de lui-même, à quoi ses complexes l'empêchent d'accéder librement. Les moyens qu'elle met en uvre sont naturels. Ils dépendent de la capacité du psychothérapeute de s'identifier à son patient et de l'investir comme alter ego, interdit de son monde intérieur par quelque influence apparemment occulte et, partant, privé de sa propre richesse. L'établissement d'une relation interpersonnelle subjective est la condition sine qua non de l'amorçage du processus singulier qui va permettre à ce malheur de se dissoudre et de donner naissance à l'homme nouveau, perçu d'emblée par le psychothérapeute derrière la barrière symptomatique que le patient érigeait. Nulle magie, dans tout cela, mais une expérience de vie et une connaissance de soi, affinée par une psychanalyse personnelle approfondie, lui ayant permis de renoncer à la protection qu'offre le pur raisonnement logique et de développer en lieu et place une intuition suffisante pour percevoir et imaginer librement la vérité du patient, avant que celui-ci ne soit en mesure de s'en aviser et de l'exprimer lui-même. Ce qui implique une bonne capacité de communication, émotionnelle autant que verbale. Une démarche irrationnelle, sensible et contrôlée en quelque sorte, qui se substitue à la démarche rationnelle contrôlante et qui se veut rassurante. L'intention n'est pas d'évaluer objectivement et de noter la valeur du patient, mais d'amener celui-ci à se libérer de ses illusions narcissiques, en s'appréciant plus justement, sur le modèle de l'acceptation et de l'estime que lui porte son psychothérapeute, à se découvrir un parmi ses semblables et à se reconnaître des moyens lui permettant d'exprimer et de mettre en forme quelque chose de son monde intérieur qu'autrui puisse saisir et estimer, réalisant de la sorte sa valeur propre.
L'articulation entre création artistique et relation psychothérapeutique peut se comprendre comme une correspondance entre deux univers homogènes et cohérents, dont seuls les extrêmes varient ; ou encore comme deux avatars d'un même élan. Et le psychothérapeute devient ainsi le témoin privilégié en même temps que le passeur inspiré de cette alchimie mystérieuse qu'on appelle la création.
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Signature :
Édouard de Perrot
L'articulation entre création artistique et relation psychothérapeutique peut se comprendre comme une correspondance entre deux univers homogènes et cohérents, dont seuls les extrêmes varient ; ou encore comme deux avatars d'un même élan. Et le psychothérapeute devient ainsi le témoin privilégié en même temps que le passeur inspiré de cette alchimie mystérieuse qu'on appelle la création.
La question d'dipe et l'hésitation d'Hamlet
Une telle diversité de fortune reflète certainement le sort le plus général des propositions freudiennes qui, à côté de leur impact sur la pensée contemporaine, ont si souvent été ignorées, adultérées ou honnies. II est alors tentant d'examiner de plus près les apports de divers de ces auteurs, dont les orientations particulières expliquent pour une bonne part leur position devant l'hypothèse de Freud. Celui-ci en effet s'est intéressé au sens profond de ces deux tragédies, à leur valeur exemplaire pour une compréhension de l'être humain et plus particulièrement de sa vie psychique, à laquelle il a voué la seconde partie de sa vie, alors que les quelques auteurs dont je désire examiner les apports sont soit des hellénistes, soit des penseurs, soit des gens de théâtre, dont le propos est naturellement très éloigné du sien. Ecrire sur la tragédie diffère d'écrire sur l'homme révélé par la tragédie.
1. INTRODUCTION
Beaucoup d'auteurs ont écrit à propos de ces deux tragédies. Mais Freud paraît être le premier à les avoir rapprochées dans une même ligne de pensée. Dans sa lettre à Fliess du 15 octobre 1897 il révèle en effet l'intuition fulgurante qui a traversé son esprit, tout occupé de son auto-analyse, à la découverte qu'une similitude entre ses sentiments d'amour pour sa mère et de jalousie envers son père, jusque-là inconscients, appartenant à l'espèce humaine, pouvait être trouvée avec les destins respectifs de l'dipe de Sophocle et du Hamlet de Shakespeare, et lui semblait permettre de comprendre le pouvoir d'emprise de la tragédie grecque sur le spectateur moderne.
Signature :
Édouard de Perrot
Ainsi arrivé au terme de mon étude, je désire encore écrire ceci: de nombreux penseurs se sont exprimés au sujet de la tragédie, encensant ou critiquant la tragédie classique et le drame romantique. Il me semble qu'en allant à la rencontre de Sophocle et de Shakespeare, Freud opère un retour aux sources et met en relief les propositions d'Aristote, particulièrement la notion de catharsis. Rappelons ce texte où ce philosophe définit la tragédie: "... la tragédie est l'imitation d'une action de caractère élevé et complète, d'une certaine étendue... imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions...". On sait l'extension qu'a prise ce terme de catharsis dans des buts édifiants, en généralisant l'idée d'Aristote à toutes les passions. En fait, comme le précise J. Hardy dans l'introduction à la "Poétique", Aristote, fils de médecin et très versé en sciences naturelles, a employé le terme de catharsis dans un sens avant tout physiologique de purgation, c'est-à-dire de médication. Il s'agit bien de procurer au spectateur le plaisir d'éprouver la pitié et la crainte, en les apaisant après les avoir provoquées, par le détour de la tragédie imitant la réalité. C'est bien en se référant à une telle compréhension que Freud a exprimé son hypothèse rendant compte de l'intérêt puissant que nous inspirent "dipe Roi" et "Hamlet, prince de Danemark". Son génie est d'avoir discerné l'humain sous le spectacle, l'essence sous l'apparence, l'universel sous le particulier.