
Laakri Cherifi
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Descriptif auteur
Docteur ès Lettres/cinéma, Enseignante, scénariste, chroniqueuse, sémiologue de cinéma, auteur de deux ouvrages cinématographiques, de plusieurs articles pluridisciplinaires (littérature, cinéma, études culturelles, historiques et anthropologiques), d’une revue cinématographique, et d’un scénario de court métrage, je poursuis depuis quelques années des recherches sur le cinéma maghrébin, français et américain.
Titre(s), Diplôme(s) : Docteur'es de lettres et cinéma
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Agenda de l’auteur
AUTRES PARUTIONS
Le cinéma algérien entre mirage et réalité Laakri Cherifi.
Revue Nº51-52 Algérie 50 ans - Editions Chèvre Feuille Etoilée
J'y suis, j'y reste, scénario de court métrage, Société Caredas, 2016.
LES CONTRIBUTIONS DE L’AUTEUR
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
Les écrivaines francophones d'Afrique noire
Venues beaucoup plus tardivement à l'écriture, les écrivaines francophones d'Afrique n'ont pas immédiatement été confrontées aux nombreux problèmes que leurs aînées anglophones avaient affrontés. Elles ont donc eu des débuts très théoriques d'une tradition et d'une légitimité littéraire produites et chèrement acquises ailleurs en leur nom par d'autres femmes. Cependant, les héritières de ces fragiles conquêtes se heurtent bien vite à leur tour à l'opposition rampante de la critique et de l'édition.
Dans le domaine critique, les uvres des femmes sont systématiquement négligées au profit des "géants" de la littérature africaine qui sont tous des hommes (Léopold Senghor, Sembène Ousmane, Mongo Beti, pour n'en citer que quelques uns).
Bien que numériquement faible, la proportion des femmes écrivains n'est cependant pas négligeable. Elle passe pourtant inaperçue dans les anthologies et les revues critiques. Les écrits de femmes sont "au mieux" mentionnés en passant comme un genre mineur, critiqués avec condescendance comme une sous-littérature infantile et maladroite.
L'arrivée massive des écrivaines subsahariennes
C'est à partir des années 80 que l'effervescence culturelle et romancière a commencé à être connue et apprécié par le public. L'arrivée massive des écrivaines noires a explosé la littérature subsaharienne. De Mariama Bâ dans Une si longue lettre (1979), à Fatou Diome avec La préférence nationale (Présence Africaine, 2001), plus d'une dizaine de femmes se placent au cur de la littérature en Afrique francophone subsaharienne. Ce sont les romans d'Aminata Sow Fall (La Grève des Battus), d'Angèle Rawiri (Elonga), de Nafissatou Niang Diallo (Le fort maudit), d'Aoua Keita (Femmes d'Afrique) et les romans de Calixte Beyala, (C'est le Soleil qui m'a brûlée) et (Tu T'appelleras Tanga). Ces dames de lettres et de fer prennent la plume pour aborder, selon leur sensibilité, les us et coutumes qui, en Afrique, ont toujours relégué la femme au second rang. En prenant la plume, la femme africaine va montrer, à travers les thèmes abordés, qu'il existe un monde de la femme dans lequel elle prend la parole pour manifester sa liberté et son indépendance.
L'entrée des femmes dans la littérature n'est pas le fait du hasard. Pour Ken Bugul, une des premières femmes-écrivains au sud du Sahara, ce phénomène est dû à leur instruction, mais aussi à leur contact avec d'autres femmes issues d'autres continents. Dans la littérature francophone subsaharienne, elle dit avoir apporté une personnalité et une sensibilité féminines. En effet, dès son premier livre, Le Baobab fou (1979), Ken Bugul critique sévèrement la société très peu respectueuse de la femme et rompt avec une certaine soumission obscurantiste à la tradition.
Les thèmes abordés dans la littérature féminine africaine
Les deux dernières décennies marquent le triomphe des uvres féminines d'Afrique noire qui s'insèrent dans le patrimoine culturel universel. Les romancières sont entrées de plain-pied dans le monde littéraire. Du "Prix Noma" décerné à Mariama Ba à celui de l' "Académie française" à Calixthe Beyala, la littérature de ces combattantes est sortie de l'ombre et ne peut plus être considérée comme une littérature marginale. Les uvres de ces romancières ne se cantonnent plus aux thèmes stéréotypés à savoir : le conflit entre la tradition et le modernisme, la polygamie, la dot, la stérilité, la sexualité, mais elles élargissent le champ littéraire en offrant des uvres en rapport avec les préoccupations actuelles de leur univers. Elles n'hésitent pas à brosser le tableau de certains aspects de la vie qui jusque-là avaient été occultés ou considérés comme tabous. Ce sont l'inceste, l'excision ou les mutilations génitales, la prostitution et les relations parents-enfants qui ne sont pas toujours aussi idylliques que le laissent supposer maints romanciers.
Leurs uvres illustrent les thèmes de la littérature féminine. Le féminisme tant décrit se métamorphose sous la plume des romancières en une arme efficace qui attise le désir de changement des mentalités dans un sens positif. Les écrivains-femmes prônent à travers leurs héroïnes le développement d'un féminisme africain pétri de valeurs humaines et civilisées. Les protagonistes aspirent à un épanouissement culturel et religieux dans une société libre où l'esprit de complémentarité supplante celui d'égalité. Le nombre croissant de romancières qui posent ainsi les jalons d'un féminisme africain incite à dresser un premier bilan en élaborant un dictionnaire des uvres parues de la veille des indépendances à l'orée du Second Millénaire.
Conclusion
En guise de conclusion, soulignons cet enchaînement de luttes qui était prévisible : après que les hommes africains aient lutté contre le colonialisme qui les a aliénés et enfermés dans des stéréotypes allant jusqu'à nier purement et simplement leur personnalité et leur dignité, voici que les femmes africaines reprennent le flambeau de la lutte, mais contre les pesanteurs de la tradition et de la religion à leur égard, avec comme objectif majeur l'avènement d'une société libre et civilisée.
Car, confrontée à l'expérience quotidienne telle que beaucoup de femmes continuent à la vivre aujourd'hui encore, cette Afrique traditionnelle apparaît comme extrêmement injuste à leur égard. Et elles ne sont pas près d'oublier le prix exorbitant qu'elles ont dû payer pour la stabilité sociale et pour la paix des ménages dans l'Afrique noire. D'où la grande souffrance et la colère que dégagent la plupart de leurs textes.
Le souci des écrivaines africaines d'utiliser les femmes comme personnages de leurs écrits a contribué à enrichir et à humaniser la littérature africaine. Ainsi, ces femmes de combat ont changé en positif ce qui était négatif.
La lutte des langues dans la vie d'Assia Djebar
L'originalité du couple film/roman vient de la mise en uvre d'une écriture plurielle. L'autobiographie est multiple et prend sa source dans le passé profond de l'Algérie pour faire rayonner le présent le plus récent. À cet effet, plusieurs écritures se superposent (prose et poésie, écriture cinématographique et chant) afin d'exprimer le mal de vivre et la quête d'identité d'un peuple. C'est alors que l'image crée un texte complexe en retour de la démarche première qui était tout simplement le passage du roman au film, mais qui se révèle ainsi comme une entrée du roman dans le film. La littérature et la cinématographie deviennent donc deux grands axes indissociables chez cette dame de fer qu'est Assia Djebar. Son uvre est un moment essentiel dans l'exploration de la polyphonie du monde d'aujourd'hui : sons, images, textes et langues parallèles et communes.
Soulignons ici que le passage de l'écran à l'écrit soulève un problème-clé : celui de la langue. Écrire en français, s'exprimer dans la langue coloniale, c'est risquer le déchirement avec la terre natale, la séparation avec les surs enfin retrouvées, autrement dit risquer la perte de l'identité : Parler de soi-même hors de la langue des aïeules, c'est se dévoiler certes, mais pas seulement pour sortir de l'enfance pour s'en exiler définitivement. Si l'on remonte dans l'écriture de l'auteur, l'on remarque qu'elle n'a pas été aussi négative dans sa bataille entre les deux langues : la langue arabe, maternelle, et la langue de l'écriture et de l'exil, le français. Dans son précédent roman, L'Amour la Fantasia (1992), la langue maternelle n'est pas associée au conflit, mais à la figure maternelle, à l'amour et au désir. Dans ce roman, l'opposition n'est pas située à l'intérieur du langage lui-même, mais entre deux langues : le français et l'arabe. La langue maternelle est ici aliénante. Le français est paternel par le fait que Djebar l'a appris de son père et par le caractère paternaliste de la colonisation. Le français est aliénant, parce qu'il la sépare de son identité algérienne et de ses compatriotes algériennes. Dans L'Amour La Fantasia, Djebar regrette sa séparation avec la langue maternelle remplacée par la langue française, celle de l'écriture, du père. Elle exprime un désir ardent de la langue maternelle à travers le désir du lait maternel. Par contre, dans Vaste est la prison (1995), l'opposition entre le français et l'arabe se radicalise brusquement, puisque l'auteur s'écarte de sa langue maternelle ; elle voit soudain cette langue sous son vrai jour : "La langue maternelle m'exhibait ses crocs ". Elle prend conscience du fait que la force dévastatrice de la rupture est à l'uvre dans la langue arabe elle-même. Elle devient alors une orpheline du langage, sans aucune langue maternelle ou paternelle qui lui soit propre. L'arabe, sa langue maternelle, ne la protège plus de la séparation, elle est associée à l'animosité qui la crée. Le désir de la langue maternelle est reporté sur un autre désir, celui de trouver une autre langue qui, à la différence de l'arabe et du français, ne l'exile pas de ses rivages.
La quête exprimée dans la trilogie autobiographique qui suivra le film expose les difficultés rencontrées dans l'affirmation de ce "je" plus étroitement lié à ses surs et pluséloigné de la langue de l'autre. Ce retour à l'écriture en langue française va bouleverser la vie de la cinéaste-écrivaine qui a autrefois réalisé des films dans sa langue maternelle. Néanmoins, en continuant sur la lancée de l'image-son, la quête autobiographique se confond avec un prolongement de la réflexion sur la condition des femmes et sur l'altérité de leur parole. L'expérience cinématographique a sans doute contribué à replonger la cinéaste dans les voies de l'écriture en concevant une seconde aventure audio-visuelle auprès des femmes d'Alger, le même type de quête que celle effectuée auprès des paysannes du Chenoua. L'auteur avait pour projet de réaliser un film semi-documentaire, semi-fictionnel sur les femmes s'exposant sur les terrasses et les balcons d'Alger afin de tuer le temps et de regarder vers l'espace extérieur, celui des hommes. Le film, qui, malheureusement, ne verra jamais le jour, sera transformé en un ensemble de nouvelles suivies d'une postface publiée sous le titre emprunté à Delacroix, Femmes d'Alger dans leur appartement ou "Femmes regardant et regardées".
Ces femmes d'Alger, qui sont figées depuis 1832 sur le tableau du peintre, nous frappent aujourd'hui dans la réalité djebarienne par la sensibilité de leur amertume et par la douceur de leur soumission. Ces sultanes de l'ombre, vouées à vivre dans de vastes prisons dorées avec leurs chants poétiques et leur danse lente et nerveuse, sont le résultat du métissage artistique et romanesque de la rebelle déchirée entre deux cultures et deux langues radicalement distinctes. Il reste, de ce fait, la langue propre aux femmes, inscrite dans le dialecte arabe. La langue asphyxiée de ces captives, qui ne font que murmurer au creux des patios clos et à qui la coutume interdit la liberté de mouvement du corps et de l'esprit, est remplacée par les expressions détournées, les litotes et les proverbes.
Il semble donc que la langue française, même si elle examine et permet de comprendre, coupe toute communication et condamne à l'exil, hors de la patrie d'origine. C'est le même thème qui ouvre le roman, Vaste est la prison : Longtemps, j'ai cru qu'écrire c'était s'enfuir . Le choix de s'exiler, de s'enfuir, telle est l'épreuve de l'écriture qui vient achever, en la compensant, celle du film. Comme si le fait de mettre en mots un processus vécu, détruisait les câbles avec cette identité que l'expérience filmique avait permis de retrouver. C'est ainsi que s'impose une nouvelle personnalité chez l'auteur, celle de transfuge. D'un pays à l'autre, d'une langue à l'autre, cette dernière semble être prise dans cette lancée de fuite et d'exil.
A. Djebar, partie à l'aventure après cette expérience de l'exclusion et de l'exil, s'exprime progressivement dans ses uvres et à travers son itinéraire douloureux du "silence de l'écriture". L'exil imposé par le destin personnel, la double assimilation, puis l'impossible retour au pays natal déchiré se sont transposés dans le désir de l'écrivaine d'assumer sa rupture et son déchirement qui se traduisent dans l'écriture elle-même : Je veux fuir. Je veux m'effacer. Effacer mon écriture, écrit la romancière dans Vaste est la prison. Elle est, d'une part, accablée par les lois ancestrales de l'invisibilité et du silence vis-à-vis de la femme, d'autre part, taraudée de remords dans le désir intense de retourner aux sources et de se libérer des geôles de la langue française et de celle du colon.
Au croisement de la littérature et du cinéma, l'auteur a fondé sa carrière complexe. Passant de l'écriture autobiographique à la réalisation d'un film sur les femmes de son village pour retourner ensuite à l'écriture, elle se montre d'une grande habileté et surtout d'une volonté ferme de montrer le regard interdit et la face voilée de la femme musulmane. La complexité de son travail réside dans le métissage de l'écriture que la ténacité de l'image-son avait rendu plus concret et plus réel et que l'écriture romanesque conduira à une considération primordiale.
Notes :
1. Clerc (Jeanne Marie), L'influence du cinéma sur l'écriture romanesque d'Assia Djebar. Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)", Fabula, décembre 2006, LHT n° 2, p. 45.
2. Djebar (Assia), Vaste est la prison, Paris, ALBIN MICHEL, 1995,15 p.
3. Djebar (Assia), op. cit. p.1.
4. Ibid., p. 331.
À la recherche de la mémoire des combattantes dans" La nouba des femmes du Mont Chenoua"
Le premier film d'Assia Djebar est une fiction mêlée d'images documentaires et de renvois au travail littéraire de l'auteur. Le docu-fiction met en scène une femme de trente ans, Lila, architecte, et son retour dans sa région natale située dans les montagnes du Chenoua, à Cherchell, en compagnie de sa fille et de son mari immobilisé sur une chaise roulante suite à un accident. Sa relation de couple semble être une impasse et le désir de la jeune femme absent.
Assia Djebar : cinéaste féministe
Le premier film d'Assia Djebar est une fiction parsemée d'images documentaires et de renvois à son travail littéraire. Ce docu-fiction traite, de façon originale, du parcours individuel de Lila, jeune architecte revenue dans la maison de son enfance, des souvenirs de six femmes âgées (des combattantes de la guerre d'Algérie) ainsi que des histoires ancestrales de la région. La protagoniste en est une algérienne qui revient également sur son passé, puisqu'il s'agit, pour elle, de retrouver les traces de son frère disparu pendant la guerre de libération. La caméra la suit alors qu'elle va de village en village, à la rencontre de femmes, jeunes ou vieilles, qui lui parlent de leur expérience sur la guerre. Son présent semble être voilé par un mariage lui apportant peu de satisfactions. Elle retrouve, cependant, son équilibre dans l'apaisement de la mémoire recouvrée et de l'identité collective réapprise. Lila est l'il-témoin à travers lequel la caméra enregistre des récits qui se succèdent dans l'horreur, les voix monocordes de celles qui n'ont rien oublié mais qui ont tout renfermé dans leur cur, livrant ainsi l'expression minimale d'une mémoire tourmentée.
L'histoire proche et l'histoire lointaine se mêlent donc sur l'écran et dans le témoignage de ces femmes qui se la transmettent de génération en génération, et font vivre le passé dans le poids du souvenir et de la douleur toujours vivants dans leur âme déchirée. Dans ce parcours du passé vers le présent, dans cette quête d'un aujourd'hui nourri d'hier, c'est sa propre identité que découvre l'héroïne à travers une fugitive qui a quitté sa maison et sa famille à la recherche des vallées et des montagnes de son enfance incendiées par la guerre. Devant l'image d'une mère et de sa petite fille fuyant le village et se réfugiant dans la rivière, elle s'exclame à la fin du film : "C'est moi l'enfant à qui l'on a donné une fois à boire dans des mains ruisselantes." Elle est parvenue au terme de sa recherche en rejoignant ces femmes enfin rendues visibles, grâce à son film qui a restitué leurs paroles issues de cette histoire qu'elles ont contribuée à bâtir de leurs mains et de leur sang. Lila, en proclamant la bande-son finale, a ressuscité la mémoire du passé et a fait que "les femmes ne retourneront plus à l'ombre." Donc, parti de l'aventure individuelle, le film aboutit à la découverte d'un sujet collectif "sujet culturel" enraciné dans la sororité de ces femmes unies par la même histoire et la même émergence, hors de l'ensevelissement imposé par la tradition.
Artiste subtile et multidimensionnelle, A. Djebar s'est toujours éloignée de ceux qui voulaient enfermer superficiellement ses uvres, tout en partageant la nécessité de rendre la parole aux femmes algériennes. La question du regard "du voyeurisme de l'image", indispensable dans le cinéma mais interdit dans la culture islamique, lui est primordiale. Les femmes ne sont jamais filmées sans leur consentement, car, dans les sociétés musulmanes, surtout dans les années 1970, la participation de la femme au cinéma peut provoquer un déshonneur pour la famille, si ce n'est pour toute la société. Ainsi, le regard masculin, symbolisé par celui du mari handicapé se déplaçant dans une chaise roulante, est mis entre parenthèses. Il est placé "hors champ" pour laisser aux femmes la possibilité de percevoir l'espace extérieur d'une façon autonome. Cette neutralisation symbolique du mâle représente le châtiment du destin sur eux pour inverser les rôles dans une société patriarcale et machiste.
La nouba : un film né de l'histoire des femmes
Commencé comme une banale étude sociologique, La nouba des femmes du Mont Chenoua bascule sans cesse du documentaire à la fiction, en alternant subitement l'image et le son (la musique) pour mieux pénétrer l'âme des femmes séquestrées, et filmer l'atmosphère lugubre du XIXe siècle, un long moment colonial, et le désenchantement actuel en passant par les temps forts de la guerre de libération. Par ailleurs, ce film batailleur, fait sans concession ni complaisance, montre les conditions de vie moyenâgeuse que continuent de subir des femmes courageuses connaissant, dans leur propre ménage, le joug d'une dictature encore très vivace de nos jours : celle du mâle. A. Djebar a voulu représenter, dans son film, les voix, les cris, les chants des femmes qui se font échos dans les ruelles arabes et les chuchotements de celles exilées dans les campagnes.
Le rapport à la réalité, dans l'uvre de l'auteur, apparaît dans l'association de la langue et le cinéma, ce qui lui permet d'utiliser non seulement un espace géographique mais aussi un espace sonore et de ce fait d'amplifier ses capacités expressives par rapport à l'écrit et d'explorer la langue parlée (l'arabe dialectal). La cinéaste se situe souvent dans l'espace de l'inter-langue, entre deux pays et deux cultures. Le sens de cette uvre filmique est l'harmonie entre la création poétique et la création musicale, entre la création cinématographique et l'histoire des femmes algériennes. L'imaginaire de la "fugitive", A. Djebar, a laissé une trace dans le monde des images en mouvement mais aussi dans les "murmures des voix anciennes".
Signature :
Laakri Cherifi
L'écrivaine-cinéaste, qui représente la "Jeanne d'Arc" de notre siècle, est la première femme maghrébine à avoir atteint le sommet de l'intellectualisme. Le cinéma, pour elle, est une manière de montrer les deux langues qui s'affrontent sans cesse en elle : l'arabe, qui est sa langue maternelle, et la langue française, celle du père, du colon et de l'écriture. Ainsi, le cinéma est un moyen de mêler les souvenirs personnels et la critique d'une société bâtie sur des tabous et sur l'enfermement de la femme. Ce film est historique et mémoriel, très intense et primordial.
Notes :
1 Cro (Edmond), La sociocritique, Paris, L'HARMATTAN, 2003, 105 p.
2 Le XIXe siècle a longtemps été le parent pauvre d'une histoire de l'Algérie marquée par l'intérêt porté aux actions de résistance et de soulèvements armés contre la colonisation, ainsi que l'émergence en force de la rubrique portant sur la guerre de libération. La violence du processus de décolonisation, les traces qu'il a laissées dans les sociétés française et algérienne, les relations toujours difficiles entre les deux pays expliquent sans doute cette focalisation sur l'histoire de la guerre d'indépendance et du mouvement nationaliste, à laquelle s'ajoutent de nombreux enjeux mémoriels. Pourtant, l'étude de l'Algérie au XIXe siècle ouvre des perspectives fondamentales pour l'histoire de la colonisation et de l'impérialisme, mais aussi pour l'histoire des nations.
L'esclavage sexuel : poids du secret ou poids de la mémoire
La place de la femme dans l'espace cinématographique fait l'objet d'un préjugé assez répandu sur le fait que le cinéma arabe, en général, ne donne pas une image satisfaisante de la femme. Il s'agit également d'approcher et d'analyser la composante culturelle des représentations de la femme prise entre tradition et modernité. Cette introspection démontre que la structure chronologique classique qui consiste à opposer tradition et modernité est stéréotypée car, chez la plupart des Maghrébines, ces deux concepts se juxtaposent et se superposent plus qu'ils ne s'opposent ou se succèdent. L'histoire sociologique du Maghreb démontre clairement la vitesse, parfois vertigineuse, à laquelle la mutation des femmes s'effectue.
Les femmes soumises aux coutumes "barbares" et étouffées par des tabous "extravagants" apparaissent comme des personnages prêts à affronter le poids des traditions, voire se révolter contre un système qui les asphyxie, pour proposer une nouvelle composition des rapports sociaux. Autrement dit, cette conception des personnages féminins positionne la femme dans un rôle de figurante dominée par le "mâle". En vue de questionner cette idée et de mieux comprendre la véritable position de la femme orientale dans le cinéma, Les Silences du palais de la réalisatrice tunisienne, Moufida Tlatli a ici pour caractéristique de positionner la femme autrement qu'en tant que simple figurante.
L'uvre filmique de la réalisatrice, sans tomber dans le mélodrame, évoque avec délicatesse et grande sensibilité, une histoire plutôt douloureuse. Le palais, seul décor du film, même s'il est plus souvent vu des cuisines, l'espace des domestiques du palais, est celui des beys de Tunis, au moment où la montée du nationalisme annonçait le crépuscule de la colonisation. Dans un pays qui se considère comme libéral en matière de droit des femmes, le film de Tlatli révèle une force révolutionnaire inhérente à la mentalité des tunisiennes. Dans sa première réalisation, elle tente d'analyser les liens entre servitude sexuelle, dans une société largement dominée par les hommes et l'incapacité des femmes à se libérer du joug des lois obscurantistes. Si la féodalité beylicale est battue en brèche dans cette uvre filmique, le mouvement national pour l'indépendance de la Tunisie n'échappe pas, lui non plus, à la sentencieuse pensée de Tlatli. Le film aborde la question sans détour, dans la mesure où les propos de la réalisatrice veulent être, tout simplement, un témoignage et nullement un point de vue politique. Il est certain qu'à travers une expérience individuelle, elle a tenté d'aborder le destin de toutes les femmes arabes, en posant concrètement le problème sur la base d'un fossé entre la tradition et la modernité. À cet égard, le personnage de Lotfi, jeune instituteur et militant nationaliste, réfugié dans les "sous-sols" du palais, est à la fois significatif et révélateur du décalage entre l'émancipation de la femme et celle de l'homme. Cela relève donc de la bonne conception de la réalisatrice qui croit avoir tout assimilé de l'histoire des hommes de sa génération, des hommes symbolisés par Lotfi qui, porteur d'un propos et d'un idéal émancipateurs, ira jusqu'à abandonner sa compagne, Alia, à son propre sort, celle qui aura tout sacrifié pour lui. Aux yeux de la cinéaste, Lotfi est le symbole de cette race d'hommes et de militants ayant abusé de l'amour, de la bonté et de la disponibilité de toutes les femmes de l'époque qui croyaient fortement en leurs discours progressistes.
C'est donc à travers les silences, voire aussi les pleurs, les cris, les chants des servantes, que Tlatli remonte le fil de l'histoire tunisienne, avant l'ère Bourguibienne, avant la promulgation du Code du Statut Personnel, à l'aube de l'indépendance du pays, pour raconter l'histoire de la jeune héroïne, Alia, née et élevée dans la cuisine des servantes, au service et à la merci d'une élite beylicale pro-française. Ces servantes sont de simples objets de convoitise, d'exploitation, forcées de satisfaire les incessants caprices sexuels de deux puissants princes. Dans ce film, les domestiques sont représentées comme de pures esclaves sexuelles, dans la mesure où elles sont réduites non seulement à servir les princes du palais, mais aussi à assouvir leurs convoitises et leurs libidos sexuelles. Le prince exerce son droit de cuissage sur toute femme qu'il apprécie, sans penser aux conséquences de ses actes. Par ailleurs, Khédija confine sa fille, Alia, dans le monde qu'elle juge plus sûr pour la protéger des griffes des seigneurs du palais. Bien que l'histoire se déroule à l'époque de la colonisation française en Tunisie, le film ne s'aventure jamais hors de l'enceinte du palais. Il s'intéresse aux vies des femmes, qualifiées par Tlatli de "colonisées des colonisés".
Les Silences du palais tourne également autour de la dialectique du voir et du savoir. L'il du personnage d'Alia, posé sur les lois castratrices qui régissent sa condition de fille de servante, est comme l'il de la caméra qui, pour le spectateur, donne à voir le terrible spectacle de la loi du silence, particulièrement étouffante dans la société tunisienne. L'il, qui perçoit, engendre de la connaissance, initie à une certaine prise de conscience ; les murs et les grillages qui entourent les jardins du palais n'empêchent pas le grondement sourd des contestations des domestiques aspirant à la liberté.
À l'image de ces "momies vivantes", Alia ne cesse de lutter pour son indépendance. Interdite d'école, elle apprend en cachette à lire et à écrire ; discrète, elle découvre l'indigence du milieu dans lequel évoluent sa mère et les autres servantes, paralysées dans une soumission docile que l'adolescente refuse de perpétuer. Montée sur scène pour faire entendre sa jolie voix destinée à divertir l'audience à la fête organisée par le bey, c'est l'hymne patriotique tunisien qu'elle choisit de chanter. À la mort de sa mère suite à un avortement d'un deuxième bâtard, Alia n'hésite plus à sortir du silence. Elle devient alors le symbole des révoltes féminines contre des coutumes obscures et écrasantes. Le retour au réel, dix ans après l'indépendance, montre pourtant que rien n'a vraiment changé pour l'héroïne, Sa fuite avec Lotfi, le professeur de la fille du bey, l'a replongée dans une vie médiocre et servile. Il refuse de l'épouser et elle ne compte plus tous les avortements auxquels elle s'est soumise. Chanteuse dans des mariages bourgeois, Alia exprime son dégoût face à cette vie avilissante qu'elle mène avec un homme qui n'est que son amant. Son retour dans le palais lui permet d'exhumer des souvenirs enterrés avec sa mère et oubliés après sa fuite du palais.
Avec Les Silences du palais, M. Tlatli a réalisé une uvre complexe et florissante, qui parle tout à la fois de la servitude et de liberté, d'espoir et de désillusion, de tradition et de modernité ; un film de femme qui décrit les cris de révolte et de plainte sourde de celles qui souffrent de leur situation déplorable ; un film qui proteste contre les lois abusives, mais à mi-voix, évitant dans son propos la cruauté qu'il dénonce, évoquant des sujétions qui sont aussi, à leur façon, des résistances.
Assia Djebar : roman cinématographique ou film romanesque.
Il est singulier de constater que nous vivons dans un monde où l'écriture romanesque côtoie le cinéma et où l'image influence la plume, comme dans les uvres d'Assia Djebar. En 1978, cette dernière réalise La Nouba des femmes du Mont Chenoua. Les critiques de l'époque sont très partagés ; certains ouvrages traitant du cinéma maghrébin ne l'évoquent même pas. Cela est peut-être dû à la forme novatrice et symbolique, mêlant fiction et documentaire de la cinéaste. En filmant des scènes réelles de femmes, elles narrent leur place dans l'Histoire, brisant le cliché traditionnel de leur espèce.
Assia Djebar avait déjà écrit quatre romans avant de plonger dans un mutisme de dix ans : à La Soif en 1957, succèdent Les Impatients (1958), Les Enfants du nouveau monde (1962) et Les Alouettes naïves (1967). Sa première expérience d'image-son n'est pas seulement le transfert de ses écrits à l'écran ; c'est également un double retour aux origines, à ses racines culturelles et à l'empreinte marquée par son vécu de femme aux interdictions liées au sexe féminin. Assia Djebar veut explorer les racines de la crise algérienne, où la femme est privée de l'image tout comme elle est privée de l'espace extérieur. La romancière algérienne explique son abandon de l'écriture depuis une dizaine d'années, pour s'aventurer dans le monde du cinéma et des images mouvantes, mais surtout pour retrouver ses sources et sa langue maternelle à travers les paroles et les témoignages des femmes du Chenoua. Cet épisode de sa vie, qui la pousse à accroître les outils de création cinématographique, est né du besoin d'inventer un espace complexe, où textes et sons, chants et silences peuvent être représentés. Le souci de l'écrivaine est d'avoir une fécondité nouvelle ou renouvelée à travers le métissage des arts, qu'ils soient littéraires ou cinématographiques, des langues, arabe ou française, des signifiants et des signifiés, des sons et des mots. "Je me suis dit que la femme est privée d'images : on ne peut pas la photographier et elle-même n'est pas propriétaire de son image. Parce qu'elle est enfermée, la femme observe l'espace interne, mais elle ne peut pas regarder l'espace extérieur, ou seulement si elle porte le voile et si elle regarde d'un seul il. Donc je me suis proposé de faire de ma caméra l'il de la femme voilée ", écrit l'auteur. La cinéaste-écrivaine ne peut exprimer sa révolte contre le regard de la femme voilée autrement que par le cinéma dans lequel elle peut inventer une architecture d'images et un espace cinématographique, où les femmes circulent librement et où le regard d'un seul il cesse d'être un regard dominant et voyant pour devenir le regard des femmes de l'ombre.
Ainsi se développe une fusion sonore dans laquelle la langue étrangère française, la langue indigène arabe et la musique réalisent une sorte de parcours vers une forme d'exploration, qui place l'image documentaire dans le champ du vécu. Assia Djebar découvre une nouvelle forme d'écriture, lorsqu'elle s'engage dans ce qu'elle appelle "l'image-son". Elle dit à ce propos que "tout ce qui compte, c'est moins ce qui est vu que le départ donné à une parole à travers ce qui est vu". Ce premier film d'une cherchelloise est une tentative de regarder ces "femelles" qui, enfermées dans les patios ou derrière le voile, ne pouvaient jusqu'alors regarder qu'en voyeuses clandestines. Cependant, si l'auteure s'est expliquée sur les raisons de cette longue absence, elle s'est moins exprimée sur son expérience cinématographique. La découverte de la caméra lui a permis de résoudre les conflits indissociables à l'écriture dans la langue coloniale qui avaient interrompu sa démarche créatrice. Elle a de plus pu mettre en pratique, dans son écriture, les techniques d'expression découvertes au cinéma, adoptant ainsi une manière unique de faire entendre la spécificité de la voix de la femme algérienne.
L'écrivaine va reprendre sa plume sur la scène littéraire et inaugurer une nouvelle veine créatrice, qui, avec l'ensemble des nouvelles, donnera naissance à des uvres canoniques, Femmes d'Alger dans leur appartement, L'amour la Fantasia et Ombre Sultane. Elle va intégrer une partie documentaire dans son uvre suivante, Vaste est la prison. "La caméra doit enregistrer le silence de mes prunelles", déclare-t-elle dans ce dernier, en évoquant l'expérience qui, pour elle, fut créatrice. Cette uvre, en partie cinématographique, est l'enregistrement du silence et une captation du non visible. Le cinéma a permis une recherche concrète de cet au-delà des vérités délicates, que le roman a cousu sous une forme beaucoup moins divertissante. Grâce à la caméra, a pu se dire ce qui n'était qu'aveuglément deviné des origines ensevelies d'une expérience à la fois individuelle et étroitement collective, en quoi la cinéaste a puisé sa véritable identité. Il y a comme une sorte de mouvement judicieux dans cet affrontement de l'image-son, qui permet le dépassement de l'abstraction et le défilé progressif, dans un parcours à la fois biographique et cinématographique. Le passage à l'image est effectué dans la seule intention de montrer ce qui précisément ne se montre ni ne se voit. Aussi relance-t-elle la quête sur un autre processus déterminé à explorer, dans le même temps, son présent et son passé. La cinéaste a voulu faire du cinéma pour regarder ces femmes, pour leur donner la parole et les écouter en les filmant, afin d'éveiller en elles une parole ensevelie ou oubliée. D'autre part, c'est pour les rendre aptes à se regarder sans voile, à se montrer dans leur légitimité d'héroïnes de guerre, rendues à la liberté de combattre l'ennemi, à nourrir les combattants de la guerre.
Écrivain-femme, porte-parole des femmes séquestrées, écrivain stimulant la mémoire des aïeules et secouant les souvenirs, écrivain parcourant son corps et surprenant la société, A. Djebar est aussi une sorte d'écrivain-architecte qui expérimente les structures, confectionne des objets linguistiques et qui, en restant profondément ancrée dans une idéologie de la représentation, évolue vers une recherche sémiologique et une réflexion sur le processus de la création. L'uvre est alors entendue comme une collection de paroles éparpillées, timidement énoncées, inspirées, arrêtées, interdites, refoulées, qui en somme rétablissent le sens de l'histoire.
Signature :
Laakri Cherifi
Notes :
Ameyar (Kheireddine), "La Nouba des femmes du Mont Chenoua. Assia Djebar, mémoire de femmes", Algérie Actualité, n° 686, décembre 1978, p. 22.
Leclerc (Jeanne-Marie), "L'influence du cinéma sur l'écriture romanesque d'A. Djebar", Fabula L.H.T., décembre 2006, p. 3.
Djebar (Assia), Vaste est la prison, Paris, ALBIN MICHEL, 1995, 251 p.