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Pierre-Marie Pouget

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Pierre-Marie Pouget

Descriptif auteur

Né en 1941 à Orsières, en Suisse, Pierre-Marie Pouget est docteur ès lettres et licencié en théologie. Durant de nombreuses années, il a enseigné la littérature et la philosophie tout en poursuivant ses propres recherches. Depuis 2005, il est président du Conseil scientifique et philosophique de l’Association Ferdinand Gonseth (afg.logma.ch). Pierre-Marie Pouget voue une admiration particulière à ce philosophe, dont il explicite la pensée dans Ferdinand Gonseth, une manière suisse de philosopher, Editions Muse, 2014 (www.morebooks.fr). Passionné par l’écriture, Pierre-Marie Pouget a publié plus d’une vingtaine d’ouvrages dans divers genres littéraires (essais, récits, romans, poésie). De plus amples informations sont disponibles sur son site : www.pierremariepouget.ch.

Dans son dernier livre l’individualisme, source de danger et d’espoir, Pierre-Marie Pouget analyse le phénomène ambigu de l’individualisme contemporain.



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AUTRES PARUTIONS


Ferdinand Gonseth, une manière suisse
de philosopher, Editions Muse, 2014.

Quand tombent les masques, Editions Amalthée, 2013.

Le poète et son ami, Editions du Madrier, 2011.

L’Ascension intérieure, Editions du Madrier, 2010.
(Prix des Ecrivains valaisans 2011).

Penser sans dogmes, Editions du Madrier, 2009.

Voix de femmes, Editions du Madrier, 2008.

La philosophie naturelle de François Bonsack,
Editions du Madrier, 2008.

Une idée de l’art et de l’homme,
Editions du Madrier, 2007.

Quoi de neuf ?, Editions du Madrier, 2007.

Les braises du souvenir, Editions du Madrier, 2006.

Les niveaux du fait, une sagesse concrète,
Editions du Madrier, 2005.

Les ambitions légitimes de la philosophie,
le critère de l’idoine, Editions du Madrier, 2005.

Le verdict du fait, une promesse de liberté,
Editions du Madrier, 2004.

L’extase d’Anatole, Editions du Madrier, 2004.

Marie-Louise. L’accord avec la nature,
Editions du Madrier, 2003.

La lanterne de Diogène.
L’incertitude d’être un homme.
Une morale ouverte, Editions du Madrier, 2002.

Petit-Bugle au clair de lune,
Editions du Madrier, 2002.

Petit-Jean le braconnier, Editions du Madrier, 2001.

Notules, Editions du Madrier, 2000, réédition 2008.

La chronique des bergers de Raveire, L’Aire, 1999.

Socrate en religion, L’Aire, 1996.

Halte sur des chemins de campagne.
Une approche de Heidegger, L’Aire, 1995.

Pour un nouvel esprit philosophique d’après
l’œuvre de Ferdinand Gonseth, L’Aire, 1994.

Sentes d’une identité, L’Aire, 1992.

Heidegger ou le retour à la voix silencieuse,
L’Age d’Homme, 1975 (épuisé).


LES CONTRIBUTIONS DE L’AUTEUR

Articles de presse

Le Nouvelliste

LES ARTICLES DE L'AUTEUR

Qu'est-ce qu'un philosophe?

a) Introduction

Le thème de mon article recouvre une tradition qui remonte au 5e siècle avant Jésus-Christ, voire plus haut, avec Thalès, Pythagore, Héraclite ou Parménide. A travers les irréductibles différences entre les philosophies d'une même époque et d'époques diverses, que subsiste-t-il de commun, pour que le sens des mots philosophie et philosophe ne se dissolve pas dans l'équivocité ? Ce lien persiste entre les philosophies les plus opposées ; il résiste aux grandes mues de notre histoire, de l'antiquité grecque, où s'origine notre héritage philosophique, aux philosophies contemporaines ; il se modifie de l'intérieur et se renouvelle. Ce lien qui maintient l'unité du sens des mots philosophie et philosophe, renvoie à une attitude propre au philosophe. Plus les philosophies incarnent cette attitude, plus elles nous enseignent ce qu'est un philosophe et nous invitent à philosopher à notre tour. Cette attitude commande toute la démarche d'une philosophie, à la manière dont une fin ordonne les moyens qui la servent. A notre époque, elle exige, comme nous le verrons, que les philosophies, à moins de se déconnecter du réel et de s'auto-invalider, doivent renoncer à une notion de la vérité comme pleine adéquation au réel, pour rechercher une vérité en situation, qui ressortit à l'idoine, à ce qui est approprié. La relativisation des ambitions philosophiques est une chance sans précédent, car elle libère les philosophes de l'attitude où chacun, prétendant se fonder sur des évidences indiscutables, vraies par elles-mêmes, exclut toute philosophie qui ne partage pas les mêmes fondements. Réalistes et idéalistes, empiristes et rationalistes, matérialistes et spiritualistes, existentialistes et autres structuralistes, se voient conviés au dialogue, pour que chacune de ces orientations concoure à éveiller, à former et à cultiver l'attitude par laquelle une personne peut être qualifiée de philosophe. En quoi cette attitude consiste-t-elle ?


b) Etre philosophe, au sens de ce terme dans le langage courant

Dans le langage courant, on qualifie de philosophe la personne qui, de manière habituelle, se montre capable de prendre du recul envers les faits et les événements, de garder son calme et son sang-froid en toute circonstance. On dit que quelqu'un prend les choses avec philosophie ou en philosophe lorsqu'il les considère avec un certain détachement. En revanche, le spectacle que nous nous offrons quotidiennement les uns aux autres correspond assez peu à ce qu'il serait si nous nous conduisions en philosophe.

Au lieu du recul de la pensée, nos esprits sont exposés à tous les courants d'air et si nous avons un avis, il ne résulte pas tant de l'examen que de l'une des opinions en vogue. Nous menons, en outre, une existence frénétique, sous pression, où le temps nous est compté et décompté.
Tel qu'on se le figure communément, le philosophe ne court pas les rues. Il ne se réduit cependant pas à un pur idéal. Des hommes et des femmes en donnent l'exemple : en chaque situation, ils s'octroient le temps de la ressentir sans céder aux mouvements irréfléchis, afin de ne pas la subir, mais de pouvoir l'intégrer et s'y intégrer par un examen lucide.
Cela étant, n'imaginons pas que des humains posséderaient pleinement et définitivement les qualités que nous venons d'évoquer. En réalité, ils les actualisent avec assez de constance dans l'ensemble de leur conduite, pour qu'elles fassent d'eux des philosophes, au sens courant du mot qui, étymologiquement, signifie ami de la sagesse. Ce que l'on observe et que l'on estime en eux, c'est la juste conduite, autrement dit, la conduite sage, synonyme d'appropriée à la situation. La philosophie consiste alors en la recherche de la juste conduite. N'est-ce pas là une quête tout à fait essentielle, à promouvoir au service de notre vie, pour qu'elle puisse éviter les impasses et s'inventer les issues ? Les qualités qui font le philosophe devraient retenir toute l'attention des éducateurs. Demandons-nous quel type d'éducation serait susceptible de les éveiller.


c) Une éducation à l'éveil des qualités du philosophe

Ce type d'éducation exige que, dès notre naissance, nous apprenions à suivre un rythme dans la satisfaction de nos besoins. Au lieu d'être livrés à l'anarchie de nos sensations et de nos émotions, nous nous structurons en étant soumis à des règles posées par notre entourage et notre milieu socioculturel. Durant notre prime enfance, nous sommes conduits, étape par étape, à reconnaître des limites à notre vécu personnel et à nous en distancier. Si elles sont imposées avec le tact d'un amour avisé, elles deviennent source d'apaisement et garantes d'un développement harmonieux.
Puis à un certain moment de notre ontogenèse, nous sommes initiés à la lecture, à l'écriture, au calcul, en préalable à toutes sortes d'apprentissages. A ce stade, l'élève bénéficiera d'un programme bien rythmé entre la mémorisation des règles et leurs applications à travers des exercices graduels, sous le contrôle d'un adulte qui vérifie le travail et l'évalue. Le pédagogue attirera l'attention de l'enfant sur ses progrès et ses lacunes, le motivera à persévérer. Le but visé consiste à le rendre peu à peu capable d'accomplir ses tâches scolaires et autres, en les jaugeant lui-même à l'aune des règles en vigueur.
Au cours de ce processus éducatif, le maître extérieur agit de façon à pouvoir être finalement remplacé par le maître intérieur. Car, sous son magistère, nous acquérons, au fil des ans, l'aptitude à nous dédoubler réflexivement, à dialoguer avec nous-mêmes, pour veiller à pouvoir justifier nos démarches et nos résultats, en chacun des exercices, en chacune des épreuves périodiques, toutes disciplines confondues, y compris artistiques et sportives. La discussion, en tête-à-tête avec soi-même ou devant toute la classe, sous la direction ferme et bienveillante du maître, constitue le cœur du travail scolaire.
Le type d'éducation qui nous conduit, en chaque matière, à dialoguer avec nous-mêmes, dans le dédoublement réflexif, où nous sommes à la fois le maître et l'élève, éveille et cultive les qualités rencontrées chez les personnes que nous appelons, au sens courant du mot, philosophes. Par le dialogue intérieur, nous instaurons en effet la distance de l'examen qui cherche à savoir de quoi il en retourne et, en particulier, si les idées mises à jour sont fiables.

Une éducation qui nous met sur cette voie préserve le temps imparti à la réflexion. A l'encontre de la tendance actuelle, elle le dégage de sa gangue marchande pour l'accorder à la formation du philosophe, c'est-à-dire de la personne qui recherche la juste conduite. Ce type d'éducation est donc, par sa visée, lui-même philosophique. Ses fruits dépendent de la réceptivité de ses bénéficiaires. Mais sa conception et son application en appellent à une philosophie plus élaborée que celle du philosophe au sens courant du terme. Elles supposent que la recherche de la juste conduite ait été explicitée de manière cohérente et rigoureuse sur toutes les facettes de la vie humaine. Ce présupposé est une systématisation de la juste conduite. Elle est le propre du philosophe de métier.


d) Comment devient-on un philosophe de métier ?

Nous pouvons faire du philosopher notre travail principal et de la philosophie un vrai métier. Un bref rappel de l'itinéraire philosophique de Ferdinand Gonseth (1890-1975) va nous aider à le comprendre. Le "vent de la crise" des fondements des mathématiques, au début de 20e siècle, a été pour lui une expérience qu'il a vécue et qui l'a engagé de plus en plus explicitement dans la recherche philosophique. Tandis qu'il était professeur de mathématiques, d'abord à l'Université de Berne (1920-1930) et ensuite à l'Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich (1930-1960), il a repensé les mathématiques, ouvrage après ouvrage, pour les ressaisir en entier, selon un point de vue nouveau, dont il s'est employé à montrer le caractère idoine.

Ferdinand Gonseth n'avait pas suivi de cours de philosophie, en faculté des lettres, mais sa formation de mathématicien était de nature à atteindre les bases de notre connaissance sur lesquelles les mathématiques s'appuient pour les dépasser et les éclairer en retour. Dès son enseignement à l'Université de Berne, il entra, par son analyse des fondements des mathématiques (1), dans le problème plus général de la connaissance. La réflexion très approfondie sur l'ensemble des mathématiques lui fit prendre conscience qu'il était passé sur le terrain qu'occupent traditionnellement les philosophes. A partir de là, il participa très activement, avec toute sa vigueur intellectuelle, aux grands débats philosophiques de son temps, notamment en philosophie des sciences.
Il serait naïf, voire stupide, de ne pas reconnaître le philosophe en la personne et l'œuvre de Ferdinand Gonseth, au motif qu'il n'aurait pas fréquenté les cours académiques de philosophie. Doué comme il l'était, il pouvait s'en dispenser. N'importe quel philosophe de métier s'aperçoit rapidement, à la lecture des ouvrages de Gonseth, qu'il avait saisi avec perspicacité les questions propres à la tradition philosophique, qu'il était capable de les exposer en toute clarté et de les aborder sous un angle approprié à la problématique générée par la crise des fondements en mathématiques et en physique.
L'apport philosophique de Ferdinand Gonseth inaugure une manière de philosopher qui valorise le fait pertinent contre lequel il est arbitraire de s'entêter. Aux stratégies de fondements, qui rendent les systèmes philosophiques irréconciliables, se substituent des stratégies d'engagement dans l'expérience et d'ouverture au dialogue (cf. introduction).

Une façon classique de devenir un philosophe de métier consiste à se rendre à l'université pour faire des études de philosophie. Depuis ses débuts, au 5e siècle avant notre ère, la philosophie est conçue pour être enseignée. Au 21e siècle, l'étudiant en philosophie doit suivre, entre autres, des cours de logique, d'épistémologie, d'éthique, d'histoire de la philosophie. Dans ce contexte, il peut arriver qu'un cours ou que la lecture d'une œuvre philosophique déclenche une prise de conscience décisive. Imaginons que nous soyons le sujet de cette sorte de révélation intérieure. Des questions surgissent et elles sont ressenties au plus intime de notre être. Nous vivons, dans ce cas, l'expérience d'avoir à les prendre au sérieux, car elles nous requièrent tout entier. Le sens de notre existence est suspendu à notre attitude et à notre conduite à leur égard. Les accueillir est un "oui" à notre vie, qui nous met sur le chemin des philosophes. Certains, qui ont vécu cette situation par le biais de leurs études, sont devenus, à leur tour, auteurs d'œuvres philosophiques majeures, comme, par exemple, au 20e siècle, les Martin Heidegger, les Jean-Paul Sartre, les Maurice Merleau-Ponty, les Paul Ricœur ou les Emmanuel Levinas. D'autres, plus modestement, mais en étant de véritables philosophes de métier, s'approprient une source philosophique, rencontrée durant leurs études ou à une autre occasion. Ces philosophes n'ont pas pour autant fait vœu de disciple envers un maître. En eux, rejaillit l'inaliénable esprit de la philosophie.

La genèse du philosophe peut emprunter mille chemins. Seulement, tous passent par des expériences qui remettent en question la vision générale du monde et de l'homme. Nous avons fait allusion à la crise des fondements en mathématiques et à son ample retentissement. Nos existences elles-mêmes ne sont pas épargnées par des crises et des difficultés qui peuvent tout faire vaciller, le monde et les valeurs, tout ce qui paraissait sûr. Il n'est pas garanti d'avance que nous ayons le courage de nous risquer sur pareils chemins. Nous pouvons nous retrancher derrière des dogmes, religieux ou idéologiques, nous abrutir dans le travail, nous noyer dans l'alcool, nous enfoncer dans la toxicomanie, nous suicider… Notre société nous offre une panoplie de moyens pour fuir le réel. Elle nous empêche même de nous y intéresser sérieusement, car elle nous sollicite de tous côtés et nous disperse au point que le réel éclate. Cette fragmentation est telle que la pensée se perd dans l'ombre des croyances (2) de tous ordres (new âge, théories du complot, astrologie, numérologie, etc. etc.). A notre époque, cette ombre semble aller plus vite que la lumière du savoir.

La personne qui va s'adonner par métier à la philosophie n'aura pas la partie facile. Comment se situer dans le champ du savoir et du réel lorsque le monde flotte dans les croyances et se déréalise ? En plus, des "intellectuels" et des "écrivains" alimentent ce monde fantasmatique. Ils se déclarent philosophes en tournant le dos au réel qui nous sanctionne par la réussite ou l'échec. Ils préfèrent le confondre avec leurs désirs et croire en leur vérité qui s'identifie à leur moi. Quel est notre monde pour rendre possible la réduction caricaturale de la philosophie à la croyance ? Quel est-il pour diffuser loin à la ronde tous ces miroirs du moi ? Seul le moi s'avère intéressant. Quoi de plus fou, de plus éloigné de la sagesse qu'un narcissisme aussi exacerbé !


e) Le discours de la méthode, axe du savoir-faire du philosophe

Le choix responsable de se consacrer par métier à la recherche philosophique procède du tréfonds de l'être, comme un choix de vie qui a besoin du métier, du savoir-faire. La vision du monde et de l'homme dépend entièrement de la manière dont elle est conduite. Le philosophe doit pouvoir éviter, par son savoir-faire, qu'elle se réduise à une chimère. Il faut qu'il puisse la garantir par le verdict du réel. La chose est capitale. En effet, sans une vision idoine du monde et de nous-mêmes, nous errons sans repères, sans un cadre de référence pour nous orienter. Dans notre monde contemporain, fermé ou même hostile à l'activité du philosophe, marcher en aveugle est un phénomène de société. Par contre, avoir un cadre de référence nous donne une vue générale de notre situation dans le monde et avec nos semblables. Lorsqu'il est vraiment efficace, il imprègne notre conscience et crée un climat de pensée qui, non seulement nous fournit un bon schéma général de notre situation dans le monde et avec autrui, mais qui, en sus, nous incite à faire des choix réfléchis, non arbitraires, en toutes nos activités. L'œuvre du philosophe de métier revêt ainsi une importance décisive.

Pénétrons dans l'atelier du philosophe, où se pose le problème crucial de la méthode, c'est-à-dire de savoir comment s'y prendre avec justesse, pour effectuer la recherche de la juste conduite. D'où partir pour répondre à cette question ? Les évidences premières sur lesquelles s'élèveraient, par un enchaînement rigoureux, l'édifice d'une vision du monde et de l'homme, ont été invalidées par les révisions en profondeur des mathématiques et de la physique. L'avènement des géométries non euclidiennes, de la relativité générale, de la mécanique quantique les a balayées. Elles ne sont plus que des évidences limitées à un horizon de réalité(3).

Dès lors, sans point d'appui dont la justesse s'impose d'elle-même, avons-nous encore la possibilité de rechercher la juste conduite ?
La science n'est plus pensable selon le schéma linéaire que les scolastiques du moyen âge ont préconisé avant le fameux "Discours de la Méthode" de René Descartes : aller, par une chaîne de raisonnements, des évidences premières, indubitables, aux conclusions qui s'y ramènent logiquement.

C'est à travers ses révisions, partielles ou en profondeur, que la science se construit avec le succès que l'on sait. Comment réussit-elle à être exemplaire dans la justesse des hypothèses les plus audacieuses, que les faits ont confirmées ? L'analyse du philosophe relève que la science ne commence pas à un point alpha, qui serait une situation zéro, mais à un point gamma, où elle est en présence de connaissances qui font preuve de justesse, alors que d'autres sont inadéquates. Les chercheurs partent de l'expérience de ce qui existe déjà. Leur méthode s'enracine dans une situation de départ, avec ce qu'elle comporte de justesse et d'efficacité. Elle est foncièrement ouverte à l'éventualité de faits nouveaux. Lorsqu'ils surgissent, des problèmes émergent. Si les connaissances disponibles ne permettent pas de les résoudre, une deuxième phase de la méthode consiste à faire une hypothèse plausible et une troisième à la mettre à l'épreuve. En cas d'échec, l'on en cherche les raisons, ce qui peut être très instructif, et l'on tente une nouvelle hypothèse plausible. Mais, lorsque l'hypothèse concorde avec les faits, le résultat retentit sur la situation de départ et la modifie, soit en l'enrichissant, soit en la révisant en partie ou en profondeur.

Nous nous apercevons que la recherche scientifique est tout entière régie par l'ouverture à l'expérience, selon une procédure qui se ramène à quatre phases : 1) la situation de départ et l'émergence d'un problème qui n'a pas de solution dans le savoir à disposition ; 2) la création d'une hypothèse plausible ; 3) sa mise à l'épreuve ; 4) le retentissement du résultat sur la situation de départ.

Revenons sur nos pas, afin de préciser et de justifier le lien entre la science et la démarche méthodologique, axe du savoir-faire philosophique.
Le philosophe sait que la philosophie fut, jusqu'à une époque pas si lointaine, synonyme de la science et que toutes les disciplines scientifiques en sont sorties les unes après les autres. A mesure que les problèmes et les exigences d'approfondissement apparaissaient, elles s'en sont détachées, pour se spécialiser. Rien d'étonnant qu'elles refluent vers l'intention philosophique de connaître le réel. Par conséquent, il est justifié de les tenir pour les exécutrices légitimes de l'intention philosophique. Le philosophe va pouvoir faire valoir le témoignage de la recherche la plus avancée, comme instance arbitrale des vues qu'il élabore à partir de ses propres questions, en particulier, la question centrale de la juste méthode pour rechercher la juste conduite.
En précisant et en justifiant le lien entre la science et la démarche méthodologique du philosophe, nous observons que la recherche de la méthode, pour philosopher avec justesse, se conforme elle-même à la procédure des quatre phases de la recherche scientifique. Regardons de plus près comment notre explicitation sommaire de la méthode scientifique se l'applique à elle-même :

1ère phase : L'effondrement des évidences premières met le philosophe dans une nouvelle situation où se pose le problème de savoir d'où partir.

2ème phase : Le philosophe fait l'hypothèse que les sciences, alors qu'elles invalident le recours à des évidences premières, ne progresseraient pas comme elles le font, si elles ne détenaient pas la clé du problème. Il faut donc se pencher sur la recherche scientifique et en analyser les procédures.

3ème phase : Le philosophe découvre que la pratique effective de la recherche scientifique se satisfait d'une situation de départ imparfaite, qu'elle n'exige pas d'emblée que tout soit précis et certain, car, dans ces conditions, elle ne pourrait jamais commencer. Sa force est de partir du réel tel qu'il se présente à notre expérience, dans l'horizon de connaissance où nous sommes. Il arrive parfois, contre toute attente, que le réel bouleverse de fond en comble l'expérience que nous en avons. La recherche scientifique peut se voir confrontée à des situations de départ chaotique, qui la contraignent à se ressaisir tout entière, jusqu'en ses bases. Telle est l'hypothèse idoine qui résout le problème de savoir d'où partir : on part d'une situation gamma, schématique, incomplète et révisable.

4ème phase : Le retentissement de ce résultat sur la situation de départ nous en donne une vision évolutive, sans ancrage en des évidences premières ni téléguidée vers une fin ultime. Rien n'est arrêté d'avance et a fortiori définitivement.

Il est essentiel de souligner que chacune des quatre phases de la procédure, en science et en philosophie, ne se réduit jamais à du purement intuitif, ni à du purement théorique, ni à du purement expérimental. Au lieu d'une semblable réduction, nous avons une synthèse dialectique de ses trois aspects informationnels. Illustrons-le par l'exemple suivant, qui montre comment l'intuitif se dialectise avec la double trame du théorique et de l'expérimental (4): Intuitivement, nous percevons la course du soleil, de son lever à son coucher ; l'hypothèse plausible de l'héliocentrisme et, plus tard, sa confirmation expérimentale, se conjuguent pour disqualifier notre jugement que le soleil se lève et se couche. Ce jugement intuitif, lié à notre connaissance familière du monde, conserve néanmoins une valeur pratique dans notre existence quotidienne. Invalidé par l'hypothèse éprouvée, puis revalorisé à l'échelle de la vie de tous les jours, l'intuitif est inséparable du théorique et de l'expérimental. Les trois aspects forment une synthèse dialectique. De sorte que l'intuitif, dans sa valeur d'approche basique n'est pas inaltérable, mais révisable au sein de la synthèse du triplet dont il est l'un des aspects de la dialectique.

Une telle synthèse dialectique ne saurait être aperçue par les philosophies qui ne recourent d'aucune manière au témoignage de la science et s'échafaudent à partir de la perception sensible, jugée irréformable, ou de soi-disant vérités premières, irrécusables. Par manque d'une juste conscience méthodologique, ces philosophies se ramènent à des vues de l'esprit, sans prise sur le réel.

Seule une conscience méthodologique, où philosophie et science font corps, nous donne une vision idoine du monde et de l'homme en leurs caractères les plus fondamentaux et, partant, les plus généraux. Car la vision du monde et de l'homme réside dans la manière de la construire, autrement dit, dans la méthode qui veille à la soumettre au verdict du réel. C'est pourquoi cette vision est ouverte ; elle comporte la loi de son propre dépassement, pour être révisée, le cas échéant, selon que la situation l'exige.

La philosophie mobilise l'intelligence perspicace et la volonté d'être soi-même, non enfermé dans son ego, mais porteur du souci de l'arbitrage légitime, qui peut rallier les esprits, de sorte que penser comme autrui équivaille à penser de son propre fonds. Affaire d'intellect et de vouloir, la philosophie ne serait-elle pas vertu de sagesse ? La vertu, du latin virtus, signifie la force morale, le courage. Elle confère de la stabilité à nos dispositions à faire ce qui convient dans la situation concrète, malgré les obstacles où le courage prend la forme de la patience quand la lutte s'annonce longue, voire répétitive et monotone. La patience n'est pas une vertu féminine, comme l'affirmait Emmanuel Kant. Elle est humaine, hommes et femmes confondus. Elle résiste à l'usure qui tend à décourager ; elle maintient l'énergie de la volonté qui persévère dans le ferme espoir d'arriver à ses fins. La vertu de sagesse implique beaucoup de patience. Ce courage discret s'exerce et se fortifie de son exercice quotidien. Le philosophe ne doit pas céder à la précipitation, aux généralisations hâtives, mais être un homme de la méthode instauratrice de l'arbitrage légitime.


f) Conclusion : La vertu de sagesse et la méthode

Dans l'atelier du philosophe, nous assistons à la mise en œuvre de la méthode, c'est-à-dire à la manière schématique, incomplète et révisable de construire une vision du monde et de l'homme, où se profilent :

1. Le monde en ses traits les plus fondamentaux et les plus généraux. Signalons-en le principal : le monde est constitué d'horizons de réalité et non d'un seul bloc homogène. C'est de cette manière ouverte, inachevée, qu'il est le monde de notre être-au-monde, le seul auquel nos connaissances accèdent et qui, dans ses colorations affectives, ne fait qu'un avec nous.

2. Les aspects les plus fondamentaux et les plus généraux de l'homme. Puisque la méthode est un ensemble de conduites intentionnelles, régies par l'option d'ouverture à l'expérience, elle en appelle à l'homme de la décision responsable, qui refuse l'arbitraire et se préoccupe de l'arbitrage légitime, dans son rapport à autrui, comme dans son approche du monde. La méthode le met en possession d'une instance arbitrale, qui peut faire l'accord des esprits et permet à chacun, lorsqu'il s'y réfère en connaissance de cause, d'y voir clair par lui-même et, à la fois, d'être unis à ses pairs.
Cette prérogative ne se restreint pas au domaine scientifique, car tout ce que nous avons découvert dans l'atelier du philosophe s'adresse à l'homme, dans son être-au-monde et dans son être-avec-autrui. Nous sommes tous concernés par la question de la méthode qui, dans son ouverture à toutes les variantes de l'expérience humaine, est mise en place par le philosophe. Sous cette forme, indissociable d'une vision du monde et de l'homme, elle s'applique également à notre recherche quotidienne de pouvoir répondre de nos conduites en fonction de leur rapport idoine à la situation.

Nous dénaturerions la méthode en l'abstrayant de l'atelier qui l'élabore et qui la déploie dans toute son envergure, dotant notre humanité du cadre de référence dont elle a besoin, pour s'éveiller au dialogue intérieur et avec autrui, pour éprouver l'incitation à rechercher en toute chose la juste conduite, celle de l'homme qui se sent responsable envers soi-même et autrui. Finalement, la philosophie est vertu de sagesse, une disposition stable à vouloir assumer notre existence plutôt que de la subir et à vouloir nous donner les moyens à cette fin, ce qui réclame culture et savoir-faire philosophiques, un véritable et difficile métier.

Notes :
(1) F. Gonseth, Les Fondements des Mathématiques ; de la géométrie d'Euclide à la relativité générale et à l'intuitionnisme ; Paris, Blanchard, 1926/74 ; 243 pages.

(2) Nous entendons, par croyance, la certitude invérifiable et, partant, irréfutable. Si elle échappe à toute possibilité de réfutation, elle est foncièrement indiscutable et hermétiquement fermée à la critique. On sait quel est le résultat des croyances religieuses lorsque l'Etat ne parvient pas à s'en distinguer : leurs adeptes vouent à l'extermination tous ceux qui n'adhèrent pas à leurs croyances et les massacrent au nom de leur divinité. L'attitude philosophique s'oppose radicalement à la croyance au sens précité.


(3) La réalité nous apparaît dans l'horizon où nous sommes situés par rapport à elle. L'horizon des réalités de tous les jours, qui nous sont communes, diffère de l'horizon des réalités de la physique classique et celui-ci de l'horizon de la physique quantique. Ce qui est valable dans un horizon de réalité, comme le principe de simultanéité dans la physique classique, ne l'est plus dans l'horizon de réalité de la relativité générale. Un horizon de réalité est également un horizon de validité. Cette notion d'horizon rend ainsi compte de la stabilité et de l'évolution des connaissances. Stabilité, par exemple, du principe de simultanéité dans l'horizon de la physique classique. Evolution, par exemple, de la physique classique à la relativité générale ; la première devient un cas particulier de la seconde. Evolution encore, dans la discontinuité d'un horizon à l'autre, comme de l'horizon de la relativité générale à l'horizon de la mécanique quantique.

(4) Le théorique se dialectise par l'expérimental qui le confirme ou l'infirme ; l'expérimental se dialectise par le théorique qui s'y projette ; l'intuitif se dialectise par le théorique qui subit avec succès la mise à l'épreuve expérimentale. C'est le sujet, dans sa conscience méthodologique, qui effectue cette dialectisation de manière à créer entre ces trois pôles des tensions par lesquelles circulent des uns aux autres des informations irréductibles et irréductiblement complémentaires. Cette circulation informationnelle, entre l'intuitif, le théorique et l'expérimental, constitue une synthèse dialectique, ouverte et capable de se réviser en entier si la situation l'exige, comme dans le cas de la crise des fondements en mathématiques et en physique.
La dialectisation est donc une conduite méthodologique de la construction idoine de la connaissance.
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