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LES ARTICLES DE L'AUTEUR
Peut-on se passer de l'Idée de nature Sylvie MULLIE
Le terme "nature" renvoie à un ensemble de significations diverses voire antinomiques. On peut considérer sous ce vocable l'ensemble de ce qui existe au monde en dehors de l'intervention humaine, à savoir ce sur quoi l'homme n'a pas exercé -par son intention ou son action- une transformation ; autrement dit ce qui n'est pas issu d'une intervention technique. En cela, le naturel s'oppose à l'artificiel. Cela dit l'homme est lui-même produit de la nature, d'ailleurs on dit facilement d'un tempérament "il est comme ça, c'est sa nature"; dans ce cas, on se réfère alors à une personnalité, une individualité, c'est-à-dire à ce qui différencie cette personne des autres individus. Dans un autre contexte on trouve la référence à l'idée de nature au sein de l'esthétique, lorsque l'on évoque le fait de reproduire un modèle "d'après nature" et d'en représenter la forme d'après ce qu'il donne à voir empiriquement et non en fonction de ce que l'on voudrait qu'il soit esthétiquement.
La multiplicité des significations appliquées au terme "nature" montre bien que ce dont il est question ici relève d'une volonté humaine de penser le monde, sans nécessairement accéder à une véritable connaissance ; d'où le recours au terme "idée". L'idée de nature s'exprime d'ailleurs chez les anciens dans une dimension métaphysique. Telle que l'envisage Aristote, la Nature c'est le Cosmos, c'est-à-dire le lieu de l'ordonnancement de toute chose et de tout être. Avec l'avènement de l'époque moderne et donc de la physique galiléenne l'idée de nature va s'estomper au profit de la recherche de Lois de la nature. Qu'advient-il de l'idée même de nature dès lors que se met en place la volonté d'interprétation de l'ordre du monde ? Autrement dit la rationalisation du réel permet-elle de s'en dispenser ?
Les anciens envisageaient le monde comme un ensemble parfaitement harmonieux. La succession des jours et des nuits, l'enchaînement des saisons, le renouvellement de la végétation, la succession des générations constituaient à l'époque classique autant de signes de l'harmonie de la nature. Harmonie que l'homme se devait de respecter puisque il était considéré comme une partie d'un Tout en parfaite harmonie nommé Cosmos. A l'âge classique, ce qui est beau est avant tout harmonieux. La nature ordonne les êtres et les choses et l'homme lui aussi participe de cet ordre. Ainsi, c'est la nature qui détermine le devenir de l'homme : elle indique la place que chacun doit occuper en ce monde explique Aristote; conception qui le conduira d'ailleurs à justifier l'esclavage en invoquant l'argument selon lequel à qualités inégales mais distribuées "d'autorité" par la nature, tous les hommes ne peuvent remplir les mêmes fonctions dans la société : la nature imposant aux hommes son ordonnancement, les esclaves sont donc naturellement esclaves pour être ensuite traités par glissement vers l'attribution de leur fonction, en tant qu'instruments Par ailleurs, la nature toujours selon Aristote est principe de mouvement et de changement. En tant que tel, elle est seule véritablement créatrice ex nihilo (alors que l'homme se contente de transformer ou de fabriquer), elle gouverne le développement intérieur des êtres et des choses tout comme leur agencement dans la réalité.
L'idée de nature est essentielle à la pensée classique. Tout comme le sont les mythes fondateurs auxquels de nombreux peuples rattachent leur identité, car ils font état de la puissance des forces naturelles qui président à la destinée des hommes. La notion de puissance est essentielle dans la conception humaine de la nature. L'homme observe les mouvements du monde qui l'entoure et lui préexiste, et il tente de s'en faire une représentation cohérente, une forme de connaissance. Aussi, on peut dire que les anciens pensent que la nature existe en soi mais il ne s'agit en fait que de l'existence de l'idée de la nature. Dans les siècles qui suivront, la vision de l'univers sera profondément modifiée et la conception antique de la nature va peu à peu être abandonnée. Toutefois cette idée de la nature comme lieu d'harmonie et d'équilibre est également celle que va défendre J.-J. Rousseau lorsqu'il fait référence à "l'état de nature" et dont il affirme clairement qu'il est bien possible que cet état n'ait jamais existé: ici, l'idée de nature est fondée comme hypothèse afin de permettre à l'auteur de pouvoir développer les raisons qui lui font penser que la vie en société ne peut que "dénaturer" un homme naturellement bon et innocent à l'origine.
Mais cette conception de la nature va connaître un bouleversement. Entre l'âge classique et le moment où l'aborde Rousseau, le désir de connaissance du monde va amener l'homme a concevoir la nature autrement que dans une construction idéelle. Les travaux de Galilée, qui confirment la thèse de l'héliocentrisme de Copernic par l'introduction de la lunette et la découverte des lois auxquelles obéit le mouvement des planètes, introduisent une nouvelle conception de la nature. Celle-ci n'est plus puissance mais lieu d'un mouvement mécanique. C'est cette conception que développe Descartes pour lequel la nature n'est plus une force mystérieuse qui agit hors de portée de toute intelligibilité humaine: la nature c'est le réel, et le réel c'est un ensemble de lois que l'homme peut prétendre découvrir; quant à la physique, elle devient exclusivement une méthode de découverte de ces lois. Il n'existe selon Descartes aucune différence entre le fonctionnement des machines fabriquées par l'homme et celui de la nature. L'univers est un grand mécanisme dont on apprendra, peu à peu et méthodiquement, à découvrir l'organisation. On assiste ici à une désacralisation de la nature. Il n'est plus question de produire une idée de la nature comme principe créateur mais d'étudier le fonctionnement d'une chose soumise à des lois, d'étudier ses mécanismes par l'utilisation des mathématiques. En effet, la physique n'entreprend pas de saisir des causes finales mais uniquement les causes efficientes. Par ailleurs, lorsque Descartes affirme que "l'homme doit se rendre comme maître et possesseur de la nature", il affirme non seulement la volonté de mettre à jour la mécanique naturelle mais également la volonté d'une entreprise destinée à améliorer la condition de l'homme. La vision harmonieuse d'une nature supérieure existant en soi envisagée par les anciens instaurait un devoir de respect et de contemplation. Avec l'arrivée de la science moderne, la nature n'est plus une idée, elle devient terrain d'action, de transformation. Pour Descartes, le monde du vivant intègre cet ensemble des mécanismes complexes; seul l'homme est sujet, seul l'homme possède une âme, et sa la théorie des animaux-machines ou des automates confirme cette approche mécaniste du réel. On constate ici une totale remise en question de la vision poétique de la nature qui devient objet trivial d'étude et d'expérience. L'univers est sécularisé. Max Weber parle d'ailleurs de "désenchantement du monde".
Désormais, c'est l'être humain qui occupe la position dominante face au reste de la nature. Il représente la puissance agissante. Il modèle les paysages selon sa volonté, il construit des ponts sur les fleuves ou détourne leur cours, il gagne des territoires sur la mer, traverse les montagnes pour faciliter ses déplacements, il exploite les richesses naturelles dont il découvre les potentialités. Quoi de plus légitime d'après ce que nous montre le mythe de Prométhée rapporté dans sa version heureuse par Eschyle : l'homme ne peut survivre sans agir sur la nature, sans utiliser la technique afin de se nourrir, de se vêtir, lui qui ne possède pas la fourrure et la force des animaux s'il ne veut plus dépendre des dieux La pensée de la Renaissance adhère au principe que l'homme n'est "limité par aucune barrière" ainsi que l'affirme Pic de la Mirandole. Ainsi l'homme, s'il le souhaite, peut se révéler capable, pourquoi pas, de construire un monde plus beau que nature.
Mais à la fin du XIX° siècle, l'idéologie triomphante du Progrès va commencer à décliner. Le mouvement romantique critique en effet ouvertement le matérialisme de la Révolution industrielle. Et la supériorité de la raison humaine sur le monde commence à se ternir au regard des catastrophes qui marquent le début du XX° siècle. Désormais l'on remet en question le pouvoir de l'homme-technicien et des conséquences dévastatrices qui en ont résulté: guerres extrêmement meurtrières, famines, menace de destruction planétaire par l'arme nucléaire, pollution, déforestation massive, etc. Le monde naturel va être désormais pensé en terme de valeur; la nature devient normative. Elle représente un modèle, un idéal que l'on oppose à la dégradation humaine de l'environnement. De nos jours, l'écologie se donne pour "mission" (le terme est assez révélateur) de protéger les espèces ainsi que leur environnement ; elle déplore la disparition irrémédiable de certaines d'entre elles comme appartenant désormais à un paradis perdu, tout en invectivant l'homme inconséquent qui a semé la destruction et la mort autour de lui. Selon ces valeurs, l'homme a un devoir de respect à l'égard de la nature. Il s'agit là de faire valoir le principe de responsabilité (Hans Jonas) face aux générations futures. La pensée écologique va sacraliser à nouveau la nature comme principe de genèse de la vie menacée par l'activité humaine et l'idée de nature est de retour en tant que fondement de cette démarche écologique. La nature va désormais s'écrire avec un "N majuscule". Le terme "biosphère" ne manque pas d'évoquer la perfection de l'univers sphérique des anciens et la conception classique du Cosmos. La tâche est ardue : il s'agit de "sauver la planète"; les gouvernements devront donc mettre en place des protocoles destinés à renverser un processus, à revenir en arrière, à tenter de retourner au plus près de ce paradis perdu - sous-entendu pendant qu'il est encore temps -. En effet, il s'agit de tenter de rétablir une harmonie initiale entre l'homme et la nature puisque l'on postule cette harmonie initiale : à savoir un état où la technique n'avait pas encore modifié l'environnement au point de se poser la question de sa destruction pure et simple. Les mouvements écologistes dénoncent la mise en péril de la régénérescence spontanée de la nature à l'issue de l'instauration d'un déséquilibre irrémédiable puisque entraînant des conséquences jamais observées telles que le réchauffement planétaire, la modification des climats ainsi que l'évolution des migrations géographiques d'espèces en recherche de zones viables et fertiles. En bref, la nature "tournait bien" et l'homme a complètement perturbé cette belle machine : le problème majeur pour la pensée écologique étant qu'il n'est pas certain qu'il possède les connaissances suffisantes pour la réparer, ne s'étant même pas préoccupé des risques de dysfonctionnements liés à un emploi irraisonné des ressources dont ils disposait.
Parallèlement à cette vision, on assiste également à l'émergence de l'idée d'une "nature - sanctuaire" qu'il faut préserver comme en témoigne le développement des droits de l'animal. Dans cette configuration, on retrouve également l'idée de nature comme environnement intouchable sur lequel l'homme ne peut légitimement exercer une toute-puissance. Désormais, la nature est envisagée comme une source d'enseignement puisque, à travers la considération de l'existence d'un équilibre initial perturbé par l'être humain, elle devient un modèle, et donc par conséquent, une référence morale à laquelle l'homme, qui se serait rendu coupable d'avoir agi contre nature, doit se référer.
Au terme de cette analyse, on retiendra donc que l'on ne peut pas se dispenser de l'idée de nature car elle est représentative de la vision que l'homme a du monde. En effet, si l'on ne peut affirmer l'existence de la Nature, il n'est pas possible de se passer de l'idée elle-même de nature. On peut même en conclure que l'idée de nature est finalement le produit de la culture. Il faut simplement veiller à garder la mesure de toute chose en ne tombant pas dans les excès d'une écologie idéologique inspirée directement de l'idée de nature aux dépens même de l'homme au nom du retour au principe d'un "Règne naturel" difficile à concevoir.
Signature :
S. MULLIE
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La multiplicité des significations appliquées au terme "nature" montre bien que ce dont il est question ici relève d'une volonté humaine de penser le monde, sans nécessairement accéder à une véritable connaissance ; d'où le recours au terme "idée". L'idée de nature s'exprime d'ailleurs chez les anciens dans une dimension métaphysique. Telle que l'envisage Aristote, la Nature c'est le Cosmos, c'est-à-dire le lieu de l'ordonnancement de toute chose et de tout être. Avec l'avènement de l'époque moderne et donc de la physique galiléenne l'idée de nature va s'estomper au profit de la recherche de Lois de la nature. Qu'advient-il de l'idée même de nature dès lors que se met en place la volonté d'interprétation de l'ordre du monde ? Autrement dit la rationalisation du réel permet-elle de s'en dispenser ?
Les anciens envisageaient le monde comme un ensemble parfaitement harmonieux. La succession des jours et des nuits, l'enchaînement des saisons, le renouvellement de la végétation, la succession des générations constituaient à l'époque classique autant de signes de l'harmonie de la nature. Harmonie que l'homme se devait de respecter puisque il était considéré comme une partie d'un Tout en parfaite harmonie nommé Cosmos. A l'âge classique, ce qui est beau est avant tout harmonieux. La nature ordonne les êtres et les choses et l'homme lui aussi participe de cet ordre. Ainsi, c'est la nature qui détermine le devenir de l'homme : elle indique la place que chacun doit occuper en ce monde explique Aristote; conception qui le conduira d'ailleurs à justifier l'esclavage en invoquant l'argument selon lequel à qualités inégales mais distribuées "d'autorité" par la nature, tous les hommes ne peuvent remplir les mêmes fonctions dans la société : la nature imposant aux hommes son ordonnancement, les esclaves sont donc naturellement esclaves pour être ensuite traités par glissement vers l'attribution de leur fonction, en tant qu'instruments Par ailleurs, la nature toujours selon Aristote est principe de mouvement et de changement. En tant que tel, elle est seule véritablement créatrice ex nihilo (alors que l'homme se contente de transformer ou de fabriquer), elle gouverne le développement intérieur des êtres et des choses tout comme leur agencement dans la réalité.
L'idée de nature est essentielle à la pensée classique. Tout comme le sont les mythes fondateurs auxquels de nombreux peuples rattachent leur identité, car ils font état de la puissance des forces naturelles qui président à la destinée des hommes. La notion de puissance est essentielle dans la conception humaine de la nature. L'homme observe les mouvements du monde qui l'entoure et lui préexiste, et il tente de s'en faire une représentation cohérente, une forme de connaissance. Aussi, on peut dire que les anciens pensent que la nature existe en soi mais il ne s'agit en fait que de l'existence de l'idée de la nature. Dans les siècles qui suivront, la vision de l'univers sera profondément modifiée et la conception antique de la nature va peu à peu être abandonnée. Toutefois cette idée de la nature comme lieu d'harmonie et d'équilibre est également celle que va défendre J.-J. Rousseau lorsqu'il fait référence à "l'état de nature" et dont il affirme clairement qu'il est bien possible que cet état n'ait jamais existé: ici, l'idée de nature est fondée comme hypothèse afin de permettre à l'auteur de pouvoir développer les raisons qui lui font penser que la vie en société ne peut que "dénaturer" un homme naturellement bon et innocent à l'origine.
Mais cette conception de la nature va connaître un bouleversement. Entre l'âge classique et le moment où l'aborde Rousseau, le désir de connaissance du monde va amener l'homme a concevoir la nature autrement que dans une construction idéelle. Les travaux de Galilée, qui confirment la thèse de l'héliocentrisme de Copernic par l'introduction de la lunette et la découverte des lois auxquelles obéit le mouvement des planètes, introduisent une nouvelle conception de la nature. Celle-ci n'est plus puissance mais lieu d'un mouvement mécanique. C'est cette conception que développe Descartes pour lequel la nature n'est plus une force mystérieuse qui agit hors de portée de toute intelligibilité humaine: la nature c'est le réel, et le réel c'est un ensemble de lois que l'homme peut prétendre découvrir; quant à la physique, elle devient exclusivement une méthode de découverte de ces lois. Il n'existe selon Descartes aucune différence entre le fonctionnement des machines fabriquées par l'homme et celui de la nature. L'univers est un grand mécanisme dont on apprendra, peu à peu et méthodiquement, à découvrir l'organisation. On assiste ici à une désacralisation de la nature. Il n'est plus question de produire une idée de la nature comme principe créateur mais d'étudier le fonctionnement d'une chose soumise à des lois, d'étudier ses mécanismes par l'utilisation des mathématiques. En effet, la physique n'entreprend pas de saisir des causes finales mais uniquement les causes efficientes. Par ailleurs, lorsque Descartes affirme que "l'homme doit se rendre comme maître et possesseur de la nature", il affirme non seulement la volonté de mettre à jour la mécanique naturelle mais également la volonté d'une entreprise destinée à améliorer la condition de l'homme. La vision harmonieuse d'une nature supérieure existant en soi envisagée par les anciens instaurait un devoir de respect et de contemplation. Avec l'arrivée de la science moderne, la nature n'est plus une idée, elle devient terrain d'action, de transformation. Pour Descartes, le monde du vivant intègre cet ensemble des mécanismes complexes; seul l'homme est sujet, seul l'homme possède une âme, et sa la théorie des animaux-machines ou des automates confirme cette approche mécaniste du réel. On constate ici une totale remise en question de la vision poétique de la nature qui devient objet trivial d'étude et d'expérience. L'univers est sécularisé. Max Weber parle d'ailleurs de "désenchantement du monde".
Désormais, c'est l'être humain qui occupe la position dominante face au reste de la nature. Il représente la puissance agissante. Il modèle les paysages selon sa volonté, il construit des ponts sur les fleuves ou détourne leur cours, il gagne des territoires sur la mer, traverse les montagnes pour faciliter ses déplacements, il exploite les richesses naturelles dont il découvre les potentialités. Quoi de plus légitime d'après ce que nous montre le mythe de Prométhée rapporté dans sa version heureuse par Eschyle : l'homme ne peut survivre sans agir sur la nature, sans utiliser la technique afin de se nourrir, de se vêtir, lui qui ne possède pas la fourrure et la force des animaux s'il ne veut plus dépendre des dieux La pensée de la Renaissance adhère au principe que l'homme n'est "limité par aucune barrière" ainsi que l'affirme Pic de la Mirandole. Ainsi l'homme, s'il le souhaite, peut se révéler capable, pourquoi pas, de construire un monde plus beau que nature.
Mais à la fin du XIX° siècle, l'idéologie triomphante du Progrès va commencer à décliner. Le mouvement romantique critique en effet ouvertement le matérialisme de la Révolution industrielle. Et la supériorité de la raison humaine sur le monde commence à se ternir au regard des catastrophes qui marquent le début du XX° siècle. Désormais l'on remet en question le pouvoir de l'homme-technicien et des conséquences dévastatrices qui en ont résulté: guerres extrêmement meurtrières, famines, menace de destruction planétaire par l'arme nucléaire, pollution, déforestation massive, etc. Le monde naturel va être désormais pensé en terme de valeur; la nature devient normative. Elle représente un modèle, un idéal que l'on oppose à la dégradation humaine de l'environnement. De nos jours, l'écologie se donne pour "mission" (le terme est assez révélateur) de protéger les espèces ainsi que leur environnement ; elle déplore la disparition irrémédiable de certaines d'entre elles comme appartenant désormais à un paradis perdu, tout en invectivant l'homme inconséquent qui a semé la destruction et la mort autour de lui. Selon ces valeurs, l'homme a un devoir de respect à l'égard de la nature. Il s'agit là de faire valoir le principe de responsabilité (Hans Jonas) face aux générations futures. La pensée écologique va sacraliser à nouveau la nature comme principe de genèse de la vie menacée par l'activité humaine et l'idée de nature est de retour en tant que fondement de cette démarche écologique. La nature va désormais s'écrire avec un "N majuscule". Le terme "biosphère" ne manque pas d'évoquer la perfection de l'univers sphérique des anciens et la conception classique du Cosmos. La tâche est ardue : il s'agit de "sauver la planète"; les gouvernements devront donc mettre en place des protocoles destinés à renverser un processus, à revenir en arrière, à tenter de retourner au plus près de ce paradis perdu - sous-entendu pendant qu'il est encore temps -. En effet, il s'agit de tenter de rétablir une harmonie initiale entre l'homme et la nature puisque l'on postule cette harmonie initiale : à savoir un état où la technique n'avait pas encore modifié l'environnement au point de se poser la question de sa destruction pure et simple. Les mouvements écologistes dénoncent la mise en péril de la régénérescence spontanée de la nature à l'issue de l'instauration d'un déséquilibre irrémédiable puisque entraînant des conséquences jamais observées telles que le réchauffement planétaire, la modification des climats ainsi que l'évolution des migrations géographiques d'espèces en recherche de zones viables et fertiles. En bref, la nature "tournait bien" et l'homme a complètement perturbé cette belle machine : le problème majeur pour la pensée écologique étant qu'il n'est pas certain qu'il possède les connaissances suffisantes pour la réparer, ne s'étant même pas préoccupé des risques de dysfonctionnements liés à un emploi irraisonné des ressources dont ils disposait.
Parallèlement à cette vision, on assiste également à l'émergence de l'idée d'une "nature - sanctuaire" qu'il faut préserver comme en témoigne le développement des droits de l'animal. Dans cette configuration, on retrouve également l'idée de nature comme environnement intouchable sur lequel l'homme ne peut légitimement exercer une toute-puissance. Désormais, la nature est envisagée comme une source d'enseignement puisque, à travers la considération de l'existence d'un équilibre initial perturbé par l'être humain, elle devient un modèle, et donc par conséquent, une référence morale à laquelle l'homme, qui se serait rendu coupable d'avoir agi contre nature, doit se référer.
Au terme de cette analyse, on retiendra donc que l'on ne peut pas se dispenser de l'idée de nature car elle est représentative de la vision que l'homme a du monde. En effet, si l'on ne peut affirmer l'existence de la Nature, il n'est pas possible de se passer de l'idée elle-même de nature. On peut même en conclure que l'idée de nature est finalement le produit de la culture. Il faut simplement veiller à garder la mesure de toute chose en ne tombant pas dans les excès d'une écologie idéologique inspirée directement de l'idée de nature aux dépens même de l'homme au nom du retour au principe d'un "Règne naturel" difficile à concevoir.
Signature :
S. MULLIE
La raison d'État Sylvie MULLIE
Le gouvernement américain se déclare en état de guerre au lendemain des attentats du 11 septembre Quelques mois plus tard, alors que les prisons du camp de Guantánamo se remplissent, un commentateur de la chaîne CNN n'hésite pas à proclamer le recours à la torture comme moyen légitime de démantèlement des réseaux terroristes en activité. Pour garantir la sécurité du territoire situation d'urgence c'est la raison d'État qui est avancée, autrement dit le recours à la transgression assumée de principes moraux ou légaux en vue de contribuer à l'intérêt général. Le premier intérêt de l'homme étant la sauvegarde de sa sécurité et de celle de ses proches.
La mise en application de la torture consiste à appliquer une souffrance physique ou psychologique à l'égard d'un individu pour lui faire avouer ce qu'il est supposé refuser de révéler. Le recours à torture est donc "justifié" par les autorités comme moyen d'assurer la sécurité des populations vivant sur le territoire national en mettant à jour les coupables d'attentats ou en en empêchant la commission future. La dénonciation ultérieure de pratiques d'intimidation appliquées en dehors de tout cadre juridique sur les détenus de Guantánamo débouchera sur le scandale que l'on connaît au moment de la diffusion dans la presse de photos représentant des militaires américains humiliant les détenus; de nombreux gouvernements dénonceront le caractère inacceptable de ces pratiques ; enfin, le gouvernement américain admettra avoir appliqué ces traitements à de parfaits innocents qui se trouvaient au mauvais moment au mauvais endroit.
Les termes "Raison d'État" ne se déparent pas d'une référence à l'inavouable que représentent des actions commises à l'encontre des principes élémentaires de la justice et de l'équité et auxquelles le pouvoir a secrètement recours dans ce qu'il qualifie de conditions d'exception. Or, cet inavouable se rattache à une motivation "légitime", c'est à dire qu'il remplit une fonction utile à ce que l'on nomme "l'intérêt général". Mais à quel contenu renvoie cet intérêt général ? S'agit-il uniquement de préserver la sécurité de la population civile ou encore de maintenir la réalité de la nation dans ses origines géographique et culturelle ? Est-on certain que la raison d'État n'obéit pas à d'autres intérêts ?
Bien qu'il n'utilise pas explicitement le terme, Machiavel est à l'origine de la notion de Raison d'État: elle représente une prérogative que s'accorde le pouvoir politique à agir à l'encontre du droit ou de la morale au nom d'un intérêt supérieur: l'ordre social. Selon Machiavel, l'État doit être le lieu d'un pouvoir fort qui saura dominer toute velléité d'insoumission, de rébellion et d'agitation politique susceptible de menacer son autorité. Pour l'auteur du Prince, la fin justifie les moyens et ces moyens ne sont pas forcément conformes à la morale; en effet, selon machiavel, là n'est pas le but puisque la morale n'a rien à faire avec la conquête du pouvoir Seule la force avec laquelle le prince imposera son gouvernement compte ici ; autrement dit, ce sont les résultats que l'on observe à terme qui retiendront l'attention et non les moyens utilisés pour y parvenir. Or la cruauté en fait naturellement partie, car elle s'est montrée efficace et c'est en terme d'efficacité que se définit la raison d'État chez Machiavel. D'ailleurs ce dernier précise qu'il est conseillé au prince de faire preuve de fourberie et d'employer "la ruse du renard" car la manipulation et la dissimulation sont profitables à celui qui sait les mettre en pratique. La raison "d'être" du gouvernement n'étant pas forcément la raison sous laquelle ce gouvernement se déclare ou apparaît publiquement. Le gouvernement est chose publique alors que la raison d'État qui constitue le moyen d'acquérir et de renforcer le pouvoir trouve son efficacité dans la dissimulation des intentions.
Certes, la stabilité des gouvernements contemporains ne doit plus grand chose à la virtù du prince mais davantage à l'instauration de la démocratie qui rend possible l'expression de la volonté du peuple autrement que par la révolte contre le pouvoir absolutiste. Pourtant, le recours à la notion de raison d'État continue d'être invoqué comme un moyen inévitable de résoudre certaines crises que la nation peut avoir à connaître et pour lesquelles aucune solution légale ne se présente comme suffisamment efficace. C'est le principe de l'agissement secret. Ainsi, dans le langage courant, les termes de "Raison d'État" restent apparentés à un euphémisme, c'est-à-dire à un procédé qui consiste à employer un mot favorable pour justifier des pratiques peu avouables. De même, ces termes sont souvent associés à une connotation péjorative afin d'évoquer certains soupçons élaborés autour de zones d'ombre, de secrets peu glorieux attachés à l'exercice du Pouvoir. Naturellement, il va de soi que certains aspects de la sécurité intérieure puissent échapper à la diffusion publique mais la notion de raison d'État va bien plus loin que la nécessaire condition de prudence, elle s'installe dans un processus de manipulation. Or, c'est ici que le bât blesse car, en démocratie, le pouvoir politique est censé se conformer à un idéal de transparence Dans ce cas, la légitimation d'une raison d'État n'est-elle pas faillite de l'État lui-même ?
En effet, si l'on s'accorde à dire que l'État est un organe chargé d'exercer l'autorité au nom de tous les individus qu'il représente et qui composent la population civile, comment les constitutions démocratiques s'accommoderaient-elles d'arrangements secrets avec la législation ? Selon Hobbes, c'est en confiant le pouvoir à un souverain ou à une assemblée, que les hommes se donnent les moyens de cohabiter et d'échapper à la guerre de tous contre tous qui sévit dans l'état de nature. Chez Rousseau, l'État est l'expression de la volonté générale qui s'exprime à travers la loi. Par conséquent et quel que soit son principe d'origine, l'État demeure une instance supérieure à l'individu qui garantit sa sécurité et ses droits précisément parce qu'il fixe un cadre légal aux agissements de chacun. Il est le lieu où s'exerce une contrainte physique légitime nous dit Max Weber puisque l'organe du pouvoir judiciaire est en charge d'employer la force publique afin de faire respecter les lois ou en réponse à une agression étrangère. Dans le cadre d'une constitution démocratique, cette contrainte s'exerce nécessairement sous l'autorité de la Loi comme représentation de la volonté populaire et à laquelle chacun des membres de la société se soumet; c'est en cela que la loi garantit la sécurité de tous. Or, s'il est admis que la raison même de l'existence de l'État, c'est-à-dire sa vocation, repose sur la souveraineté populaire il est donc inadmissible que l'État, ou plus précisément les instances placées à la tête de l'exécutif puisse exercer de leur propre autorité, et sans consultation préalable des électeurs, une action qui soit en opposition avec la législation instituée. Sachant par ailleurs qu'à l'illégalité de cet acte vient s'ajouter celle de la dissimulation puisque le peuple n'est ni sollicité, ni informé de la décision. On peut donc déduire de cela que la raison d'État s'inscrit dans la négation de la démocratie elle-même.
Par ailleurs, notons que, si à l'origine de sa définition, la notion de raison d'État est invoquée lorsque l'intégrité de la nation est menacée, comment peut-on avoir la qu'elle soit uniquement employée au bénéfice de l'intérêt général et non de l'intérêt privé ? Quid de la préservation d'intérêts d'instances en relation avec le pouvoir mais non représentatives de la société civile dans son ensemble ? Ainsi, pour Marx, l'État est toujours au service de la classe dominante : autrement dit au service de la bourgeoisie dont les intérêts résident dans le maintien de certaines conditions favorables au développement du capitalisme. Si l'on se réfère à cette analyse on peut en conclure que la raison d'État est alors au service des motivations politiques directement liées à la sphère économique..
D'autre part, la constitution démocratique n'est pas non plus épargnée par l'influence des intérêts stratégiques et militaires; il en est ainsi par exemple du scandale lié aux conditions non élucidées de la disparition du juge B. Borrel qui éclaboussèrent les relations qu'entretenaient l'État français et la République de Djibouti. L'efficacité (au sens que lui donne Machiavel) de la raison d'État employée à cet effet "devait" consister à préserver le développement militaire et commercial de la France dans cette partie orientale de l'Afrique, aux dépens de l'exercice d'une justice indépendante.
La raison d'État, dès lors qu'elle ne prétend même plus être au seul service de la sauvegarde de l'intégrité d'une nation, d'une république ou encore de l'ensemble de ses citoyens, est-elle véritablement fondée ? D'ailleurs, l'intérêt général ne peut-il trouver ailleurs que dans le recours à la raison d'État le moyen de sa sauvegarde ? Il serait intéressant de nous référer à la conception que défend Kant lorsqu'il nous dit que la dignité de l'Humanité se trouve en tout homme : l'homme, affirme-t-il, parce qu'il est un être raisonnable, parce qu'il est une personne, représente une fin en soi et ne doit jamais être utilisé comme un moyen.
Partant de cela, comment considérer l'homme comme un moyen sacrifié à "l'intérêt général" sous le principe de la raison d'État voire au service de la défense d'intérêts particuliers ? Naturellement, il s'agit ici de défendre une position qui se fonde sur la primauté des valeurs morales, or, l'on sait que la question de la morale est nécessairement absente de la définition même de la raison d'État En effet, recourir à la raison d'État c'est décider (en connaissance de cause puisque sous le couvert de la dissimulation) de transgresser les lois approuvées et écrites par et pour le peuple. Sachant que l'État démocratique s'appuie précisément sur le fondement d'un gouvernement des hommes par les hommes, il serait intéressant d'y introduire cette conception de la personne humaine. C'est une place essentielle qu'elle occupe dans la démocratie, car pour être considéré comme citoyen, l'homme est d'abord considéré comme un être raisonnable. Ainsi, il serait possible alors d'envisager non plus une raison d'État mais une raison de l'État qui ne soit pas une légitimation d'actes inavouables - et donc une déraison - mais plutôt une raison raisonnante qui place l'homme à sa juste valeur.
Enfin, on doit également noter qu'il est de la responsabilité du citoyen de se tenir en éveil face aux indices révélant des pratiques peu scrupuleuses et destinées à endormir les esprits, ces mêmes esprits que Machiavel qualifie de simples et serviles - on se demanderait bien d'ailleurs si ce dernier, en utilisant de tels propos, ne voulait-il pas plutôt éveiller la conscience des peuples ? -.
C'est à la raison d'État que font appel les régimes totalitaires afin de justifier la mise en place de la nécessité de privation de droits élémentaires tels que la liberté d'expression, de réunion, ou de manifestation; elle devient dès lors l'outil d'une répression systématique et efficace obéissant au processus liberticide. Aussi, il semble qu'en invoquant la raison d'État comme moyen de défendre l'intérêt général ou de répondre à la menace qui pèse sur l'intégrité de la nation, l'État démocratique s'adonne à une pratique peu digne des principes qui collaborent à son fondement et trahit, par la dissimulation, le caractère essentielle de la chose publique.
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La mise en application de la torture consiste à appliquer une souffrance physique ou psychologique à l'égard d'un individu pour lui faire avouer ce qu'il est supposé refuser de révéler. Le recours à torture est donc "justifié" par les autorités comme moyen d'assurer la sécurité des populations vivant sur le territoire national en mettant à jour les coupables d'attentats ou en en empêchant la commission future. La dénonciation ultérieure de pratiques d'intimidation appliquées en dehors de tout cadre juridique sur les détenus de Guantánamo débouchera sur le scandale que l'on connaît au moment de la diffusion dans la presse de photos représentant des militaires américains humiliant les détenus; de nombreux gouvernements dénonceront le caractère inacceptable de ces pratiques ; enfin, le gouvernement américain admettra avoir appliqué ces traitements à de parfaits innocents qui se trouvaient au mauvais moment au mauvais endroit.
Les termes "Raison d'État" ne se déparent pas d'une référence à l'inavouable que représentent des actions commises à l'encontre des principes élémentaires de la justice et de l'équité et auxquelles le pouvoir a secrètement recours dans ce qu'il qualifie de conditions d'exception. Or, cet inavouable se rattache à une motivation "légitime", c'est à dire qu'il remplit une fonction utile à ce que l'on nomme "l'intérêt général". Mais à quel contenu renvoie cet intérêt général ? S'agit-il uniquement de préserver la sécurité de la population civile ou encore de maintenir la réalité de la nation dans ses origines géographique et culturelle ? Est-on certain que la raison d'État n'obéit pas à d'autres intérêts ?
Bien qu'il n'utilise pas explicitement le terme, Machiavel est à l'origine de la notion de Raison d'État: elle représente une prérogative que s'accorde le pouvoir politique à agir à l'encontre du droit ou de la morale au nom d'un intérêt supérieur: l'ordre social. Selon Machiavel, l'État doit être le lieu d'un pouvoir fort qui saura dominer toute velléité d'insoumission, de rébellion et d'agitation politique susceptible de menacer son autorité. Pour l'auteur du Prince, la fin justifie les moyens et ces moyens ne sont pas forcément conformes à la morale; en effet, selon machiavel, là n'est pas le but puisque la morale n'a rien à faire avec la conquête du pouvoir Seule la force avec laquelle le prince imposera son gouvernement compte ici ; autrement dit, ce sont les résultats que l'on observe à terme qui retiendront l'attention et non les moyens utilisés pour y parvenir. Or la cruauté en fait naturellement partie, car elle s'est montrée efficace et c'est en terme d'efficacité que se définit la raison d'État chez Machiavel. D'ailleurs ce dernier précise qu'il est conseillé au prince de faire preuve de fourberie et d'employer "la ruse du renard" car la manipulation et la dissimulation sont profitables à celui qui sait les mettre en pratique. La raison "d'être" du gouvernement n'étant pas forcément la raison sous laquelle ce gouvernement se déclare ou apparaît publiquement. Le gouvernement est chose publique alors que la raison d'État qui constitue le moyen d'acquérir et de renforcer le pouvoir trouve son efficacité dans la dissimulation des intentions.
Certes, la stabilité des gouvernements contemporains ne doit plus grand chose à la virtù du prince mais davantage à l'instauration de la démocratie qui rend possible l'expression de la volonté du peuple autrement que par la révolte contre le pouvoir absolutiste. Pourtant, le recours à la notion de raison d'État continue d'être invoqué comme un moyen inévitable de résoudre certaines crises que la nation peut avoir à connaître et pour lesquelles aucune solution légale ne se présente comme suffisamment efficace. C'est le principe de l'agissement secret. Ainsi, dans le langage courant, les termes de "Raison d'État" restent apparentés à un euphémisme, c'est-à-dire à un procédé qui consiste à employer un mot favorable pour justifier des pratiques peu avouables. De même, ces termes sont souvent associés à une connotation péjorative afin d'évoquer certains soupçons élaborés autour de zones d'ombre, de secrets peu glorieux attachés à l'exercice du Pouvoir. Naturellement, il va de soi que certains aspects de la sécurité intérieure puissent échapper à la diffusion publique mais la notion de raison d'État va bien plus loin que la nécessaire condition de prudence, elle s'installe dans un processus de manipulation. Or, c'est ici que le bât blesse car, en démocratie, le pouvoir politique est censé se conformer à un idéal de transparence Dans ce cas, la légitimation d'une raison d'État n'est-elle pas faillite de l'État lui-même ?
En effet, si l'on s'accorde à dire que l'État est un organe chargé d'exercer l'autorité au nom de tous les individus qu'il représente et qui composent la population civile, comment les constitutions démocratiques s'accommoderaient-elles d'arrangements secrets avec la législation ? Selon Hobbes, c'est en confiant le pouvoir à un souverain ou à une assemblée, que les hommes se donnent les moyens de cohabiter et d'échapper à la guerre de tous contre tous qui sévit dans l'état de nature. Chez Rousseau, l'État est l'expression de la volonté générale qui s'exprime à travers la loi. Par conséquent et quel que soit son principe d'origine, l'État demeure une instance supérieure à l'individu qui garantit sa sécurité et ses droits précisément parce qu'il fixe un cadre légal aux agissements de chacun. Il est le lieu où s'exerce une contrainte physique légitime nous dit Max Weber puisque l'organe du pouvoir judiciaire est en charge d'employer la force publique afin de faire respecter les lois ou en réponse à une agression étrangère. Dans le cadre d'une constitution démocratique, cette contrainte s'exerce nécessairement sous l'autorité de la Loi comme représentation de la volonté populaire et à laquelle chacun des membres de la société se soumet; c'est en cela que la loi garantit la sécurité de tous. Or, s'il est admis que la raison même de l'existence de l'État, c'est-à-dire sa vocation, repose sur la souveraineté populaire il est donc inadmissible que l'État, ou plus précisément les instances placées à la tête de l'exécutif puisse exercer de leur propre autorité, et sans consultation préalable des électeurs, une action qui soit en opposition avec la législation instituée. Sachant par ailleurs qu'à l'illégalité de cet acte vient s'ajouter celle de la dissimulation puisque le peuple n'est ni sollicité, ni informé de la décision. On peut donc déduire de cela que la raison d'État s'inscrit dans la négation de la démocratie elle-même.
Par ailleurs, notons que, si à l'origine de sa définition, la notion de raison d'État est invoquée lorsque l'intégrité de la nation est menacée, comment peut-on avoir la qu'elle soit uniquement employée au bénéfice de l'intérêt général et non de l'intérêt privé ? Quid de la préservation d'intérêts d'instances en relation avec le pouvoir mais non représentatives de la société civile dans son ensemble ? Ainsi, pour Marx, l'État est toujours au service de la classe dominante : autrement dit au service de la bourgeoisie dont les intérêts résident dans le maintien de certaines conditions favorables au développement du capitalisme. Si l'on se réfère à cette analyse on peut en conclure que la raison d'État est alors au service des motivations politiques directement liées à la sphère économique..
D'autre part, la constitution démocratique n'est pas non plus épargnée par l'influence des intérêts stratégiques et militaires; il en est ainsi par exemple du scandale lié aux conditions non élucidées de la disparition du juge B. Borrel qui éclaboussèrent les relations qu'entretenaient l'État français et la République de Djibouti. L'efficacité (au sens que lui donne Machiavel) de la raison d'État employée à cet effet "devait" consister à préserver le développement militaire et commercial de la France dans cette partie orientale de l'Afrique, aux dépens de l'exercice d'une justice indépendante.
La raison d'État, dès lors qu'elle ne prétend même plus être au seul service de la sauvegarde de l'intégrité d'une nation, d'une république ou encore de l'ensemble de ses citoyens, est-elle véritablement fondée ? D'ailleurs, l'intérêt général ne peut-il trouver ailleurs que dans le recours à la raison d'État le moyen de sa sauvegarde ? Il serait intéressant de nous référer à la conception que défend Kant lorsqu'il nous dit que la dignité de l'Humanité se trouve en tout homme : l'homme, affirme-t-il, parce qu'il est un être raisonnable, parce qu'il est une personne, représente une fin en soi et ne doit jamais être utilisé comme un moyen.
Partant de cela, comment considérer l'homme comme un moyen sacrifié à "l'intérêt général" sous le principe de la raison d'État voire au service de la défense d'intérêts particuliers ? Naturellement, il s'agit ici de défendre une position qui se fonde sur la primauté des valeurs morales, or, l'on sait que la question de la morale est nécessairement absente de la définition même de la raison d'État En effet, recourir à la raison d'État c'est décider (en connaissance de cause puisque sous le couvert de la dissimulation) de transgresser les lois approuvées et écrites par et pour le peuple. Sachant que l'État démocratique s'appuie précisément sur le fondement d'un gouvernement des hommes par les hommes, il serait intéressant d'y introduire cette conception de la personne humaine. C'est une place essentielle qu'elle occupe dans la démocratie, car pour être considéré comme citoyen, l'homme est d'abord considéré comme un être raisonnable. Ainsi, il serait possible alors d'envisager non plus une raison d'État mais une raison de l'État qui ne soit pas une légitimation d'actes inavouables - et donc une déraison - mais plutôt une raison raisonnante qui place l'homme à sa juste valeur.
Enfin, on doit également noter qu'il est de la responsabilité du citoyen de se tenir en éveil face aux indices révélant des pratiques peu scrupuleuses et destinées à endormir les esprits, ces mêmes esprits que Machiavel qualifie de simples et serviles - on se demanderait bien d'ailleurs si ce dernier, en utilisant de tels propos, ne voulait-il pas plutôt éveiller la conscience des peuples ? -.
C'est à la raison d'État que font appel les régimes totalitaires afin de justifier la mise en place de la nécessité de privation de droits élémentaires tels que la liberté d'expression, de réunion, ou de manifestation; elle devient dès lors l'outil d'une répression systématique et efficace obéissant au processus liberticide. Aussi, il semble qu'en invoquant la raison d'État comme moyen de défendre l'intérêt général ou de répondre à la menace qui pèse sur l'intégrité de la nation, l'État démocratique s'adonne à une pratique peu digne des principes qui collaborent à son fondement et trahit, par la dissimulation, le caractère essentielle de la chose publique.
La connaissance de soi Sylvie MULLIE
L'homme est la seule créature à posséder la faculté de penser son rapport au monde et également, de se penser en tant qu'être. L'animal en est incapable. Seul l'homme est doué de conscience c'est-à-dire de la capacité à "être présent à son savoir" telle que l'étymologie du mot nous l'indique. L'homme prend connaissance de ses pensées et de la nature de ses actes dans un ressenti spontané : par exemple lorsqu'il pense qu'il a soif et qu'il tient le raisonnement suivant : " je suis tenté de boire de l'eau de cette fontaine mais, ne sachant pas si cette eau est potable, je préfère m'abstenir de le faire".
Par cette faculté de mise à distance par la réflexion, l'homme peut élaborer un savoir sur son rapport au monde. Non seulement dans son individualité propre mais également dans son caractère d'être humain en général : cette faculté est à l'origine de l'anthropologie et de son développement dans un cadre plus large au sein de ce l'on nomme aujourd'hui les sciences de l'Homme.
Tenant compte de cela, peut-on en déduire que le fait d'"être présent à son savoir" permet à l'homme d'accéder pour autant à la connaissance de ce qu'il est ?
Répondre à cette question implique tout d'abord de saisir ce qui différencie conscience de soi et connaissance de soi, mais aussi d'envisager les conditions qui permettent de prétendre à la connaissance de soi et, enfin, à penser limites que rencontrerait cette prétention ainsi que les moyens éventuels de leur dépassement.
La connaissance de soi est d'abord identification.
Connaître c'est se représenter quelque chose ou quelqu'un, ce qui veut dire que l'on peut identifier cette chose ou cette personne dans sa particularité. Toutefois, il existe différents degrés de précision de la connaissance laquelle évolue depuis le stade de la simple identification vers une saisie de plus en plus complexe de la réalité. La connaissance scientifique correspondant, elle, au degré le plus élevé de la connaissance, à savoir la compréhension exacte de son objet. Descartes utilise le doute comme méthode critique pour mettre à jour une première certitude : celle de la pensée. En effet, "si je doute, j'existe" nous dit-il. Dans un second temps, il conçoit que le doute - entendu comme une modalité de la pensée - lui permet d'affirmer : "je pense donc je suis". Ce qui le mène à la conclusion suivante : "je suis une substance pensante" ou encore "une chose qui pense". A travers cette affirmation, Descartes aboutit donc à la certitude qu'il existe une pensée du Sujet-méditant. Cette pensée, le sujet l'éprouve effectivement dans son immédiateté à travers la conscience. Descartes élabore une philosophie du sujet à savoir la possibilité pour l'homme de se penser lui-même :"je pense" signifie que Je suis à même de penser le monde et non de le penser au nom d'une autre instance, au nom d'une appartenance à un groupe ou encore en tant qu'individu qui serait n'importe qui, anonyme, en bref : qui ne serait personne.
A partir de là, on peut dire qu'une connaissance de soi est certes possible mais qu'il s'agit alors d'une connaissance de soi comme sujet-pensant le monde Hic et nunc.
Or il ne s'agit pas d'une connaissance de soi dans ce que l'homme peut connaître de son intériorité. Descartes offre à l'homme la possibilité de prendre conscience de sa qualité de sujet-de-sa-pensée, de sa qualité de personne mais, pour autant, on ne peut restreindre l'étude de la connaissance de soi à la seule conception cartésienne du sujet, autrement dit on ne peut la réduire à un seul principe d'identification de la pensée à son sujet.
D'ailleurs, si identifier c'est connaître, est-ce connaître suffisamment ? Ainsi, quand je dis "je connais telle personne", je peux vouloir dire que je la connais de vue ou encore de nom; j'ai peut-être aussi élaboré un jugement, une idée sur cette personne qui sera attribuable à la subjectivité de mon approche, car liée à mon jugement, issue de mes propres impressions Mais une connaissance qui se limite à une identification ou à des impressions ne présente pas réellement d'intérêt. La connaissance de soi, qu'il s'agisse de sa propre intériorité comme de ce qui constitue fondamentalement l'être humain, exige que l'homme soit directement placé comme objet de connaissance.
Cela dit, si autrui ne m'est pas immédiatement accessible pour la bonne raison que je ne peux directement connaître ses pensées ou les sentiments qu'il éprouve, je peux concevoir que le contenu de mes pensées m'apparaît lui comme immédiatement appréhendable. Partant de là, est-ce que je peux donc prétendre accéder à la connaissance de ce que je suis ? Puis-je me concevoir moi sujet de mes pensées comme objet de connaissance ?
Socrate nous invite à poser un questionnement sur ce que nous croyons connaître. Lorsqu'il reprend les termes de l'oracle de Delphes "Connais-toi toi-même", il invite l'homme à ne pas se satisfaire de ses propres convictions mais à aller chercher en lui-même les moyens d'un questionnement sur ce qu'il croit être -ou ce qu'on lui a dit être- la réalité des choses. Sachant que par "réalité des choses", il entend surtout désigner ici : la réalité de la nature humaine. Socrate affirme également une seule chose avec certitude : "Je sais que je ne sais rien". Selon lui, l'homme qui tente de se connaître lui-même est celui qui se doit de reconsidérer en premier lieu les limites mêmes de sa compétence à découvrir la vérité et ce, avant que de prétendre pouvoir l'atteindre. Cette démarche préalable est essentielle car celui qui croit savoir, celui qui se laisse emporter par ses convictions et qui donc ne sait pas, est en réalité perdu pour lui-même mais il passible de perdre autrui en l'entraînant dans la voie de l'erreur et dans sa propre chute. Tenter de se connaître soi-même c'est donc emprunter la voie de la vertu en nous protégeant et en protégeant autrui des effets néfastes de l'illusion. C'est aussi faire preuve d'humilité, autre forme d'expression de la vertu, car en remettant en question ce qu'il pensait être un savoir l'homme accepte de réaliser un effort qui ne sera peut-être pas rétribué à terme : l'atteinte de la connaissance n'est en effet pas garantie.
Saint Augustin lui, propose une conception de la connaissance de soi qui promet l'accès à une vie meilleure à qui y adhère. "Plutôt que d'aller au dehors, rentre en toi-même" nous dit-il, afin d'y découvrir Dieu et donc la Vérité. C'est à un examen de conscience auquel nous convie Saint Augustin par le moyen de l'introspection. Dans ses Confessions il rapporte s'être laissé aller à la débauche de longues années durant pour finalement reconnaître que celles-ci ne lui ont apporté que frustration. Ce qui signifie qu'en souhaitant satisfaire nos désirs nous pensons atteindre le bonheur mais ceci est une erreur. Le bonheur commence par l'atteinte de la sérénité et celle-ci n'est possible que dans l'éloignement des objets de désir et par le retour en soi dans l'attente du message divin. Dans la conception augustinienne de la connaissance de soi, la raison n'est pas autonome en quelque sorte car elle se met au service de la foi qui indique le chemin à suivre. Saint Augustin affirme en effet "il faut croire pour savoir". Or, au cours des siècles qui suivront, la raison triomphante va privilégier le monde terrestre comme le lieu de recherche de qui véritablement fonde l'humain.
Entre le XVII ° et le XIX ° siècles, l'homme s'attache à découvrir le monde qui l'entoure par l'utilisation combinée du progrès des sciences et des techniques. Les limites de la connaissance semblent pouvoir être repoussées toujours plus loin y compris dans le domaine des sciences de l'homme. D'ailleurs l'homme peut supposer qu'en se plaçant comme objet de connaissance l'accès au savoir sera (pourquoi pas ) facilité par la "proximité" de l'objet qu'il doit appréhender autrement dit : lui-même. Se prendre soi-même pour objet de connaissance c'est choisir de connaître ce qui nous est le plus proche, le plus intime, finalement ce qui nous semble le plus accessible. On peut donc penser que la tâche en sera plus aisée. Dans sa dimension purement individuelle, autrement dit celui de l'intériorité, le champ de la connaissance exclue automatiquement l'identification car - à moins d'être accidentellement plongé dans un état d'amnésie - puisque je sais qui je suis, comment je m'appelle, je re-connais mon reflet dans le miroir. J'ai déjà "l'expérience" de moi-même, de mes goûts, de mes inclinations.
Cependant, il est possible de reconsidérer de manière plus précise notre définition de la connaissance en y voyant le résultat d'un processus par lequel on intègre une information que l'on ne possédait pas par expérience. Donc on peut dire que ce qui intéresse l'individu dans la connaissance de soi c'est précisément ce qu'il peut découvrir sur lui-même : c'est-à-dire quelque chose qu'il ignore et qui pourtant le constitue dans sa personnalité, ou encore dans sa personne ou enfin en tant qu'être. Si cela était immédiatement accessible, donné d'emblée, le problème de la connaissance de soi ne se poserait pas. Or si, au XIX° siècle, l'avancée des connaissances engage à l'enthousiasme, on sait néanmoins que les choses que l'on choisit pour objet d'étude et que l'on peut aisément soumettre à l'expérience (c'est-à-dire manipuler à souhait dans le but d'en connaître la nature) ne se livrent pas forcément à une compréhension immédiate ; par conséquent, on peut se demander si l'objet/sujet ne serait pas encore plus complexe à saisir Ainsi, Leibniz, en évoquant ces "changements dans l'âme dont on ne s'aperçoit pas", avait déjà abordé la question de la part d'existence qui est la nôtre, elle-même peuplée d'une infinité de perceptions que pourtant l'on ignore parce qu'elles échappent à notre conscience.
Plus tard, par la découverte de l'inconscient, Freud montre que la connaissance de soi n'est peut être pas aussi immédiatement accessible que l'on pourrait le croire en remettant totalement en question l'idée d'une souveraineté du sujet. La conscience n'est plus le seul lieu où s'expriment les pensées humaines puisque certaines d'entre elles échappent à la conscience. Cette découverte remet complètement en question l'idée d'une transparence du sujet à lui-même qu'avait établie Descartes. En effet le "moi" (ou encore le sujet tel que l'entendait Descartes) "n'est plus le maître dans sa propre maison". Aussi, puisque connaître c'est découvrir ce que l'on n'a pas encore véritablement saisi, par négligence ou peut-être aussi parce qu'il est peut être plus confortable de demeurer dans l'ignorance de certaines réalités, la psychanalyse offre les outils pour atteindre la connaissance d'une partie de nous-mêmes que la pensée ou l'introspection ne nous permettent pas de mettre à jour.
Dans Le Rire, Bergson nous dit que l'artiste et le poète possèdent le don d'accéder à leur propre intériorité car "le voile" qui s'interpose entre tout homme et sa conscience est moins opaque chez ces derniers. En effet, l'artiste et le poète contemplent le monde et ne se limitent pas uniquement à la nécessité de son appréhension directe ainsi que l'exige l'action. On peut également penser que l'esthète, à travers les sensations que l'uvre d'art ou la poésie lui font découvrir, accède également au ressenti de sa propre intériorité.
On retiendra donc ici que les modalités de la connaissance de soi sont diverses. Cependant, la multiplicité des cheminements qui mènent à cette connaissance comblera différemment l'individu selon ce qu'il attend de cette connaissance. Sachant également que cette démarche s'inscrit davantage dans la quête et l'effort plutôt que dans la satisfaction immédiate.
Signature :
S. Mullie
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Par cette faculté de mise à distance par la réflexion, l'homme peut élaborer un savoir sur son rapport au monde. Non seulement dans son individualité propre mais également dans son caractère d'être humain en général : cette faculté est à l'origine de l'anthropologie et de son développement dans un cadre plus large au sein de ce l'on nomme aujourd'hui les sciences de l'Homme.
Tenant compte de cela, peut-on en déduire que le fait d'"être présent à son savoir" permet à l'homme d'accéder pour autant à la connaissance de ce qu'il est ?
Répondre à cette question implique tout d'abord de saisir ce qui différencie conscience de soi et connaissance de soi, mais aussi d'envisager les conditions qui permettent de prétendre à la connaissance de soi et, enfin, à penser limites que rencontrerait cette prétention ainsi que les moyens éventuels de leur dépassement.
La connaissance de soi est d'abord identification.
Connaître c'est se représenter quelque chose ou quelqu'un, ce qui veut dire que l'on peut identifier cette chose ou cette personne dans sa particularité. Toutefois, il existe différents degrés de précision de la connaissance laquelle évolue depuis le stade de la simple identification vers une saisie de plus en plus complexe de la réalité. La connaissance scientifique correspondant, elle, au degré le plus élevé de la connaissance, à savoir la compréhension exacte de son objet. Descartes utilise le doute comme méthode critique pour mettre à jour une première certitude : celle de la pensée. En effet, "si je doute, j'existe" nous dit-il. Dans un second temps, il conçoit que le doute - entendu comme une modalité de la pensée - lui permet d'affirmer : "je pense donc je suis". Ce qui le mène à la conclusion suivante : "je suis une substance pensante" ou encore "une chose qui pense". A travers cette affirmation, Descartes aboutit donc à la certitude qu'il existe une pensée du Sujet-méditant. Cette pensée, le sujet l'éprouve effectivement dans son immédiateté à travers la conscience. Descartes élabore une philosophie du sujet à savoir la possibilité pour l'homme de se penser lui-même :"je pense" signifie que Je suis à même de penser le monde et non de le penser au nom d'une autre instance, au nom d'une appartenance à un groupe ou encore en tant qu'individu qui serait n'importe qui, anonyme, en bref : qui ne serait personne.
A partir de là, on peut dire qu'une connaissance de soi est certes possible mais qu'il s'agit alors d'une connaissance de soi comme sujet-pensant le monde Hic et nunc.
Or il ne s'agit pas d'une connaissance de soi dans ce que l'homme peut connaître de son intériorité. Descartes offre à l'homme la possibilité de prendre conscience de sa qualité de sujet-de-sa-pensée, de sa qualité de personne mais, pour autant, on ne peut restreindre l'étude de la connaissance de soi à la seule conception cartésienne du sujet, autrement dit on ne peut la réduire à un seul principe d'identification de la pensée à son sujet.
D'ailleurs, si identifier c'est connaître, est-ce connaître suffisamment ? Ainsi, quand je dis "je connais telle personne", je peux vouloir dire que je la connais de vue ou encore de nom; j'ai peut-être aussi élaboré un jugement, une idée sur cette personne qui sera attribuable à la subjectivité de mon approche, car liée à mon jugement, issue de mes propres impressions Mais une connaissance qui se limite à une identification ou à des impressions ne présente pas réellement d'intérêt. La connaissance de soi, qu'il s'agisse de sa propre intériorité comme de ce qui constitue fondamentalement l'être humain, exige que l'homme soit directement placé comme objet de connaissance.
Cela dit, si autrui ne m'est pas immédiatement accessible pour la bonne raison que je ne peux directement connaître ses pensées ou les sentiments qu'il éprouve, je peux concevoir que le contenu de mes pensées m'apparaît lui comme immédiatement appréhendable. Partant de là, est-ce que je peux donc prétendre accéder à la connaissance de ce que je suis ? Puis-je me concevoir moi sujet de mes pensées comme objet de connaissance ?
Socrate nous invite à poser un questionnement sur ce que nous croyons connaître. Lorsqu'il reprend les termes de l'oracle de Delphes "Connais-toi toi-même", il invite l'homme à ne pas se satisfaire de ses propres convictions mais à aller chercher en lui-même les moyens d'un questionnement sur ce qu'il croit être -ou ce qu'on lui a dit être- la réalité des choses. Sachant que par "réalité des choses", il entend surtout désigner ici : la réalité de la nature humaine. Socrate affirme également une seule chose avec certitude : "Je sais que je ne sais rien". Selon lui, l'homme qui tente de se connaître lui-même est celui qui se doit de reconsidérer en premier lieu les limites mêmes de sa compétence à découvrir la vérité et ce, avant que de prétendre pouvoir l'atteindre. Cette démarche préalable est essentielle car celui qui croit savoir, celui qui se laisse emporter par ses convictions et qui donc ne sait pas, est en réalité perdu pour lui-même mais il passible de perdre autrui en l'entraînant dans la voie de l'erreur et dans sa propre chute. Tenter de se connaître soi-même c'est donc emprunter la voie de la vertu en nous protégeant et en protégeant autrui des effets néfastes de l'illusion. C'est aussi faire preuve d'humilité, autre forme d'expression de la vertu, car en remettant en question ce qu'il pensait être un savoir l'homme accepte de réaliser un effort qui ne sera peut-être pas rétribué à terme : l'atteinte de la connaissance n'est en effet pas garantie.
Saint Augustin lui, propose une conception de la connaissance de soi qui promet l'accès à une vie meilleure à qui y adhère. "Plutôt que d'aller au dehors, rentre en toi-même" nous dit-il, afin d'y découvrir Dieu et donc la Vérité. C'est à un examen de conscience auquel nous convie Saint Augustin par le moyen de l'introspection. Dans ses Confessions il rapporte s'être laissé aller à la débauche de longues années durant pour finalement reconnaître que celles-ci ne lui ont apporté que frustration. Ce qui signifie qu'en souhaitant satisfaire nos désirs nous pensons atteindre le bonheur mais ceci est une erreur. Le bonheur commence par l'atteinte de la sérénité et celle-ci n'est possible que dans l'éloignement des objets de désir et par le retour en soi dans l'attente du message divin. Dans la conception augustinienne de la connaissance de soi, la raison n'est pas autonome en quelque sorte car elle se met au service de la foi qui indique le chemin à suivre. Saint Augustin affirme en effet "il faut croire pour savoir". Or, au cours des siècles qui suivront, la raison triomphante va privilégier le monde terrestre comme le lieu de recherche de qui véritablement fonde l'humain.
Entre le XVII ° et le XIX ° siècles, l'homme s'attache à découvrir le monde qui l'entoure par l'utilisation combinée du progrès des sciences et des techniques. Les limites de la connaissance semblent pouvoir être repoussées toujours plus loin y compris dans le domaine des sciences de l'homme. D'ailleurs l'homme peut supposer qu'en se plaçant comme objet de connaissance l'accès au savoir sera (pourquoi pas ) facilité par la "proximité" de l'objet qu'il doit appréhender autrement dit : lui-même. Se prendre soi-même pour objet de connaissance c'est choisir de connaître ce qui nous est le plus proche, le plus intime, finalement ce qui nous semble le plus accessible. On peut donc penser que la tâche en sera plus aisée. Dans sa dimension purement individuelle, autrement dit celui de l'intériorité, le champ de la connaissance exclue automatiquement l'identification car - à moins d'être accidentellement plongé dans un état d'amnésie - puisque je sais qui je suis, comment je m'appelle, je re-connais mon reflet dans le miroir. J'ai déjà "l'expérience" de moi-même, de mes goûts, de mes inclinations.
Cependant, il est possible de reconsidérer de manière plus précise notre définition de la connaissance en y voyant le résultat d'un processus par lequel on intègre une information que l'on ne possédait pas par expérience. Donc on peut dire que ce qui intéresse l'individu dans la connaissance de soi c'est précisément ce qu'il peut découvrir sur lui-même : c'est-à-dire quelque chose qu'il ignore et qui pourtant le constitue dans sa personnalité, ou encore dans sa personne ou enfin en tant qu'être. Si cela était immédiatement accessible, donné d'emblée, le problème de la connaissance de soi ne se poserait pas. Or si, au XIX° siècle, l'avancée des connaissances engage à l'enthousiasme, on sait néanmoins que les choses que l'on choisit pour objet d'étude et que l'on peut aisément soumettre à l'expérience (c'est-à-dire manipuler à souhait dans le but d'en connaître la nature) ne se livrent pas forcément à une compréhension immédiate ; par conséquent, on peut se demander si l'objet/sujet ne serait pas encore plus complexe à saisir Ainsi, Leibniz, en évoquant ces "changements dans l'âme dont on ne s'aperçoit pas", avait déjà abordé la question de la part d'existence qui est la nôtre, elle-même peuplée d'une infinité de perceptions que pourtant l'on ignore parce qu'elles échappent à notre conscience.
Plus tard, par la découverte de l'inconscient, Freud montre que la connaissance de soi n'est peut être pas aussi immédiatement accessible que l'on pourrait le croire en remettant totalement en question l'idée d'une souveraineté du sujet. La conscience n'est plus le seul lieu où s'expriment les pensées humaines puisque certaines d'entre elles échappent à la conscience. Cette découverte remet complètement en question l'idée d'une transparence du sujet à lui-même qu'avait établie Descartes. En effet le "moi" (ou encore le sujet tel que l'entendait Descartes) "n'est plus le maître dans sa propre maison". Aussi, puisque connaître c'est découvrir ce que l'on n'a pas encore véritablement saisi, par négligence ou peut-être aussi parce qu'il est peut être plus confortable de demeurer dans l'ignorance de certaines réalités, la psychanalyse offre les outils pour atteindre la connaissance d'une partie de nous-mêmes que la pensée ou l'introspection ne nous permettent pas de mettre à jour.
Dans Le Rire, Bergson nous dit que l'artiste et le poète possèdent le don d'accéder à leur propre intériorité car "le voile" qui s'interpose entre tout homme et sa conscience est moins opaque chez ces derniers. En effet, l'artiste et le poète contemplent le monde et ne se limitent pas uniquement à la nécessité de son appréhension directe ainsi que l'exige l'action. On peut également penser que l'esthète, à travers les sensations que l'uvre d'art ou la poésie lui font découvrir, accède également au ressenti de sa propre intériorité.
On retiendra donc ici que les modalités de la connaissance de soi sont diverses. Cependant, la multiplicité des cheminements qui mènent à cette connaissance comblera différemment l'individu selon ce qu'il attend de cette connaissance. Sachant également que cette démarche s'inscrit davantage dans la quête et l'effort plutôt que dans la satisfaction immédiate.
Signature :
S. Mullie