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Faut-il brûler Jules Vernes

Les mille faces politiques de Jules Verne

Tout le monde connait Jules Verne, mais force est de constater que, de nos jours, peu de jeunes gens continuent de lire ses livres. Faut-il le déplorer - comme c'est mon cas car j'adore Jules Verne - ou finalement s'en réjouir comme le feront certains critiques passant son œuvre au tamis d'une bien-pensance uchronique ?
Avant de prononcer un quelconque réquisitoire politico-idéologique, encore faudrait-il préciser de quoi on parle. Il y a mille Jules Verne politiques, de l'anarchisant romantique faisant la part belle au capitaine Nemo de Vingt mille lieues sous les mers au défenseur des minorités nationales en lutte pour leur indépendance, comme cela apparaît notamment dans Mathias Sandorff (qui célèbre la lutte des Hongrois contre la domination autrichienne) ou dans Famille sans nom, roman à la gloire des indépendantistes du Canada français. Il y a aussi un Jules Verne presque proudhonien, celui des Naufragés du "Jonathan", où le personnage principal, le Kaw-Djer, se trouve obligé de revoir son idéal anarchiste après s'être confronté à la démagogie de communistes fanatiques.
Si Jules Verne est un novateur dans de multiples domaines, difficile cependant de saluer une prescience particulière en matière écologique. En homme de son époque où la nature semblait inépuisable dans ses ressources, il fait montre d'une belle inconscience. Comme dans ce passage de Cinq semaines en ballon, où Kennedy, chasseur dans l'âme, se plaît à viser la faune sauvage qu'il aperçoit du haut de son ballon. Le docteur Fergusson, réprimande gentiment son ami pour son ivresse meurtrière :
"… À quoi bon frapper ces animaux qui ne te seront d'aucune utilité ? S'il s'agissait de détruire un lion, un chat-tigre, une hyène, je le comprendrais ; ce serait toujours une bête dangereuse de moins ; mais une antilope, une gazelle, sans autre profit que la vaine satisfaction de tes instincts de chasseur, cela n'en vaut vraiment pas la peine. Après tout, mon ami, nous allons nous maintenir à cent pieds du sol, et si tu distingues quelque animal féroce, tu nous feras plaisir en lui envoyant une balle dans le cœur."
Malheureusement, il y a plus inquiétant.
Jules Verne était-il raciste ?
Certains détails de la biographie de notre auteur montrent qu'il pouvait glisser dans un antisémitisme douteux. On ne sait pas toujours qu'il s'est longtemps déclaré antidreyfusard avant de réviser ses positions sous l'influence de son fils Michel. Dans un livre un peu oublié, Hector Servadac, sorte de parodie de science-fiction, il présente parmi ses personnages un juif rassemblant à peu près tous les stéréotypes antisémites de l'époque. Il s'agit heureusement d'une figure secondaire.
Mais c'est dans ses relations avec l'Afrique que Jules Verne peut le plus nous surprendre. Cinq semaines en ballon qui inaugure la série des Voyages extraordinaires, présente une Afrique essentiellement peuplée de tribus primitives, cruelles et sauvages. Sans nier - comme pourront le faire certains - la dureté de la lutte pour la vie dans un continent livré aux maladies endémiques et aux violences inter-ethniques, il est difficile de ne pas voir le côté caricatural de certaines de ses descriptions. Plusieurs passages du livre - parfois les plus réussis sur le plan de l'écriture - semblent révéler un racisme inconscient qui ne peut que désoler ses lecteurs nostalgiques. Comme celui-ci où l'on trouve nos trois voyageurs se préparant à une halte dans une région totalement inexplorée :
"La nuit se faisait très obscure. Le docteur n'avait pu reconnaître le pays ; il s'était accroché à un arbre fort élevé, dont il distinguait à peine la masse confuse dans l'ombre.
[…] l'obscurité accrue par l'épaisseur du feuillage était profonde ; cependant Joe, se penchant à l'oreille de Kennedy et lui indiquant la partie inférieure de l'arbre, dit : — Des Nègres. Quelques mots échangés à voix basse parvinrent même jusqu'aux deux voyageurs. Joe épaula son fusil.
— Attends, dit Kennedy. Des sauvages avaient en effet escaladé le baobab ; ils surgissaient de toutes parts, se coulant sur les branches comme des reptiles, gravissant lentement, mais sûrement ; ils se trahissaient alors par les émanations de leurs corps frottés d'une graisse infecte. Bientôt deux têtes apparurent aux regards de Kennedy et de Joe, au niveau même de la branche qu'ils occupaient. — Attention, dit Kennedy, feu !"
Les trois Anglais découvrent alors un jeune missionnaire français attaché à un poteau de tortures.
"Le chef de la tribu qui le retenait prisonnier étant mort, ce fut à lui qu'on attribua cette mort inattendue ; on résolut de l'immoler ; depuis quarante heures déjà durait son supplice ; ainsi que l'avait supposé le docteur, il devait mourir au soleil de midi. Quand il entendit le bruit des armes à feu, la nature l'emporta : "À moi ! à moi !" s'écria-t-il, et il crut avoir rêvé, lorsqu'une voix venue du ciel lui lança des paroles de consolation."
Ayant secouru le jeune prêtre des sauvages, Fergusson et ses compagnons, jettent du lest pour fuir avec lui dans leur ballon. Mais l'engin semble bloqué par une force inconnue.
"Qui nous retient ?
Quelques sauvages accouraient en poussant des cris féroces. — Oh ! s'écria Joe en se penchant au-dehors. Un de ces maudits Noirs s'est accroché au-dessous de la nacelle ! — Dick ! Dick ! s'écria le docteur, la caisse à eau ! [Celle-ci jetée par-dessus bord, le ballon se redresse.]
Joe, se penchant rapidement, put encore apercevoir le sauvage, les mains étendues, tournoyant dans l'espace, et bientôt se brisant contre terre.
"… Cinq ans, seul, parmi ces sauvages ! s'écria Kennedy. — Ce sont des âmes à racheter, dit le jeune prêtre, des frères ignorants et barbares, que la religion seule peut instruire et civiliser."
Et un peu plus loin, jetant une partie de l'enveloppe du ballon, Kennedy s'écrie :
"Voilà qui fera le bonheur de toute une tribu de Nègres, dit-il ; il y a là de quoi habiller un millier d'indigènes, car ils sont assez discrets sur l'étoffe."
La dénonciation de l'esclavage
Alors Jules Verne ne serait-il qu'un affreux raciste ? Ne faisons pas d'uchronie. Gardons-nous de le condamner trop vite. Dès son premier roman, il est en effet capable de reconnaître la qualité de certaines cultures africaines ; comme dans ce passage de Cinq semaines … où nos voyageurs survolent Tombouctou. L'Afrique a eu parfois un grand passé ; malheureusement ces temps semblent révolus :
"Tombouctou, depuis le XIe siècle, objet de convoitise générale, a successivement appartenu aux Touareg, aux Sonrayens, aux Marocains, aux Foullannes ; et ce grand centre de civilisation, où un savant comme Ahmed-Baba possédait au XVIe siècle une bibliothèque de seize cents manuscrits, n'est plus qu'un entrepôt de commerce de l'Afrique centrale. La ville paraissait livrée, en effet, à une grande incurie." Voilà qui semble aussi reconnaître, indirectement, le rôle positif des musulmans à l'histoire de l'Afrique.
Mais la générosité de notre auteur s'affirme plus clairement dans d'autres de ses ouvrages comme Nord contre Sud ou Un capitaine de quinze ans, remarquable dénonciation de l'esclavage qui subsiste dans la seconde moitié du XIXème siècle. Le livre, publié en 1878, raconte l'histoire d'un garçon de quinze ans, Dick Sand, qui se retrouve seul maître à bord du Pilgrim, à la suite d'un accident où périssent le capitaine et les hommes d'équipage. Responsable des quelques passagers du navire, une jeune mère et son enfant et quatre noirs américains affranchis, il est trahi par le maître cuisinier qui fait en sorte que le Pilgrim soit amené sur les côtes de l'Angola. Cet individu, Negoro, un Portugais, cherche à vendre ses compagnons comme esclaves. La seconde partie du livre nous entraîne à la suite de Dick Sand dans cette Afrique en proie à la traite négrière.
Précis, équilibré dans ses jugements, le livre fait dans l'ensemble de la bonne pédagogie.
Oubliant un peu vite que la Convention avait supprimé l'esclavage dans les colonies françaises dès 1794, Jules Verne rappelle que l'Angleterre, la première, abolit la traite en 1807 et qu'elle fut suivie par la France lors de la Restauration, en 1814 (Napoléon, qui avait rétabli l'esclavage en 1802 - confirma cette mesure pendant les Cents jours). Tout cela, admet notre auteur, resta assez théorique, les négriers ne cessant de courir les mers et allant "vider dans les ports coloniaux leur cargaison d'ébène" ; mais en 1838 l'Angleterre émancipa tous les noirs de ses colonies, six cent soixante-dix mille esclaves ; suivie bientôt par la République française de 1848.
Jules Verne rappelle que l'esclavage n'a pas été l'exclusivité de l'Europe ; et qu'en cette seconde moitié du XIXème siècle, deux courants principaux de traite négrière subsistent en Afrique. "Deux directions sont imprimées aux caravanes : l'une vers la colonie portugaise de l'Angola ; l'autre à l'est vers le Mozambique. De ces malheureux dont une faible partie arrivent à destination les uns sont expédiés soit à Cuba, soit à Madagascar ; les autres, dans les provinces arabes ou turques de l'Asie, à La Mecque ou à Mascate". Notre auteur utilise les meilleures sources sur le sujet, les trouvant dans les récits tout juste publiés des grands voyageurs anglais comme Grant, Cameron, Burton ou Speke. Il décrit les provinces ravagées par les razzias où on ne trouve que mort et désolation. Livingston, au lendemain de ces chasses à l'homme, ne reconnaissait plus les provinces qu'il avait visitées quelques mois auparavant.
"Le marché des colonies espagnoles et portugaises se fermera un jour ; des peuples civilisés ne peuvent plus longtemps tolérer la traite… toutefois, pendant de longues années encore, les nations musulmanes maintiendront ce trafic qui dépeuple le continent africain. C'est vers elles que se fait la plus importante émigration de noirs…"
Un peu plus loin, Jules verne écrit : "L'islamisme est favorable à la traite. Il a fallu que l'esclave noir vînt remplacer là l'esclave blanc d'autrefois." Mais il n'absout pas pour autant totalement l'Occident puisqu'il ajoute : "nombre d'agents de grande puissances européennes n'ont pas honte de montrer pour ce commerce une indulgence regrettable."
Voilà qui ressemble à une série de constats objectifs, sans souci d'accabler ou d'absoudre à sens unique. Dans le cours du récit, les noirs affranchis se montrent héroïquement courageux. C'est l'un de ces frères, Hercule qui, après avoir réussi à échapper aux traitants, sauvera la situation en délivrant Dick Sand. On est loin des stéréotypes du bon noir, domestique dévoué mais un peu borné que l'on trouve dans plusieurs livres et notamment dans L'île mystérieuse ou Robur le Conquérant.
Certes Jules Verne n'est pas Victor Hugo dénonçant vigoureusement les exactions commises dans les agressions contre la Chine ou décrivant la sombre fureur d'un révolté noir dans Bug-Jargal. Mais après Cinq semaines en ballon, on le verra, peu à peu, dépasser les faiblesses qui l'amènent parfois à des formulations douteuses ou à des personnages naïvement caricaturaux. Très vite par exemple, dans L'île mystérieuse qui constitue la suite de Vingt mille lieues sous les mers, le capitaine Nemo, type même du héros positif, se révèle être un hindou, "un homme de couleur". Jules Verne s'affirmera dans le murissement de son œuvre comme le dénonciateur de tous les racismes. Cela devrait suffire pour qu'on lui épargne les procès posthumes qui seraient concoctés dans le confort de nos certitudes présentes.

Signature :
Yves Le Jariel

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Klems, Joseph Otto (1893 - 1939) : Héros ou vilain dans le combat anticolonialiste de la guerre du Rif ? <em><em></em></em>

Peut-on écrire la biographie d'un homme qui n'a laissé ni écrits ni confidences alors même qu'il fut célèbre en son temps ? Ne devient-il qu'une ombre quand sa légende s'est affadie au fil du temps pour ne laisser qu'un pâle reflet déformé ? Peut-on au moins esquisser les grands traits de ce que fut sa singulière odyssée ?
Joseph Otto Klems est un aventurier d'origine allemande qui déserta l'armée française pour rejoindre le combat des insurgés du Rif marocain dirigés par Abd el Krim. Converti à l'Islam, devenu un fidèle de Krim, Klems joua un rôle non négligeable dans une des premières grandes luttes anticolonialistes contre la domination européenne. Mais son personnage reste ambigu. L'appui qu'il reçut du régime nazi - qui contribua de façon décisive à sa libération du bagne de Guyane où il avait été condamné après sa capture par l'armée française - explique peut-être pour partie que son histoire n'ait trouvé que peu d'échos dans l'historiographie contemporaine. Et pourtant Klems ne s'est - semble-t-il - jamais compromis avec les fascistes ou les nazis.

Cet aventurier eut son heure de gloire dans les années 1920-1930. Les grands journaux de l'époque, Le Matin, Le Petit parisien ou le Temps ont raconté ses tribulations avec plus ou moins d'exactitude, sans obtenir de lui la moindre interview. Il a fasciné beaucoup de ceux qui l'ont connu et notamment Georges R. Manue, ancien légionnaire lui-même, devenu journaliste, qui fut l'ami de Malraux à partir de 1926. Sévérité mêlée d'une forme de tendresse difficilement avouable, exprimée dans la Dépêche coloniale et maritime du 21 février 1930 : "Nous ne saurions avoir de l'indulgence pour cet homme traître à son régiment, qui fut l'assassin de tant de ses camarades. Mais son cas n'est pas celui d'un banal criminel. Il y a dans la conduite de Klems une part de mystère qui nous tente et qui nous attache."

KLEMS S'ENGAGE DANS LA LEGION ETRANGERE FRANÇAISE
Joseph Otto Klems est né à Düsseldorf en 1893 dans une famille d'origine sociale modeste. Entré à dix huit ans comme commis dans un cabinet d'avocat, il peine à trouver sa voie. Très vite, il bascule dans une petite délinquance qui l'amène à être condamné à deux reprises, en 1911 et 1912, à des peines de prison de quelques mois. En octobre 1913, il s'engage dans l'armée allemande comme simple soldat ; pour déserter un peu plus tard, en juin 1914.
Fuyant en France, il s'engage alors dans la Légion étrangère française, au 2ème Régiment étranger, sous le matricule 9073. Klems a enjolivé ce moment déterminant de sa vie en prétendant qu'il s'était enfui à Paris avec une danseuse hongroise, avec laquelle il serait parti en Orient en se déguisant en marchand de tapis. L'examen des sources montre que ce récit fait au journaliste américain Vincent Sheean en 1925 est purement et simplement inventé. Les dates de sa désertion en Allemagne et de son engagement dans la Légion ne laissent pas de place pour ce rocambolesque voyage.
Envoyé en Afrique du Nord, Joseph Otto Klems passe les deux premières années de la guerre en Algérie, car il n'est évidemment pas question d'utiliser un mercenaire allemand sur le front français ; puis en juillet 1916, il est affecté au Maroc. Apparemment il s'est stabilisé dans sa nouvelle vie. On constate qu'en 1920, il signe un nouvel engagement de cinq ans dans la Légion. Il est assez bien noté de ses supérieurs pour être promu sous-officier, avec le grade de caporal, au 1er janvier 1922. Devant lui, s'étale bien ordonnée une nouvelle étape de sa carrière militaire. Et puis tout se bouscule, tout se dérègle.

Au moment où se déroulent les faits que nous allons relater, Klems est au Maroc qui est passé sous influence français en mars 1912 et qui est gouverné, depuis le début de ce protectorat, par Lyautey. Dans le règlement de la question marocaine, la France a rétrocédé à l'Espagne un territoire montagneux d'environ vingt mille kilomètres carrés au nord du pays, sur à peu près 150 kilomètres, près des enclaves que les Espagnols possédaient déjà, notamment à Melilla et Ceuta. Mais ce territoire, le Rif, est resté pratiquement incontrôlé jusqu'en 1920. Il est habité par des tribus berbères organisées de façon clanique dans une indépendance de fait par rapport au sultan du Maroc.
C'est la volonté de l'Espagne de prendre le contrôle effectif de ce territoire qui déclenche une guerre qui va s'avérer rapidement difficile, puis désastreuse pour ses troupes. Dès 1923, les défaites dans le Rif provoquent un changement de régime en Espagne avec l'instauration d'une dictature, celle de Primo de Rivera ; lequel ne parvient pas à redresser la situation. Après une série de revers, l'Espagne semble abandonner la partie. En avril 1925, le conflit va être relancé avec l'intervention française, et se prolonger jusqu'en 1926. Il se termine par la victoire des forces françaises avec la reddition d'Abd el Krim et la soumission des tribus dissidentes. La république du Rif n'aura duré que cinq années.
La désertion
A côté des turbulences rifaines, dans le Maroc sous contrôle français, tout est resté à peu près calme. Au début de 1922, rien ne laisse prévoir que Klems va déserter quelques mois plus tard. Le capitaine Cattin, son supérieur, note toutefois que, "s'il n'y a rien à lui reprocher dans sa manière de servir, il est cependant extrêmement irritable, méfiant et très imbu de lui-même". Même s'il est un excellent soldat, Joseph Otto Klems est considéré avant tout comme un bon gestionnaire. Au mois de mars, une affaire assez trouble le met en cause. Alors qu'il occupe un poste à l'intendance, Klems est accusé d'avoir fait de fausses factures. L'enquête ne démêle pas tous les fils embrouillés de l'affaire, mais il fait l'objet d'une sanction disciplinaire. Cela, il ne peut le supporter. Son dossier au Service Historique de l'Armée de Terre (SHAT 12J3797) montrent qu'en mai 1922, il a écrit à un de ses compagnons, allemand comme lui, qu'il ne supporte plus la vie qu'il mène, qu'il a l'impression d'être victime comme son père et son frère de la suspicion et de la haine des Français et qu'il a l'intention de déserter. Ce frère semble avoir été condamné par les Autorités françaises lors de l'occupation de la Ruhr. On voit donc que la décision de Joseph Klems n'a pas été le résultat d'un coup de tête, d'un coup de folie, mais quelque chose de réfléchi de longue date.

Georges Manue s'est passionné pour l'histoire de Klems qu'il a connu au Maroc, alors qu'il était lui-même légionnaire à Meknès en 1922 -. Dans un article publié dans La Dépêche coloniale et maritime, il résume ainsi le fil des événements qui vont conduire son camarade à devenir un hors-la-loi, en reprenant [à tort] la thèse du coup de tête conduisant à la désertion : "C'était un bon soldat ; cependant une négligence dans le service lui valut des arrêts. Rien de plus. Il prit mal la punition, critiqua le chef qui l'avait infligée, parla de "brimades" et dit à ses camarades qu'il ne le supportait plus ".
Le lendemain, le 23 août 1922, son ordonnance trouva le lit fait ; et le révolver, habituellement accroché à la porte, n'était plus là. Alerté, le capitaine fit faire un inventaire des armes. Un mousqueton avait aussi disparu : Klems était parti en dissidence. Selon le journaliste du Petit parisien, L. C. Royer - parfois approximatif dans la présentation des faits -, dans sa fuite Klems aurait assassiné la sentinelle. On peut en douter car ce motif n'a pas été repris par l'accusation durant le procès du déserteur.
Le déserteur a d'abord l'intention de rejoindre l'Allemagne ; mais il y renonce rapidement car cet objectif est particulièrement difficile. L'armée française organise sa traque avec des promesses de récompense diffusées auprès des populations marocaines dont l'appui est indispensable pour retrouver le fugitif. Klems en désertant a pris tous les risques. Et d'abord celui d'être mis à mort par les tribus dissidentes puisqu'elles ne savent rien de lui. Capturé peu après sa fuite par Aït Baza, chef de la tribu des Aït Seghrouchen, Klems est sur le point d'être égorgé, lorsque Moulay M'Hammed, un parent de ce chef, le sauve ; car il subodore que le fugitif pourrait être très utile aux insurgés. Il faut toutefois tester sa bonne foi avant de l'affecter au service de Moulay Ali, le fils de Moulay M'Hammed. Dans la nuit du 17 au 18 septembre 1922, Klems organise un coup de main qui permet aux Rifains [l'orthographe des journaux de l'époque hésite entre Riffains et Rifains] de récupérer dans le poste français de Missour quatre armes de guerre. Il est alors adopté. Cependant Moulay Ali ayant fait sa soumission aux Français, il passe au service d'une autre tribu, les Marmouchas. Ceux-ci sont également très méfiants ; ils vont, eux aussi, le mettre à l'épreuve. Et le déserteur sait à nouveau gagner la confiance de ses maîtres.
KLEMS REJOINT ABD EL KRIM
Jusqu'alors Joseph Klems a prêté son appui à des dissidences locales, dans le nord du Maroc. Mais il rejoint bientôt l'insurrection d'Abd el Krim. Depuis 1921, celui-ci mène une lutte victorieuse contre les Espagnols qui occupent le Rif (qui représente l'essentiel du Maroc dit espagnol). Krim accueille volontiers les étrangers ; qu'ils soient journalistes comme plus tard Walter Harris ou Vincent Sheean ou simples sympathisants de sa cause. Krim introduit Klems dans son état-major où il utilise déjà plusieurs Européens, notamment des anglais, comme Robert Gordon-Canning, ardent partisan de la cause arabe. Précisons que Klems n'adoptera jamais les positions politiques de Gordon-Canning ; celui-ci va dériver vers un antisémitisme presque obsessionnel qui lui fera rejoindre le parti fasciste britannique en 1934.
Parmi les étrangers de l'entourage de Krim, on trouve aussi le capitaine Charles Gardiner. Ce dernier, trafiquant d'armes notoire, déclare en août 1923, être le ministre plénipotentiaire du gouvernement du Rif. Il est aussi son trésorier. Il propose à Krim d'émettre sa propre monnaie. Proposition acceptée, mais Gardiner fait preuve d'une totale légèreté : des billets de banque du Rif seront émis en français, anglais et arabe, alors que le langage écrit de la région est l'espagnol. On ne retrouve pas cet amateurisme chez Klems qui apporte une aide sérieuse à ses amis marocains. Grâce à ses compétences militaires, l'ancien caporal établit des plans de campagne, restaure la discipline. Avec un autre légionnaire déserteur, un turc nommé Ismaël, il intègre l'état-major d'Abd el-Krim pour s'occuper de l'artillerie. Il remplace alors un certain Abdallah Serbiano. Ce dernier a plus ou moins organisé un groupe d'artillerie. L'ancien légionnaire allemand le développe ; il y intègre environ 70 soldats, dont quatorze européens.
Dans ce groupe de mercenaires ralliés à l'insurrection, Klems semble avoir été parfois contesté pour sa brutalité. On lui aurait aussi reproché d'avoir défendu un peu trop exclusivement ses intérêts ; il aurait même gardé une partie de la solde des hommes qu'il dirigeait. Mais cela peut-être controversé. Le dossier militaire réuni après sa capture avait intérêt à le noircir.
Ce qui est incontestable c'est que Klems ne tarde pas à apporter la preuve qu'il est bon stratège et excellent tacticien. Il dirige l'offensive sur Tétouan contre les troupes espagnoles, puis est chargé par Abd el Krim de la défense de la zone côtière, et particulièrement de celle d'Alhucemas. On a pourtant parfois contesté l'importance du rôle qu'aurait joué Klems dans les combats du Rif. Mais c'est, semble-t-il, à tort. Comme le souligne son biographe allemand, les relevés topographiques qu'il fit, les photographies qu'il prit ont été souvent les conditions des victoires remportées par les troupes rifaines. Il rédige aussi des proclamations en allemand incitant les légionnaires de son pays à déserter. Lorsque des journalistes étrangers viennent dans le Rif, Klems les reçoit même s'il ne parle pas très bien anglais. Il accompagne Paul Scott Mowrer lorsque ce dernier procède à l'interview d'Abd el Krim le 7 octobre 1924. Avec Vincent Sheean, en janvier 1925, il parle utilise le français que ce journaliste, qui est correspondant du Chicago Tribune à Paris depuis plusieurs années, maîtrise parfaitement.
En fin de compte comment mesurer son importance dans la rébellion ? Le colonel Huot lors du procès de Meknès affirmera qu'il a eu un rôle déterminant. Mais là encore il s'agit d'un témoignage qui se veut à charge.

A la fin de l'été 1924, Krim semble avoir triomphé des armées espagnoles ; en partie grâce à ses conseillers européens, notamment Klems. Le 19 septembre, Le Figaro titre : "L'Espagne abandonne-t-elle le Maroc ?" On pourrait le penser car le gouvernement espagnol se replie alors sur ses zones côtières, autour des centres conquis depuis le XVIème siècle de Ceuta et Melilla. Krim, qui ne pensait pas attaquer le Maroc de Lyautey, se découvre désormais de plus hautes ambitions. Ses partisans rêvent d'une libération de l'ensemble du pays, et certains imaginent même la constitution d'un nouveau califat qui s'étendrait à travers tout le Maghreb. Au début de 1925, Abd el Krim, l'émir du Rif - il refuse modestement le titre de sultan -, étend les hostilités au Maroc des Français.
Joseph Otto Klems a-t-il participé aux combats contre ses anciens compagnons d'arme ? Les témoignages divergent. Lui, niera avoir jamais tiré sur les troupes françaises. Mais il dirige les offensives rifaines d'avril 1925 sur Fez et Taza qui menacent directement la domination française. On le considère comme le chef d'état-major de Krim. En juin 1925, il est grièvement blessé lors de l'attaque d'un poste, celui de Bab-Mizab. Cela se produit peu avant que le gouvernement français, inquiet des progrès de la rébellion, ne réalise l'unité du commandement en désignant un commandant supérieur des troupes au Maroc, le général Naulin.
Parmi les Rifains, on l'appelle El hadj Halliman, le saint allemand. Georges Manue ne cache pas sa fascination pour son ancien camarade: "Pour nos troupes il était devenu légendaire. La haine avait cédé à une manière d'admiration. Le déserteur était devenu un grand aventurier. Les légionnaires voyaient en lui un grand aventurier."
Il épouse la veuve d'un chef de la tribu des Gueznaia qui venait de se rallier à l'insurrection. Cette Mimouna est parfois présentée comme la cousine de Krim. Hadj Alliman va se marier plusieurs fois. On lui prête en effet plusieurs épouses. Abd el Krim lui aurait même cédé une captive de guerre espagnole, Isabella "la rousse", qu'il aurait achetée 20 000 pesetas à un de ses chefs de tribu.
KLEMS : UN PERSONNAGE MALRUCIEN ?
Klems est une figure hors norme. Pourquoi a-t-il tant fasciné ses anciens camarades ? Georges Manue en a-t-il parlé à Malraux quand ils se sont rencontrés en 1926 ? A-t-il pu servir de modèle à certains des personnages du grand écrivain ? On pense à ce soldat perdu, Grabot, que Perken recherche avec Claude dans la jungle de La Voie royale ? Il y a bien évidemment une analogie de situation. Klems, comme lui, "est arrivé aux bataillons plein d'enthousiasme à l'égard des bataillonnaires qu'il ne connaissait pas encore." Mais il n'y a pas de haine systématique des autres chez le légionnaire allemand. Il ne déteste que certains de ses chefs. On ne reconnait pas en lui le personnage fruste, solitaire et fasciné par la mort que décrit Perken à Claude. Sans doute Klems prenait-il son plaisir à risquer sa vie "de façon aigüe et nécessaire". Mais Grabot a le "goût d'une sorte de grandeur haineuse, rudimentaire mais malgré tout peu commune" que Klems n'a jamais montré. Cette violence, Grabot l'exerce d'abord contre lui même. Lui qui a une réelle horreur des scorpions noirs dont la piqûre est intensément douloureuse, va se faire piquer exprès pour exorciser ses peurs. Chez Joseph Otto Klems il n'y a pas ce désir masochiste de puissance, ce refus mortifère de ce qui est ressenti comme faiblesse en soi. A tout bien considérer, leur seul point commun est la désertion. Choix pour Grabot, nécessité pour Klems. C'est peu.
Doit-on penser plutôt au Clappique de La condition humaine ? La comparaison semble plus judicieuse. Klems comme Clappique est capable d'un farfelu déjanté. Il le montre par exemple lorsqu'il raconte une histoire à dormir debout au malheureux jeune homme qu'est Vincent Sheean venu rencontrer Abd el Krim en janvier 1925. Cette histoire, celle de sa fuite à Constantinople avec une danseuse hongroise, nous en avons souligné la totale invraisemblance. Joseph Klems montre aussi son goût de la pirouette don-quichottesque dans cette façon de reprendre son uniforme de légionnaire pour aller défier les Français. Grisé par son impudence, se délectant dans une montée d'adrénaline, il semble adorer se promener ainsi dans les zones qu'ils contrôlent.
Ne poussons cependant pas trop loin, la quête d'identification. Malraux n'a jamais connu directement Klems et il ne mentionne jamais dans son œuvre.
CAPTURE ET PROCES
Klems joue son rôle dans un étrange théâtre. Dans un premier temps de la guerre du Rif, la France semble avoir mené un double jeu. Certains accusent même les Français d'avoir favorisé, à ses débuts, l'insurrection de Krim contre l'Espagne, laissant ravitailler l'armée des insurgés en tolérant le passage par l'Algérie d'armes et de volontaires allant rejoindre l'armée du chef rifain. L'Humanité l'affirmera à plusieurs reprises. Sans beaucoup de preuves, mais les réticences des généraux espagnols à l'égard de leurs homologues français montrent qu'il y eut de leur part une grande méfiance et même de la rancœur.
Ce qui est certain c'est que les milieux politiques français hésitent quelque temps. Painlevé, président de la Chambre des députés, accepte même en 1923 de recevoir secrètement le frère d'Abd el Krim. La France semble toute prête d'admettre une indépendance du Rif. Mais en voulant limiter l'influence espagnole, la France prend des risques. Elle peut craindre la contagion de la révolte à l'ensemble du Maroc. Dès l'automne 1924, alors que les Espagnols se replient sur la côte, le gouvernement français entame des négociations avec Primo de Rivera. Au début de 1925, décidant de faire cause commune avec l'Espagne, il décide de ne pas donner suite aux demandes de négociations des Rifains. Sans rompre les contacts et en entretenant toutes les ambiguïtés. N'acceptant plus l'indépendance du Rif, la France ne propose aux envoyés de Krim qu'une vague autonomie administrative sous le contrôle de la France et de l'Espagne. Décidé à mettre fin à l'insurrection, le président du conseil, Paul Painlevé donne à Lyautey les moyens qu'il demande en mobilisant des dizaines de milliers d'hommes contre Abd el Krim. Dès lors bascule la fortune des armes qui avait semblé favoriser jusque là la république rifaine.

Au début de 1926, après une série de revers militaires et la défection de plusieurs tribus, Abd el Krim se rend aux Français qui lui ont promis de garantir sa sécurité. Avec les défaites, les relations de Klems avec l'émir du Rif semblent s'être dégradées. Les déserteurs eux ne peuvent croire qu'ils bénéficieront de la même mansuétude des autorités françaises. Klems estime qu'il n'a d'autre choix que de poursuivre le combat. Il se rejette dans les hautes vallées, cherchant à éviter les embuscades que lui tendent les services de renseignement français. Il finit par être capturé, en mai 1926, dans un traquenard tendu par un certain capitaine Schmidt, grâce aux indications fournies par un caïd rallié, Medboh, qui, pour prix de son aide, reçoit le pardon et une prime de 40 000 douros.
Le chroniqueur du Matin (1927-02-09) relate cette misérable retraite : "A la chute d'Abd el Krim, il [Klems] refusa de suivre ce dernier et s'apprêtait à gagner avec sa famille le Tafilalet, lorsque des émissaires du caïd Medboh lui laissèrent entrevoir la possibilité de résider dans la tribu des Gueznaia (tribu soumise) dont sa femme était originaire. Après de laborieux pourparlers, il se rendit chez le caïd Medboh où il demeura quatre jours en pleine liberté. Le 30 mai, il recevait la visite du capitaine Schmidt qui l'invitait à venir avec lui au poste de Nador ou demeurait le général Marty, commandant une division." Klems accepte de suivre Schmidt, car on lui promet que son sort sera celui réservé à Abd el Krim. Dès son arrivée à la base, il est appréhendé.

En février 1927, Otto Klems est traduit devant le conseil de guerre de Meknès. Ses conditions de détention - il a été mis au secret dès son emprisonnement - ont dû être dures durant les dix mois qui précèdent le procès, car il est amené sur une civière devant le tribunal. "Il a des plaies aux jambes" précise le journaliste du Matin. Avec son turban rouge, il se présente en costume arabe devant ses juges. Les journalistes présents s'étonnent de son apparente indifférence aux débats : "Klems se défend sans colère comme si son procès ne l'intéressait pas." Retrouverait-on L'Etranger de Camus dans cet homme qui s'attend à être condamné à mort et qui n'a rien à dire à ses juges parce que leurs raisons lui semblent relever d'un autre monde, d'une autre logique ? Au cours de ce procès, Klems est défendu par Me Paoli du barreau de Rabat, qui n'aura connaissance du dossier que quarante huit heures avant le procès. Joseph Otto Klems nie obstinément avoir tiré sur ses anciens camarades, malgré plusieurs témoignages qui semblent prouver le contraire. Paoli plaide qu'on doit juger son client non comme déserteur "mais comme le chef rifain qu'était devenu Hadj Alliman." Lorsque le verdict tombe le condamnant à mort, Klems ne sourcille pas.
LE SOUTIEN DES COMMUNISTES FRANÇAIS A KLEMS
La presse française dans son ensemble, à l'exception de L'Humanité, accable le déserteur. "Klems s'est attiré la vindicte de la racaille nationalarde", écrit le journaliste de L'Humanité du 2 février 1927. Le soutien du quotidien communiste, courageux dans le climat de l'époque, n'est cependant pas aussi entier que les positions anticolonialistes du parti pourraient le laisser attendre. Il intéressant de suivre la façon dont L'Humanité rend compte de l'histoire de Klems. Que ce soit pour le récit de sa désertion ou pour celui de ses procès, le journal du PCF ne donne que des comptes rendus rapides, sans valoriser particulièrement le personnage. Les communistes sont probablement gênés par la nationalité de Klems : qu'un Allemand appelle les légionnaires allemands à déserter ne peut qu'être difficilement admis par l'opinion publique française, fut-elle d'extrême gauche, si peu de temps après la Grande guerre. Du reste, on parle souvent de lui en l'appelant El Hadj, comme pour ne pas avoir à écrire son nom de consonance germanique. Certes au fil des mois, le parti se souvient par moment de Klems. On pourra lire assez régulièrement son nom dans la liste de ceux pour lesquels L'Humanité réclame l'amnistie. Mais il ne deviendra jamais une icone emblématique de la lutte anticolonialiste.
Pourtant le PCF s'est clairement engagé pour la paix au Maroc et l'indépendance de la république rifaine. Un Comité d'action pour la paix au Maroc s'est constitué dès l'été 1925, avec comme président Maurice Thorez. Jacques Doriot, membre influent du Parti communiste, figure aussi dans ce comité. Doriot est intervenu à la Chambre des députés à deux reprises, le 27 mai et le 23 juin pour dénoncer la guerre impérialiste contre Abd el Krim. Une mission d'information communiste, dont feront partie plusieurs responsables comme Jacques Doriot, Suzanne Girault (1883-1973) et Henri Barbé (1902-1966), est envoyée en Afrique du Nord en août 1925 pour étudier la situation au Maroc. Elle fournira - mais c'est une autre histoire - le cadre des premières confrontations entre Maurice Thorez et Jacques Doriot. Le parti pourfend alors les sociaux-traîtres (les socialistes) qui soutiennent l'impérialisme français. Il fustige en particulier Henri Guernut, secrétaire de la Ligue des droits de l'Homme, qui condamne, il est vrai, sans appel l'insurrection rifaine. En décembre 1925, Doriot est inculpé avec douze militants, poursuivis pour "menées anarchistes" contre la guerre du Rif.

Klems n'est pas un cas unique de déserteur ; d'autres militaires de l'armée française ont fait le même choix, même s'ils n'ont jamais atteint sa notoriété. En juillet 1928, on retrouve leurs noms dans le journal du PCF : "Parmi les déserteurs qui fraternisaient avec les opprimés sur le front rifain, deux d'entre eux sont déjà au bagne à Saint-Laurent-du-Maroni: Cadeau et Tisserand, pour 20 et 15 ans. D'autres attendent leur départ : Karl Ohme et Koberstein pour 20 ans aussi, Goux à perpétuité. Klems commué, paraît-il de la peine de mort aux travaux forcés à perpétuité. Un caporal algérien, La Houssine Ben Liassen s'était refusé à assassiner ses frères de misère et de sang [L'humanité ne mentionne pas la religion], passant avec son escouade chez les Rifains."
Le destin de Goux rappelle étrangement celui d'Hadj Alliman. Goux, comme Klems, a déserté, un peu plus tard, en 1924 ; comme lui, il est monté au Riff ; comme lui, il a adopté les usages berbères ; comme lui encore, il s'est occupé de l'artillerie d'Abd el Krim. Et il a été capturé selon des modalités tout à fait semblables à celles utilisées pour prendre Klems.
CONDAMNATION ET DEPORTATION EN GUYANE
Au terme de son premier procès, Klems a été condamné à la peine capitale. Mais des irrégularités ont été relevées au cours de ce procès ; les douze témoins arabes ont prêté un serment incomplet, l'interprète arabe ayant oublié de traduire les mots "sans haine et sans crainte". Il sera donc rejugé. La diplomatie allemande - il s'agit alors de celle de la République de Weimar - intervient pour éviter son exécution. Elle obtient que Klems bénéficie de circonstances atténuantes.
Le conseil de guerre de Taza annule la condamnation à mort du conseil de Meknès. Klems par l'intermédiaire de son avocat demande à suivre Abd el Krim dans son exil à la Réunion. Sa demande est rejetée. Il est condamné à sept années de travaux forcés. Décision étonnamment indulgente quand on connait la sévérité des sentences des tribunaux militaires en période de guerre. La presse française ne l'épargne pas. Ainsi le quotidien Le Matin : On se rappelle le retentissant procès à Fez du légionnaire allemand Otto Klems, qui avait été condamné à mort par le conseil de guerre pour désertion chez Abd el Krim et pour port d'armes contre la France. Klems a donc réussi à sauver sa tête en jouant sur les mots. La position du Matin reflète largement celle des autres journaux. Tous regrettent la faiblesse des juges et l'insuffisante sévérité de la condamnation.

En février 1930, Klems est déporté en Guyane. C'est le navire La Martinière qui le transportera directement d'Alger au bagne avec ses compagnons d'infortune. A ce moment, George Manue qui voit sa photo dans les journaux constate qu'il le reconnait à peine. "La détention l'a brisé. Les fatigues de la guerre menée à la berbère, les blessures ont marqué le visage et le corps. Et les yeux n'ont plus cette force qui assurait au roumi, chez les dissidents, un prestige si puissant. Pour Klems il n'est plus d'espoir. Si ce n'est celui, inavoué, d'une évasion."
Klems ne cherchera pas à s'évader. Il ne reste cependant pas très longtemps à Cayenne. Après quatre ans de bagne, il est libéré. Ce traitement clément s'explique encore par l'appui insistant de la diplomatie allemande ; mais cette fois-ci, il s'agit de celle du régime nazi.
Klems regagne alors l'Allemagne où il reste un déclassé ; incapable - c'est tout à son honneur - de s'insérer dans le monde nazi. Traînant son mal de vivre, il finit par se suicider en 1939 alors qu'il a été emprisonné pour un délit mineur.
LA MEMOIRE DE KLEMS
La mémoire du caporal Klems n'est pas célébrée avec beaucoup de faste au Maroc. Abd el Krim ne bénéficie d'aucun traitement de faveur dans une historiographie marocaine soucieuse de plaire au pouvoir en place. Il n'y a guère à s'en étonner. Il voulait créer une "république du Rif" qui, même si ses contours politiques restaient flous, ne laisserait pas de place au sultan imposé par les Français. En octobre 1924, interrogé sur Moulay Youssef, Krim répondait à son interlocuteur, le journaliste américain Paul Scott Mowrer : "C'est un imposteur ; le véritable sultan, c'est Lyautey." Et Klems partageait évidemment ses vues.

Les grands choix de vie sont souvent ambivalents. Quel sens donner à cette trajectoire saccadée ? Klems n'aura pas été un conquérant à la Malraux. Ni Garine, ni Borodine, il n'a pas su ou voulu, comme l'a fait le colonel Lawrence, construire sa légende. Restant silencieux devant l'Histoire, il n'a jamais rien écrit. L'aventure dans laquelle il s'est trouvé engagé, l'a-t-il véritablement choisie ? Ne s'est-elle pas imposée à lui dans un moment de déréliction ?
Adopté par l'insurrection rifaine, Klems l'a servie loyalement. Tous ses actes montrent une volonté d'intégration persévérante et méthodique au monde culturel musulman qui l'accueillait. Sa vie, il l'aura menée avec minutie et efficacité, sans romantisme anarchisant. Personnage d'une étonnante sobriété, il reste sans forfanterie devant ses juges militaires.
Klems annonce par son combat la solidarité avec les grandes luttes anticolonialistes qui déchireront la fin du XXème siècle. Son itinéraire - est-il besoin de le souligner ? - n'a rien de comparable avec celui des jeunes européens convertis à l'islam salafiste qui décident aujourd'hui de mener le djihad en Syrie. Le régime d'Abd el Krim n'avait du reste rien de commun avec un quelconque wahhabisme. Et Klems, musulman par nécessité, n'a professé sa foi en l'islam que durant sa seule trajectoire rifaine. Le PCF l'a intégré dans le combat anticolonialiste qu'il a mené à l'occasion de la guerre du Rif. Mais nous avons souligné les limites de son soutien.
La légende de Klems a été saluée en son temps par Georges Manue qui a voulu cependant mettre des bornes à son admiration, refusant d'y voir une épopée. De façon sans doute injuste, Manue estimait que son ancien camarade "fut inférieur à sa tâche et laissa échapper deux ou trois occasions magnifiques, où avec du mordant et le goût du risque il eût mis la France en mauvaise position."
La mémoire du légionnaire allemand n'a guère été servie par ceux qui ont voulu l'entretenir. Comme l'écrivain italien Paolo Zappa (1899 - 1957), journaliste à la Stampa, qui après avoir effectué des reportages sur la Légion étrangère française, a publié en 1942, Il sergente Klems. Zappa fut inscrit un moment au parti fasciste, bien qu'il ne semble pas y avoir joué un rôle déterminant. Son livre qui prend de grandes libertés avec l'histoire réelle de Klems ne figure dans aucune grande bibliothèque de France. On ne le trouve pas même à la BNF. Nous ne sommes pas certains qu'il faille beaucoup le regretter.
Un film italien, Un homme de légende, inspiré par le livre de Zappa, reprend la vie de Klems. Le film, assez médiocre, fut tourné par Sergio Grieco en 1971, avec Peter Strauss, Tina Aumont, Pier Paolo Capponi.
Joseph Otto Klems, on peut l'affirmer sans crainte d'être démenti, méritait mieux que ces fades ouvrages, ces médiocres série B.

SOURCES PRIMAIRES ET BIBLIOGRAPHIE
Les sources dont on dispose pour retracer l'itinéraire de Joseph Otto Klems sont réduites. Elles sont constituées pour l'essentiel par les dossiers d'archives présents au service des archives de l'armée de terre, le SHAT.
A cela s'ajoutent quelques rares témoignages des journalistes qui ont interrogé Klems lorsqu'il était présent dans le Rif aux cotés d'Abd el Krim. Il s'agit de Paul Scott Mowrer (1887-1971), correspondant à Paris du Chicago Daily News (il reçut la Légion d'Honneur en 1918 : http://mms.newberry.org/xml/xml_files/mowrerp.xml) et de Vincent Sheean (1899-1971), correspondant du Chicago Tribune.
On citera spécialement les articles de Georges Manue, notamment celui paru dans la Dépêche coloniale et maritime du 21 février 1930, La fin d'un aventurier, le légionnaire déserteur Klems, qui chef d'état-major d'Abd el Krim, vogue vers la Guyane.

Le seul ouvrage qui évoque de façon détaillée, à partir des archives du Shat, l'histoire de Klems est celui de Dirk Sasse, Franzosen, Briten und Deutsche im Rifkrieg 1921-1926: Spekulanten und sympathizanten. Deserteure Und Hasardeure Im Dienste Abdelkrims. De Gruyter Oldenbourg; Erste Auflage edition (May 10, 2006).

La littérature sur la guerre du Rif est par contre abondante. On retiendra en particulier les titres suivants :
• Alvarez, Jose E., The Betrothed of Death: The Spanish Foreign Legion During the Rif Rebellion, 1920-1927, 30 janvier 2001
• G. Ayache, La guerre du Rif, L'Harmattan, 2000.
• René Bonnet-Devilliers, préface de Jean Douyau, La Guerre du Riff : ce que j'ai vu au Maroc, Occitania, 1926.
• Vincent Courcelle-Labrouste, La guerre du Rif, Taillandier, 2009.
• Fontaine, Pierre, L'étrange aventure riffaine, Pétrole, Intelligence service, Paris, éditions Jean-Renard, 1943, 224, pages.
• Furneaux, Rupert, Abd el Krim - Emir of the Rif, Secker & Warburg, London, 1967.
• Harris, Walter B. France, Spain and the Rif, Longmans, Green & Co., New York, 1927. Harris correspondant du Times de Londres fut probablement membre de l'intelligence service.
• Georges R. Manue, Sur les marches du Maroc insoumis, Guerre du Rif, Paris, 1930.
• Hart, David Montgomery The Aith Waryaghar of the Moroccan Rif, The University of Arizona Press, Tucson, Arizona circa 1976.
• Roger-Mathieu, J. Mémoires D'Abd-el-Krim, Librairie des Champs Elysées, Paris 1927.
• Sheean, Vincent An American Among the Riffi, The Century Co., New York & London, 1926.
• Usborne, Vice-Admiral C. V. The Conquest of Morocco, Stanley Paul & Co. Ltd., London, 1936
• Wolf, Jean, Les secrets du Maroc espagnol : L'épopée d'Abd-el-Khaleq Torrès, [1910-1970], Jacob Duvernet (Editions), 1991.
• Woolman, David S. Rebels in the Rif - Abd el Krim and the Rif Rebellion, Stanford University Press, Stanford, California, 1968.
• Zappa, Paolo, Il sergente Klems, Editorial: Corbaccio - Dall'Oglio Editore (1942)

Et parmi les articles de presse, il faut signaler ceux de Joseph Jolinon paru dans L'Humanité du 26 au 31 décembre 1926 et du 1er au 10 janvier 1927 : Le Jeune Maroc.

Notes :
Abd-el-Krim, Mémoires d'Abd el Krim, recueillis par J. Roger-Mathieu, Paris, Librairie des Champs Elysées, 1927.
Georges R. Manue, Sur les marches du Maroc insoumis, Guerre du Rif, Paris, 1930.
La Dépêche coloniale et maritime, 1930-02-21, La fin d'un aventurier.
CAOM 5Slotfom4
SHAT 12J3797 : "Rapport sur l'affaire du caporal Klems Joseph.", 23/12/1926.
Le Petit parisien, 1925-05-31
Les Aït Seghrouchen sont une tribu berbère du Moyen Atlas, au sud de Fès.
Dirk Sasse, Franzosen, Briten und Deutsche im Rifkrieg, 1921-1926, Editeur : Walter de Gruyter, 2006, p. 138.
Vincent Sheean, An American among the Riffi, 1926.
Abd el Krim reçut aussi la visite du journaliste américain Paul Scott Mowrer du Chicago Daily News. Cf. à ce propos SHAT 3H102, Note à propos du voyage de M. Scott Mowrer.
David L. Woolman, Rebels In the Rif, Abd-el-Krim and the Rif Rebellion, Stanford University Press, 1968.
http://www.pjsymes.com.au/articles/pdf/riff.pdf
Dirk Sasse, op. cit.
Le Matin, 1925-07-07, Naulin, commandant supérieur, agit sous l'autorité du maréchal Lyautey, Résident général au Maroc. En juillet 1925, Lyautey est remplacé par Pétain.
Georges Manue, La Dépêche coloniale et maritime, 21 février 1930.
Vincent Sheean, An American in the Riffi, p. 256.
L'Humanité 1927-02-12, La signification de l'arrêt de Mekhnès, Un des derniers dépositaires des archives d'Abd el Krim va disparaître.
Le Matin 1927-02-09, L'existence aventureuse du traître Klems.
Le Matin 1927-02-10, p. 3. Le traître Klems devant le conseil de guerre de Mekhnès.
L'Humanité 1928-07-14, Clémence intéressée.
Dirk Sasse, Franzosen, Briten und Deutsche im Rifkrieg 1921-1926: Spekulanten und...
Time, Monday, Feb. 21, 1927, France : Caid El-Hadj.
Le Petit Parisien 1927-08-17.
Pierre Bonin, Abd el Krim ou l'impossible rêve.
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Pour en finir avec le témoignage de Paul Morand sur la présence d'un Malraux révolutionnaire à Canton

Malraux contribua efficacement à la création du mythe de son implication directe dans la révolution chinoise. Pourtant cette légende ne repose sur rien si ce n'est le témoignage de Paul Morand, présent à Hong-Kong en août 1925, presque au même moment que Malraux qui y fit un voyage éclair pour acquérir des caractères d'imprimerie. L'analyse critique de ce témoignage confirme que le supposé voyage de Malraux à Canton fut purement imaginaire.

La légende du caractère vécu des Conquérants
Comme le soulignait Jean Lacouture "la légende d'un André Malraux, militant de la révolution chinoise, héros de l'insurrection de Canton de 1925 (sinon du soulèvement de Shanghai de 1927 [Malraux n'a pas poussé le ridicule à cela]) a la vie dure … Des auteurs aussi sérieux que Walter Langlois, Janine Mossuz et André Vandegans y ont apporté leur contribution, impressionnés par des demi-confidences, de lourds silence, des allusions, un certain ton d'assurance et des indications fulgurantes qui frémissent d'authenticité... Quant au professeur Georges Pompidou, c'est lui qui va la plus loin dans la "mytification" : il évalue à quatre ans (1923-1927) la durée du séjour en Asie de Malraux qui lutte à côté de Tchang Kai-chek puis des communistes."
Durant l'été 1928, une revue de Berlin présentait la traduction allemande des Conquérants avec le sous-titre "Journal des combats de Canton", faisant du livre une sorte de compte rendu d'événements vécus par l'auteur. La notice biographique accompagnant le livre en quatrième de couverture - qui n'avait pu être rédigée que par Malraux lui-même - précisait : "Né à Paris. Chargé de mission archéologique au Cambodge, au Siam par le ministère des Colonies …Délégué à la propagande auprès de la direction du mouvement nationaliste à Canton auprès de Borodine." A part la naissance à Paris, tout est rigoureusement faux dans ce résumé écrit pour étayer la véracité de l'expérience révolutionnaire de l'auteur.
Cette légende n'est confirmée par rien …
On connait fort bien la chronologie du séjour de Malraux en Extrême-Orient entre mars 1925 (date de son arrivée à Saigon) et son retour en Europe en janvier 1926. On sait que son voyage en Chine, le seul qu'il ait effectué durant cette période, eut lieu en août 1925 ; qu'il dura moins de dix jours et qu'il se limita à Hong-Kong et Macao. Aucune source policière, aucun témoignage direct, aucune mention dans les archives diplomatiques pourtant fort bien tenues des consuls de France à Canton ne viennent conforter la réalité d'un séjour de Malraux dans le bastion de la Chine révolutionnaire en 1925. Ce silence serait fort surprenant si Malraux s'était rendu réellement de Hong-Kong à Canton. La venue de Paul Monin dans cette ville, plus tard en 1926, sera, elle, mentionnée très précisément par le consul en poste, Danjou. Le représentant du PCF, Doriot, venu en Chine en 1927, sera lui aussi, parfaitement localisé. Les Services de Renseignements français travaillaient avec sérieux. Un Français qui arrivait à Canton (il y avait moins de cent résidants français dans la ville) ne passait pas inaperçu.
Le "voyage" d'André Malraux à Canton en août 1925 est d'ailleurs ignoré par Clara Malraux. Dans Les Combats et les jeux elle a raconté ce que fut son court séjour à Hong-Kong où elle accompagna André venu là acheter du matériel d'imprimerie destiné à poursuivre la parution du journal L'Indochine dont tous les imprimeurs de Saigon, sous la pression des autorités coloniales, refusaient de s'occuper. Elle évoque chaque moment de ce séjour et leur passage rapide à Macao à partir de Hong-Kong. Il est clair que s'ils avaient effectué un quelconque voyage à Canton à partir de Hong-Kong, elle n'eût pas manqué de s'en souvenir. D'autant que les grèves des transports en cours auraient rendu extrêmement difficile un tel voyage. Le consul à Canton, Leurquin, s'est longuement étendu dans sa correspondance avec ses supérieurs (le représentant de la France à Pékin et le ministre des Affaires étrangères) sur la difficulté des liaisons entre Hong-Kong et Canton au mois d'août 1925.
… Sinon par un témoignage de Paul Morand qui a pris pour argent comptant ce que lui a raconté Malraux en novembre 1925
Seul le témoignage de Paul Morand semble donner quelque crédit au mythe de l'action révolutionnaire de Malraux en Chine. Ce diplomate - assez connu alors dans les milieux littéraires et dont le supérieur hiérarchique était le futur Saint-John-Perse, Alexis Léger- venait d'être affecté à l'ambassade du Siam pour remplacer, par intérim, son titulaire à Bangkok, un nommé Pila. Au lieu de rejoindre son poste de la façon la plus directe, Paul Morand avait décidé de passer par les Etats-Unis, le Japon et la Chine. Le métier de diplomate dans les années vingt avait ses douceurs ; il permettait aux titulaires de certains postes quelques excentricités.
De Pékin qu'il quitta vers le 15 août, Morand gagna le Chine du Sud. Par le plus grand des hasards, il arriva à Hong-Kong presqu'au même moment que les Malraux. A quelques jours près ils auraient pu effectivement se rencontrer. Mais ce ne fut pas le cas. Pourtant la façon dont Morand consigna cet événement dans sa critique des Conquérants en 1929 devait entretenir toutes les ambiguïtés.
"Août 1925 ; en pleine grève, j'arrivais à Hong-Kong, par le nord… Exactement à la même date, Malraux arrivait à Canton venant de Saigon. Son destin l'a porté immédiatement à l'heure décisive, au point névralgique …" On constate donc que Morand n'affirme pas là avoir rencontré Malraux à cette occasion. Il confirme seulement indirectement qu'il aurait pu le croiser à Hong-Kong (ce qui est parfaitement exact). Il faudra en fait plusieurs mois avant que les deux hommes se rencontrent, non pas à Canton ou à Hong-Kong, mais en Indochine. La présence imaginaire de Malraux à Canton lui a probablement été affirmée par l'intéressé lui-même, lorsqu'ils firent connaissance à Saigon le 2 novembre 1925. Soulignons encore que ce "témoignage" n'a été écrit par Morand qu'en 1929, après la parution des Conquérants ; après donc qu'André eut forgé son image de "révolutionnaire" impliqué dans la révolution chinoise.
La rencontre de Malraux avec Morand
Les circonstances de la première rencontre entre Morand et Malraux sont désormais bien connues. Paul Morand, peu après son arrivée à Bangkok (le 3 septembre 1925), ne tarde pas à s'ennuyer prodigieusement. Il manifeste son désir de rentrer en France à son supérieur hiérarchique et ami Alexis Léger. Le Siam est un cul de sac charmant avec aucune de ces ouvertures sur l'Asie que j'espérais. Les Siamois sont invisibles et quant aux Européens, l'ombre des cocotiers plane sur eux. Le 20 octobre, Paul Morand télégraphie au Département pour annoncer qu'en raison d'une dysenterie il quitte le poste et part se faire soigner au Cambodge. Il demande également l'autorisation de rentrer en France à ses frais, autorisation qu'il reçoit le 25 octobre. Il gagne alors Saigon où il entre se faire soigner à la clinique du docteur Angier, celle-là même où mourra Paul Monin en 1929.
Dès qu'il apprend le passage de Morand à Saigon, point de départ des paquebots pour la France, Malraux lui envoie un court message. "André Malraux, ancien co-directeur de la revue Action, de Fels - figurez-vous ! - serait heureux de voir Paul Morand avant son retour en France, si celui-ci n'a rien à faire de mieux." Comme le suggère Michel Collomb, le libellé même de ce texte laisse bien penser que les deux hommes ne connaissaient pas. Car on ne voit pas pourquoi Malraux se serait présenté s'ils s'étaient déjà vus à Canton, ou même à Hong-Kong. Malraux ne fait aucune référence à son action politique en Indochine. Rien sur la codirection de L'Indochine enchaînée avec Monin. Curieux pour quelqu'un qui affirmera être un cadre révolutionnaire du Guomindang. La seule chose qui l'intéresse c'est évidemment sa carrière littéraire. On n'imagine pas Paul Monin félicitant Malraux de cette rencontre à laquelle il n'avait pas été convié.
Morand n'a rien publié dans Action, mais ses amis (Cocteau, Radiguet …) y ont placé des écrits. Il connaît donc cette revue. Pour sa part, Malraux y a fait éditer son premier texte (dans le numéro 3, daté d'avril 1920), sur "La genèse des chants de Moldoror", où il ironise sur "le baudelairisme d'employé de chemin de fer" de Lautréamont. D'autres contributions de lui ont suivi. Mais André n'a jamais été le codirecteur de la revue.
Paul Morand accepte de recevoir André Malraux qui vient le voir le 2 novembre 1925 à la clinique du docteur Angier. Malraux n'a que quelques pas à faire entre le Continental, le meilleur hôtel de Saigon où il réside et la clinique.
Morand rendit compte de cette visite dans la critique qu'il fit en 1929 des Conquérants : "Je l'ai vu entrer comme un fantôme, dans l'hôpital où j'étais moi-même couché à Saïgon, pâle, amaigri, traqué, infiniment plus malade que les patients. Il a payé de sa personne ; il peut se permettre des œuvres dangereuses parce qu'il a vécu dangereusement."
Une note manuscrite de Morand, conservée aux archives de la Comédie française, probablement rédigée en 1927, plus près donc de l'événement, complète ce portrait de Malraux : "Blond, pâle, petit, intelligent, révolté, mauvais, haineux, souffrant d'être déclassé. L'œil de l'outlaw. Me dit dès le début qu'il passe pour un agent bolchevique. On lui conseille de rentrer en France. Son journal L'Indochine saisi [inexact car L'Indochine fut entravée dans sa diffusion mais jamais saisie]… Il va à Hong-Kong acheter des caractères chinois [En fait Malraux, ne pouvant trouver de caractères d'imprimerie latins du fait des manœuvres d'obstruction de l'administration coloniale, avait décidé d'aller les chercher à Hong-Kong]…. il dit les révolutionnaires annamites sans intérêt." Voilà qui aurait fait plaisir à Nguyen An Ninh ou à Phan Chau Trinh ; on ne peut guère s'étonner dès lors qu'il n'y eût pas beaucoup de Vietnamiens pour dire adieu au codirecteur de L'Indochine enchaînée lorsqu'il quitta Saigon, deux mois après Morand.
Quoiqu'il en soit, le diplomate-écrivain prend pour argent comptant tout ce que Malraux lui dit ou suggère lors de cette rencontre, puisqu'il écrira plus tard : "Ce drame, beaucoup de gens l'ont rêvé ; mais ils travaillent dans le vague, dans l'idéologie ; leurs œuvres s'épuisent en déclamation larmoyantes à la Jean-Jacques, en blasphèmes anarchistes, en dandysme ; Malraux lui l'a vécu, l'a souffert."
Malraux n'a ni vécu, ni souffert le drame de la révolution chinoise. Mais lorsqu'il regagnera la France en janvier 1926, il sera rempli d'un univers asiatique qui nourrira de fièvre les fulgurances de ses grands romans. Son univers rêvé se traduira en un monde plus charnel que la vie. Mais sa biographie ne gagne rien à être transformée en hagiographie. Son Asie révolutionnaire n'a été que rêvée.
Paul Monin, pour sa part, ira à Canton en mars 1926, avec sa femme Gertrude. Sans en tirer la moindre gloriole. Sans en tirer non plus de grande œuvre. A côté d'un Malraux auréolé d'une gloire factice de combattant révolutionnaire, il refusa toute posture pour se mettre au service de ses amis vietnamiens engagés dans une lutte frontale pour l'indépendance de leur pays. Il n'y a pas à opposer l'un à l'autre. Monin n'a pas créé d'univers littéraire. Il a simplement choisi pour lui-même une autre façon de réaliser son destin d'homme.

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