
Yves Zurlo
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Titre(s), Diplôme(s) : Agrégé d'espagnol, docteur ès Lettres
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LES ARTICLES DE L'AUTEUR
La représentation iconographique du marocain dans l'Espagne colonisatrice (1859-1975) Quand décolonisation ne rime pas avec transition
L'élan de patriotisme qui accompagne la Guerra de Africa (1859-1860) et la découverte du Maroc que cette guerre engendre, vont induire en Espagne, et pour longtemps, une représentation du Maroc à la fois exotique et romantique. Ce pays représente alors pour les Espagnols, un Orient proche et néanmoins méconnu.
Poussée par le mouvement africanista qui cherche à étudier le pays voisin pour faire du commerce avec lui, l'Espagne se découvre une mission "civilisatrice" et de protection du Maroc face aux appétits des grandes puissances coloniales. Citons, pour illustrer cette position espagnole, l'opinion d'un grand penseur de l'époque, Joaquin Costa, à propos du Maroc : selon lui, l'Espagne est la tutrice naturelle du Maroc et elle a une responsabilité dans l'ouverture et la modernisation du "voisin du sud". Les conférences internationales sur la question du Maroc, à Madrid en 1880 puis à Algésiras en 1906, aboutissent à la reconnaissance par les puissances européennes d'une zone d'influence espagnole sur le nord du Maroc. Ainsi à l'aube du XXème siècle, la ligne directrice de l'action de l'Espagne vis-à-vis du Maroc se concrétise-t-elle dans l'expression pénétration pacifique : il s'agit de privilégier des contacts commerciaux et culturels, en principe, au bénéfice des deux Etats.

II - Le Protectorat : du Barranco del Lobo à la pacification [1909-1936]
Très vite, la volonté de pénétration pacifique va s'échouer sur l'écueil de la résistance marocaine : ce sont les épisodes de la guerra de Melilla de 1893 et surtout la défaite du Barranco del Lobo en 1909, lorsque le capitalisme espagnol tente de commencer l'exploitation du gisement de fer de Beni-bu-Ifrur dans les environs de Melilla.
Cette évolution politique vers la guerre provoque donc une modification de la représentation du Marocain : après 1909 et le Barranco del Lobo, le désir de vengeance devient alors prépondérant dans la société espagnole et l'image caricaturale qui en découle va chercher à souligner la violence, la cruauté et la traîtrise des Marocains lors des affrontements avec les troupes espagnoles.
En 1912 est instauré le double Protectorat franco-espagnol sur le Maroc, après que la France a réussi à écarter les autres puissances coloniales (Allemagne, Grande-Bretagne, Italie) du partage du Maroc. En fait l'Espagne sert d'état "tampon" entre la France et la Grande-Bretagne, les Britanniques ne voulant pas que la France occupe la rive sud du détroit face à leur colonie de Gibraltar.
L'administration espagnole, selon la convention franco-espagnole de 1912 qui organise le Protectorat, a pour mission d'encadrer le développement et le progrès du pays sous l'autorité officielle du sultan (qui la délèg
Notes :
1- Eloy MARTÍN CORRALES, La imagen del magrebí en España, una perspectiva histórica siglos XVI-XX, Barcelona, 2002.
2- S. del Campo, La opinion publica española y la politica exterior, Informe INCIPE, 1995
Ceuta et Melilla : modèle de cohabitation ?
Deux villes espagnoles bien particulières
Même si l'on a coutume de les citer ensemble, les deux villes espagnoles de Ceuta et Melilla ne sont pourtant ni semblables ni proches l'une de l'autre car si Ceuta se situe face au port d'Algésiras, de l'autre côté du détroit de Gibraltar, à seulement 14 Km des côtes andalouses, Melilla quant à elle, se trouve beaucoup plus éloignée de l'Espagne, à 400 Km à l'est de Ceuta, tout près de la frontière algérienne et à plus de 200 Km de Malaga. Entre ces deux villes, trois autres "confettis" de l'empire espagnol s'échelonnent le long de la côte marocaine, trois rochers ou groupes d'îlots inhabités Alhucemas, Vélez de la Gomera et les îles Chafarinas- vestiges d'une époque où l'Espagne tentait de prendre pied sur le sol africain à la fin de la Reconquista sur les maures d'Espagne.
La présence espagnole sur ces côtes africaines remonte donc au XVème siècle : pendant quatre longs siècles celle-ci reste cependant limitée à une présence militaire et, à partir du XVIIIème siècle, on utilise aussi ces petits territoires comme bagnes. Puis, avec l'expansion coloniale du XIXème siècle, Ceuta et Melilla servent de "têtes de pont" d'une pénétration espagnole au Maroc qui se veut d'abord pacifique mais qui débouche bien vite sur une guerre coloniale meurtrière, laquelle ne sachèvera qu'en 1927. L'armée coloniale espagnole de l'époque servira, une décennie plus tard, de vivier à la rébellion franquiste contre le gouvernement légal de la république en 1936, puisque c'est de Ceuta et de Melilla que partiront les troupes rebelles du général Franco.
Ainsi guerres coloniales et dictature franquiste marquent-elles, dans lesprit des Espagnols de la Péninsule, l'image des deux villes africaines au XXème siècle.
Cependant les particularités de Ceuta et de Melilla ne se limitent pas aux aspects géographiques et historiques : aujourd'hui la principale originalité des deux villes africaines réside dans la composition de leur population puisque, aussi bien à Ceuta qu'à Melilla, celle-ci se compose de quatre groupes culturels bien différents que l'on a coutume de caractériser par leur origine religieuse. Les premiers arrivés, les chrétiens, sont issus d'une première vague d'immigration espagnole au moment où les deux plazas (1) cessent d'être des garnisons militaires pour se transformer en véritables villes, bases arrière de la pénétration coloniale espagnole du début du XXème siècle. À cette époque également viennent s'installer à Ceuta et à Melilla des juifs du nord du Maroc quand les deux villes sont déclarées ports francs et ouvertes aux populations civiles : ils constituent le deuxième groupe ethnico-culturel de la population des deux villes. Des hindous en provenance d'un Gibraltar tout proche s'installent également bientôt pour constituer un autre groupe ethnique original bien que plus réduit. Au cours des années de Protectorat [1912-1956], c'est le tour des musulmans, en provenance des régions
Notes :
(1) Ce terme, employé pour désigner Ceuta et Melilla, désigne une place forte établie face à un territoire ennemi.
Quelle place pour Ceuta et Melilla dans l'Espagne contemporaine ?
L'affirmation récente -par des moyens militaires- de la souveraineté espagnole sur les possessions de la côte méditerranéenne du Maroc [crise de juillet 2002 après l'occupation marocaine de l'îlot Leila/Perejil] semble illustrer la détermination espagnole à rester souveraine sur ces petits vestiges de l'empire colonial espagnol comme si, depuis toujours, ils faisaient partie intégrante du territoire national. En fait, il n'en a pas toujours été ainsi et un petit rappel historique s'impose pour éclairer notre réflexion sur le sujet.
- C'est en 1415 qu'un état européen -le Portugal- fait irruption sur le sol de l'Afrique du Nord en s'emparant de la ville de Ceuta, premier pas de l'aventure coloniale portugaise sur les côtes de l'Afrique.
- En 1497, l'Espagne, poursuivant sa Reconquista contre la présence arabe sur la Péninsule, s'empare de la ville de Melilla par l'intermédiaire du duc de Medina Sidonia qui, par la suite, cèdera sa conquête au roi d'Espagne.
- En 1580, après la mort du roi du Portugal don Sebastião au Maroc, la ville de Ceuta, comme tout le pays, est rattachée à l'Espagne sous la houlette de Philippe II. La ville restera espagnole après la révolte portugaise de 1640 et la souveraineté espagnole sera confirmée par le traité de 1668.
- En 1791, l'Espagne restitue à la régence d'Alger les derniers vestiges des Plazas ou fronteras (1) qui s'égrainaient le long de la côte méditerranéenne de l'Afrique du nord [Oran et Mers-el-Kebir] et l'on envisage de faire de même pour les possessions qui sont situées sur les territoires du royaume du Maroc. Il convient de préciser que les fronteras espagnoles se limitent alors à un rôle plutôt défensif et de surveillance des côtes face à la pénétration ottomane et qu'il n'est plus question d'envisager une conquête plus en profondeur de l'Afrique du nord.
- Au cours du XIX e siècle va se poser de façon récurrente la question de savoir si Ceuta et Melilla font partie ou non du territoire espagnol et donc de savoir s'il faut les considérer comme des villes espagnoles ou comme des colonies (3).
Pendant la Guerra de Independencia [1808] et devant les graves problèmes de ravitaillement auxquels est confrontée l'Espagne dans sa lutte contre l'envahisseur français, on envisage de céder les Presidios au Maroc contre des vivres. En 1811, le 26 mars, les Cortes de Cadix déclarent que les presidios menores ne font pas partie du territoire espagnol et un vote favorable à leur cession obtient la majorité des voix. Pour des raisons liées à des pressions britanniques, la cession ne se fait pas alors. En 1821, lors de la période du Trienio Liberal, les idées libérales opposées à tout colonialisme étant alors majoritaires, les Cortes autorisent la cession des trois Presidios menores, c'est-à-dire de Melilla, du peñon de Vélez de la Gomera et du peñon d'Alhucemas mais pas de la Plaza de Ceuta.
Eu égard aux énormes frais que la présence espagnole sur les Presidios entraîne, plusieurs commissions d'enquête des Cortes étudient leur éventuelle cession au Maroc en 1831, 1846, 1863 et 1872 mais aucune n'aboutit. Pourtant si l'on en croit les commentaires que Pascual Madoz intègre à son Atlas de España y sus posesiones de ultramar publié en 1850, la situation semble mûre pour une restitution au Maroc :
Si se exceptua Ceuta, plaza notable por sus grandiosas fortificaciones y por su interesante posición en el estrecho de Gibraltar, bien puede decirse que nuestra ocupación en Africa no nos reporta ventaja alguna y es por el contrario, onerosa para nuestro erario y aun poco gloriosa para nuestras armas.
- Le véritable changement d'optique par rapport à Ceuta et Melilla intervient à l'occasion de la Guerra de Africa [1859-1860]. À ce moment-là, l'Espagne qui, à la suite des autres nations européennes, rêve de se lancer dans une nouvelle aventure coloniale, envisage de transformer les deux villes africaines en têtes de pont d'une pénétration plus en p
Notes :
(1) Les fronteras espagnoles de l'Afrique du Nord prendront ensuite le nom de Presidios en raison de la
fonction de bagne qu'elles remplissent à partir du XVIIIe siècle.
(2) Vocable espagnol signifiant hispanité, caractère fondamentalement espagnol.
(3) las islas Baleares, las Canarias y demás posesiones en África [...]
(4) CpM -Coalición por Melilla- compte 7 concejales - au lieu de 5 précédemment- et le PDSC -Partido Democrático y Social de Ceuta- en compte 1 contre 3 lors des élections précédentes. CpM et PDSC sont les deux principaux partis dont les membres sont essentiellement musulmans.
(5) El País, 30 septembre 2001, "Melilla, laboratorio de religiones".
Entre société coloniale et société démocratique Les aléas de la Transition Démocratique à Ceuta et Melilla (1975-1987)
Pour une bonne compréhension de la situation des deux villes, il convient de préciser, qu'en 1975, c'est toujours un militaire qui occupe le poste de Gouverneur Général des Plazas de Soberanía comme on a alors coutume de nommer Ceuta et Melilla ; le lieutenant général en chef de l'armée du Nord de l'Afrique cumule également la charge de Gobernador Civil ainsi que toutes les autres charges que lui confie l'Administration de l'Etat. Cette prédominance militaire ne cessera qu'en 1980(2) .
Dans ces conditions, il n'est donc pas étonnant de constater que ce n'est qu'en 1979 que seront constituées les premières municipalités démocratiquement élues à Ceuta et à Melilla, soit un an après l'adoption de la Constitution espagnole. L'historien ceutí José Antonio Alarcón Caballero, faisant référence à cet épisode dans un de ses ouvrages, précise que c'est d'ailleurs à l'occasion de l'installation de la nouvelle municipalité de Ceuta que sera décroché le portrait de Franco qui trônait encore dans la salle du Conseil Municipal (3).
Illustration de ce lien particulier des deux villes avec le pouvoir franquiste, plusieurs années après la disparition du Caudillo et le retour à la démocratie, les symboles franquistes n'ont toujours pas disparu des places et des lieux importants de Ceuta et de Melilla et les noms de rues font encore souvent référence aux grands noms de la "Croisade" : Franco, Millán Astray et autres généraux. Ainsi le quotidien El País du 19 février 2001, qui dénombrait à Melilla 56 noms de rues en l'honneur de militaires franquistes, se faisait-il l'écho de l'indignation d'un groupe d'habitants de Melilla qui demandait au Ministère de la Défense, le retrait de tous les symboles en lien avec la dictature. Devant l'échec de la requête, un "Groupe de Graffiti Antifranquistes", comme il se nomme lui-même, recouvrait de peinture violette les statues et autres monuments en hommage au franquisme (4).
Ce fait divers illustre, si besoin est, la persistance des nostalgies franquistes dans les deux villes espagnoles et l'on peut légitimement se demander pourquoi une telle résistance aux "temps nouveaux" démocratiques s'est "cristallisée" dans ces deux villes.
L'éloignement de la Péninsule, ainsi que le maintien en poste de nombreux militaires franquistes dans les deux villes peuvent en partie expliquer le retard de Ceuta et de Melilla dans le processus d'ouverture à la démocratie qui a caractérisé l'Espagne d'après 1975. José Antonio Alarcón, historien ceutí auquel nous avons déjà fait référence, pense, quant à lui, que cette empreinte laissée par le franquisme sur sa ville peut s'expliquer par la féroce répression qui s'est abattue sur tous les militants de gauche au lendemain du coup d'état du 18 juillet 1936 et qui a fait que la gauche a pratiquement disparu de Ceuta à ce moment-là. Tout cela tend à prouver que l'image franquiste de Ceuta et de Melilla ne reflète pas leur réalité sociale mais que les résistances à la démocratie y ont été plus fortes qu'ailleurs(5) .
Ainsi pouvons-nous dire qu'au début des années 1980, les deux villes espagnoles sont restées relativement à l'écart du vaste mouvement de démocratisation qui souffle alors sur la société espagnole.
Pourtant si Ceuta et Melilla adoptent à cette date les nouvelles nor
Notes :
(1) On appelle africanista les militaires espagnols qui, à l'instar du général Franco, commencèrent leur carrière, souvent brillante, au Maroc au cours des guerres coloniales du début du siècle et s'affirmèrent ensuite comme partisans du maintien de la présence coloniale espagnole en Afrique.
(2) LABATUT, Bernard, "Ceuta et Melilla : tensions sur la société et sur la politique de défense espagnole", Studia Diplomatica, 1985, vol. 38, fasc. 4, p. 410.
(3) ALARCÓN CABALLERO, José Antonio, Comisiones Obreras de Ceuta, 20 años de historia (1977-1997), p. 287.
(4) ZURLO, Yves, Ceuta et Melilla : histoire, représentations, devenir, Thèse de doctorat, Université de Toulouse II, 2002, p. 287.
(5) Entrevue accordée à l'auteur par l'historien, le 26 juin 2001 à Ceuta.
(6) GARCIA FLOREZ, Dionisio, Ceuta y Melilla, cuestion de estado, Ceuta-Melilla, 1999, p. 213.
(7) On a coutûme, à Ceuta et Melilla, de nommer ainsi les Espagnols d'origine péninsulaire pour les distinguer des "musulmans" d'origine marocaine, mais cette distinction est essentiellement ethnico-culturelle et non strictement religieuse. Voir PLANET, Ana, Ceuta y Melilla, espacios-frontera hispano-marroquies, Ceuta- Melilla, 1999, p. 23.
(8) El País, 17 février 1985.
(9) El País, 11 mai 1985.
(10) L'expression "Marcha de la Tortuga", en référence à la "Marche Verte" organisée par Hassan II au moment de la décolonisation du Sahara Occidental en 1975, fait allusion à la lente "invasion" de Melilla par la population musulmane en provenance de l'arrière-pays marocain.
(11) On peut citer, à titre d'exemple, l'article du député PSOE Pablo Castellano publié dans El País du 11 juillet 1984 ou, toujours dans El País du 26 mai 1985, un article intitulé "Racismo español".
(12) Estudio estadístico de las comunidades musulmanas de Ceuta y Melilla, INE, 1987.
(13) MARTÍN CORRALES, Eloy, La imagen del magrebí en España, Barcelona, Edicions Bellaterra, 2002, p. 219.