
Françoise Darnal-Lesne
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Descriptif auteur
Après avoir soutenu une thèse de doctorat d'Etat en Sorbonne, intitulée "L'image de la femme dans l'oeuvre de Tchekhov", l'auteur se consacre désormais à l'écriture de critiques littéraires et à la traduction de l'oeuvre de Tchekhov.
Mariée, six enfants.
2019
- Salon du livre russe, Mairie du Vème
2018
- Salon du livre russe, Mairie du Vème
2017
- Salon du livre russe, Mairie du Vème arrondissement, Paris, "Le personnage de la femme dans l'oeuvre de Tchekhov"
- A la Datcha, comédie en dix tableaux, Paris, Editions L'Harmattan, traduction Françoise Darnal-Lesné
- Médecins malgré eux, Editions l'Harmattan, traduction et annotation par Françoise Darnal-Lesné
2015
- MA VIE
Anton Pavlovitch Tchekhov, traduit du russe, préfacé et annoté par Françoise Darnal-Lesné
2014
- ENFANCES
Anton Pavlovitch Tchekhov, préface et traduction Françoise Darnal-Lesné
2012
- Colloque "La ville en perspective", Caen, mai 2012.
- "Correspondant de guerre", A.P.Tchekhov, L'Harmattan.
2011
- Colloque "Etre Russe et écrire à l'étranger", Nanterre, mai 2011, "Dreyfus et Le Petchenègue", Nice 1897. (intervention en révision)
- Colloque "Le voyage ou l'exil", Toulouse2 Le Mirail 8 et 9 avril, "A Moscou ! A Moscou ! ou le thème de l'exil dans la pièce Les Trois Soeurs."
2010
- Intervention à l'Université d'Anchin, Douai, Nord, "La Cerisaie, un théâtre crépusculaire ou un Envol pour l'Eternité ?"
- Article sur la réception de Tchekhov en France, Université Musashi de Tokyo
- Dictionnaire Tchekhov, L'Harmattan.
Colloque Aix en Provence, janvier, "La mort de l'enfant"
- Colloque Paris Sorbonne, avril, "Tchekhov et la femme juive"
2009
- Lettres de voyages, Moscou-Sakhaline, Moscou, L'Harmattan.
- Colloque, Nanterre, "Tchekhov et Mansfield".
- Intervention à l'Université d'Anchin, "Les paysans dans l'oeuvre de Tchekhov".
2008
- Les paysans et autres récits. traduction et postface de Françoise Darnal-Lesné, L'Harmattan.
- Colloque "Je et les autres", Aix en Provence, "Le Je dans les lettres de Sakhaline".
2007
- Portraits de femmes.
Titre(s), Diplôme(s) : Doctorat d'études slaves Paris IV Sorbonne 2005
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AUTRES PARUTIONS
Anton Pavlovitch Tchekhov, "Sorcière", Paris, Editions L'Herne, 2010, traduit du russe et annoté par Françoise Darnal-Lesné.
2013
- Contribution au dictionnaire universel des femmes créatrices, concernant les femmes qui se sont inspirées directement de Tchekhov ou ont reçu ses conseils pour écrire.
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
L'héroïne tchékhovienne - quand, pourquoi, comment Salon du livre russe, Paris, 2017
en littérature russe nous entraînent avec fougue dans leur destin ? Son évanescence affichée nous toucherait elle et nous émouvrait elle davantage encore alors que nous sommes subjugués par tant d'autres ?
Tchekhov nous a transmis son désarroi face à elle dès la lecture de ses petits carnets où il note :
"Quand on rencontre une femme dans la rue, on voit sur son visage que la vie est effrayante !"...
Lors d'une représentation de La Mouette, cependant, alors que le quatrième acte s'achève juste avant la mort de Treplev par suicide, nous assistons à la dernière confession de Nina. La jeune femme revient dans la propriété où elle a connu le frisson de la scène en récitant un texte de ce jeune homme secrètement amoureux d'elle. Si elle est venue "de l'autre côté du lac" (za ozerom) malgré l'interdiction de ses parents, c'est tout simplement parce qu'elle aime ou croit aimer son jeune voisin mais surtout parce qu'elle veut devenir actrice.
Elle rencontre ce soir-là, Trigorine, l'écrivain à la mode, et décide de le suivre à Moscou. Devenue sa maîtresse, elle met un enfant au monde, puis, abandonnée après la mort de cet enfant, revient sur les traces de
son enfance.
Alors que l'on s'attendrait à la voir désespérée, elle montre au contraire à travers ses larmes, sa foi devant la vie, son courage, sa conviction, son inébranlable ferveur parce qu'une lumière vit dorénavant en elle.
Tant d'espérance nous a surprise car nous nous étions contentée, comme ses contemporains de ne voir en l'auteur, qu'une image du "vide", du "pessimisme", de "l'indifférence", de "l'ennui", du "morbide", de la "déstructuration", un "tueur d'espoir"...
Par les recensions, nous savons aussi que le pouvoir soviétique l'a glorifié, car à ses yeux, il était celui qui avait permis de montrer ces hommes et ces femmes de l'Empire dans leur vérité, "celle de parasites, de
buveurs de sang"...
De nos jours, la critique est unanime pour voir en cette jeune femme "un être crépusculaire dont l'abandon mélancolique tombe à pic pour nous émouvoir artificiellement"... Ce qui explique peut-être, en contrepoint,
la multitude de mises en scène avant-gardistes ou porno-soft sur les scènes actuelles...
Ce salon du livre russe étant consacré à l'héroïne russe, nous voulons partager le quand, le pourquoi et le comment de ce personnage en excluant d'emblée les autres exégèses de la poétique tchékhovienne pour tenter de partager avec un large public les découvertes de notre recherche.
*
QUAND ?
Tout auteur écrit en fonction de l'époque où il vit et ce choix de travail nous renvoie à la vie de Tchekhov lui-même.
Petit-fils d'un serf ayant racheté sa liberté, fils d'un boutiquier en faillite, il est né en 1860, un an avant l'abolition du servage, quatre avant la création des zemstva, la réforme de l'enseignement et de la justice. Il a
quatorze ans lorsque le service militaire passe de vingt-cinq ans à six ans obligatoires et seize, lorsqu'est fondée par les Populistes, l'organisation politique "Terre et Liberté "(Zemlja i Volja) qui se scinde quelques
années plus tard en deux mouvements : "La Volonté du Peuple"(Narodnaja Volja). Il a vingt et un ans lorsque ses membres assassinent le tsar Alexandre II, et "Le Partage Noir" (Černyj Peredel) qui évolue vers le marxisme. Il assiste en témoin malheureux aux dures manifestations suivies de grèves à répétition qui ébranlent la Russie tout entière. Il meurt en 1904, un an avant la première révolution après avoir été anobli par Nicolas II.
De cette Russie, on aurait tort de ne retenir que les doutes, l'apathie, l'incapacité à entreprendre, ces "années de torpeur 1880, leur lent glissement, leur calme maladif, leur extrême provincialisme, cette anse
d'eau dormante, dernier refuge du siècle agonisant, où Mandeltam se souvient, au thé du matin, des conversations sur Dreyfus, du nom des colonels Esterhazy et Picquart, de brumeuses discussions à propos d'il
ne sait quelle "Sonate à Kreutzer" de Tolstoj".
Cette fin de siècle reflète en fait une mutation sociologique sans précédent, années où tourments et progrès
s'écrivent dans le ciel de l'Empire, et marquent les êtres dans leur chair et dans leur sang. Période terrible où espoir et répression se partagent le terrain. Ces jours noirs brisent l'image traditionnelle du tsar protecteur,
ruinent les gentilshommes ruraux appauvris par la vente incessante de leurs terres, et voient naître une société nouvelle composée d'hommes et de femmes issus des rangs des libéraux qui refusent le schéma "Autocratie, Orthodoxie et Nationalisme" prôné par les réactionnaires. C'est la Russie nouvelle chantée par Majakovskij où "dans la vie tranquille des propriétés seigneuriales fait alors irruption la foule tchékhovienne aux mille voix des avocats, des avoués, des intendants, des dames à petit chien".
La poétique répercute ainsi le sentiment de prostration, de perdition des gentilshommes et des intellectuels qui se momifient dans une civilisation triste et morbide. Elle montre une société qui s'étiole après l'échec des
mouvements utopiques de "la marche vers le peuple" (hodenie v narod) dans laquelle une incompréhension et un fossé s'installent, isolant les différentes castes de l'Empire d'Alexandre III et de Nicolas II. La noblesse et l'intelligentsia assistent médusées, à la montée de la bourgeoisie que Tchekhov ne cesse de brocarder dans sa poétique et du capitalisme, enfant de l'industrialisation à marche forcée instaurée dans le seul but de rattraper l'occident, sans être capables d'enrayer le processus de désagrégation de leurs conceptions de vie.
Les femmes russes ne sont pas en reste dans ce bouleversement face aux mouvements d'émancipation venus de l'Occident. L'épopée des femmes de Dékabristes a fait naître dans les esprits éclairés des rêves de liberté,
une façon de penser et d'agir individuellement en rejetant tous les modèles, elle a imprimé au fond des consciences un nouveau concept fait à la fois d'obéissance aux liens sacrés du mariage et de rébellion aux
institutions et à la morale traditionnelle contre lesquelles aucune trahison n'était jusqu'alors envisageable.
Leur cheminement n'est ni révolutionnaire dans le sens où il faut appréhender l'émancipation féminine, ni liée aux forces obscures de l'irrationnel. On peut les dire "pionnières de nouveaux codes culturels" comme l'écrit Laure Troubetzkoy ("Les femmes pionnières de nouveaux codes culturels"), "dans la mesure où il leur incombe d'inventer, à l'intersection des sphères du social et du privé, une nouvelle manière de vivre qui transcende les catégories traditionnelles". La démarche des épouses des Dékabristes a enfin montré qu'une femme peut ne pas être objet mais sujet de sa vie.
Les femmes revendiquant des droits, prêtes à tout pour les obtenir, font la une des journaux et des débats.
C'est "la question". Les nouvelles orientations que l'on pourrait lui donner, sont largement débattues dans les journaux féminins Éducation (Obrazovanie), Affaire de femmes (enskoe delo), Le Messager féminin
(enskij vestnik), Premier Almanach des femmes (Pervyj enskij Kalendar'), L'ami des femmes (Drug enčin) qui impliquent dans leurs colonnes des philosophes bien connus interrogeant le futur sans se
contenter d'y voir une question de libération des liens du mariage et de l'amour mais davantage une question d'indépendance tout court.
On pourrait faire tomber immédiatement Tchekhov dans le piège tendu par les Occidentalistes qui bataillent pour l'émancipation et les Slavophiles, partisans du maintien de la famille patriarcale. Or ce combat ne l'intéresse pas, même s'il est tenu pour certains que Tchekhov déteste les femmes émancipées", les harpies qu'il qualifie de "diables en tablier", et ne supporte pas les "bas-bleus" dont il se moque en écrivant "Le
bas rose" (1886) ainsi que le personnage de la mère de Vania.
Non, l'écrivain ne tombe pas dans le cliché de la femme émancipée, ni dans le piège de la femme révolutionnaire, il cherche une voie différente.
Force est de constater, bien qu'il ne fasse jamais de grandes démonstrations, qu'il est très au fait de la difficulté d'être née femme. Sa soeur, les amies de sa soeur, dont la formation est solide, sont là pour le lui rappeler. Contemporain de Sof'ja Perovskaja (narodnika), Sof'ja Kovalevskaja (mathématicienne et nihiliste), d'Elizaveta Kovalskaja (révolutionnaire), et d'Ekaterina Brelovskaja, Sof'ja Brjullova, Pokrovskaja et d'Aleksandra Efimenko (écrivains), il s'interroge sans doute aucun sur la ligne de conduite de ces jeunes femmes prêtes à tout pour que vive un ordre nouveau mais ne veut pas être leur chantre de toute évidence.
Le domaine de la littérature est dominé par l'immense Tolstoï, homme conservateur pour qui le destin d'une femme se résume aux fameux trois K (die Kindern, die Küche, die Kirche), donc à ses devoirs d'épouse et de
mère. Pour Tolstoï, toute femme qui contrevient à cette loi, n'est qu'une femme déchue dont le mythe est très prégnant en Russie tsariste où il faut l'autorisation du tsar pour divorcer. Anna qui a trompé un mari, délaissé son enfant pour courir dans les bras de son amant dont elle attend un enfant hors mariage puisque Karenine ne veut pas divorcer, ne peut que mourir...
Ce livre est le préféré de Tchekhov, il le lit, le relit, le garde sur sa table de chevet mais parvient à la conclusion que même si de très bonnes questions ont été posées, nulle réponse valable n'a été apportée. De
même déteste-t-il les femmes décrites par Tourgueniev, qui lui semblent fausses et sottes, fabriquées de toutes pièces. De même reste-t-il perplexe devant l'attitude de "Mademoiselle Julie" de Strindberg qui se sent entachée parce qu'elle a eu des relations sentimentales avec son valet... Tout autant, l'héroïne tchékhovienne n'est pas obligée de se jeter dans la Volga après avoir accepté un rendez-vous avec un homme autre que son mari, telle Catherine dans "L'Orage" d'Ostrovskij.
Premier coup de tonnerre et non des moindres, Tchekhov réagit et écrit à Tolstoï qu'il admire et sous l'influence duquel il reste jusqu'à la parution de "La Sonate à Kreutzer" à la fin des années 90. L'immense écrivain commente la poétique de Tchekhov où il ne voit que nihilisme et autre projet nietzschéen, et va jusqu'à donner son avis sur les personnages des récits et de la dramaturgie :
"Lorsque votre héroïne aura vieilli sans avoir rien réussi, rien résolu pour elle-même, lorsqu'elle
s'apercevra qu'elle est abandonnée de tous, qu'elle n'intéresse personne et que personne n'a besoin d'elle, lorsqu'elle comprendra que les gens qui l'entouraient étaient oisifs, inutiles, méchants et qu'elle a manqué sa vie, est-ce que cela n'est pas plus effrayant que les nihilistes ?"
Tchekhov est médecin. N'écrivant que lorsqu'il sait ce dont il s'agit et s'abstenant de le faire lorsqu'il ne connaît rien à la question posée, il s'attache à décrire dans ses personnages féminins, les désordres dont on a encore honte en ces années et que l'on cache à tous, les souffrances tues, du moins dans la création littéraire.
Passionné de psychiatrie, élève assidu des Professeurs Ostroumov et Zakharine, lecteur attentif des derniers travaux faits à Vienne et à Paris, il est le témoin privilégié des ultimes découvertes médicales dans le domaine des maladies que l'on qualifie jusqu'alors de "maladies féminines", ces conduites psychosomatiques qui font peur à tous et que la science découvre peu à peu. Le reproche qu'il fait à Tolstoï d'avoir écrit "La Sonate à Kreutzer", livre où l'écrivain aborde le désir féminin sans savoir de quoi il parle, est éloquent à ce sujet, et montre tout l'intérêt que Tchekhov porte aux femmes et se positionne contre les idées communément répandues.
Bien qu'il ait très vite abandonné sa thèse de médecine sur "L'histoire de l'autorité sexuelle", où il voulait démontrer que la femme fut, dans toutes les sociétés, placée sous l'autorité de l'homme, attitude qui lui
semblait anti-naturelle en 1883, on y trouve le ferment de la rébellion contre toute forme d'oppression, ce qui deviendra année après année, son credo.
"Mon Saint des Saints, c'est le corps humain, la santé, l'intelligence, le talent, l'absence de violence, l'inspiration, l'amour et une liberté absolue, une liberté hors de toute contrainte et du mensonge, voilà le programme auquel je me serais tenu si j'avais été un grand artiste" (lettre à Plečeev, 4octobre 1888)
*
POURQUOI ?
"On me reproche, et même Tolstoï me l'a reproché, de n'écrire que sur des petits riens, de ne pas avoir de héros positifs, de révolutionnaires, d'Alexandre de Macédoine ou ne serait-ce que comme chez estov, simplement de justes. Mais où les prendrais-je ? [...] Mais où les prendrais-je. Je voulais dire aux hommes, loyalement et sans détours, regardez la vie terne et médiocre qui est la vôtre ! Voyez comme vous vous ennuyez ! L'essentiel est que les hommes comprennent cela... et quand ils l'auront compris, ils s'inventeront sûrement une vie autre, meilleure. Je ne la verrai pas mais je sais qu'elle n'aura rien de commun avec celle que nous connaissons aujourd'hui. Mais tant qu'elle ne sera pas là, je dirai encore et encore aux hommes : comprenez donc que vous vivez mal, que vous vous ennuyez !"
Ce qui équivaut à dire que Tchekhov n'est qu'un ethnologue. Qui n'écrirait que sur un quotidien sans grand intérêt, selon les critères en cours en littérature.
"Et bien", rétorque-t-il, "il n'y a pas que des grands chiens, il y en a aussi des petits. Chacun aboyant à sa manière, ayant tous quelque chose à dire..."
Dans les récits et la dramaturgie se dessinent quelque 800 portraits de femmes et dans ces 800 esquisses, l'intéressent autant les paysannes vêtues de hardes, promises aux coups d'un père ou d'un mari, abusées dès l'enfance dans la pénombre des écuries (Les paysannes, Agafia, Les Paysans, La nouvelle datcha, Dans la combe), les prostituées (Paroles, paroles, paroles, La crise de nerfs, La Choriste), les nouvelles riches (Une
visite de routine, Au Royaume des femmes, madame Lebedeva dans Ivanov), que les femmes de l'intelligentsia ou de l'aristocratie rurale, tourmentées elles aussi mais de manière plus feutrée, plus perverse, étouffant parce qu'autour d'elles tout étouffe, ployant sous les flots de mousseline et serrées dans un corset qui empêche toute extériorisation d'un quelconque sentiment. (Jour de fête, La Fiancée, À la campagne, La Dame au petit chien, Trois Années, Nina la mouette, Les Trois Soeurs, etc...)
Tchekhov, sans doute parce qu'il est issu d'un milieu modeste, met toujours une barrière, fût-elle invisible, entre l'intelligentsia et les autres strates, tant il déteste les airs supérieurs face à tous ceux qu'elle méprise en son for intérieur :
"Je ne crois pas en notre intelligentsia, hypocrite, fausse, hystérique et paresseuse. Je ne la vois pas quand elle souffre et se plaint. Je vois le salut en des personnes venues de toute la Russie, qu'elles fassent partie de l'intelligentsia ou de la paysannerie. C'est en elles qu'est la force bien qu'il y en ait peu. Elles jouent un rôle non négligeable dans la société, elles ne dominent pas mais leur travail est visible. Quoique l'on fasse, la science ira toujours en avant, la conscience de la société grandira, les
questions morales auront un caractère qui enlève tout repos". (Lettre à Orlov, 22 février 1899)
Il est particulièrement intéressant de noter que Tchekhov est l'unique écrivain, en ces années, à prendre pour personnage principal des femmes juives dans un contexte profondément antisémite où les narrateurs
omniscients, reflets du monde qu'ils incarnent, leur donnent le misérable et dépréciatif nom de "youpines", ce que la plupart du temps les traductions occultent, préférant pour des raisons de non racisme exacerbé, écrire "juifs". Susanna Rotstejn dans le récit "Le bourbier" (1886) tient ainsi tête à deux gentilshommes ruraux venus lui réclamer l'argent que son défunt père leur avait emprunté. Refusant de le rendre, elle aiguille la conversation sur la religion, sujet brûlant en ces années... Par son intelligence, sa réflexion sur précisément l'absence de différences entre les deux religions, elle déroute les deux hommes au point de les subjuguer.
Dans ce texte qui passa sans encombre la censure, Tchekhov jette un pavé dans la mare en dénonçant les a priori. Ne montre-t-il pas que dans une zone de résidence où l'on parque les juifs, la vie de l'esprit subsiste,
alors que dans la campagne russe inondée de soleil et où l'on vaque en toute liberté, les esprits des deux jeunes hommes sont prisonniers de leur conformisme ? Ne dit-il pas qu'il n'y a aucune différence entre l'orthodoxie et la religion juive ? Un brûlot en ces années... Personne ne voit véritablement de quoi il s'agit, toutes les recensions le confirment, tout un chacun ayant été aveuglé par la description érotique de la jeune
femme... allant, pour madame Kisseleva dont la lettre du 13 décembre 1886 nous est parvenue, jusqu'à tenir le récit pour un "tas de fumier". La réponse de Tchekhov mérite la citation :
"L'écrivain n'est pas un confiseur, ni un maquilleur, encore moins un amuseur ; c'est un homme lié à la conscience de sa dette et de son devoir... Il se doit d'être aussi objectif qu'un chimiste ; il doit délaisser la subjectivité et savoir que les tas de fumier jouent un très grand rôle dans le paysage, et que les passions mauvaises font autant partie de la vie que les bonnes..."
Tchekhov poursuit son réquisitoire contre la sottise ambiante et brosse un portrait caricatural - "Duečka ou Petite Chérie" (1899) - de ce qu'une femme ne doit pas être : c'est-à-dire une personne sans libre arbitre qui
se contente de suivre les idées de celui dont elle partage les jours. Le cours de sa vie n'est pas tout à fait celui qu'elle aurait souhaité, puisqu'elle perd à chaque fois l'être aimé, mais, telle une balle qui rebondit, Ol'ga retrouve un sens à son existence avec chaque nouveau compagnon.
Tolstoï est enchanté par cette femme qui lui permet de redire avec force tout son antiféminisme, de caricaturer
les féministes et de défendre ses théories de bonheur familial selon le modèle des réactionnaires, et il écrit une postface au récit en février 1905
"L'humanité peut exister sans femmes médecins, sans femmes avocats, sans femmes politiciennes. Mais elle ne peut survivre sans femmes aimantes, sans femmes mères."
Pour Gor'kij, elle est quelqu'un que "l'on pourrait frapper sur la joue, elle n'oserait même pas gémir tout haut, la douce esclave". Pour Lénine, qui l'utilisa à des fins politiques, et dans un article intitulé "Duečka,
la sociale-démocrate" écrit en 1905, cette femme est la quintessence de ce qu'il ne faut pas être :
"Duečka, dans quels bras te serreras-tu demain ? Nous voyons que dans l'héroïne de Tchekhov, se fait jour une qualité d'un autre ordre : la capacité à oublier aujourd'hui ce que l'on faisait encore hier,l'inconstance de point de vue et de liens".
Tchekhov ne veut en rien humilier cette femme prompte à changer d'idée comme on change de chemise, loin de lui cette pensée. S'il écrit ce texte, c'est pour, précisément, faire prendre conscience aux femmes qu'elles ne doivent jamais, même une seule seconde, être ce genre de personne. N'écrit-il pas à son frère
Mikhaïl en 1879 :
"Avouer ton insignifiance, sais-tu où on peut le faire ? Devant Dieu si tu veux, devant l'intelligence, la beauté, la nature, mais pas devant les hommes. Devant les hommes, c'est sa dignité qu'il faut avouer. Ne confonds pas "se résigner" et "faire l'aveu de son insignifiance".
Il faut tout autant garder à l'esprit le désir de Tchekhov de mettre face à face deux êtres semblables et donc donner de facto la place qui semble devoir être celle de la femme face à l'homme. L'écrivain donne, et ce, dès
ses débuts littéraires, le même temps de paroles aux hommes et aux femmes, le même nombre de phrases, faisant d'elles des alter ego à part entière face à des hommes devenus "superflus", terme créé par
Tourgueniev pour désigner des êtres dépassés par la société nouvelle créée par les réformes engagées par Alexandre II.
Il est à remarquer, dans l'analyse des textes de l'apprenti-écrivain, puis de l'écrivain et enfin du maître, que les femmes passent du passé itératif et répétitif au futur dans leur long cheminement vers la connaissance sans passer par le présent, subvertissant ainsi le temps linéaire ‒ les voies inchoatives et cognitives sont employées les concernant jusqu'à ce que leurs yeux s'ouvrent devant le monde nouveau auquel elles accèdent.
Contrairement, les hommes qui parlent plus au présent au début des récits, ce qui supposerait qu'ils se tournent plus vers le futur, font moins usage des voies qui leur donneraient la commande des opérations.
Vania ne se sent-il pas "superflu" parce qu'il n'est plus "Votre Grâce" ou "Votre Excellence" comme l'était son père, et ne se traite-t-il pas de "koulak" car, pour sauver la propriété, il lui faut se déguiser en paysan, c'est-à-dire vendre sa farine de pois au marché... Sonja, sa nièce, qui compte les dindons, les veaux, les poules pour sauver tout autant la propriété, apparaît dès lors comme une "femme nécessaire", c'est-à-dire une femme dont la stabilité "économique" est patente, concernant la marche de la propriété alors qu'elle est, en son for intérieur, perdue dans ses rêveries d'amour non partagé avec le docteur Astrov...
Elena Andreevna ‒ Vous bourdonnez toute la journée ; comment cela ne vous ennuie-t-il pas (avec angoisse). Je meurs d'ennui, je ne sais que faire.
Sonja ‒ Les travaux manquent-ils ? Si tu voulais seulement.
Elena Andreevna ‒ Par exemple ?
Sonja ‒ Occupe-toi du domaine, instruis les gens, soigne-les. Tiens quand Papa et toi n'étiez pas ici, nous allions nous-mêmes, Oncle Vanja et moi, vendre la farine au marché.
Elena Andreevna ‒ Je ne sais pas faire cela ; et ce n'est pas intéressant. Ce n'est que dans les romans
à idées que l'on soigne les moujiks ; et comment, tout d'un coup, sans rime ni raison, irais-je le faire ? (Oncle Vanja, acte 3)
Sonja ‒ Il y a déjà six ans que je l'aime ; je l'aime plus que ma mère. Je l'entends à chaque minute ; je garde l'impression de sa poignée de main, et je regarde la porte ; il me semble toujours qu'il va rentrer. Et tu vois, je viens toujours te parler de lui. Il vient maintenant ici chaque jour ; mais il ne me regarde pas ; il ne me voit pas... C'est si douloureux ! Je n'ai plus aucun espoir, aucun ! (Désespérée)
Oh ! mon Dieu, donne-moi de la force... J'ai prié toute la nuit... Je m'approche souvent de lui ; je lui parle ; je le regarde dans les yeux... Je n'ai plus d'orgueil ; je n'ai plus la force de me diriger... Je n'ai
pas pu me retenir ; j'ai avoué à Oncle Vanja que j'aime... et tous les domestiques savent que je l'aime... Tous ! (Oncle Vanja, acte 2)
La femme est souvent dans la poétique confrontée à un homme perdu dans ses parties de cartes qui hypothèque ses propriétés en une soirée, tel Andreï, le frère des trois soeurs... ce qui souligne la solidité
féminine face à la vie alors qu'on se persuadait du contraire...
Le côté éthéré de la jeune héroïne tchékhovienne est un trait particulier à l'époque, où l'on trouve de bon ton de montrer l'évanescence, la faiblesse maladive, l'oisiveté nécessaire et obligatoire cultivées à dessein, allant
jusqu'à imaginer ce que l'on nomme de nos jours, formatage psychologique, pour mettre en avant les qualités, fussent-elles piètres, de l'homme lui faisant face, père ou mari.
Déjà se fait jour l'humour tchékhovien en onomastique qui affuble de noms dépréciatifs les anti héros, les êtres peu chanceux ou malchanceux de sa poétique selon Merekovskij, les Kučkin (kučka, tas de fumier, les
Pekin (peka, le pion dans les jeux), les Prudonov (de Proudhon), les enskij (de femme précisément), les Butuzov (de butuz, le marmot), les Pesockij (de pesok, le sable), le lieutenant-général Zapopurin (Purug, le
bouton cutané), le gendarme igin (iganit', cingler), le sous-officier Priibiev (proibit', assommer), Treplev, (le tremblant - La Mouette), entre autres dont les noms frisent pour la plupart sinon le ridicule du moins le saugrenu, les faisant apparaître a priori bien médiocres.
Relayant l'ordre établi en Russie tsariste, où une femme ne doit en rien se faire remarquer, Tchekhov adopte les concernant, une écriture dépouillée de tout ornement qui pourrait faire perdre l'esprit des jouvencelles.
Nulle peinture, nulle description pour enflammer les esprits, envoûter le lecteur et le faire rêver. Un laconisme constant et extrême la concerne sans discontinuité ‒ trois adjectifs décrivent le corps romanesque ‒ un même uniforme blanc ou noir sauf lorsqu'il s'agit de démarquer la vulgarité d'une femme. Souvenons-nous de la robe rose à la ceinture verte de la jeune Natacha, future épouse d'Andreï le frère des trois soeurs qui lui vaut dès la première seconde du premier jour le regard désapprobateur et condescendant de ces trois femmes aristocrates face à ce qu'elles considèrent la future mésalliance de leur frère...
Cloitrée qu'elle est dans une propriété perdue au fin fond de la campagne russe, d'où elle ne sort que pour aller dans d'autres propriétés identiques, la maison devient le seul repère de vie, et joue le rôle de cloître
profane où l'horizontalité de la promenade se heurte à la verticalité des murs d'enceinte et du ciel aperçu entre les murs.
La jeune héroïne n'est alors que ce que Marina Tsvetaïeva écrira quelques années plus tard dans un poème
non daté :
"Je ne suis qu'une fille. Mon lot
Avant d'avoir un époux
Ne pas oublier que partout est le loup,
Et savoir que moi, je suis l'agneau.
Rêver d'un château enchanté,
Bercer, dorloter, faire sauter,
D'abord ma poupée et après,
Pas ma poupée, mais à peu près...
Dans ma main il n'est pas d'épée
Ni de corde à faire résonner
Je ne suis qu'une fille, je me tais
Ah ! Si je pouvais regarder
Les étoiles et savoir que là-bas
Une étoile m'est apparue
Et sourire aux premiers venus
Sans détourner le regard !" (traduit par nous)
La seule fin "imaginée" pour elle en ces années, reste le mariage. Il n'est pas un texte où il ne soit évoquéavec son cortège de déceptions et de malheurs car il a été décidé par d'autres. Le "On m'a mariée" résonne tout au long des lignes. On se laisse d'ailleurs marier sans illusion aucune, sachant à l'avance - éducation oblige - que le bonheur ne sera pas au rendez-vous :
Kisčka ‒ "Chez nous, les jeunes filles intelligentes et les femmes n'ont vraiment rien à faire. Suivre des cours et ensuite demander une place d'enseignante, vivre avec les mêmes rêves et les mêmes buts que les hommes, tout le monde ne peut pas le faire. Il faut se marier. C'est vrai que pour une jeune fille, il vaut mieux, semble-t-il, se marier avec n'importe quel amour plutôt que de rien
avoir..." ("Les feux")
Irina ‒ "Je me marierai sans amour" ("Les Trois Soeurs")
Macha ‒ "Je me marie à Medvedenko... À quoi bon aimer sans espoir, attendre des années quelque chose ?... Quand je serai mariée, il n'y aura plus place pour l'amour ; de nouveaux soucis étoufferont
le passé. Ce sera tout de même, savez-vous, un changement...". ("La Mouette")
Ajoutons que l'amour rencontré hors mariage est presque toujours condamné, "La Dame au petit chien", excepté.
En ces années, lorsque la jeune femme s'obstine et suit les cours de l'université car dès 1872, elles y ont été admises, il lui est difficile d'échapper à la pesanteur de la vie bourgeoise. La société n'est pas prête encore à accepter sa démarche et la met au pas en la renvoyant chez elle... L'héroïne tchékhovienne apparaît bien souvent telle une nouvelle Tat'jana de Pouchkine ("Eugène Onéguine"), cette jeune et malheureuse "ouezdnaja devotchka", autrement dit une demoiselle perdue dans la campagne russe, qui se consumantd'amour pour un fat se jouant d'elle, finit par accepter la demande en mariage d'un homme plus âgé mais de son rang. Bien après, lorsque ce dandy comprend qu'il l'aime plus que tout, et qu'il est prêt à lui faire oublier ses devoirs d'épouse, elle l'éconduit... Elle reste dans l'imaginaire collectif russe, le modèle inimitable de la femme russe...
Les seules portes qui consentent à s'ouvrir devant elle, sont celles des cabinets de médecins, de professeurs.
Ol'ga (Les Trois Soeurs), Lida (Une maison avec un attique) donnent des cours à l'école du zemstvo, les actrices, Katja (Une histoire ennuyeuse), Nina (La Mouette), sont sauvées du confinement préconisé par les
autorités. En 1880, les autorités ont ordonné de faire un memorandum confidentiel qui donne la permission aux gouverneurs de province de consulter la Troisième Section concernant tous les événements sans
exception, avant de louer les services de femmes médecins diplômées. La grille des salaires montre les
différences qui ne laissent aucun doute et retransmettent la difficulté et l'injustice que les femmes rencontrent lorsqu'elles désirent travailler... Le salaire d'un médecin de zemstvo homme est de 1 315 roubles par an, celui d'une femme, 944...
Cette constatation devient le cheval de Troie de Tchekhov :
"Cette façon de concevoir la vie de famille n'est pas normale. La dépendance et la soumission des femmes est quelque chose que personne ne doit accepter, une chose contre laquelle tout un chacun se
doit de combattre. C'est tout simplement une survivance du passé... Vous savez, vous devez absolument écrire sur votre vie. Écrivez sincèrement et fidèlement. C'est très important. C'est nécessaire. Vous devez le faire parce que ces écrits n'aideront pas que vous-mêmes mais aussi tous les
autres. C'est une obligation pour vous de le faire, comme c'est une obligation de ne pas se rabaisser mais de respecter son identité, et préserver sa dignité." (L.A. Avilova, Tchekhov dans ma vie, début
janvier 1893, Avilova cite de mémoire les paroles de Tchekhov)
Il nous faut remarquer de même que, dans la poétique, la femme n'est pas mère, même si elle met au monde un enfant. Est-ce en raison de la prophylaxie encore balbutiante en ces années, où la mortalité infantile atteint en Russie un taux épouvantable où, malgré la révolution pastorienne des années 1870, elle stagne encore entre 260 et 250 . Mort de l'enfant dès sa naissance ou au cours des cinq premières années, mort par accident ‒ noyade du fils de Lioubov' Ranevskaja dans la rivière de La Cerisaie (1904), mort sous les coups d'un père ou d'une mère ou encore d'une tante lorsqu'il s'agit d'enfants de la campagne (Les Paysans - 1897, Dans lacombe - 1900, La Dame - 1882)...
Faut-il voir dans cette question, non pas un refus pur et simple de la maternité, nous n'y croyons pas car l'homme Tchekhov semble attiré par la compagnie des enfants et l'écrivain a écrit des textes magnifiques
ayant pour héros un enfant ? Faut-il penser que cet échec de la maternité est un silence gêné devant un problème que l'écrivain ne parvient pas à maîtriser ? Ou au contraire ressent-il que ce qui devrait être un
épanouissement, n'est qu'un obstacle car l'on a tendance à résumer la femme à sa seule question biologique qui l'enferme encore plus avant dans l'asservissement ? Faut-il voir alors dans l'enfant ou les enfants un
obstacle à la toute récente émancipation de la femme et Tchekhov, est-il ainsi en avance d'un siècle dans sa Weltanschauung et sa fiction, lorsqu'il donne une image de la femme libérée de toute contrainte due aux
enfants, lui laissant ipso facto les mains libres, et invente-t-il le concept que les féministes américaines puis européennes utiliseront au XXè siècle, lorsqu'elles exigent qu'on les considère non pas du point de vue de la
diversité des sexes mais bien de l'égalité devant le sexe ?
*
COMMENT ?
Ses contemporains lui reprochent tout autant de ne créer de fait que "des êtres sans existence et donc sans essence", in fine des personnages sans évolution aucune.
Les premières représentations de l'héroïne remontent à l'année 1880. Tchekhov n'est encore qu'un jeune homme passant son attestat zrelosty, équivalant de notre baccalauréat. Pour subsister alors qu'il est seul à
Taganrog, il envoie quelques anecdotes aux journaux humoristiques pour lesquels son frère aîné Alexandre travaille.
La famille Tchekhov vit déjà à Moscou après que le père s'est enfui nuitamment suite à une faillite de son épicerie qui sous-entend la prison en ces années. Tous subsistent dans un entresol humide, le père n'ayant pas eu l'autorisation de se rendre à Moscou, il ne peut trouver de travail. Lorsqu'Anton Pavlovitch les rejoint, muni d'une bourse pour payer ses études de médecine, la misère est à son comble.
Gagner de l'argent, rapidement, sans hypothéquer les études à l'université, devient une nécessité absolue à l'impasse pécuniaire. Le jeune écrivain témoigne d'abord par le biais de comptes rendus et historiettes plaisant au lecteur, qui y découvre une maïeutique actuelle et enrichissante. Sous divers pseudonymes ‒ il en aura jusqu'à quatorze ‒, Tchekhov relate des histoires amusantes dont la femme est le centre ; les boutades, introduites par des narrateurs omniscients objectifs en ces années d'écriture et qui donc ne traduisent en rien la pensée ou le regard de Tchekhov, sont souvent misogynes, époque oblige, et dénotent non le désir de créer deux marionnettes authentiques, mais bien d'essayer de représenter un homme et une femme dans toute l'exigence qu'ils éprouvent dans l'acceptation de leur identité propre, ce qui est novateur à ces années.
Dès 1885, Tchekhov relève ce qu'il considère inacceptable et peint pour le dénoncer, le portrait d'une femme pliant sous le joug imposé par l'homme.
Est-ce la seule et unique lecture possible à sa poétique ?
Si cela peut paraître vrai à première lecture, un autre niveau apparaît cependant déjà, un sous-texte dans ces textes des Lehrjahren, alors qu'Antocha n'a pas encore été détrôné par Anton Pavlovitch, où le cheminement de la femme est beaucoup plus complexe sous une simplicité de bon aloi, et tel un chemin de croix, consiste en chutes et relevailles témoignant de sa difficulté à être et à se libérer. Est-elle cependant futile, insignifiante, légère, superficielle et vaine cette jeune femme que nous découvrons ? S'il décrit avec constance la rébellion
dans la douleur d'être née femme, les cris des unes, les crises d'hystérie des autres, Tchekhov n'élude pas que son mouvement d'humeur est rarement couronné de succès car elle ne fait bien souvent qu'un pas en avant pour en faire quatre en arrière. Les narrateurs omniscients des récits concernés observent son dévergondage, son insubordination aux règles canoniques, ses tendances suicidaires qui brisent l'image de la femme traditionnelle pudique, innocente et pure, réclamée par les autorités et véhiculée par la littérature. Mais la pseudo sortie de la femme témoigne, force est de le constater, de sa fragilité psychologique qui la mène tout droit à l'échec. Car dans le désoeuvrement des jours, la longueur des nuits, la solitude des espérances, l'esprit de la femme est prêt à toutes les joies, à tous les hasards charmants. L'amour reste le rêve d'autre chose, sur lui repose encore et pour longtemps, l'espoir aussi minime soit-il de vivre, de construire quelque chose, de croire en quelque chose, de se voir dans les yeux d'un autre :
Irina ‒ "Je n'ai pas aimé une seule fois dans ma vie... Ah ! J'ai tant rêvé à l'amour, j'en rêve depuis longtemps, les jours et les nuits". (Les Trois Soeurs)
Lioubov' Ranevskaja ‒ "Et pourquoi le cacher, ou le taire : je l'aime, c'est clair... Je l'aime, je l'aime... C'est une pierre à mon cou et je coule avec elle ; mais j'aime cette pierre, je ne puis vivre sans elle..." (La Cerisaie)
Le temps des verbes est alors au passé itératif et les textes ont une structure fermée. Les incipit et les clausules se répondent dans un mot à mot parfait, soulignant la prison dans laquelle la femme est enfermée
dans un cercle sans fin ni commencement.
Tchekhov pose par le biais de cette héroïne une question qui nous interpelle encore aujourd'hui.
Il montre en effet que la domination d'un père ou d'un mari n'est pas une question purement sociétale due aux conditions historiques exceptionnelles. Il associe la jeune femme à la faute, la rendant complice du gâchis qui s'annonce, dénonçant sa faiblesse et déplorant sa complaisance, reprenant sans discontinuité dans un mot-à-mot presque parfait son mantra ‒ "nous sommes tous coupables" (My vse vinovaty) ‒ forgé lors de son voyage à Sakhaline, où "il a vu des gardiens aux nez rouges aussi corrompus que les bagnards et autres relégués", pensée qui ne le quitte plus depuis 1890. Autrement dit, Tchekhov essaie de comprendre les raisons qui ont poussé la jeune femme à s'enfermer soi-même, à bâtir de ses propres mains les murs qui l'entourent. L'exemple le plus abouti n'est-il pas celui "des Trois Soeurs" que rien ni personne n'empêche de repartir à Moscou, sinon elles. Dans le récit "Jour de fête", la jeune femme Ol'ga, brillante étudiante qui est revenue habiter la propriété de son enfance aristocratique après son mariage avec un roturier devenu président du tribunal, ne fait rien non plus pour retourner à la ville et reprendre des occupations intellectuelles ; elle se contente de se lamenter sur sa vie perdue au fin fond de la campagne...
Tchekhov ne donne cependant jamais à cette jeune femme, ce qu'elle désirait peut-être, le rôle de martyr. Au contraire, il souligne toujours son manque de courage, sa secrète envie de rester dans le statu quo ante, ces limbes où elle poursuivrait dans les gémissements une vie inconsistante.
Sans pour autant la juger :
"Les dramaturges contemporains farcissent leurs pièces uniquement d'anges, de monstres et de bouffons. J'ai donc voulu être original. Je n'ai pas créé un seul brigand, ni un seul ange... Je n'ai accusé personne, je n'ai acquitté personne..."
Face à elle, il place ainsi une autre femme, et c'est la représentation la plus intéressante et la plus innovante dans le corpus littéraire en Russie tsariste, qui étouffe parce qu'autour d'elle, tout étouffe et ressent la
transgression comme seul salut possible. Cette représentation concerne un grand nombre de femmes et ce, dès les débuts littéraires (Dans la nuit de Noël, 1883).
Dans son désir d'évasion d'un milieu mortifère, cette jeune femme franchit définitivement les barrières qui l'encerclent et que nous nommons "frontières".
Les passer équivaut à un exode dans un exil intérieur.
C'est une démarche d'une violence inouïe car il n'existe encore aucun modèle à suivre : il faut en effet tout quitter, tout risquer sans retour en arrière possible. C'est la démarche qu'entreprend Nina, la mouette, qui
tourne soudain le dos à une vie d'emmurée psychologiquement ‒ il est bon de noter que Nina possède un cheval et galope hors de la propriété, seule lui est interdite la maison où la bohême règne en maître, celle de
"l'autre côté du lac". Elle part pour Moscou et devient une femme déchue puisque ses parents ne lui permettent plus de revenir dans la maison de son enfance. Dans cette entreprise elle perd son statut social de barynja, n'est plus "Votre Grâce", et après qu'elle a gagné un engagement d'actrice dans une ville de province, elle emprunte pour s'y rendre des trains de troisième classe, où "les marchands vont lui faire des amabilités", ces hommes qui ne font pas bien la différence entre une actrice et une prostituée...
Ce concept de frontière joue un rôle déterminant et sépare le monde entre deux entités sans jamais les réunir : celle du "dedans" et du "dehors", opposition archaïque entre la maison et la forêt qui remonte aux contes, le "dedans" étant un lieu sécurisant, et le "dehors", celui de tous les dangers.
Qu'observe-t-on dans la poétique tchékhovienne sinon le retournement de cette convention ?
La maison, topos fondateur des textes car il n'est pas un récit où il ne soit évoqué, de même est-il le nexus de la dramaturgie, cette maison n'est qu'un lieu d'asservissement, de mort psychologique, d'absence, une antimaison dans la sémantique lotmanienne ("La Sémiosphère"). Qu'il faut fuir si l'on veut survivre. C'est la maison de Nina, celle de Ioulia (Trois années), de Lipa (Dans la combe), de Machen'ka (Les paysannes), de Vera (Retour au pays natal), de Nadja (La Fiancée) et des autres qui ne veulent pas mourir psychologiquement.
L'eau est alors marqueur de cette frontière à franchir ; c'est celle de la rivière qui entoure le domaine et que l'on a domestiquée pour borner le parc à l'anglaise (La Cerisaie), c'est le lac de La Mouette où se trouve
l'autre maison défendue car la bohême y règne (La Mouette), c'est la rivière qui traverse le village pour cause de commodité économique et vous sépare des jardins où l'on rencontre les fils des popes (Agafia), c'est la rivière où l'on navigue (Ariadna, la Cigale), que l'on traverse par le gué pour se rendre à son école (En chariot), ce sont les larmes que l'on verse enfin ou pour la première fois et qui inondent le visage (Nina, la Mouette, Lipa, Dans la combe)... À chaque fois, elle agit telle l'eau baptismale qui permet au baptisé de renaître et de vivre. Lorsqu'elle est dévoyée par un tuyau, elle sert de catalyseur pour s'éloigner d'un monde de trivialité (La fiancée), lorsqu'elle est bouillante et jetée sur le nourrisson, elle agit tel un baptême satanique mais lancée par une femme qui fait commerce de vodka (eau de vie alors qu'elle est poison), elle donne la victoire à l'enfant défunt dont la mère s'occupait de l'eau de la lessive et du nettoyage (Dans la combe). La neige, ce miracle tombé de cieux, en fait tout autant. C'est pendant la tempête de neige que Raïssa acquiert
une force de résistance à l'emprisonnement jusqu'alors insoupçonnée (La Sorcière), ce sont les sanglots de jeunes prostituées dans la rue Sobolev à Moscou enfouie sous la neige qui amènent le jeune étudiant à une
révision de vie à leur encontre (Une crise de nerfs). L'eau de la mer, la rosée sur l'herbe du petit matin (roza na trave), le gel qui prend les bouleaux, le brouillard du matin, la glace des rues, entourent d'un halo l'amour que Gourov et Anna se donnent désormais jusqu'à la fin des temps (La Dame au petit chien).
Ce départ souligne la dichotomie entre "l'ici" et le "là-bas", "l'avant" et "l'après", le "bas" et le "haut" car c'est plus à la vie de l'esprit qu'à toute mesure triviale qu'il s'adresse.
Cette tragédie qui devrait anéantir la jeune femme, est au contraire catharsis.
Elle lui permet alors d'entrer dans une autre "dedans", celui que les psychanalystes allemands nomment "Ich Raum", un domaine inviolé qui n'appartient qu'à soi et dont on occupe tout le champ sémantique et
lexical et que nous traduisons par "Je". Ainsi Nina a-t-elle occupé un cercle où Treplev était présent et élément "transgrédient", puis elle a occupé celui où Trigorine l'est à son tour, après la mort de son enfant et
l'abandon de l'homme aimé, Nina occupe troisième cercle sans que personne ne puisse envahir ce champ sémantique. De même en est-il pour Nadja, la fiancée, dans le récit éponyme qui passe du cercle de sa famille et fiancé, à celui de son cousin, pour finir par occuper tout l'espace qui la concrétise et où elle n'a besoin de personne.
Pour ce faire, il lui a fallu passer du monde des illusions à celui de sa vérité. La récurrence du couple verbal "kazalos'/okazalos'", (il lui semblait que/elle avait la certitude de) est le point de basculement, de
retournement, de passage de la frontière sémantique et par là-même topographique, géographique, psychologique et philosophique qui mène la jeune femme par un chemin éthique et esthétique à la liberté
intérieure, loin du mensonge vers celui de sa vérité.
Il est particulièrement intéressant de remarquer que lorsque la jeune femme est prisonnière et qu'elle parle au passé, elle n'utilise jamais le pronom personnel qui la désigne ; dès qu'elle a pris son destin en main, et parle au présent et surtout au futur, ce même pronom est toujours accolé au paradigme verbal. La langue russe en effet permet l'identification de la personne par le suffixe postposé sur le verbe désignant la personne, ce qui rend possible mais non obligatoire la présence du pronom personnel. Ainsi, Tchekhov accentue-t-il la prise de
pouvoir de cette jeune femme qui dorénavant dit : "Je", témoin de son indépendance nouvelle et inconditionnelle.
Il nous faut insister sur le fait que cette prise de conscience a souvent lieu dans un jardin planté de pommiers - arbres de la connaissance ‒ (La fiancée, Ma Vie, Pour de petites pommes, etc...) On peut nous rétorquer que Tchekhov a construit un monde fictionnel autour précisément d'une cerisaie et non d'une pommeraie, en faisant "le plus beau jardin de Russie" et où les femmes se trouvent confrontées à une "frontière" avant que les arbres soient abattus et le majordome emmuré. Il est bon de remarquer que ce choix fut décidé deux ans avant l'écriture, dans une envie de blanc total :
"Après le 20 février, je pense me mettre à ma pièce et la finir pour le 20 mars. Tout est prêt dans ma
tête. Elle s'appellera "La Cerisaie", aura 4 actes ; dans le premier acte, par les fenêtres, on voit les
cerisiers en fleurs, comme si le jardin était tout blanc... Les dames habillées de blanc, dehors il
neige..." (lettre à Stanislavski, 5 février 1903)
créant à l'avance le monde abstrait du peintre Malevitch et son "Carré blanc sur fond blanc"... Les fleurs de pommiers sont roses et étaient de facto exclues de la genèse de la pièce...
Ce n'est pas alors à une évolution du personnage féminin que nous assistons mais à une rédemption qui est une véritable révolution. La femme n'est plus objet mais sujet de sa vie. Elle passe du "Je ne savais pas" (ne znala) à "Je sais" (Ja znaiou) dans une solitude choisie. Les textes concernés ou les lignes axiologiques des personnages féminins ont alors une structure ouverte et, pour ce faire, Tchekhov utilise toutes les subtilités de la grammaire russe.
Les verbes sont alors au perfectif qui engage le futur sans aucun retour possible en arrière. Aucun incipit ne se retrouve en clausule comme c'est le cas dans le récit Volodja le grand et Volodja le petit. Nul départ de train
ou de bateau ne rythme l'arrivée ou le départ de la jeune femme, nulle rivière que l'on traverse et retraverse chaque jour (Agafia), nulle ville d'où l'on est venue et où l'on repart.
Le conditionnel joue tout autant le rôle d'ouverture placé tout à la fin des récits (Un malheur, Les Trois Soeurs). Les verbes de mouvements unidirectionnels au passé, à l'infinitif, au futur, expriment en temps réels
un déplacement unique dans une direction définie sans qu'aucun retour ne puisse être envisagé. Les impératifs affirmatifs sont employés à foison, eux qui dans la langue russe, tournent les textes vers un futur d'où il n'est aucun possible retour en arrière, eux aussi. Les adverbes à caractère duratif préposés aux verbes au présent, entraînent eux aussi l'ouverture.
Alors que le code de la famille en Russie tsariste donnait à sa parentèle la possibilité de mettre en prison ou enfermer dans un couvent la jouvencelle récalcitrante, Tchekhov met son monde dans un envers symbolique en la parant de symboles ascensionnels, lui donnant des ailes (Irina), la comparant à un oiseau (Nina la mouette, Lipa, l'alouette), et en lui offrant tout le ciel en diamants (Sonja). Il la met en chemin (La Mouette, La Dame au petit chien, En Chariot, Une histoire ennuyeuse, La Fiancée), lui fait escalader une échelle avant de découvrir le mystère de l'amour (Dans la nuit de Noël, Ma Vie), admirer un sentier qu'elle croit avoir déjà emprunté (Trois années). En suivant la route, elle quitte un lieu d'asservissement (Les Paysans), elle rêve de liberté (Les Paysans), elle meurt en trouvant sa vérité (Les Paysannes), elle chante (Dans la combe) et pleure (L'Étudiant).
Le chronotope avait été subverti, c'est au tour de la gamme chromatique de l'être. Le blanc et le noir ne revêtent plus dans la poétique la signification initiale attribuée dans l'imaginaire collectif par les peintres et les instances religieuses depuis la nuit des temps en occident. Le blanc vêt, il est bon de le remarquer, la jeune femme lorsqu'elle est morte psychologiquement, et le noir la protège dès qu'elle est devenue maître de sa vie et qu'elle est libre.
Dans la poétique tchékhovienne, Eros ne mène donc pas à Thanatos, c'est le contraire qui survient. C'est ainsi Thanatos qui entraîne vers Eros
La poétique cède alors la place à la légèreté et à l'optimisme. Et cette jeune femme en est le témoignage.
*
Signature :
FRANCOISE DARNAL LESNE docteur en études slaves,
L'ambition de Tchekhov était "de dire aux Russes combien ils vivaient mal", entravés qu'ils étaient par la poshlost', terme difficilement traduisible et qui signifie trivialité, a priori, mesquinerie, conformisme,
obscurantisme et idées toutes faites.
Anarchiste Tchekhov ? Voulant faire régner le chaos là où l'ordre est établi, nous ne le croyons pas. Il a trop de respect pour le mariage dès qu'il est décidé par les deux personnes concernées dans un respect mutuel et un amour profond.
Subversif, certes, et ô combien ! La jeune femme "sans existence et sans essence", que rien ne distinguait des autres et que l'on avait contrainte à rester dans l'ombre est, dans la poétique, la plus étonnante figure du retournement de la convention qui a toujours placé la femme sous le pouvoir de l'homme.
Le laconisme délibéré la concernant nous est alors compréhensible car c'est à l'âme de cette jeune femme que Tchekhov s'intéresse, à "l'esse" qu'un simple regard ne décèle pas, c'est-à-dire à sa vérité et à la beauté
de son monde intérieur qui la mènent vers la liberté.
Elle n'est pas alors l'égale de l'homme dans une représentation purement sociale, mais une personne prise dans son intégrité.
La modernité de Tchekhov saute alors aux yeux à travers l'écriture de ce personnage. Ce qui me permet de dire qu'il est un féministe et non "un tueur d'espoir".
1890 - Le voyage à Sakhaline - une itinérance littéraire
Seule et unique expérience de l'écrivain-médecin dans la région du "Dal'nij Vostok" autrement dit l'Extrême Orient., ce n'est pas le premier en encore moins le dernier des déplacements tchékhoviens, tant s'en faut. Anton Pavlovitch ne tient pas en place, il "court" de Moscou à Pétersbourg, visite la Crimée, suit la "route militaire" qui traverse le Caucase et se rend à Bakou... Tout cela avant 1890. Trois mois après son retour, et à peine remis de ses fatigues, le voici reparti pour l'Italie... Par la suite, les "excursions" sont incessantes, qui le mènent à travers l'Europe jusqu'aux portes de l'Espagne, en Italie de nouveau, à Paris, à Nice où il séjourne plusieurs mois à chaque fois, en Russie jusqu'à l'obligation thérapeutique de vivre à Yalta ‒ sa chaude Sibérie ‒ d'où il s'échappe régulièrement pour se rendre à Moscou puis en Allemagne où il meurt à Badenweiler en 1904.
Les raisons de cette équipée restent encore obscures de nos jours - mort de son frère Nikolaj, envie de solitude, besoin de se prouver qu'il peut s'étonner lui-même (il a déjà eu 11 hémoptysies avant le départ et connaît parfaitement les raisons de sa maladie et leur suite inéluctable même s'il s'en cache auprès des siens.)
Plus prosaïquement, Tchekhov succombe-t-il tout simplement à un rêve d'espaces inconnus ? À un égarement de l'esprit qu'il nomme non sans humour "Mania Sacchalinosa" ? Ou encore à une mise en danger dans une vie qui lui a déjà apporté la reconnaissance de ses pairs ‒ il a reçu le prix Pouchkine en 1887 pour son recueil "Dans les ténèbres", écrit "La Steppe", "Ivanov", son premier opus théâtral a été joué sur une scène moscovite, le théâtre Korch, en 1887 également, il est un écrivain lu et apprécié depuis que l'écrivain et critique Grigoriovitch l'a sommé de ne plus galvauder son talent dans une littérature sans envergure, Aleksej Souvorine le publie ‒ il est enfin un médecin installé dans sa commode à tiroirs de la Sadovaja Kudrinskaja, et vit déjà confortablement, bien qu'il ne cesse de pester contre les maudits roubles qu'il lui faut gagner coûte que coûte...
Parentèle et amis proches prennent le voyage pour une entreprise particulièrement hasardeuse en ces années où le Transsibérien n'existe pas encore. Tous le dissuadent de partir, un seul, Aleksej Souvorine, lui délivre, de guerre lasse, un laisser passer de journaliste, sauve-conduit qui lui permet de se déplacer dans l'Empire. Les autorités russes et le gouvernement ne lui ont octroyé en effet aucun propusk, peu désireux de le voir mettre le nez là où il ne faut pas et dénoncer des pratiques que l'on préfère cacher.
La question du bagne est d'importance en ces années en Russie tsariste, synonyme qu'elles sont, de répression face à la montée des poussées révolutionnaires.
À tous, il répond non sans humour :
"Je veux simplement écrire cent ou deux cents pages et payer ainsi ma dette envers la médecine, à l'égard de laquelle je me comporte, vous le savez, comme un vrai porc... [...]Je suis ukrainien et déjà j'ai commencé à m'adonner à la paresse. Il faut se mater. Admettons que mon voyage ne serve à rien, qu'il soit entêtement et caprice ; réfléchissez un peu et dites-moi ce que je perds en partant !"
Tchekhov, il faut le souligner, n'est ni le seul intéressé ni un précurseur dans son désir fou de se rendre à Sakhaline. Mais reste le seul à tenter le voyage en 1890...
Faisant écho à l'Abolition du servage en 1862, le bagne et la relégation sont, en effet, un questionnement sociétal en Russie tsariste depuis la réforme judiciaire de 1864. L'ancien système était archaïque, bureaucratique, pesant et corrompu. La mesure la plus importante consiste à séparer les tribunaux de l'administration. La justice devient ainsi une branche à part entière des pouvoirs publics. Les juges ne peuvent être révoqués ou mutés qu'en vertu d'une décision judiciaire. Cette réforme crée en Russie l'ordre des Avocats qui va très vite jouer un rôle public de premier plan. Il n'y a désormais que deux procédures possibles, l'une normale et l'autre abrégée. Les crimes graves sont jugés par un jury tandis que les délits et litiges mineurs relèvent des juges de paix. Tous les Russes sont égaux devant la loi et devraient être traités de la même manière. Portée par le ministre de la Justice, Dimitri Zamiatnine et son adjoint Serge Zaroudny, elle est la réussite des "grandes réformes". Pratiquement du jour au lendemain, le système judiciaire russe qui était un des plus iniques, devient l'un des meilleurs du monde civilisé.
Une des conséquences en est l'abolition de la peine de mort. Il y a donc davantage de prisonniers, qu'ils soient criminels ou politiques. Et la Sibérie est, pour ainsi dire, devenue trop petite (les Décembristes ont été internés à Tchita, Dostoïevski à Omsk), et les camps de la Kolyma n'existent pas encore.
Obligation est faite d'élargir le bagne préexistant de Sakhaline dès 1870 avec l'idée d'une colonisation ; les forçats, ayant purgé leur peine, ne pouvant revenir en Russie, deviennent des relégués puis des colons que l'on parque à Sakhaline. Primo, entourée par une mer glaciale, on ne s'en évade pas facilement. Secundo, le pouvoir est persuadé que son territoire est riche (mines, terrains vierges, pêche). On multiplie donc les convois de déportés... jusqu'à alerter la conscience collective au point que nombre d'enquêtes sont faites et paraissent dans les journaux.
Tchekhov semble entrer de plain-pied, dès sa décision prise de se rendre à Sakhaline, dans une "guerre" de dénonciation du bagne avant même que de partir ‒ il utilise ce terme précisément, puis, lors du voyage, fait référence à l'asiatchina qui se déchaîne contre lui, due aux éléments de la nature en furie, mot composite qui fait écho à l'opritchina, déferlante soldatesque particulièrement meurtrière pendant le règne d'Ivan le Terrible.
"Dans votre lettre ‒ écrit-il à Souvorine, le 9 mars 1890 ‒ vous me dites que Sakhaline n'est utile à personne ni intéressante pour quiconque. Puisse cela être vrai ! Sakhaline est inutile et inintéressante à la seule société qui n'enverrait pas des milliers de gens et ne paierait pas pour les hommes qu'elle expédie là-bas. Sakhaline est un lieu d'insoutenables souffrances... Je regrette de ne pas être sentimental, car je dirais que Sakhaline est un lieu où l'on devrait aller en pèlerinage comme les Turcs vont à La Mecque... Non, je vous assure, Sakhaline est utile et intéressante et on peut seulement regretter que ce soit moi, et non quelqu'un d'autre plus au fait des choses et surtout plus apte à réveiller l'intérêt de la société qui aille là-bas...".
S'intéresser au voyage, c'est aussi s'interroger sur le genre de Sakhaline. Serait-ce un essai purement scientifique où les spécificités d'écriture tchékhoviennes ne laisseraient pas leur empreinte ?
Sans pour autant occulter le témoignage historique et sociétal, voire politique de ce brûlot qui mit à mal tout un chacun, de l'intelligentsia aux portes du pouvoir et oblige la justice tsariste à des aménagements, mettre en avant les procédés littéraires qui innervent les textes, peu explorés jusqu'à nos jours, est le propos de cette intervention.
***
L'équipée de Moscou à Sakhaline couvre quelque 12 000 verstes (environ 12 000 km et 6400 à vol d'oiseau) et débute en mars 1890 pour se terminer en décembre de la même année (soit 3 mois de voyage, trois mois et deux jours sur l'île, et retour par bateau par Vladivostok, Hong Kong, Singapour, Ceylan, Le Sinaï, le Canal de Suez, la mer Égée, le détroit des Dardanelles, la mer Noire et Odessa où il reprend le train pour Moscou). Neuf mois au total.
Anton Pavlovitch a voulu de toutes ses forces, suivre l'itinéraire qu'empruntent les condamnés, tête rasée et fers aux pieds, et supporter ce que l'imaginaire collectif sait être un premier enfer sur terre, le Trakt ou Vladimirka.
Train jusqu'à la Trinité St Serge, vapeur sur la Volga à bord de "l'Alexandre Nevski" (p. 54), puis sur la Kama à bord du "Perm-Nijni" (p. 61), étapes en tarantass ou à cheval jusqu'à Ekaterinenbourg (p. 64), Tioumen (p. 71), Ichim (p. 73), Krasnoïarsk (p. 110), Irkoustsk (p. 115), Baïkal (p. 132), Nikolaïevsk (p. 160), relais sur les routes, bacs pour traverser les fleuves, voitures postales, traversée de champs inondés (p. 74, 90). Il achète une voiture qui ne cesse de se rompre dans les ornières (p. 95), puis navigue en vapeur, "L'Ermak", sur l'Amour (p. 137), puis "Le Baïkal" dans le détroit de Tartarie (p. 161).
Il a 30 ans. Subit la morsure des punaises (p. 136), la nourriture infecte (p. 99), la fatigue incessante, le manque de sommeil (p. 101), le linge sale (p. 125), les insultes des bateliers (p. 20, I), la peau qui se change en "écailles de poisson" (p. 119) à cause du vent, de la poussière et des toilettes rudimentaires...
Carte du voyage en annexe de "Lettres de voyage", Paris, L'Harmattan, traduction et préface de Françoise Darnal-Lesné.
Trois sortes de documents nous sont parvenus que l'on dissocie la plupart du temps et occupent le volume entier 14-15 de l'édition bleue éditée par "Nayka" en 1978 concernant ce tome, et une grande partie du tome 4 de la correspondance qui en comprend douze.
1. Le premier, épistolaire - quelque 40 lettres écrites en route et au jour le jour ‒ destiné à sa parentèle et son premier cercle, dont Souvorine.
2. Le deuxième, journalistique - publié dans "Temps Nouveau" ‒ cible les lecteurs (60 000).
3. Le troisième, un essai, témoignage pour les autorités gouvernementales et jusqu'au tsar lui-même (14 000 abonnés à la revue mensuelle "La Pensée russe").
Textes disparates certes mais qui cependant s'agrègent, s'entrecroisent, se superposent. Un puzzle où chaque mot mène à un autre.
Il s'agit de la confrontation entre un seul et même héros, Sakhaline, et un narrateur "je", (Я), Tchekhov.
Le tout écrit selon un procédé littéraire que Tchekhov expose à son frère Aleksandr pendant l'écriture d'Ivanov en 1887 : "Je mène tout l'acte tranquillement et doucement, mais à la fin, pan dans la gueule du spectateur".
Il est parti le 21 avril et jusqu'au 7 mai, ses impressions ne nous sont connues que par des lettres.
À l'exaltation du départ "je disparais" suivi de ""Si les ours et les bagnards ne me mangent pas à Sakhaline, si je ne meurs pas d'un typhon au Japon ou de la chaleur à Aden, je reviendrai en décembre et me reposerai sur mes lauriers en attendant la vieillesse dans la plus totale oisiveté." (à Leontiev, 16 mars 1890),
succède un autre discours, changé dans ses intonations car l'homme change.
Le voyageur fiévreusement en quête d'un ailleurs qui lui semble s'éloigner au fur et à mesure qu'il avance, fait face en effet à un nouvel environnement spatial et temporel, inconnu de lui jusqu'alors.
Se mettent en place, c'est une évidence, les schémas selon le principe d'une opposition des contraires, observé dans tout texte tchékhovien dès les débuts littéraires et qui mène à un résultat paradoxal quant à la convention.
D'un côté, un monde clos où Tchekhov se réfugie face aux intempéries (cabine de vapeur, voitures postales, relais de poste, barques, tarantass).
De l'autre, la vastitude de la Sibérie.
Nous assistons de facto à la confrontation de l'ici et du là-bas, du dedans et du dehors, selon le modèle archaïque qui remonte aux contes de fées, la maison versus la forêt. Rester dans la maison, est synonyme de vie, se rendre dans la forêt, annonce de mort car elle est le domaine de la sorcière, des esprits malfaisants, des loups.
Or, qu'observons-nous dans la poétique ? Et dans ces lettres en particulier ?
Rester dans la maison, équivaut à mourir psychologiquement à petit feu, couvé par une parentèle qui étouffe toute manifestation, d'où qu'elle vienne. Aller dans la forêt est au contraire, renaissance, voire résurrection.
N'est-ce pas parce qu'elle s'enfuit à Moscou rejoindre l'homme qu'elle aime que Nina, "La mouette" devient maître de sa vie, même si "cette vie est grossière" ? N'est-ce pas parce qu'elle quitte la maison familiale que Nadia, "La fiancée", trouve son intégrité en tant que personne humaine ? Et que Kleopatra, "Ma Vie", tournant le dos à une existence d'emmurée, découvre "qu'à la loi patriarcale, on peut substituer l'amour" ?
Dans ces lettres de voyage, la maison est la Russie traversée en une petite semaine, pour s'enfoncer dans la forêt qu'est la Sibérie où il survit plus de deux mois, du 29 avril au 11 juillet, date de son arrivée à Sakhaline. On lui avait déconseillé de partir, puis devant son insistance, on avait exigé qu'il prît un révolver et un couteau pour se défendre...
Que découvre-t-il sinon le retournement de la convention, et donc la subversion du schéma traditionnel dans la représentation du topos conformément à toute la poétique où il est érigé en matière de pensée, et ce, alors qu'il signe encore Antocha Tchekhonte.
Lorsqu'il était à Moscou, alors qu'il était entouré de sa parentèle et semble-t-il protégé, il était prisonnier de son environnement le plus immédiat, des a priori, du mensonge, des illusions, de la tyrannie des autres, Moscou étant de facto une anti-maison selon la terminologie de Iouri Lotman.
En Sibérie, alors qu'il est seul, "un orphelin" selon ses dires, à la merci de passeurs de bac, voituriers, logeurs dans un espace inconnu et adversatif (pluie, neige, brouillard, inondations, froid, punaises, mauvaise nourriture), il découvre la liberté, la "volja", c'est-à-dire la liberté de penser par soi-même, de croire, de vivre et la tolérance qui en découle. Il constate de visu l'indépendance qu'ont acquise les hommes, leur affranchissement incarné par les milliers de vagabonds-colons, les exilés politiques polonais, les relégués juifs, il assiste ébahi, à l'égalité homme/femme dans les attributions matérielles, à l'amour d'enfants choyés alors qu'il a été un enfant battu... Il emploie le terme "volja", ce domaine qui n'appartient qu'à soi et non la "svoboda", liberté octroyée par les autorités et seul vocable utilisé dans Sakhaline, sauf lorsqu'il s'agit de fuyards que l'on reprendra vite et qui sont "na volje" pour quelques heures, quelques secondes, choix délibéré de leur part avec toutes les conséquences y afférant...
En Sibérie, Tchekhov échappe de facto, nous le lisons, aux codes de Moscou, à l'arbitraire du régime imposé par Alexandre III ‒ il règne depuis la mort d'Alexandre II en 1881 et a lui-même survécu à plusieurs attentats ‒ à la russification à marche forcée, d'où les exilés polonais, au slogan "orthodoxie-autocratie-nationalisme" prôné par les réactionnaires effrayés par les mouvements révolutionnaires, d'où les condamnés politiques, aux règlements temporaires, au numerus clausus, aux zones de résidence, aux pogromes le plus souvent organisés par les autorités, d'où les exilés juifs...
"Ici, on n'a pas peur de parler haut et fort. Il n'y a personne pour vous arrêter ou vous envoyer au bagne, la liberté s'est infiltrée, ô combien. Les gens sont de plus indépendants et suivent leur logique. S'il arrive un quelconque malentendu à Oust-Kara, là où travaillent les bagnards - beaucoup d'entre eux sont des politiques et ne travaillent pas ‒, c'est toute la région de l'Amour qui s'indigne. La délation n'est pas admise. Un prisonnier politique en fuite peut voyager en toute liberté par vapeur jusqu'à l'océan sans avoir à craindre que le capitaine ne le dénonce. Cela s'explique en partie par la totale indifférence envers tout ce qui se passe en Russie. Chacun se dit : "Qu'est-ce que j'en ai à faire ?" (p. 150).
"Je suis amoureux de l'Amour ; j'y vivrais volontiers une année ou deux. C'est tout à fait beau, vaste, libre et tempéré. La Suisse et la France n'ont jamais connu une telle liberté. Le dernier des exilés respire plus librement sur l'Amour que ne le fait le tout premier des généraux en Russie" (lettre à Souvorine, 27 juin 1890 (p. 154-155).
Il a déjà dénoncé ces faits dans un récit "Le bourbier" paru en 1886 où une jeune femme juive se moque avec insolence de l'orthodoxie, osant mettre sur le même plan deux religions, preuve de ce qu'une zone de résidence n'enlève en rien la vie de l'esprit tandis que les cerveaux russes orthodoxes, en toute apparence libres, meurent encalminés par les a priori. Le texte n'a paradoxalement pas subi les foudres de la censure car les propos iconoclastes, proférés par une femme, ne méritent sans doute pas attention. Il reprend ce même thème, mais avec un petchenègue dans le récit éponyme, en 1897, alors qu'il se trouve à Nice et lit le fameux "J'accuse" de Zola.
De la même manière, assistons-nous au retournement de la convention concernant le cadre temporel, celui de l'avant et de l'après.
Le temps des lettres est chaos. Les verbes n'obéissent plus à aucune règle de mise en marche de la ligne narrative, ni à une succession d'actions singulières indexées sur le temps, conformément à l'ordre du temps chronologique. Il n'est plus qu'une entité subjective, un millefeuille émotionnel, à ses dires, une "salade russe".
D'une part, le temps joue le rôle d'aimant. Les retards sont vécus comme autant de tragédies car ils peuvent faire rater un vapeur. Tchekhov, obsédé au point de ne plus penser qu'au nombre de verstes à parcourir pour parvenir à temps à Sakhaline, a organisé en amont, en bon scientifique et cartes à l'appui, les réservations de bateaux, de voitures, de places dans des auberges, mais il est prêt à tous les risques, dont celui de se noyer.
D'autre part, ces mêmes heures passées devant les eaux dans l'attente d'une barque soulignent la confrontation de l'avant et de l'après et la vacuité de toute chose.
Il est venu dans ces contrées inconnues de lui, bercé dans le monde des illusions cartographiques et temporelles.
Il entre de plain-pied dans une vérité nouvelle.
C'est en Sibérie, qu'il est appelé à accepter un autre temps, autrement dit, à philosopher...
Le temps, sien dorénavant, traversé par un mouvement antithétique d'actions et de pauses, ne brise-t-il pas alors ses certitudes jusqu'à être saisi d'une sorte d'hallucination au point de prendre pour un mirage l'arrivée d'une barque dans le désert aquatique où il patauge ad nauseam ?
Son immobilité forcée confrontée aux étendues d'eau stagnantes et, à ses yeux, maléfiques, est de facto un face-à-face moins physique qu'existentiel et met en avant la lutte primitive que se livrent le chaos et le cosmos, la déraison et la raison.
"Le 7 mai, lorsque j'ai demandé des chevaux, un voiturier indépendant m'a répondu que l'Irtych avait débordé et inondé les champs, que le Kouzma y était allé hier et en était revenu avec beaucoup de peine, qu'il était impossible de partir et qu'il fallait attendre... J'ai demandé : ‟ ‒ Jusqu'à quand faut-il attendre ?". La réponse ‟‒ Dieu seul le sait !"
C'est imprécis !
Bon, soupçonnant que la crue de l'Irtych avait été imaginée dans le seul but de ne pas me transporter de nuit dans la boue, j'ai protesté et donné l'ordre de se mettre en route. Le paysan qui était au courant de la crue par le récit de Kouzma, mais ne l'avait pas constatée par lui-même, s'est gratté la tête puis il a accepté... La boue, la pluie, un vent mordant, le froid... et les bottes de feutre aux pieds.
Nous avançons, avançons et tout à coup, devant nos yeux, voilà que s'étale un lac immense, la terre en émerge çà et là en taches où pointent quelques arbrisseaux ‒ des champs inondés.
Nous commençons à naviguer sur le lac...
Le lendemain, ils n'ont pas voulu me transporter par le bac : le vent. Il a fallu prendre une barque. Je traverse la rivière, la pluie cingle, le vent souffle, les bagages prennent l'eau, les bottes de feutre que j'avais mises à sécher sur le poêle pendant la nuit sont à nouveau glacées... Assis sur ma valise, j'ai attendu toute une heure sur la berge qu'arrivent les chevaux envoyés du village...", p. 91.
Ce temps "secoué", subverti ‒ ne neige-t-il pas tandis que gronde l'orage et qu'un vent fort se lève ‒ entraîne une revalorisation de tous les paradigmes.
Et reste source d'embrouillamini au point qu'il se sent déboussolé, ce que nous appellerions de nos jours, en jet-lag permanent. Roulant jour et nuit, ne dormant que quelques heures, partout et nulle part, s'assoupissant parfois sur quelques sacs de grain avant que le voiturier ne le réveille, il ne sait plus qui il est au point de signer d'un magistral Homo Sachaliensis ou Votre Antoine avec l'intuition que l'homme qu'il fut, disparaît à tout jamais. Tout retour en arrière semble à ses yeux être impossible et impensable : le temps présent utilisé ne fait que souligner l'atemporalité du moment qui sous-entend l'éternité...
"J'ai l'air d'un vagabond, mes traits disparaissent"
Épaulant le même processus de subversion du chronotope, la gamme chromatique subit, à son tour et comme toujours dans la poétique, le retournement de la convention.
La couleur joue un rôle en effet déterminant dans la révolution qui s'instaure dans les textes, on peut dire qu'elle est une des architectoniques qui les traversent, en particulier lorsqu'il s'agit des femmes. Lorsqu'elles sont prisonnières en effet d'anti-maisons, elles sont vêtues de blanc, tandis que lorsqu'elles s'ouvrent au mystère qui les habite désormais, elles portent le noir...
Le paysage et les tonalités qui le décrivent, soutiennent en effet l'évolution et le ressenti des personnages. Il en est ainsi dans ces lettres.
En Russie, prison à ciel ouvert, les campagnes sont en fleurs, les palissades croulent sous les lilas, les seringats, les pétales mousseux des cerisiers, tandis qu'en Sibérie, pays de la liberté, la terre est brune et couverte çà et là, et il neige à la Trinité... Le gris des rives, les eaux déchaînées des rivières en crue, grises elles aussi, les fumées dans les boulaies où l'on brûle l'herbe de l'an passé, la neige, les brouillards soutiennent sa découverte d'une vie autre dans la quête de soi.
Dans ses vêtements décolorés, tachés, en loques, et alors que son visage est couvert de la poussière de la route, et que "de son corps coule une eau brune" quand il peut enfin se rendre aux bains, Tchekhov, dépossédé, mûri, délaisse l'anecdotique de son voyage, pour se laisser gagner par une ascension intérieure qui le mène au dépassement de soi (il ne renonce pas au voyage malgré les difficultés), proche de l'ascèse. Au dépouillement de la nature, correspond le dépouillement de l'homme Tchekhov qui entre dans une existence nouvelle, une vie seconde dans la recherche de l'Être.
"Autour de moi le désert, la désolation ; seule est visible la rive nue et sombre de l'Irtych... La rive du fleuve surplombe en pente douce le niveau de l'eau d'une archine, elle est argileuse, nue, rongée, visiblement glissante... L'eau est trouble... Des vagues blanches fouettent l'argile, l'Irtych ne fait aucun bruit mais laisse entendre un son étrange, donnant l'impression que quelqu'un frappe sous l'eau sur des tombeaux... L'autre rive est un désert total..." (lettre à M.V. Kiseleva, p. 74)
*
Les envois à "Temps Nouveau" sont au nombre de 9. Les cinq premiers ont été écrits entre le 7 et le 13 mai sur la route qui le mène à Tomsk où il parvient le 16. Les deux suivants, le septième et huitième, l'ont été à Tomsk où il séjourne jusqu'au 20 mai, respectivement le 15 et 18 mai. Les deux derniers à Sakhaline où il est arrivé le 11 juillet, sont rédigés le 24 juillet et le 23 août. Ils reprennent peu s'en faut les mêmes thèmes que les lettres sans être toutefois un bis repetita des missives mais un message brûlant à faire à tout prix connaître aux lecteurs de "Temps Nouveau" et à leurs amis. Il semble que les messages du Baïkal et au-delà aient été perdus !
La pensée a pris corps.
Qui le hante, dorénavant à fleur de peau. Elle est ici la réponse à tous ceux qui, in fine, lui reprochent de n'écrire que sur des riens.
Quant à Souvorine, en relayant le propos de Tchekhov, il donne à "Temps Nouveau", une dimension qui jusqu'alors lui fait défaut. Journal de droite, proche du pouvoir, son propriétaire peut, au-delà d'un intérêt bien compris, ouvrir les yeux de ses abonnés certes, mais tout autant capturer l'attention de nouveaux lecteurs, attirés par le seul nom de Tchekhov.
"Le jour de mon départ je vous avais promis de vous envoyer mes notes de voyage dès que j'aurais quitté Tomsk puisque la route de Tioumen à Tomsk a déjà fait l'objet de nombreux récits exploités des milliers de fois. Mais dans votre télégramme vous avez souhaité avoir au plus tôt mes impressions de Sibérie et, qui plus est, Monsieur, vous avez eu la cruauté de me faire le reproche d'avoir une mémoire défaillante, c'est-à-dire, de vous avoir tout simplement oublié. Mon Cher, il était tout simplement impossible d'écrire : j'ai consigné mon journal au crayon et ne peux vous proposer maintenant que ce qu'il contient. Afin de ne pas disserter trop longuement et ne pas m'égarer, j'ai divisé mes notes en chapitres. Je vous en envoie six. Ils ont été écrits spécialement pour vous. Je ne l'ai fait qu'à votre intention et, pour cette raison, n'ai pas craint d'être trop subjectif ni d'avoir introduit plus de sentiments et de pensées tchékhoviens que sibériens. Si vous trouvez quelques pages intéressantes et dignes d'être imprimées, donnez-les à la toute bienveillante connaissance du public sous ma signature et publiez-les en courts chapitres et au compte-gouttes. Le tout pourrait s'appeler "De Sibérie", puis "Au-delà du Baïkal', puis "De l'Amour" et ainsi de suite... Vous recevrez une deuxième partie d'Irkoutsk où je me rends demain ; je n'y serai que dans dix jours car la route est mauvaise. Je vous enverrai encore quelques chapitres que vous publierez ou non. Lisez-les et s'ils vous ennuient, télégraphiez-moi : "Calme-toi !"
L'écrivain-médecin a compris la force du nouveau media, le journal, pour informer "l'arrière", c'est-à-dire les lecteurs, et par là-même, le monde. Il n'invente pas le genre, il suit, force est de le constater, la démarche initiée par Tolstoï dans les "Récits de Sébastopol" où "le héros du récit, le héros que Tolstoï aime de toutes les forces de son âme, qu'il s'est efforcé de reproduire dans toute sa beauté, qui a toujours été, est et sera toujours plus admirable, c'est... la vérité".
C'est bien de vérité qu'il s'agit.
Tchekhov se sent l'intermédiaire entre une "communauté imaginaire", les lecteurs et l'actualité qu'il envoie presque sur le vif ou, du moins, avec un décalage temporel de plus en plus faible si bien qu'il devient un "faiseur d'opinion".
Tchekhov s'investit à fond dans son rôle. Le héros étant absent du propos, Tchekhov-narrateur cherche, en toute évidence, à mettre en avant le mensonge véhiculé par les autorités concernant la Sibérie. Les voituriers, les relégués, les marchands, les aubergistes, les postillons, de pauvres hères s'introduisent de facto avec leur langue savoureuse en Moscovie et à Pétersbourg, ainsi que dans tous les kiosques à journaux à travers l'Empire. Dès lors, ils sont le témoignage irréfutable du véritable melting-pot qui a pris souche au fil de l'histoire de la Sibérie.
"‒ Les punaises m'ont poussé à bout, l'ami ! C'est pour çà qu'on chauffe pas la chambre. Quand il fait froid, elles ‟marchent" pas.
Ici, les punaises et les cancrelats ne ‟rampent" pas, ils ‟marchent" ; les voyageurs ne voyagent pas, mais ‟courent". On dit :
‒ Votre Noblesse, où ‟court"-on ? ce qui signifie, ‟où va-t-on ?"", p. 24.
On dit aussi "hurler" en place de "crier". Si bien qu'une souris prise dans un piège, "hurle"... Et Tchekhov de "hurler" deux heures durant pour appeler des bateliers... p. 19.
"‒ Et toi, espèce de gredin, tu oses laisser la route sans la réparer ? a-t-il dit en hurlant de douleur. On ne peut pas y passer, on s'y rompt le cou, le gouverneur m'écrit, l'ispravnik m'écrit, et pour tout le monde, c'est moi le coupable et, toi, fripouille, que le diable bouffe ton âme, anathème, maudite soit ta race. Qu'est-ce que tu attends ? Hein ? Canaille ! Et que demain, la route soit réparée ! Demain, je reviens et si je vois que la route n'a pas été réparée, je te saigne, je t'estropie, espèce de brigand ! Fou-ous le camp !", p. 61.
"‒ Une barque, y en a une ! dit Andreï, la cinquantaine maigre et la barbe rousse. ‒ Une barque, y en a une ! Ce matin, d'bonne heure, l'a emmené l'secrétaire à l'assesseur à Doubrovino et va pas tarder. Attendez un peu et, pendant c'temps, mangez un p'tit morceau !...
À mon réveil, je demande des nouvelles de la barque ‒ elle n'est pas encore rentrée. Pour qu'il ne fasse pas trop froid dans la chambre, les femmes ont allumé le poêle et en ont profité pour cuire du pain. Le pain est cuit, la chambre est chaude et toujours pas de barque !
‒ Z'ont pas renvoyé l'gars, c'est sûr ! ‒ soupire le patron en dodelinant de la tête. ‒ L'est pas r'v'nu, comme un'bonne femme, d'vait avoir peur du vent et l'est pas r'parti. T'as vu c'vent ! Et toi, Barine, tu f'rais mieux d'manger un p'tit morceau, hein ? Hein, j'crois bien qu'çà a pas l'air d'aller !", p. 39.
Chaque article à "Temps Nouveau" évoque une nouvelle expérience de ce monde inconnu de lui et des Russes, même ceux qui s'en défendent. L'écrivain, devenu journaliste par la force des choses, y dénonce à chaque envoi et dans chaque sujet évoqué, le " mensonge-vérité" répandu et répété à l'envi par les autorités, les bien-pensants, les vertueux de tout poil, les tenants de la manière forte et les oublieux ou poltrons qui se complaisent dans leur médiocrité, leur facticité, leur mesquinerie, leur imposture... ces vocables qui tiennent en un seul mot dans la langue russe sous le terme "poshlost'" que Tchekhov combat jour et nuit...
Monde oublié, stigmatisé, délaissé, ils ne sont en aucune façon, quoiqu'il en dise à Souvorine, un "bla-bla" destiné à remplir les colonnes du journal mais réflexion profonde, dont la plus touchante est sans doute aucun, celle où il évoque le futur des relégués et dévoile la faute collective humaine, le manque aux valeurs de la nation.
"Je n'aime pas voir un relégué cultivé près d'une fenêtre, avec pour seule occupation, regarder en silence le toit de la maison voisine. À quoi pense-t-il en ces instants ? Je n'aime pas, non plus, quand il converse avec moi sur des sujets futiles et que, ce faisant, il me regarde droit dans les yeux en ayant l'air de dire : "‒ Tu vas repartir chez toi, et moi, non". Je n'aime pas parce qu'à cet instant, je ressens une pitié sans fin à son égard.
L'expression couramment usitée, à savoir que la peine capitale ne se pratique maintenant qu'en cas d'extrême nécessité, n'est pas tout à fait exacte ; toutes les mesures hautement punitives qui ont remplacé la peine capitale continuent, malgré tout, à garder les traits importants et essentiels qui la concernent, à savoir la notion de perpétuité et d'éternité qui ont toutes un but hérité tout droit de la peine capitale ‒ éloigner "à jamais" le criminel hors du milieu humain normal, ainsi l'homme, qui a accompli un délit particulièrement horrible, meurt alors à la société qui l'a vu naître et vieillir de la même manière qu'il le faisait quand la peine capitale régnait en maître. Dans notre législation russe, humaine à plus d'un titre, le châtiment le plus grand, en matière criminelle comme en mesure de réparation, se résume à la réclusion à perpétuité. Les travaux forcés sont immanquablement assortis d'une déportation à perpétuité ; le bannissement dans les colonies est effrayant notamment à cause de la perpétuité qu'il sous-entend ; lorsqu'il a été condamné au bagne et a purgé sa peine, si la société ne veut pas le reprendre en son sein, elle le bannit en Sibérie ; la privation des droits entraîne, dans presque tous les cas, un caractère de perpétuité et ainsi de suite"
Dénoncer, dénoncer, dénoncer...
Chaque seconde le voit dire aux lecteurs de "Temps Nouveau" et à ses contemporains par voie de conséquence auxquels il s'agrège, "Regardez comme on vit mal !"
Parti pour témoigner de ce qu'il voit, il sait qu'il a le devoir de parler même si sa vie est en jeu ‒ les souffrances physiques qui accentuent sa fatigue, la méfiance de la police qui le suit plus ou moins discrètement depuis quelque temps, ne sont que "broutilles" (terme qu'il utilise) à ses yeux car il a, chevillée au corps et à l'âme, l'intuition d'être porteur d'une mission civique avec pour vocation d'être "les yeux et les oreilles" du public.
Susciter de facto une vague d'indignation et creuser l'écart entre la propagande gouvernementale et la réalité qu'il découvre, est le moteur qui le fait avancer...
*
"Nous jetons l'ancre à huit heures passées. La rive est éclairée par cinq immenses brasiers : c'est la taïga qui brûle. À travers les ténèbres et la fumée qui retombe sur le rivage, je ne peux distinguer ni le quai ni les constructions, rien que les petits feux ternes du Poste, dont deux rouges. Le terrible tableau découpé à l'emporte-pièce que composent dans la nuit la silhouette des montagnes, la fumée, les étincelles embrasées, prend une allure fantastique. À votre gauche flambent de monstrueux bûchers, au-dessus d'eux, la montagne derrière laquelle, haut dans le ciel, rayonne une aurore pourpre allumée par de lointains incendies ; on dirait que tout Sakhaline est en feu. À votre droite, le cap Jonquière avance dans la mer sa lourde et noire masse qui ressemble à l'Aïou-Dag, en Crimée ; au sommet, un phare lance ses éclairs, tandis qu'en bas, dans l'eau, entre le rivage et nous, se dressent trois rochers pointus, "Les Trois Frères".
Tout est noyé de fumée, comme en enfer." (chap. 1)
La phraséologie n'a plus rien à voir dorénavant avec les lettres, ni avec les textes griffonnés à bord d'un vapeur qui vogue sur l'Amour. Il ne s'agit plus d'un récit décousu tout droit sorti des émotions de l'instant, mais d'un essai écrit quelque deux ans après le retour.
Biffé, raturé, corrigé... à la manière tchékhovienne.
Ce ne sont pas, non plus des personnages de la littérature russe qui sont convoqués face à des personnes rencontrées lors du voyage, mais des auteurs de référence... Pouchkine, Gogol', Lermontov, Fonzivine, Griboïedov, Nekrassov jusqu'à Shakespeare... aux seules fins de dire qu'ils ne pourraient être compris dans ce monde où la civilisation s'est arrêtée.
Par sa composition qui passe des exposés géographiques, historiques, climatiques, territoriaux et ethnologiques, pour finir sur les chapitres traumatisant concernant les châtiments et les soins donnés "aux malheureux", Sakhaline suit le schéma du fameux "pan sur la gueule".
Paru d'abord en feuilleton dans "La Pensée russe" tandis qu'il écrit des textes majeurs ("La Salle n° 6, les voisins, les paysannes, Trois années") et mène une autre guerre contre la famine et l'épidémie de typhus et de choléra en tant que médecin du zemstvo de Zerpoukhov, Sakhaline, composé de vingt-trois chapitres aux incipit aussi détaillés que des didascalies, est l'acmé de l'action. Il porte en sous-titre "Notes de voyage", humble par excellence.
Tchekhov s'est défendu d'écrire un sujet ronflant.
Il a suivi, une fois encore, les recommandations littéraires faites à son frère Aleksandr, à qui il déclare : "les écrivains devraient négliger les introductions et les conclusions pour permettre au lecteur d'être immédiatement en face du sujet".
Nous sommes donc devant les faits, rien que les faits ‒ just facts dit-on de nos jours dans le jargon journalistique ‒ l'île des morts...
Sakhaline a été choisie par le pouvoir car les évasions y sont pratiquement impossibles, les empêchent les conditions géographiques, climatiques, exacerbées par la mauvaise nourriture, l'habillement sommaire et l'habitat précaire qui usent les forces des prévenus pour la plupart enchaînés... et parfois attachés à leur brouette... Y vivent tant bien que mal quelque 6 000 condamnés et 4000 relégués ainsi que leurs épouses venues les rejoindre (le pouvoir les avait laissées venir pour faire des enfants et ainsi "aider" à la colonisation). 10 000 fiches très détaillées (12 critères par occupant) recensées par Tchekhov sont préservées à la Bibliothèque Lénine de Moscou.
Manuscrit de la première page du chapitre 1 de "Île de Sakhaline".
D'emblée d'intonation lyrique, Sakhaline est introduit, dès la première page, par ce même narrateur subjectif "Je" (Я), Tchekhov, dont l'entrée en scène est particulière.
Invoquant Ulysse, et s'y associant mezzo voce, Tchekhov assimile par un effet de translation historique et géographique, sa première vision de Sakhaline qu'il pressent être un enfer, aux Enfers de la Grèce antique. Et nous fait sentir combien il souffre dans ce qu'il convient de nommer son odyssée.
Dans le noir de la nuit, la Manche de Tatarie est à ses yeux l'Achéron, la barque des marins ghiliaks dont il ne comprend pas la langue, de nouveaux Charrons, tandis que les chiens-Cerbères lancent des hurlements forcenés sur l'autre rive... L'intense émotion consécutive à son arrivée et l'angoisse de ne pouvoir y pénétrer car il n'a aucun document l'y autorisant, forgent dès le premier regard sa vision de l'île, un lieu de mort. Et sa démarche est d'autant plus facile que de ce monde sakhalinien, il n'est nul retour possible comme c'était le cas des Enfers en Grèce antique.
"On se croirait au bout du monde, au-delà de toute destination possible. Le sentiment qui s'empare de vous est, il me semble, celui que ressentit Ulysse voyageant sur une mer inconnue et pressentant vaguement qu'il allait rencontrer des êtres fabuleux." (chap. 1)
Ulysse pensait rencontrer des êtres étranges. Ce sont d'étranges êtres que découvre Tchekhov...
On s'y promène au milieu de criminels laissés en liberté, voire être domestiques ou gardiennes d'enfants... Tous ont tué, comme ça, dans un autrefois dont ils ne savent plus rien, la misère les ayant poussé à bout et qui continuent à se battre, à s'insulter, à se blesser pour une partie de cartes perdue... On enchaîne aussi les coqs et les cochons... Tous ploient sous les travaux les plus pénibles (assèchement des marécages, coupes d'arbres, construction de routes, de maisons, de prisons) et dorment souvent à la belle étoile, même par temps de pluie... Ou s'ils sont dans une maison, elle est si exigüe qu'une pomme n'aurait pas la place de choir... Ce qui en dit long quant à la promiscuité.
Ce n'est pas pour autant que Tchekhov leur donne le beau rôle, conformément à tous les personnages de sa poétique.
"Bien des choses demeurent obscures, et je me suis arrêté à la supposition que la plupart des gens qui viennent s'installer à Aleksandrovsk arrivent de Russie avec beaucoup d'argent, et que les gains illégaux constituent une part importante du soutien de la population. Racheter les effets des détenus et les écouler par grandes quantités à Nikolaïevsk, exploiter les indigènes et les "bleus" du bagne, se livrer au trafic clandestin de l'alcool, pratiquer l'usure à des taux extrêmement élevés, voilà l'affaire des hommes. Quant aux femmes, détenues ou libres, leur affaire, c'est la débauche. Une femme de condition libre interrogée au cours d'une enquête sur l'origine de son argent, a répondu : ‟Je l'ai gagné avec mon corps‟" p. 100.
Thème repris en 1897 dans le récit "Les Paysans" dont on considéra, en pleine vague moujikophile en Russie tsariste, qu'il était une insulte à l'âme paysanne... Tchekhov fut même menacé d'emprisonnement s'il persévérait à tenir de tels propos...
"Qui tient l'auberge et soûle le peuple ? Le paysan. Qui dilapide et boit l'argent de l'église, de l'école et de la communauté villageoise ? Le paysan. Qui vole son voisin, met le feu, témoigne faussement au tribunal pour une bouteille de vodka ? Qui, dans les assemblées de zemstvo et autres, est le premier à lutter contre les paysans ? Le paysan". in "Les paysans et autres récits", L'Harmattan, p.50.
Ce sont maintenant "des gens usés par la vie, modestes, tristes". Et la phrase qui les décrit, n'a jamais la sécheresse d'un rapport, et bien des fois, on peut y lire ce qui ressemble fort aux nouvelles "La Salle n° 6, Un désagrément, Dans la combe, Les Paysans, La nouvelle Datcha, Le meurtre ", toutes écrites après le retour, prose noire mais où percent néanmoins un coin de ciel bleu, un rayon d'espérance....
"J'ai vu à Douï, une épileptique totalement privée de raison qui vivait dans l'isba de son concubin, tous deux ayant statut de forçats ; il la soignait avec un zèle d'infirmière, et lorsque j'ai émis l'avis qu'il devait lui être pénible de partager sa chambre, il m'a répondu gaiement : ‟Ça ne fait rien, Votre Haute Noblesse, c'est question d'humanité." in "Île de Sakhaline", p. 362.
Face à eux, les fonctionnaires de l'administration tsariste. À première vue, corrompue, paresseuse, blasphématoire, cupide, voleuse, menteuse, dévoyée... Ce n'est pas la première fois que Tchekhov rencontre la dépravation dans le milieu administratif, celle qui consiste à garder à l'arrivée à Sakhaline le long de la jetée d'Aleksandrovsk les plus belles femmes libres qui suivent leurs maris condamnés, pour laisser les plus vieilles pour le sud à Korsakovsk. Déjà, sur la route, un fonctionnaire responsable de l'état de la route (la Kozulka pour se rendre d'Atchinsk à Krasnoïarsk) et à qui Tchekhov venait se plaindre, répond "se douter qu'après Pétersbourg et Moscou, les femmes d'ici ne peuvent pas [lui] plaire, mais en cherchant bien, on peut [lui] trouver une petite fille..."
Et pourtant un commandant de poste a risqué sa vie pour sauver un forçat qui ne lui est rien...
"J'ai vu un jour un condamné emporté au large sur son radeau de foin : l'inspecteur des prisons, le commandant C. est parti en mer en vedette, exposant sa vie malgré la tempête, et a tiré des bordées jusqu'à deux heures du matin, heure à laquelle en pleine nuit, il a réussi à retrouver le radeau et à transborder le condamné", p. 466.
Ce que Soljenitsyne découvre dans "l'Archipel",
"Peu à peu, j'ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États ni les classes ni les partis, mais qu'elle traverse le cur de chaque homme et de toute l'humanité. Cette ligne est mobile, elle oscille en nous avec les années. Dans un cur envahi par le mal, elle préserve un bastion du bien. Dans le meilleur des curs ‒ un coin d'où le mal n'a pas été déraciné".
Les personnages, comme dans toute la poétique, sont ainsi "des anges avec des cornes de démon, et des démons porteurs d'ailes d'anges"... Des êtres, ni parfaitement bons, ni délibérément méchants qui se partageraient le monde selon une arithmétique parfaite, mais des hommes pris dans un cheminement erratique devant les sauvageries de l'histoire, porteurs d'humanité là où on ne l'attend pas.
Sakhaline, une mise en abyme ? La mort d'une certaine vie où l'on ne sait pas encore, l'épiphanie d'une autre où il faudra vivre en sachant.
"La mer est froide, trouble, elle mugit et ses hautes lames blanches se brisent sur le sable et semblent vouloir dire : ‟Seigneur ! Pourquoi nous as-tu créées ?" Alentour, nulle âme qui vivre, pas un oiseau, pas une mouche, et je ne comprends plus pour qui les vagues mugissent, qui les écoute la nuit, ce qu'elles veulent, et enfin pour qui elles mugiront quand je serai parti."
Réflexion métaphysique que l'on retrouve dans les textes de "l'après-Sakhaline"...
"Ce bruit-là avait résonné en bas quand il n'y avait encore ici ni Yalta ni Oreanda, il résonnait encore et il résonnera toujours aussi indifférent et sourd quand nous ne serons plus là. Dans cette constance, dans cette indifférence complète à la vie et à la mort de chacun d'entre nous, se dissimule peut-être le gage de notre salut éternel, du mouvement continu de la vie sur la terre, de la perfection continue", in "La Dame au petit chien", (chap. 2)
Mais plus encore !
Dans une sorte de douleur intériorisée par Tchekhov, et toujours dans le noir de la nuit, s'ouvre une prise de conscience philosophique dont l'atemporalité et la matérialité de l'instantané sont argumentées par le verbe à la forme impersonnelle, "il me semble", imprimatur de l'écriture dans les textes dits de la maturité.
"Pourquoi suis-je venu ici ? me demandé-je ‒ et il me sembla qu'entreprenant ce voyage, je me suis comporté avec une terrifiante légèreté." (chap. 1)
"La rue est plongée dans le silence et les bruits déchirants qui montent de la salle des surveillants doivent s'étendre sur tout Douï, à ce qu'il me semble". (chap. 21)
Utilisé à la vue de l'île au chapitre 1, et repris à la fin du chapitre 21, concernant le châtiment par les verges, ce procédé met en évidence la structure circulaire et fermée de Sakhaline, exacerbant par sa présence dans l'incipit et la clausule, la cartographie îlienne de Sakhaline... et, ce qui en découle, le caractère tragique de l'existence des prisonniers pris dans une nasse.
Ce qui intéresse Tchekhov, en effet, ce ne sont pas tant les statistiques indispensables pour comprendre la situation que la dénonciation du sort fait à des hommes perdus à tout jamais dans un désert physiquement, psychologiquement et spirituellement mortifère.
L'horreur lui avait été annoncée dans les articles parus dans la presse par les articles de nombreux journalistes : Iaditchev dans Golos (La Voix) en 1874, n° 343 de décembre, "L'action corrective des bagnes de Sibérie", dans Vestnik Evropy (Le Messager de l'Europe) de 1875, n° 11, "Situation des bagnes de Sibérie". Fin 1888, sont publiés dans le Vostochnoe Obozrenie (Revue de l'Est), des articles d'Ouspenski concernant le bagne de Sibérie. En 1890, année du voyage de Tchekhov, ce dernier peut lire dans Russkaja Mysl' (La Pensée russe), des articles de Remizov "Châtiment et rééducation". Cette année-même du voyage, des articles paraissent pour protester contre la relégation en Sibérie. En 1889, Foïnitzki, "Etude sur les châtiments en relation avec l'incarcération", Nikitine, "Prisons et relégation", en 1889, Talberg dans Le Messager de l'Europe, "La relégation à Sakhaline"... C'est dire...
Autorisé à poser le pied à Sakhaline, Tchekhov travaille comme un forcené car il veut tout voir, tout entendre ‒ y compris les prisonniers politiques au nombre d'une quarantaine et sont exemptés de travaux ‒, soupçonne tout un chacun, remplit des fiches et n'écrit plus à sa famille.
Il fait le tour de toutes les prisons, de chaque colonie, répertorie les habitants libres ou non, s'introduit dans les cuisines de l'administration, goûte le pain, la lavasse (balanda), inspecte les dortoirs et leurs bat-flancs surtout lorsqu'on est enchaîné à sa brouette, met son nez dans les hôpitaux, dans les mines où se démènent les ouvriers, arpente les routes, les chemins, mesure la taille des terrains alloués, pose des questions sur le pourquoi et le comment, interroge les détenus, leurs femmes et leurs enfants, calcule le ratio homme/femme avec toutes les conséquences que cela induit, découvre avec stupeur qu'il vaut mieux être un condamné qui touche une aide, qu'un relégué qui ne touche plus rien, si bien que des meurtres ont lieu dans le seul but de toucher la redevance. Il va partout où ses pas lui ordonnent d'aller et dort moins de quatre heures par nuit.
Sakhaline, censé n'être qu'un rapport d'enquête, est à chaque page, un récit à part entière : et le soin que mit Tchekhov à l'écrire en dit long sur ses intentions :
"J'ai longtemps écrit avec le sentiment que je n'étais pas sur la bonne voie, jusqu'au moment où j'ai enfin compris ce qui sonnait faux. La fausseté résidait précisément dans le fait que je semblais vouloir donner des leçons avec mon Sakhaline, tout en dissimulant et en restant sur la défensive. Mais, dès l'instant où j'ai commencé à montrer quelle impression d'étrangeté je ressentais à Sakhaline et quelles brutes on y trouve, tout m'est devenu facile, et j'ai travaillé avec ardeur".
Il se différencie cependant des Récits de la maison des morts de Dostoïevski, enfermé dans le bagne car bagnard lui-même, et même si le livre est considéré comme le premier recueil sur la déportation, il ne conte pas le même monde que celui de Soljenitsyne, Chalamov et Evgenia Guinsbourg qui sont des zek et vivent l'expérience de l'intérieur, si l'on peut s'exprimer ainsi. À l'inverse, en effet, Tchekhov pose un regard extérieur sur la condition des forçats et souligne qu'il ne manque jamais de rien sur l'île, qu'il s'agisse de nourriture, de toit, de porteurs... De plus, alors que Dostoïevski, bien que noble, est enfermé avec le peuple ce qui crée une distance entre lui et eux, Tchekhov est toujours appelé par les condamnés "Votre haute noblesse" ou "Votre Grâce", on le vouvoie constamment, on se découvre devant lui alors que lui tutoie chaque homme et femme rencontrés pour son enquête... Aucun forçat ne se permet de l'insulter comme le firent les bateliers pendant le voyage :
"Je suis en manteau court, hautes bottes, un bonnet sur la tête ; dans les ténèbres, on ne peut pas voir que je suis "Votre Noblesse" si bien que l'un des rameurs me crie de sa voix enrouée :
‒ Et toi, l'scrofule, qu'est-ce tu fous, t'as la gueule dévissée ? Dételle voir l'bricolier !"
Il croyait être en-deçà de l'insupportable... Et pourtant !
Le châtiment des verges, apogée de l'indicible, vient dépasser tout ce qu'il avait imaginé en terme d'abjection sui generis. Le récit de l'exécution est en soi-même un châtiment.
Tchekhov connaît parfaitement l'hétérogénéité polymorphe du substantif "châtiment", il sait qu'il est d'abord géographique dû à l'éloignement, physique à cause de la Vladimirka foulée pieds enchaînés, qu'il peut être violent verbalement, épouvantable dans les conditions de vie ‒ un bout de pain en moins ne rend-il pas fou un condamné ? ‒ mais n'a jamais encore assisté à l'horreur faite humaine, ni imaginé à quel point le châtiment abaisse celui qui le reçoit, et, sans doute plus encore, ceux qui le préparent et ceux qui l'infligent...
Il y assiste le 11 septembre et fait part de cette expérience à Souvorine.
S'en suivent des crises d'arythmie cardiaque, des hallucinations qui peuplent ses insomnies. Il rêve du bourreau... Il a été obligé de sortir au 42ème coup ne supportant plus l'acharnement du tortionnaire et la connivence des médecins calculant combien de coups peut supporter un homme condamné ‒ en l'occurrence ce jour-là 100. Des gouttes de remontant cardiaque sont prêtes que l'on fait boire au condamné après l'avoir détaché et dans un état tel qu'il mord le verre au point de le briser... Et découvre dès lors que l'on partage en plusieurs fois la peine décidée pour être sûr que le condamné survive et puisse subir entièrement sa peine.
... "Moi j'aime voir ça ! [les châtiments corporels]" dit l'infirmier militaire d'un ton joyeux, ravi d'avoir pu se repaître de ce répugnant spectacle.
Les peines corporelles endurcissent et rendent féroces non seulement les détenus, mais ceux qui infligent les châtiments ou assistent à la séance. Même les hommes cultivés n'échappent pas à la règle. En tout cas, je n'ai pas remarqué que les fonctionnaires possédant des titres universitaires adoptent vis-à-vis du supplice une attitude différente de celles des infirmiers militaires, des élèves des écoles de guerre ou de ceux des séminaires.
Il est à noter que Tchekhov termine le feuilleton diffusé par "La Pensée Russe" par ce chapitre et celui des hôpitaux... dont il reprendra les caractéristiques hallucinatoires dans "La Salle n° 6".
Choix délibéré ? Certainement puisqu'il a assisté à l'infamie un mois avant de quitter Sakhaline.
Choix judicieux in fine selon le précepte tchékhovien du "pan sur la gueule" pour frapper les esprits des lecteurs restés en Russie et à qui le pouvoir cache la réalité du bagne ?... C'est en effet un forçat qui tient lieu de bourreau, ‒ par une sorte de plaisanterie morbide, il se nomme "Tolstyx" qui sous-entend l'idée de force hors du commun et a été sans doute choisi par les autorités pour sa capacité à administrer des coups ‒, ce sont des médecins qui ont prêté l'équivalent du serment d'Hippocrate, dévoyés au point d'être complices de la barbarie, des infirmiers indifférents qui fument en regardant la fenêtre ou vont tout simplement déjeuner alors qu'on assassine, ou peu s'en faut, sous leurs yeux un homme qui est peut-être innocent et ne cesse de leur demander pardon.
"‒ Votre Haute Noblesse ! entend-on à travers les sanglots et les hurlements, ‒ Votre Haute Noblesse ! Pitié, Votre Haute Noblesse !... Je suis un pauvre homme, un homme désespéré... Pourquoi on me punit ?"
Choix stylistique ? Le paysage d'apocalypse de la première page de Sakhaline, noir de la nuit et rouge des incendies, et le dernier chapitre à paraître en feuilleton sur le châtiment des verges, rouge de sang et noir de la salle des surveillants, se font alors écho et viennent ainsi s'accorder dans leur dénonciation de l'enfer créé par les hommes.
"Les geôliers aux nez rouges ne sont pas les seuls coupables mais nous tous", harangue tchékhovienne par excellence du 9 mars 1890 avant son départ et que l'on prenait peut-être encore pour une idée fixe, voire une billevesée, prend alors tout son sens !
Alors que nous sommes restés rivés à l'histoire, aux informations, Sakhaline est mis à nu devant nos yeux.
La manière dont progresse notre pensée et notre jugement suit alors l'intuition de l'écrivain-médecin, "Sakhaline est la plus haute marche d'abaissement de l'homme, celle au-delà de laquelle il est impossible d'aller", c'est le retour à l'esclavage du temps de Rome, ou celui de la Russie avant l'abolition du servage.
Tchekhov ne pouvait imaginer le Goulag soviétique ni les camps de concentration nazis.
Sakhaline suscite alors notre "terreur" et notre "pitié", ce dont Aristote se réclame dans sa Poétique pour définir la tragédie. Schéma littéraire que suit Sakhaline.
Sakhaline est ainsi en toute vérité une itinérance littéraire écrite par un conteur transmué au point qu'il ne tousse plus...
***
Signature :
FRANCOISE DARNAL LESNE
Quel est l'impact littéraire de ce voyage fou ?
D'aucuns prétendent qu'il ne marqua en rien la poétique de Tchekhov. Et pourtant !
En 1894, il écrivit avec humour à Souvorine "qu'il espère pour son travail académique le Prix du Métropolite Macaire". Et plus sérieusement, lui avoue, "qu'il est fier d'avoir dans sa garde-robe littéraire, la défroque d'un forçat".
Le voyage dure neuf mois, le temps de gestation d'un être humain, et à ce titre, peut être considéré comme un Bildungsroman, ou roman de formation, genre majeur dans la littérature allemande qui met en avant la construction de la personnalité. Il permet à Tchekhov de se libérer d'une quelconque influence littéraire, fût-ce celle de Tolstoï, et de développer une éthique et une esthétique hors des chemins balisés par ses contemporains.
"Avant mon départ, la Sonate à Kreutzer a été un événement pour moi, je la trouve maintenant ridicule et dénuée de sens. Soit j'ai mûri pendant le voyage, soit je suis devenu fou. Allez donc savoir..."
Les recensions sont unanimes pour souligner le caractère innovant de l'exercice et tout autant ses qualités artistiques. Sofia Tolstaja écrit dans son journal que la famille Tolstoï lisait Sakhaline à la veillée et on se doute qu'elle ne l'aurait pas fait si le livre n'avait été qu'un compte-rendu scientifique...
Une analyse récente, preuve de l'intérêt que Tchekhov suscite encore et toujours de nos jours, soulève une problématique particulièrement intéressante, concernant la place de cet opus dans la poétique.
Selon Tengo, un des héros de "1Q84" de Haruki Murakami, "Tchekhov ne revint jamais de Sakhaline parce qu'il avait été infecté par cette zone malade. Il l'avait faite sienne".
Cette "infection", qui signifie "anéantissement" dans son esprit, serait-elle venue tout droit de Sakhaline ou se dessine-t-elle déjà dès les textes de 1886 et Ivanov en 1887 où les propriétés rurales, au même titre que Sakhaline, sont des "îles", elles aussi, cernées, entourées, asphyxiées par un no man's land végétal, quant à lui, mais tout autant sociétal car nulle personne d'un autre monde n'y aborde de peur de "contamination" ? Où l'enfermement topographique, psychologique et philosophique tient lieu de modus vivendi ? Où le mensonge règne en maître au sein de toute existence ?
Toute vie s'y défait. La mort spirituelle y est imminente. Le futur est synonyme de malheur, de misère, voire de déchéance. Il faut alors aux personnages une force hors du commun pour traverser la frontière qui les sépare du monde de la vérité pour atteindre la liberté.
Ce qui pourrait alors passer pour choix accidentel et aléatoire de procédés littéraires d'un auteur qui innove dans "l'avant-Sakhaline", devient, force est de le constater dans "l'après-Sakhaline", motif délibérément répétitif, récurrent et entêtant d'écriture.
Les domaines sont-ils alors "infectés", "zones malades", où tous, maîtres et domestiques sombrent sous les coups d'un ennemi qui s'avance sans masque ? Tel un jardin de cerises ‒ opus testament de Tchekhov ‒ promis à la mort par l'insuffisance de ses maîtres et sous les coups de hache d'un ancien serf devenu koulak ?
La question est alors la suivante :
Sakhaline serait-il l'alpha et l'oméga du manquement à la dignité humaine, ce que l'écrivain-médecin pressent et dénonce par le verbe dès ses premiers récits ? Et, in fine, anamnèse littéraire contre l'amnésie généralisée en Russie" tsariste et ainsi suivre son "Saint des Saints"... pour "trouver ce qu'il recherchait" dit encore Tengo.
L'écrivain japonais ne dit pas de quoi il est question, mais nous laisse le soin de l'imaginer... à la manière tchékhovienne...
Françoise Darnal-Lesné, docteur en études slaves, Paris, février 2019.
FRANCE CULTURE La compagnie des auteurs - Matthieu Garrigou-Lagrange Nouvelles d'Anton Tchekhov - 6 avril 2016
Biographie, lundi avec Virgile Tanase
Théâtre, mardi avec Georges Banu
Nouvelles, mercredi avec Françoise Darnal-Lesné
Mise en scène, jeudi avec Peter Stein
Signature :
Françoise Darnal-Lesné, docteur en études slaves
Le moujik dans la poétique tchékhovienne
l'article en entier se trouve également sur le site géré par l'auteur :
www.comprendre-tchekhov.fr
"Qui tient l'auberge et soûle le peuple ? Le paysan. Qui dilapide et boit l'argent de l'église, de l'école et de la communauté villageoise ? Le paysan. Qui, dans les assemblées de zemstvo et autres, est le premier à lutter contre les paysans ? Le paysan... "(Les Paysans, chap. IX)
C'est par cette philippique que le narrateur du récit "Les Paysans" harangue le lecteur en 1897 dans des lignes dont le point de vue est, en ces années, de plus en plus subjectif et proche de Tchekhov...
Coup de poing sur la table donc ! Pavé dans la mare plus encore ! Pas le premier, pas le dernier !... Avatar du "J'accuse" célèbre de Zola alors que Tchekhov se trouve en France, cette même année 1897, à Nice plus précisément où il est venu passer l'hiver pour raisons de santé et suit avec passion l'Affaire Dreyfus si l'on en croit sa nombreuse correspondance et le texte "Le Petchenègue" (www.comprendre-tchekhov.fr). Dans une lettre à son frère Alexandre, il s'est résolument fait bravache depuis longtemps déjà et a revendiqué une écriture qu'il juge révolutionnaire pour devenir spécialité "dénoncer comme les Russes vivent mal !" Il est le chantre d'une nouvelle vision théâtrale : "Je mène tout doucement mon acte et à la fin, pan sur la gueule du public", dit-il en substance en 1887 lorsque il écrit en dix jours sa première pièce, Ivanov, pour le théâtre Korch de Moscou...
Cette approche est-elle déjà en place lorsque Antocha Tchekhonte commence à rédiger des anecdotes dans les journaux humoristiques pour perdurer "lorsqu'il entre en littérature" après que Grigoriovitch lui a demandé de "plutôt mourir de faim que d'écrire à la va-vite"? Et cette approche est-elle celle dont Tchekhov use dans sa description des personnages paysans comme il le fait pour ceux de l'intelligentsia ?
Il me paraît intéressant de tourner mon attention vers ce personnage de fiction dans la campagne russe pendant "Les journées européennes du livre russe - La province russe" qui se déroulent à la Mairie du Vè arrondissement de Paris. Nos esprits occidentaux, marqués par les romans de Tourgueniev et Tolstoï dont les personnages principaux sont aristocrates et ceux de Dostoïevski, dévolus aux habitants des villes, prêtent peu attention au personnage du moujik alors qu'il représente 85 % de la population en Russie tsariste et obsède les esprits enfiévrés de l'intelligentsia aux penchants socialistes dans l'avant et l'après réformes d'Alexandre II (1855-1881)
Ce personnage en Russie tsariste occupe en effet une place centrale dans la littérature par sa représentation dans la chaîne des événements car il met en avant le problème des différents jugements de valeur des écrivains le concernant.
En effet, en ces années capitales de bouleversement sociétal dans l'histoire de la Russie, de brutalités policières, de mouvements révolutionnaires et de régressions sociétales, d'avancées et de reculs politiques, telles qu'elles perdurent pendant les règnes d'Alexandre III (1881-1894) et Nicolas II (1894-1917), le paysan donne à l'écrivain une mission sociale.
De nombreuses jacqueries survenant dans les campagnes dues à la misère, la tendance est alors à l'analyse de cet homme et la figure du paysan se trouve de facto au centre de la création littéraire et picturale - le mouvement des "Ambulants" entre autres -, comme elle l'est au centre des mouvements politiques. Le mouvement réaliste qui triomphe après 1840, lui a donné une place privilégiée car, aux yeux des artistes, le paysan mérite attention. Il est, pour cette école, "un être pur que la société a abîmé" selon les préceptes rousseauistes...
Mais les valeureux défenseurs, de Tourgueniev "Récits d'un chasseur" et "Nid de gentilshommes" à Tolstoï "Guerre et Paix" et "Anna Karenina", Gogol', Dostoïevski (une page et demie dans "Le Journal d'un écrivain" et quelques remarques dans "L"Adolescent" à Bounine "Le village", qui soutiennent la cause paysanne, sont très éloignés du milieu rural et, une fois leur mouvement de reconnaissance du moujik réprimé, dénoncé par le paysan lui-même et condamné par les autorités, ils retournent bien vite dans leurs domaines. L'appel de Lavrov, prônant le socialisme agraire, a en effet recommandé "d'aller au peuple", si bien que quelque deux mille cinq cents jeunes gens et jeunes filles de l'intelligentsia et de l'aristocratie partent conquérir les campagnes en 1873-1874, pour certains, dans un dessein révolutionnaire, pour d'autres, dans un souci d'éthique. Le résultat est plus que décevant. Dans le meilleur des cas, les paysans restent indifférents, dans le pire, ils donnent ces jeunes gens "moujikophiles" à la police. Les arrestations se comptent par centaines et les incarcérations se font dans de très mauvaises conditions pendant plusieurs années, jusqu'à l'ouverture des procès de 1877, celui des "193" et celui des "50". Les verdicts ne sont pas dans l'ensemble très sévères et nombre d'entre eux bénéficient d'un acquittement mais le mal est fait : une frange des populistes évolue vers l'action violente.
Ils ont, écrit Dostoïevski, "été victimes de l'excès même des espérances qui, chez le Russe plus que tout autre peuple, dépassent la réalité", de même que "l'ardeur de leurs désirs a été toujours trompée par la possession. Comme le serf ignorant, le politique et l'écrivain, le public et l'opinion avaient, eux aussi, nourri des illusions".
Anatole Leroy-Baulieu dans on livre "L'Empire des tsars et les Russes", tire à ce sujet une conclusion qui diffère de peu : "Les Russes cultivés avaient entrevu dans leurs songes un Eden terrestre presque aussi chimérique que l'Eldorado rêvé du moujik ; ils avaient vu une Russie libre, toute nouvelle, toute différente de la Russie du servage. Or, le changement n'a été ni aussi rapide, ni aussi profond qu'on l'avait présumé ; la métamorphose soudaine n'a pas eu lieu".
Il n'y eut cependant pas de guerre d'abolition de l'esclavage en Russie tsariste comme ce fut le cas en Amérique du Nord, avec son cortège d'horreurs racistes puisque les états du sud défendaient un modèle construit sur des différences raciales. Nous observons que l'Empire tsariste se scinde cependant en deux entités, deux territoires séparés par une frontière invisible, avec d'un côté de la ligne de partage, les couches éclairées et de l'autre, le monde paysan, tout autant slave et obéissant aux préceptes d'une seule et même église, mais qui est resté dans les esprits des "sous-hommes" à la remorque de leurs araires !
La "Moujikophilie", idéologie plus ancrée dans les esprits que dans les faits, se poursuit volens nolens dans années durant. Les Slavophiles ont fait du paysan le dépositaire des valeurs propres à la civilisation russe. Les Populistes, liés aux Occidentalistes, dans la deuxième moitié du 19e siècle, reprennent à leur tour cette idée.
Et cette approche atteint enfin des sommets inégalés dans le "Réalisme socialiste" dans la poétique d'Ivan Kataev (Le lait -1930), de Platonov (Devant - 1931, Tchevengour), de Galina Nikolaeva (La moisson - 1950) et de Mojaïev (Dans la vie de Fédor Kouzkine - publié en 1066), de Cholokov (Terres défrichées - 1930), de Vassili Grossman (Tout passe). Boris Pasternak, enfin, ne put écrire quoi que ce soit le concernant tant il fut troublé par le spectacle qu'il vit.
Le moujik est, dans les esprits bolcheviques, la figure du kolkhozien vigoureux et fils de la révolution - un moujikus sovieticus au même titre que l'ouvrier - qui prend des allures de stakhanoviste de la faucille avant la dékoulakisation et son cortège de déportations et d'extermination, autrement dit l'anéantissement de la classe paysanne dite aisée - il suffisait de posséder deux vaches et un cheval pour être soupçonné par les autorités d'être un koulak... Plusieurs millions d'hommes, de femmes et d'enfants furent déportés pour peupler et sédentariser les Terres Vierges d'Asie Centrale et ne jamais revenir. Les famines orchestrées par le pouvoir et connues sous le nom de "Holodomor", sévirent en Ukraine dans les années 30, mises en place qu'elles furent par Staline dans le seul but d'exterminer la classe paysanne, "clique de bourgeois" à ses yeux... De nombreux écrivains témoignent, Chkvardine (Le tour du monde sur soi-même), Nikitine (La ligne de feu), Zavalichine (Le Faux-papier), Afinoguenov (Le Portrait) et Platonov (Tchevengour) de ce que fut l'horreur de cette époque :
"Les gens mangeaient leurs parents : souvent des enfants en bas âge qui étaient habituellement les premiers à mourir et dont la chair était particulièrement fondante... Dans la ville de Pougatchev, il était dangereux pour les enfants de sortir après la tombée de la nuit : des bandes de cannibales et de marchands les guettaient pour les tuer et les manger ou vendre leur chair tendre. (Antonio Figes, "La révolution russe, 1891-1924, La tragédie d'un peuple", trad. de l'anglais par P.-E. Dauzat, Paris, Denoël, 2007, p. 954-955.
Soljenitsyne se le réapproprie dans "La maison de Matriona" et aujourd'hui, nous le retrouvons en particulier sous la plume de Maxime Ossipov, médecin-écrivain, sorte de double de Tchekhov, dans "Ma Province" et "Histoires d'un médecin russe".
Qu'en est-il de Tchekhov dans sa poétique ? Se joint-il à la "moujikophilie" ambiante ou au contraire, se différencie-t-il de ses contemporains comme le laisse supposer sa philippique dans son récit "Les Paysans" ?
Pour cerner tout à fait et simplement mon questionnement, il est bon de rappeler quelques dates :
Né en 1860, soit un an avant la disposition de l'abolition du servage, Tchekhov meurt en 1904, un an avant la première révolution de 1905.
Petit-fils d'un serf qui a racheté la liberté de sa famille, il est le fils d'un épicier libre. Sa famille a donc fait partie des 85 % de personnes analphabètes pour la plupart, qui peuplent l'Empire. Lui-même, dans son enfance, travaille dans l'épicerie familiale, suite les cours d'un lycée professionnel, puis rejoint le lycée de Taganrog et passe avec succès l'équivalent du baccalauréat avant de venir à Moscou, suivre grâce à une bourse, les cours de la faculté de médecine. Dès 1884, il est médecin. Sa vocation lui est venue lorsqu'il traversait la steppe du sud pour se rendre chez ses grands-parents maternels. Une péritonite le laisse pour mort et un médecin de campagne le sauve in extremis, affaibli certes mais convaincu que les hommes peuvent se sauver l'un l'autre à condition de le vouloir...
Sa vocation littéraire reste plus confuse à ses débuts ; ce n'est pas une attirance pour le monde des lettres en particulier, mais une manière de se faire de l'argent à peu de frais, aider sa famille dans le plus grand dénuement. Payé d'abord à la ligne, et sous une douzaine de pseudos pour publier plusieurs fois dans le même journal, il prend goût peu à peu à l'écriture qui, "à côté de la médecine, sa femme", devient à ses dires, "la maîtresse avec qui il partage ses nuits..."
Très présent au dispensaire du zemstvo de Babkino où il passe ses vacances estudiantines, il peut dès l'âge de 22 ans, examiner les paysans venus se faire soigner. Adepte qui plus est des recommandations des professeurs de l'université de médecine de Moscou, Ostroumov et Zakharine, il fait parler les malades, les écoute avec attention et entre de plain-pied dans le monde paysan alors qu'il est issu d'une famille de marchands. Le monde de l'aristocratie et de l'intelligentsia n'est pas encore le sien. Il le découvre, intimidé, dans la maison seigneuriale des Kisselëvy dont l'une des filles lui seert d'assistante et d'infirmière à l'hôpital du zemstvo de Vosskressensk. Il entre alors dans un univers où "la vie d'un jeune homme, fils de serf, ancien garçon de boutique, choriste à l'église, écolier puis étudiant, élevé dans le respect de la hiérarchie, à baiser la main des popes, à se soumettre aux idées des autres, reconnaissant pour chaque bout de pain, fouetté plus d'une fois, allant à l'école sans caoutchoucs... ce jeune homme qui extirpe goutte à goutte l'esclave qui est en lui, se réveille un beau matin et sent que dans ses veines ne coule plus un sang d'esclave mais celui d'un homme véritable" auquel il ne peut encore être assimilé... Paradoxalement ce milieu encore étranger à lui en ces années, sera celui de sa dramaturgie...
C'est donc un regard extérieur et neuf qui scrute le moujik.
En 1882, il fait parvenir "La Dame" à une revue littéraire et artistique, Moscou, qui a la particularité d'éditer des récits du monde rural. Ce texte est publié alors que les réformes ont eu lieu il y a un peu plus de 20 ans. Il a été précédé de peu par un autre récit qui n'a pas retenu l'attention, "Pour des pommes", où la rusticité campagnarde est déjà mise en avant...
La fabula en est simple. Une barinia demande à un jeune paysan de la mener dans des courses folles en troïka. Poussé par la cupidité de sa parentèle, il accepte. Puis la barinia lui demande de devenir son amant. Il se rebiffe alors, prend son argent et le dépense immédiatement au cabaret malgré les supplications de sa femme... Enivré, il perd le contrôle de lui-même, la frappe et la tue...
Ce premier récit, long et laborieux, est un premier signe, le premier signe... Il donne à voir le synopsis de tous les textes ruraux à venir. Et le point de vue de Tchekhov... qui a, déjà, pour postulat de n'écrire que les choses qu'il connaît, ce qui, pour nous, en fait un véritable ethnologue dans sa description du byt' russe, du quotidien... A ce sujet, quelques années plus tard, il cessera d'être impressionné par Tolstoï bien qu'il l'admire toujours car le grand écrivain a osé écrire "La Sonate à Kreutzer", un texte sur le désir féminin sans consulter ne fût-ce qu'un spécialiste en la matière...
Le jeune paysan n'est pas montré plus méchant qu'un autre - la dame n'est pas exempte de rouerie - mais même s'il est d'abord montré sous un jour favorable et pur, il ne tarde pas déjà à devenir une bête effrayante... Les deux personnages principaux sont donc renvoyés dos à dos... Apparaissent déjà en lettres de feu, les maux, aux yeux de Tchekhov, de la vie paysanne : la cupidité, l'ébriété, la brutalité.
Le texte ne semble pas avoir ému la censure ni la critique si l'on s'en tient aux recensions parues à l'époque.
Et pourtant ! Dès ce texte de 1882, à l'âge de 22 ans, Tchekhov se démarque de manière catégorique de ses contemporains... Une fissure indéniable, invisible encore aux yeux du censeur et des lecteurs, mais à peine voilée, qui se métastase déjà dans tout le corpus pour devenir quelques années plus tard véritable fracture et briser la ligne axiologique des récits, s'insinue déjà de facto entre Tchekhov et ses contemporains et tend à la rupture des poétiques concernées.
"En lui coule du sang de moujik, dit-il en substance, et on ne peut le faire rêver sur les vertus du paysan..."
Plus tard, Tchekhov, devenu en l'espace de quelques années célèbre, n'a plus besoin dorénavant de plaire, il plaît et... choisit ses sujets en toute liberté. Le mythe de la "moujikophilie" perdurant, il poursuit son exploration du monde rural et le moujik devient un personnage à part entière dans sa poétique. Se succèdent alors en 14 ans entre 1886 et 1900 (Agafia, La nouvelle datcha, Les Paysans, Les Paysannes, Dans la combe) des textes où le paysan est le personnage principal. "Ma Vie", en 1896, place le moujik en filigrane du roman, il permet ainsi la confrontation, la prise de position des différents protagonistes, mais reste cependant non pas un alter ego mais le medium des argumentations. Face à face, un fils d'aristocrates qui a choisi de vivre selon les préceptes socialistes et renie les privilèges que sa naissance lui octroie, et le docteur Blagovo, jeune médecin issu de l'intelligentsia, double de Bazarov, qui s'exalte à leur sujet mais ne peut les supporter. Les paroles de Bazarov dans "Pères et Fils" de Tourgueniev pourraient aisément lui être attribuées dans sa détestation du moujik :
"Tu as dit : la Russie sera parvenue à la perfection quand le dernier des paysans aura un logement comme celui-là, et chacun de nous doit oeuvrer en ce sens... Eh bien moi, je l'ai pris en haine, ce dernier des paysans, ce Philippe ou cet Isidore, pour lequel je dois me mettre en quatre et qui ne me dira même pas merci... Et puis, qu'est-ce que j'en ai à faire, de son merci. Oui, il l'aura, son isba blanche, et pendant ce temps je mangerai les pissenlits par la racine ; bon et alors (chap. XXI)
Ce à quoi Misaïl Polozniev, le jeune aristocrate devenu un gueux aux yeux de son père parce que son discours véhicule des idées blasphématoires, rétorque :
"On se mit à parler de la gradation, cette progression par degrés successifs. Je dis que cette question, faire le bien ou le mal, chacun la résout à sa façon, sans attendre que l'humanité y parvienne par un cheminement progressif. J'ajoutai, par ailleurs, que la question de la gradation restait une épée à double tranchant. A côté de l'évolution des idées humanitaires s'observait un jaillissement de pensées d'un autre ordre. Le servage avait été aboli et, de fait, le capitalisme s'était développé. Au plus chaud moment des idées de libération, la majorité avait nourri, habillé et défendu la minorité sans pour autant changer et l'avait laissée à la fin tout aussi dépouillée et sans défense qu'elle l'était à l'époque de Batou. Je déclarai que cet état de fait s'accordait parfaitement à toutes les tendances et courants qu'il lui plaisait parce que l'esclavage lui-même se civilisait petit à petit..." (Chap. 6)
Leur discussion pro et contra concernant les progrès sociétaux et le moujik en particulier, sont particulièrement incisives et déploient devant les yeux du lecteur les positions philosophiques et psychologiques des différentes couches de la société tsariste, témoignage fidèle des débats qu'abritaient les salons de l'intelligentsia déboussolée par les changements sociétaux.
Contés par des narrateurs omniscients - Ma Vie et Agafia exceptées -, ces textes relatent les événements de la province russe - Babkino puis Melikhovo où Tchekhov possède un domaine, fait construire des écoles, un dispensaire, puis est responsable de la prophylaxie du district surtout pendant la famine de 1892 et les épidémies de typhus et de choléra qui s'en suivent.
Le rendement à l'hectare est alors de 300 kg à 400 kg à l'hectare, donc légèrement supérieur à celui des domaines anglais du XIVème siècle. "L'énergie impulsée par 1861 s'est épuisée", écrit Michel Heller dans "Histoire de la Russie" parue chez Plon en 1997 : "Les paysans intéressent le gouvernement en tant que contribuables. Il ne cesse d'augmenter les impôts... L'appauvrissement des paysans met un terme à la pression fiscale, le mécontentement grandit, se transformant en révolution. Parmi les causes de cette agitation, se trouvent l'accroissement de la population rurale et la venue d'une nouvelle génération, postérieure à l'abolition du servage. Tous veulent plus de terre ! Et en 1917, les bolcheviks l'emporteront parce qu'ils choisiront pour slogan, outre l'arrêt immédiat de la guerre, la terre aux paysans !"
La superficie des terres dont jouit le paysan russe en ces années, fait l'objet d'un véritable mythe : l'exiguïté ! Or, le moujik possède déjà par personne 2,1 déssiatines, ce qui équivaut à deux hectares, le paysan français, 0,82 dessiatine, l'allemand, 0,62. Plus grave encore est le mythe des propriétaires détenant toute la terre. Les nobles, de fait, ne cessent de vendre leurs terres, à compter des années 1860. E, 1905, les paysans sont propriétaires ainsi de près de 164 millions de dessiatines, les nobles, 53 millions... Les techniques de culture sont primitives, archaïques ; on utilise encore la faucille pour le fauchage et le fléau pour le battage... Si en 1917, la moitié seulement des exploitations paysannes dispose de charrues en fer, que faut-il penser des équipements agraires en ces années 1880-1890 ?
Qui plus est, en 1897, année de la parution du récit "Les Paysans", seulement 9% des enfants savent lire, ce qui correspond au 17è siècle en Angleterre et au 18è en France... Le seul recueil dont les enfants disposent reste les Evangiles, écrits en slavon d'église, ce qui rend la lecture d'une part périlleuse, car il s'agit d'une langue venue du Moyen Age et inusitée au village, qui cloisonne et restreint les savoirs puisqu'il s'agit d'un texte figé. Ainsi nulle connotation autre que religieuse ne pénètre dans le monde clos des izbas...
"C'est qu'elle sait lire ! s'exclama Olga regardant avec tendresse sa fille. Lis, petite fille ! lui dit-elle prenant l'Evangile dans le coin de l'izba. Oui, toi, lis, et les bons chrétiens vont t'écouter !
L'Evangile, vieux, lourd, relié en peu et aux coins usés, diffusait une telle odeur dans l'izba qu'on aurait pu penser que des moines venaient d'y entrer. Sacha leva les sourcils et commença à lire d'une voix chantante et grave :
- Comme ils se retiraient, voilà que l'Ange du Seigneur... apparut en songe à Joseph et lui dit : Lève-toi, prends l'enfant et sa mère.
- L'enfant et sa mère, répéta Olga rougissant d'émotion.
- Et fuis en Egypte... restes-y jusqu'à ce que je te le dise...
Au mot "dondege" (jusqu'à), Olga ne put retenir ses larmes... (chap. III)
Que relatent ces textes qui attisent les foudres de la censure et valent à Tchekhov la menace d'être emprisonné s'il ne retire pas les pages concernant la religion dans le récit "Les Paysans" ?
Leurs histoires semblent sortir de la bouche même des protagonistes, comme si nous assistions à leur rencontre, et choquent de facto la censure car il lui semble alors qu'il ne s'agit plus de fiction mais d'un constat accusateur et sans équivoque de la campagne russe. Le même que celui fait un siècle auparavant par Radichtchev dans son livre "Voyage de Moscou à Pétersbourg" et qui valut le bannissement en Sibérie à son auteur...
Ainsi n'assistons-nous pas à une rencontre fortuite de paysans dans une perspective spécifiquement fictionnelle où hommes et choses tombent sous notre regard, mais à un segment de vie "vraie" porté qu'il est par le vocabulaire et les tournures de langage propres au moujik, truffés d'invectives, de mots orduriers, contrairement à Tolstoï et Tourgueniev dont les personnages paysans s'expriment comme les maîtres et édulcorent la réalité des faits. Le plafond de verre qui sépare deux catégories d'êtres humains est alors percé, le mur renversé aux yeux du censeur de manière blasphématoire, entraînant sa crainte - n'oublions pas qu'Alexandre III et Nicolas II sont des tsars réactionnaires -, d'autant que les mouvements révolutionnaires allant s'accélérant, le pouvoir a peur d'une possible contamination des esprits des couches sociales possédantes qui le soutiennent encore même si les revendications pour une monarchie parlementaire vont croissant.
De la bouche des paysans sort un parler paysan, le skaz, qui attire le regard et focalise les lecteurs de journaux qui publient ces récits sur des problèmes dont ils restent malgré tout très éloignés, qu'ils le veuillent ou non, par leur statut social. Ces mots qui traduisent l'épouvante, la cruauté semblent s'ancrer dans le réel et entraînent de facto les intellectuels et autres aristocrates libéraux dans un monde qui demeure à leurs yeux une sorte de limbes, un continent presque totalement inconnu, parce qu'il relève plus de l'esprit que des faits. Tour reste du domaine de l'utopie et non d'une osmose entre toutes les couches de la société nouvelle créée par les réformes, ce que laissait du moins espérer la "Disposition" mettant fin au servage. On retrouve cette langue, témoin marqueur pourrait-on dire, dans'"Une journée d'Ivan Denissovitch" et "La maison de Matriona" de Soljenitsyne, avec toute sa saveur de mots écorchés, déformés, mêlant dans une didoxie spécifique à la Russie, les invocations au Seigneur, à la Mère de Dieu, aux Saints, aux icônes lors des processions et les dieux païens de la maison (Domovoï), de la forêt (Leshij), des eaux (Vodovoj) pour tenter de repousser les maladies, les cataclysmes, tous vécus comme représailles divines...
Jusqu'au mythe de la Terre-Mère humide (Mat'-syra zemlja), fusionnelle et écrasante, car pour rien au monde, on ne partirait pour une autre terre fécondée par un autre ciel, comme la femme l'est par son mari ou par un autre homme, alors qu'on en a le droit, le pouvoir depuis les réformes, tant on est lié à son lopin où on a toujours vécu et dont les fruits sont peu nombreux, il est vrai, mais qui est partie intégrante de votre chair au point qu'on est prêt à tuer si on s'en croit dépossédé...
" - J'veux plus rester ici à travailler ! poursuivit-elle. Soyez maudits ! Tu parles d'un travail, rester au magasin toute la journée, et la nuit, trafiquer la vodka, ç! Icxi a c'est pour moi, mais quand il s'agit d'donner la terre, alors là, c'est pour la bagnarde et son p'tit démon ! Ici c'est elle la maîtresse, la barinia, et elle a en plus une domestique ! Donnez-lui tout, à la prisonnière, donnez-lui tout, moi j'm'en vais chez moi ! Trouvez-vous un' aut'idiote, monstres maudits !
Z'avez donné Boutekino à la bagnarde, continuait Aksinia en criant, eh bien donnez-lui tout maintenant, moi, j'ai besoin d'rien de vot'bien ! Pouvez vous traîner ! Z'êtes tous d'la même clique ! J'vous ai vus, moi, en v'la assez pour moi...
Sur ces paroles, Aksinia attrapa le puisoir empli d'eau bouillante et aspergea Nikifor... (Dans la combe, chap. VII)
Une des composantes des récits est la misère. Contre laquelle on essaie de lutter pour, dans le dénuement, conserver une sorte de dignité qui reste subjective et toute relative car elle n'appartient qu'à soi.
"Le commissaire rural n'avait pas fait une verste qu'Antipe Sedelnikov sortait de l'izba des Tchikildeev avec le samovar, par Babka qui glapissait et se frappait la poitrine.
- J'le laiss'rai pas, j'te l'laiss'rai pas, maudit ! Pauvres gens qui croyez en Dieu ! O Seigneur, on m'a offensée, mes amis, on me persécute ! Hou ! Hou ! Amis, venez à mon secours !
- Babka ! Babka ! dit le staroste avec sévérité, aie un peu de raison dans ta tête." (Les Paysans, chap. VI)
On garde aussi toujours assez de forces, je dirais de hargne, pour accabler l'adversaire - que ce soit le commissaire rural, le staroste, le zemstvo, ceux qui réclament de l'argent alors qu'on n'en a plus parce qu'on l'a bu. Le Barine, même ruiné, reste le pire ennemi.
Misère sociale comme le pense Tolstoï ? Non ! Pas seulement ! Misère morale plus encore assène Tchekhov !
Et les narrateurs de montrer le paysan tel qu'il est : voleur, menteur, roué, méchant, polisson, toujours prêt à faire le coup, en un mot, un être corrompu.
En effet, si dans les années 80, il n'y a pas eu encore de déchirure sociale et sociétale dans le monde rural, il n'en est plus de même dans les années 90. La jalousie a fait son chemin, gangrenée qu'est la paysannerie face à la montée du capitalisme dont les progrès opèrent des ravages grandissant chaque jour. L'industrialisation à marche forcée s'est accompagnée de destruction physique et morale avant que n'apparaisse une hypothétique reconstruction. La terre ne nourrissant plus les paysans, ces derniers partent par familles entières - les hommes surtout - pour se placer dans les restaurants comme serveurs, laquais, ou dans les fonderies (56,6 tonnes en 1890, 179,1 en 1900), les aciéries (48,3 tonnes en 1890, 163 en 1900), les mines de charbon (367,2 tonnes en 1890, 986,3 en 1900), d'après R. Philippot, "La modernisation inachevée, Histoire de la Russie" in Dictionnaire Tchekhov, Françoise Darnal-Lesné, Paris, L'Harmattan, p. 126. Ces paysans déplacés rentrent dans leurs villages dès que leur santé n'est plus solide - c'est le cas de Nikolaï Tchikildeev dans le récit "Les Paysans" qui revient au pays après avoir épuisé ses économies à Moscou en soins et qui a honte de retrouver son izba natale lors de son retour tant elle lui semble sale :
"Il arriva à Joukovo vers le soir. Dans ses souvenirs d'enfance, le nid natal se présentait chaleureux, confortable et commode, mais à la minute où il pénétra dans l'izba, il fut presque pris de peur tant elle était obscure, exigüe et sale ! Olga, sa femme, et sa fille Sacha qui l'accompagnaient, contemplaient avec stupeur le grand poêle malpropre presque aussi large que l'izba, noir de suie et de mouches. Que de mouches ! Le poêle était de guingois, les poutres des murs n'étaient pas droites non plus, et on avait l'impression que l'izba allait s'effondrer sur l'instant." (Les Paysans, chap. I)
Ces paysans ouvriers forment à l'entrée des villes un Lumpenprolétariat gangrené par les idées marxistes et révolutionnaires qu'ils propagent lors de leurs retours dans leurs familles rurales.
La modernité et l'argent s'y afférant polluent et pervertissent à leur tout le moujik, lui faisant perdre toute humanité, du moins le semble-t-il. En l'espace de 30 ans, la société rurale s'est complexifiée, diversifiée avec la création d'une hiérarchie nouvelle au sein même de la paysannerie.
Ce que Tchekhov dénonçait en 1882 est encore plus vrai entre 1886 et 1900.
Là où Tolstoï voit une communauté resserrée dans une sorte de cosmos rural avec ses lignes superbes de faucheurs, Tchekhov, quant à lui, dénonce dans le milieu clos qu'est le mir, c'est-à-dire la communauté villageoise, l'individualisme exacerbé et mortifère car chacun vit dans son monde comme si son monde était séparé du monde. La conscience de groupe a disparu, sauf lorsque le village est pris par l'incendie et encore. Ce sont les femmes qui portent l'eau, puisque les hommes sont au cabaret. Mais elles doivent être reprises par le staroste car elles ont tendance à sauver leur seule izba sans penser aux autres ! Qui plus est, c'est le jeune aristocrate qui devrait être le reflet d'un monde perverti qui mène le combat contre le feu... Le village a ainsi perdu le sens de la solidarité dans un double isolement - celui de la communauté par rapport au monde extérieur (on ne sait pas lire et l'information ne vient que par le biais du commissaire rural ou du zemstvo), et celui du paysan à l'intérieur de la communauté - chacun se débrouillant au mieux de ses intérêts...
Comme dans le livre "La Terre" d'Emile Zola et contant l'histoire d'une famille beauceronne à la veille de la guerre de 1870, prête à tout pour conserver ses champs, allant jusqu'au meurtre pour qu'ils ne soient pas partagés, et au reniement d'un époux qui n'est pas natif de cette terre, le moujik tchékhovien ne recule pas non plus dans ces textes dénonciateurs devant quoi que ce soit pour arriver à ses fins qui ne sont qu'argent, pourvoir, et propriété - ni à l'inhumanité (on asperge d'eau bouillante un enfant qui vous déposséderait de la terre que l'on croit sienne), ni à la filouterie grossière (on fait paître ses bêtes dans les prés du barine ; on vole de l'écorce de tilleuls pour faire des lapti, ces chaussures paysannes), on investit la cour d'un domaine avec des poutres et des chevaux pour réclamer de la vodka, on va même jusqu'à fabriquer des faux témoignages (on accuse une jeune femme d'avoir empoissonné son mari à son retour de l'armée pour vivre avec un autre homme). On ne recule jamais devant les coups pour punir ou pour taper tout simplement : le verbe "bit'" (battre) est récurrent parce qu'on ne sait pas comment exprimer autrement son mal de vivre. Ainsi même "not' chat, l'entend pas, l'est dev'nu sourd, comme ça, parce qu'on l'a battu"...
La campagne est un monde échoué où dit Tchekhov, "malheureusement le cas de l'enfant ébouillanté de Lipa n'est pas rare dans le district. Les médecins l'ont constaté de nombreuses fois. Ils ont vu aussi des enfants enterrés vivants par leurs parents pour ne plus avoir à les nourrir".
Il est particulièrement intéressant de constater que lui, si avare de mots lorsqu'il décrit un personnage de l'intelligentsia, - il a choisi la forme courte d'écriture - prend son temps pour dénoncer la misère des corps, la maladie, la saleté, les mouches, les murs de guingois, les poêles qui fument, les croûtes de pain que l'on suce parce qu'il est dur... créant un demi-siècle à l'avance le personnage du bagnard de Soljenitsyne, Ivan Denissovitch, ou celui des proscrits de Chalamov, dans Les Récits de la Kolyma, se mesurant du regard lors de la distribution des harengs pour savoir qui aura une queue, qui aura une tête à sucer, prêts qu'ils sont à se battre pour une miette de plus.
Quelques cent ans plus tard, Maxime Ossipov dénonce avec la même brièveté d'écriture, le même lexique, un tempo subverti lui aussi, la misère récurrente de la province russe actuelle submergée par le zapoï... la funeste ivrognerie qui vous tient du soir au matin et du matin au soir.
La réaction ne se fait pas attendre !
On ampute le récit Les Paysannes... pour que la morale soit sauve ! En effet, dans l'édition Posrednik, le récit se termine sur la conversation de deux jeunes paysannes qui expriment tout haut leur désir de tuer leurs maris respectifs comme l'a peut-être fait Machenka condamnée sans aucune preuve à la Sibérie pour le meurtre de son mari... qui s'est vraisemblablement empoisonné lorsqu'il découvre que son épouse, la soldatka, aime un autre homme que lui. On termine alors le récit par sa mort dans la gare où elle attend le train pour la Sibérie... Avant que cette dernière partie ne soit incluse lors de la publication des Oeuvres Complètes.
Les Populistes tiennent les récits ruraux pour une fausseté qui ne fait pas sentir les idéaux spirituels des paysans.
Les Marxistes dont on commence à écouter les revendications et qui invoquent la nécessité objective de la lutte des classes, se réjouissent quant à eux, de voir enfin un écrivain sortir de son rôle purement didactique et dénoncer les méfaits mortifères du capitalisme dans les campagnes.
Quant au grand Tolstoï, il est épouvanté devant ce qu'il considère "un péché devant le peuple, Tchekhov n'ayant prêté aucune attention à l'âme paysanne"...
*
Alors s'agit-il de prose noire ?
Le personnage du moujik toujours mis plus bas que terre, traité en permanence de sous-homme, piétiné, mis au ban de la société bien pensante, rendu exsangue par les circonstances historiques, abruti par la vodka, assoiffé de vengeance, ce gueux ensauvagé est-il dans la poétique tchékhovienne un être humain au même titre que les autres, une création de Dieu au sein même de la Création comme le laissent supposer les Ecritures et les religieux dont on ne peut encore se passer en ces années de montée de l'athéîsme mais tout autant de religiosité exacerbée ? Pour mémoire, aucun événement de la vie sociétale n'est encore envisageable en dehors de l'Eglise qui enregistre les mariages, les baptêmes, les décès et sert de registre d'état civil en quelque sorte. De même le calendrier en ces années est encore calé sur les fêtes religieuses, les quatre jeûnes et les Saints dont on vénère le nom et la protection :
"Les jours de fête, quand le temps était au beau, les jeunes filles se paraient et allaient en foule à la messe et c'était gai de les voir marcher à travers prés, vêtues de leurs robes rouges, jaunes ou vertes ; pendant le mauvais temps, tout le monde restait à la maison. On communiait à la paroisse. Lors de la Semaine Sainte, le Pope passait dans chaque izba avec la Croix, et prenait quinze kopeks à tous ceux qui ne parvenaient pas à jeûner pendant le Grand Carême.
Olga se rendait à la fête de la paroisse, allait souvent aux prières dans les villages voisins et à la ville du district où se dressaient deux monastères et vingt-sept églises". (Les Paysans, chap. VIII)
Une première lecture ne laisse en effet, deviner, ligne après ligne dans ces textes, qu'ébriété et cupidité, méchanceté et brutalité, ce qui les assimile bien à vite à de la prose noire. Mais si l'on va plus avant sans se laisser impressionner par le premier degré, un sous-texte apparaît, comme toujours dans la poétique tchékhovienne, fait d'allusions, de menus détails souvent passés inaperçus, de "petits cailloux blancs" qui rythment et laissent voir une autre grille de lecture innervée par un optimisme certain. Un souffle se lève qui laisse monter l'espérance car dans la force irrésistible du mal, naît la grâce, certains personnages allant jusqu'à atteindre une dimension christique.
Dans cet océan de noirceur, les textes sont en toute vérité porteurs d'espoir, laissant deviner quelque part un coin de ciel bleu, annonciateur d'une vérité qui mène à la liberté et à la beauté car, malgré tout, quelque chose d'humain perce sous l'inhumain.
C'est le visage d'une jeune soldatka qui ne renonce pas à l'idéal d'amour qu'elle a trouvé chez un homme auquel elle n'a pas été consacrée par les Ecritures et se laisse condamner par le tribunal. Malgré la réforme de l'armée inaugurée par Alexandre II, les hommes qui étaient tirés au sort partaient non plus pour vingt-cinq ans certes mais au moins pour trois ans. Le mari de cette jeune paysanne avait été ainsi envoyé en Pologne pour asseoir le pourvoir dans sa russification à marche forcée. Comme les hommes s'absentaient sans revenir, les épouses souvent mariées sans amour, étaient la proie d'hommes friands de ces jeunes âmes consommables et jetables après usage lors du retour de l'époux sans rencontrer de véritables problèmes. C'est ce que pense cet homme qui dès le retour de Vasia, tente de convaincre la jeune Machenka de l'oublier, ce qu'elle refuse. Elle préfère la prison puis la mort à la compromission dans une vie normative qu'elle aurait pu retrouver puisque son mari a pardonné son péché d'adultère. Pour elle, tout est devenu clair alors que son visage tuméfié la rend aveugle, paupières fermées :
"Jm'suis fâché et j'ai tapé deux fois avec la bride, pendant tout ce temps, v'la qu'arrive le Vasia et qu'il me crie d'une voix désespérée :
- La bats pas, la bats pas.
Mais lui, il courait comme un fou, il faisait des moulinets avec ses mains et il s'est mis à la taper avec ses poings, d'toutes ses forces, puis il l'a jetée à terre et il lui a marché d'ssus ; j'ai voulu la défendre mais il a attrapé les rênes et il il lui en a donné des coups. Il l'a tapée longtemps, comme si c'était un poulain, et il glapissait : "Hou ! Hou ! Hou !"
Le lendemain le Vasia il est tombé malade, une sorte de choléra, et le soir, j'ai appris qu'il était mort. Un p'tit moment après, des bruits ont couru sur le Vasia, comme quoi il était pas mort de sa belle mort et que la Machenka, elle l'avait empoisonné. L'affaire, elle était claire comme de l'eau de roche. La milice elle est venue, elle a pris la Machenka. On l'a mise au cachot... Après la décision du tribunal, j'allais la voir et, par humanité, j'lui apportais du sucre et du thé. A chaque fois qu'elle me voyait, elle s'mettait à trembler de tous ses membres, elle faisait des gestes avec ses mains et elle criait :
- Va-t-en, va-t-en !" (Les Paysannes)
Une autre encore qui, après avoir perdu son enfant ébouillanté, quitte un foyer où l'argent est roi, fût-il de la fausse monnaie, où elle pourrait avoir une vie confortable, et préfère la perte de toute richesse pour trouver dans sa vérité la liberté de quitter un monde de mensonge, de trivialité, ce que l'on nomme en russe, poshlost'...
"Lorsque tout le monde fut parti, Lipa comprit alors tout à fait que Nikifor n'était plus et ne reviendrait plus jamais ; elle éclata en sanglots. Maintenant, elle ne savait plus dans quelle pièce aller pour pleurer car elle sentait qu'après la mort de son petit garçon, elle n'avait plus sa place dans la maison, elle savait qu'elle ne servait plus à rien, qu'elle était de trop : les autres l'avaient compris tout autant.
Le lendemain matin, de bonne heure, Lipa partit à Tourgueïevo chez sa mère...
Des paysannes et des jeunes filles cheminaient ensemble, le visage couvert de la poussière rouge des briques qu'elles venaient de charger dans des wagons à la station. Elles chantaient. A leur tête Lipa marchait en chantant de toutes ses forces de sa voix cristalline, elle regardait, là-haut, vers le ciel, comme si elle se réjouissait et remerciait Dieu que le jour se terminât et qu'elle pût se reposer..." (Dans la combe, chap. VIII)
C'est le bonheur de deux petites filles qui savourent l'instant de revanche qu'elles prennent sur leur grand-mère...
"Après la traite, Maria rapporta un seau de lait et le posa sur le banc ; puis Babka le transvasa du seau dans des cruches, toujours lentement, sans se presser, et il était visible qu'elle était satisfaite, qu'à l'heure du jeûne de la Dormition, personne ne boirait de lait et qu'ainsi on garderait le tout. Elle en versa quelques gouttes dans un bol pour le bébé de Fekla. Avec l'aide de Maria, elle porta les cruches dans la cave, Motka sortit alors de son immobilité et se glissa en bas du poêle, elle s'approcha du banc où se trouvait la tasse en bois avec les croûtes de pain et y versa le lait du bol.
Une fois revenue, Babka se mit à sucer de nouveau ses croûtes de pain, et Sacha et Motka, assises sur le poêle, la regardaient, heureuses de voir qu'elle avait rompu le Carême et qu'elle irait bientôt en enfer. Elles se sentaient consolées et allèrent se coucher. Sacha, en s'endormant, se représenta le Jugement Dernier : un grand four, semblable à celui du potier, poussait Babka dans le grand feu avec son long bâton, comme elle l'avait fait tantôt avec les oies..." (Les Paysans, chap. IV)
Ce sont encore tous ceux qui résistent aux nouveaux despotes locaux que sont le commissaire de police rurale, le staroste, nouvelles élites de village qui reproduisent le comportement des tyranneaux de province d'autrefois, allant jusqu'à emprunter un vocabulaire qui leur était consacré et se faire appeler "Votre Noblesse", titre dont héritait tout jeune noble dès sa naissance, c'est aussi la jeune paysanne qui quitte le soir venu le logis où ne l'attendent que les coups pour se donner quelques heures de bonheur avec le beau Savka... (Agafia)
C'est enfin une petite fille qui partage le monde entre les bons et les méchants, rêvant du Paradis où il fera si bon vivre...
"- Quand ce sera la fin du monde, toutes les églises s'envoleront au ciel !
-Avec leurs ca-ri-llons ? demanda Motka à voix basse.
- Avec leurs carillons. A la fin du monde, les bons iront au paradis, et les méchants brûleront pour toujours dans un feu éternel, ma belle... Regarde le ciel, ferme pas les yeux, tu vas voir les anges. Tu vois ?
- Rien vu, répondit Motka de sa voix grave.
- Moi, j'vois. Y a des p'tits anges qui volent dans le ciel avec leurs p'tites ailes, elles battent si vite, on dirait des p'tits moustiques.
Motka réfléchit un instant puis scrutant le ciel, elle dit :
- Et Babka, elle brûlera ?
- Oui, ma belle... (Les Paysans, chap. IV)
Ainsi un certain nombre de paysans n'est pas irrémédiablement condamné à souffrir comme bêtes de somme. Cette issue se caractérise par la fin ouverte des récits concernés, l'utilisation de différents procédés grammaticaux et sémantiques qui laissent entrevoir un futur, la subversion du temps qui fait passer les récits du passé au futur sans avoir vécu le présent, même si les actes des textes sont indexés sur le temps conformément à l'ordre d'une taxis chronologique implacable - le rythme des saisons, omniprésent, pèse sur les hommes avec son cortège de débâcles, de congères, de tempêtes de neige, de crues et vient alourdir le labeur, rendant la vie plus difficile encore...
Le personnage du moujik est dés lors perçu en chemin - le motif de la route est récurrent dans les finales - après avoir quitté ce qui pèse, non pas dans un exil mais dans un exode... où l'évocation de la hauteur, du ciel, du soleil et des nuages n'est jamais fortuite.
Ce qui nous rassérène alors au milieu de tant d'horreurs est la conviction que ces personnages ont chevillée à l'âme, celle de la vérité...
Et il est particulièrement intéressant de noter que cette vision d'une humanité cachée dans l'inhumanité soit rapportée par un jeune aristocrate, décidé à rompre avec sa famille aristocratique et qui se trouve au moment où il en fait la découverte, dans le domaine où il vit encore avec son épouse en parfait narodniki, ces jeunes socialistes retournés à la terre...
"C'étaient pour la plupart des gens colériques, irritables, avilis ; leur manque d'imagination était accablant, c'étaient des ignares dont l'ouverture d'esprit était pauvre et terne, obsédée par la terre grise, les jours gris, le pain noir, ils filoutaient... Autour d'eux, la boue, l'ivrognerie, la bêtise, les vols, l'insanité, le mensonge, mais on sentait tout autant que la vie des paysans, prise dans son ensemble, tenait sur un axe solide et sain.
Le moujik avait beau sembler être une bête féroce et mal dégrossie, à la remorque de son araire, il avait beau s'étourdir de vodka, si on l'observait de plus près cependant, on sentait que quelque chose de fondamental et de primordial subsistait en lui que ne possédaient ni Macha, ni le docteur. Il était persuadé que, sur terre, la pensée la plus importante, était la vérité seule capable d'apporter le salut et celui de tout le peuple.
Pour cette raison, il plaçait la justice devant toute autre chose dans le monde..." (Ma Vie, chap. XIII)
Ou encore :
"Comme si d'un seul coup, tous avaient compris devant l'icône de la Vierge, qu'entre la terre et le ciel, l'espace n'était pas vide, que les riches et les forts n'avaient pas tout pris, qu'il existait encore une protection contre les offenses, la servitude, la lourde et insupportable misère, l'effroyable vodka." (Les Paysans, chap. VIII)
Des êtres pris dans leurs rêveries insensées d'un Eden à jamais perdu et qui annoncent Firs, mourant oublié dans la maison seigneuriale condamnée de la Cerisaie :
" - Du temps des maîtres, c'était mieux, dit le vieux en filant la soie. - Tu travailles, tu manges, tu dors, chaqu'chose à son heure. Le midi, t'as d'la kacha et d'la soupe au chou, l'soir, aussi, d'la soupe au chou et d'la kacha. Des concombres et des choux, tant qu't'en veux ; tu manges à ta guise, autant que l'coeur il t'en dit. Et d'la sévérité, y en avait plus. Chacun, il s'tenait." (Les Paysans, chap. VI)
"Firs - Ca ne va pas... Dans le temps, à nos bals, il venait des généraux, des barons, des amiraux, et maintenant, nous envoyons chercher l'employé de la poste et le chef de gare. Et ceux-là même viennent sans plaisir !" (La Cerisaie, acte III)
Signature :
Françoise Darnal-Lesné, docteur en études slaves
"Comme des atomes qui se cherchent dans un espace désolé, les clochards de la terre, tout le peuple des rejetés et des gueux criant de froid et de famine se donnent rendez-vous dans sa prose, s'y agglutinent comme des mouches prises dans la poix. Mais leur rêve haillonneux est cyniquement exploité par les chefs, les ingénieurs des âmes, l'armée redoutable des bureaucrates en marche vers le pouvoir absolu..." écrit Georges Nivat dans sa préface à "Tchevengour" d'Andreï Platonov, réflexions qui pourraient être celles de Tchekhov.
Dans ses textes ruraux, apparaît en effet son credo, celui auquel il ne déroge jamais, le "Nous sommes tous coupables" qui devient leitmotiv après son retour de Sakhaline où il a vu les gardiens du bagne plus corrompus que les bagnards eux-mêmes et asseyant un pouvoir de vie et de mort sur des êtres fragilisés par les conditions mêmes de leur vie, même si, au départ, ils ont vraisemblablement ou certainement commis une faute.
Sous sa plume s'inscrit dès lors et inlassablement non pas une évolution mais une révolution qui renvoie ses contemporains à leurs contradictions - les écoles réalistes et naturalistes, Tolstoï perdu dans sa vision idéologique de l'être pur et pour qui le paysan est "le Peuple incarné, l'âme souffrante et patiente du pays, l'espoir des jours à venir".
Ou les marxistes des villes pour qui il est "le peuple obscur, arriéré, têtu, sourd à tout raisonnement, un obstacle au progrès".
Ou encore Gorki, d'origine très simple pourtant et grand ami de Tchekhov, qui estime que "l'obstacle fondamental à la marche de la Russie vers l'occidentalisation et la culture est le poids mort d'une vie rurale analphabète qui étouffe la ville"...., dénonçant par ailleurs dans son livre "Lénine et le paysan russe", "l'individualisme animal des paysans", ainsi que "leur absence presque totale de conscience sociale". Il y exprime également l'espoir que "la population suffisante, stupide et inculte des villages russes, tous ces individus presque terrifiants, disparaîtra, et qu'une race d'hommes énergiques, rationnels et cultivés les remplacera..."
Tchekhov choisit une une autre voie. Personnelle, indépendante, innovante, fracassante. Hors des clous du bien-pensant quel qu'il soit car loin de tous les a priori... Sans pour autant émettre de jugement !
Dans un subtil partage où il mêle toujours la férocité de l'homme et sa tendresse pour les hommes, l'écrivain-médecin scrute pour le mettre en évidence, le monde intérieur insoupçonné qui seul laisse éclater la complexité du moujik dans son cheminement erratique devant toutes les sauvageries de l'Histoire. C'est l'histoire alors d'un "gueux" mais d'un "gueux spirituel" qui a besoin aussi bien de l'âme que du corps.
L'écriture de Tchekhov se fait, le concernant, allégorique, elle occulte le visible et métamorphose cet individu étouffé par divers procédés de rabaissement, en un signe d'accomplissement de la liberté humaine dans sa réalité existentielle. Elle prête voix à ces affamés et assoiffés de justice, à ceux qui pleurent...
C'est un surprenant voyage qui nous emmène ainsi à travers ce personnage dans un jeu de miroirs où se superposent jusqu'à la confusion deux images, le mal et le bien, la disgrâce et la grâce. Evoluent devant nos yeux de lecteurs non pas des archétypes réduits à leur simple fonction de moujik à qui Tchekhov pourrait donner le beau rôle dans une attitude indulgente, une compassion de bon aloi et à peu de frais, mais des êtres de chair et de sang, capables du pire comme du meilleur, porteurs d'humanité là on on ne l'attendrait pas...
Et qui nous interpellent encore aujourd'hui...
Notes :
Toutes les traductions sont de l'auteur et tirées du livre "Les Paysans et autres récits", Paris, L'Harmattan, 2008 et "Ma Vie", Paris, L'Harmattan, 2016
France Culture 18 février 2015 à 10 heures L'âme russe
Anton Pavlovitch Tchekhov
Podcast ou replay sur le site de France Culture
Signature :
Françoise Darnal-Lesné
ENFANCES Anton Pavlovitch Tchekhov
Tchekhov est ainsi pris dans le tourbillon ambiant de l'intérêt nouveau porté à l'enfant - Tolstoï, l'immense écrivain qu'il respecte et admire, n'invente-t-il pas un alphabet ainsi que des histoires destinées à l'apprentissage de la lecture ? Loin bien sûr de ce que les feront les Soviétiques à partir de la révolution d'octobre mais pour de sombres raisons idéologiques, l'enfant étant, à leurs yeux, le maillon nécessaire à l'avènement d'un "homme nouveau", l'homo sovieticus, un outil de propagande.
Peu d'enfants cependant font partie de la poétique tchékhovienne en tant que personnage principal, Egourouchka excepté, ce petit garçon qui, pour étudier, quitte sa mère et traverse la steppe (La Steppe - 1888). Ce petit romain est le dernier écrit à mettre en avant un enfant en tant que personnage principal. A partir de 1888, année de parution de "Je veux dormir", dernier texte d'ENFANCES, l'enfant ne devient plus, sous la plume de Tchekhov, qu'un personnage secondaire peu présent, mais ô combien symbolique, puisqu'il entraîne par sa non présence, un changement de vie radical dans l'existence de ceux qui l'ont engendré - il n'est qu'à penser à Nikifor (Dans la Combe), Gricha (La Cerisaie), à l'enfant de Nina (La Mouette), celui de Ioulia (Trois années) ou encore de Katia (Une histoire ennuyeuse)...
Quelles raisons retiennent Tchekhov et l'empêchent de suivre la nouvelle ligne éditoriale russe, guidée par son imitation de la littérature enfantine européenne, et prendre pour héros, un enfant ?
Sont-elles médicales, lui qui médecin voit chaque jour la mort des enfants ? Force est de constater qu'en ces années de fin du dix-neuvième siècle, la mortalité infantile atteint en Russie un taux épouvantable où, malgré la révolution pastorienne des années 1870, elle stagne encore entre 260 et 250 %o. Mort de l'enfant dès sa naissance ou au cours des cinq premières années, mort par accident - noyade comme le fils de Lioubov Ranevskaja dans la rivière de la Cerisaie (1904), mort sous les coups du père ou de la mère ou encore d'une tante lorsqu'il s'agit d'enfants de la campagne (Les Paysans 1897, Dans la combe 1900, La dame 1882).
Ou réminiscences familiales :
"Dans mon enfance, je n'ai pas eu d'enfance ; je me souviens que mon père commença à me battre dès que j'eus atteint cinq ans !"
Ces années de plomb vécues et subies sans secours aucun lui pèsent-elles au point de renoncer à ce que font ses contemporains pour qui l'autobiographie est un cheminement littéraire incontournable ?
Les nouvelles qui composent ENFANCES seraient-elles in fine une autobiographie déguisée ? Il ne le semble pas même si des indices laissent penser que Tchekhov puise dans ses souvenirs. N'a-t-il pas déclaré sans ambages alors qu'on prétend l'avoir reconnu dans un de ses personnages d'"Une histoire ennuyeuse" ?
"Quand on vous sert du café, n'essayez pas d'y chercher de la bière. Si je vous expose les pensées d'un professeur, et bien, croyez-moi et n'essayez pas d'y trouver des pensées tchékhoviennes...Si dans tout ce récit, il y a quelque idée que je partage, elle siège dans le cerveau du gendre du professeur, le gentilhomme rural Gnekkert ! Tout le reste est imaginé et inventé de toute pièce !"
Qui sont donc les enfants de ces textes ?
Ils appartiennent à toutes les couches sociales de la Russie - cette fin-de-siècle reflète une mutation sociétale sans précédent, années où tourments et progrès s'écrivent dans le ciel de l'Empire et marquent les êtres dans leur chair et leur sang. Période terrible où espoir et répression se partagent le terrain, où misère et richesse vivent côte-à-côte. Ces jours noirs brisent l'image traditionnelle du tsar protecteur, ruinent les propriétaires terriens et voient naître une société nouvelle composée d'hommes et de femmes issus des rangs des libéraux qui refusent le schéma "autocratie-orthodoxie-nationalisme" prôné par les réactionnaires. C'est la Russie nouvelle chantée par Maïakovskij où
"dans la vie tranquille des propriétés seigneuriales fait alors irruption la foule tchékhovienne aux mille voix des avocats, des avoués, des intendants, des dames à petit chien !"
Tchekhov, influencé par l'atmosphère qui baigne son temps, recrée alors fidèlement l'époque dans laquelle il évolue. Il devient sans le vouloir le chroniqueur de la vie de tous les jours, de la vie de chaque jour, le byt russe.
Une question vient tarauder notre esprit qui ne semble pas avoir reçu de réponse à notre connaissance, la critique s'étant peu penchée sur le personnage de l'enfant dans la poétique tchékhovienne. Que constate-t-on ? Le choix de l'auteur, conforme à l'esthétique de ses contemporains, concerne presque exclusivement des enfants orphelins - acceptation qui doit être prise au sens le plus large, parfois un enfant dont l'un des parents seulement est mort ou absent ou disqualifié, et donc laissé à lui-même, abandonné ou fugueur - de prééminence mâle.
En ces années fin-de-siècle, la Russie fait face, en effet, à de nombreux décès d'hommes et de femmes. Les raisons en sont diverses, la maladie en tout premier lieu (la tuberculose fait des ravages ainsi que la mort des mères lors de l'accouchement ou dans les jours qui suivent par fièvre puerpérale), les famines dans les campagnes contre lesquelles non seulement Tolstoï mais Tchekhov se battent, les épidémies de choléra, la mauvaise prophylaxie, les coups et blessures dans le monde rural où la misère morale pousse les hommes à l'horreur (Dans la combe, les Paysans, les Paysannes, La nouvelle datcha, La dame). Les emprisonnements pour faits délictueux mais aussi politiques et l'envoi par convoi entiers dans les bagnes de Sibérie et de Sakhaline privent tout autant de nombreux enfants de leurs pères et mères.
La récurrence du thème de l'orphelin ou de l'enfant abandonné dans la littérature européenne (Oliver Twist, Les Misérables, Les malheurs de Sophie, Sans famille, Heidi) est telle que le phénomène dépasse de toute évidence l'aspect sociologique pour apparaître comme une véritable spécificité de la littérature concernant le personnage de l'enfant.
En Russie où le modèle européen a servi de source d'imitation lors de la constitution de la littérature russe moderne, il n'est pas exagéré de parler d'imitation pure et simple, où plutôt d'appropriation de sujets européens par la culture russe.
En ces années - 1883-1888 - où Tchekhov signe encore Tchekhonte, un texte excepté donné à Temps Nouveau, quotidien édité par Aleksej Souvorine, l'écrivain débutant emprunte, force est de le constater, un cheminement que l'on retrouve dans l'oeuvre tardive sans exception, il ne décrit pas, dans la figure de ce petit orphelin, un personnage bon face à des méchants, mais un être où le bien et le mal se côtoient et se neutralisent dans un équilibre précaire. Vania, Serioja, Volodia, Danilka, Varka et les autres enfants ne sont alors, selon sa terminologie, que des "démons aux ailes d'anges et des anges à cornes de démons".
Inscrits de facto dans un exil primordial - la perte d'un paradis perdu, une sorte de jardin de l'Eden - et fondamental, ils prennent sous nos yeux le visage des héros de conte...
Apparaît alors dans ces récits linéaires, une opposition qui perdure dans la création tardive et plus particulièrement dans la dramaturgie (Oncle Vania, La mouette, Les trois soeurs, La cerisaie) et reste un des éléments architectoniques de la poétique. Elle trouve son origine dans les thèmes universels du folklore mondial, celle de la "maisons" versus la "forêt". Quitter la maison équivaut toujours à tomber dans un danger quasiment mortel car la forêt est le repère du diable, du loup ou encore de la sorcière.
Tchekhov se démarque volons nolens, dès sa jeunesse, radicalement de cette vision en refusant l'angélisme ambiant. Il ne voit dans la maison - qu'elle soit manoir ou izba - qu'un anti-espace, la source du malheur familial, un nide pernicieux asphyxiant à petit feu hommes, femmes et enfants et à fuir impérativement si l'on veut survivre. La maison-prison est de facto une "anti-maison" selon la terminologie de Iouri Lotman dans son livre "La Sémiosphère", où, sous couvert d'amour, on tue des chatons (Un événement), on accable les enfants de devoirs (Le répétiteur, l'examen de grec), on martyrise une servante-enfant (Je veux dormir), ou terrorise Vanka, une non-maison où l'on pense surtout au qu'en-dira-t-on (Les garçons), où la mort rôde (Dans la remise), un lieu de mensonge (Un incident de la vie, Un événement)...
La forêt, source pressentie de dangers, devient a contrario l'espace de tous les possibles (L'Amérique pour Les Garçons), (Le boulevard et ses soldats pour Gricha), la route bien qu'inconfortable, car couverte de boue, devenue paradis dans le cerveau embrumé de fatigue de Varka (Je veux dormir), les champs en compagnie d'un vieux savetier pour Danilka et Fekla (Un jour à travers champs), une histoire de roi et de prince, consolation d'un petit garçon (A la maison), le lit maternel défendu où tous les enfants, le fils de la cuisinière y compris, attitude impensable en Russie tsariste où un domestique ne peut pénétrer impunément dans la maison (La marmaille)...
Ne manque alors que l'incipit des contes russes : "En un certain empire, en un certain royaume), bien souvent traduit par "Il était une fois"...
De ces textes de jeunesse, se dégage autour de l'enfant-personnage, l'écriture tchékhovienne.
Loin de perpétuer dans ces histoires d'enfants la fonction didactique que la littérature de jeunesse avait pour horizon en retranscrivant la réalité dans la plus pure tradition réaliste chère à Tolstoï, Tchekhov ouvre une autre voie, celle d'une vision allégorique qui métamorphose l'individu étouffé par divers procédés de rabaissement.
Déjà les textes s'imprègnent d'une ironie mélancolique où le comique est indissociable du tragique et du lyrique. C'est l'oeuvre d'un écrivain qui, dès ses débuts littéraires, refuse de se prendre au sérieux, loin des spéculations métaphysiques et religieuses et mêle, dans un subtil mélange, la sensibilité de l'artiste à l'objectivité du chimiste.
Qui plus est, dans ENFANCES, derrière les paroles enfantines peintes ici et là par petites touches, on découvre que la notion de faute perd déjà, dans l'univers tchékhovien, de son acuité car "personne ne connaît la vraie vérité", selon la formule d'un personnage du "Duel" de 1891. Tournant ainsi le dos à l'esthétique littéraire de cette fin-de-siècle, ce relativisme est une innovation qui préfigure, grâce à la figure de l'enfant, la littérature à venir. S'y dessine une esthétique nouvelle, celle d'un grand novateur, un écrivain moderne.
Signature :
Françoise Darnal-Lesné, docteur en études slaves
Nous avons choisi de donner les récits par ordre de parution dans le public, parti pris qui peut paraître contestable, mais comment faire ? Fallait-il les classer par sujet, drôle, triste, pas triste, pas drôle ou choisir la date de sortie ? Nous avons délibérément opté pour la cohérence chronologique car elle seule permet de montrer, sinon de démontrer, que dans ces textes écrits en 1883 et 1888, c'est-à-dire la jeunesse de leur auteur et ayant pour personnage principal un enfant, un être que l'on découvre doté de qualités signifiantes, on découvre déjà la Weltsanchauung de Tchekhov très prégnante, elle qui devient credo quelques années plus tard :
"Mon Saint des Saints, c'est le corps humain, la santé, l'intelligence, le talent, l'inspiration, l'amour et la liberté la plus absolue, la liberté vis-à-vis de la force et du mensonge".
Ajoutons que lorsque Tchekhov écrit ses textes, les maisons d'édition n'existent pas ou peu. De même, les textes pour enfants sont en Russie encore dépourvus d'illustrations. Les journaux ou les revues sont ainsi le seul media qui touche les couches sociales alphabétisées et aisées. Les récits, de prime abord lus par des adultes, il est loisible de les imaginer destinés à un public adulte bien qu'ils puissent tout à fait être prisés par les enfants.
Ce sont ainsi des histoires d'enfants et des histoires pour enfants.
Le Dictionnaire universel des créatrices sous la direction de Béatrice Didier, Antoinette Fouque, Mireille Calle-Gruber, préfacé par Irina Bikova et illustré par Sonia Rykiel, Editions des Femmes, Paris, novembre 2013
Signature :
Françoise Darnal-Lesné
La ville dans "La Dame au petit chien" Une approche sémiotique
L'aventure estivale qui se mue en un attachement profond et mutuel a déjà été largement étudiée par la critique, nous ne nous y attarderons pas. De même laissons-nous de côté l'influence autobiographique que d'aucun cherche à percevoir dans ce texte, La Dame au petit chien étant pour eux la traduction fictionnelle de "l'histoire" entre Tchekhov et Olga Knipper.
Subsiste, à nos yeux, une question d'importance tant elle sous-entend d'interrogations et qui semble ne pas avoir retenu l'attention des exégètes faisant montre par ailleurs d'un intérêt constant pour ce texte qui comporte, comme toute la poétique tchékhovienne, de multiples grilles de lecture. Tchekhov assez peu habitué à l'exercice, met en avant, en effet dans cette nouvelle, trois villes. Quelles raisons le poussent-elles à introduire ici des noms précis, lui qui aime tant perdre ses personnages en des contrées anonymes perdues au fin fond de la campagne russe, des villages souvent mentionnés par une simple initiale, anonymat voulu, revendiqué, comme si la non-présence du lieu de résidence, venait épauler la non-vie des personnages et leur non-existence physique. Seule Moscou, en effet, souvent évoquée dans la poétique, ne reste toutefois qu'un substitut et ne focalise véritablement "leurs rêves de chaque jour" que dans les esprits enfiévrés de trois soeurs".
Ici, alors qu'il réside à Ialta depuis des années pour raisons médicales, Tchekhov s'attarde avec gourmandise, force est de la constater, sur trois villes russes, les mettant, semble-t-il, de facto en rivalité. Est-il mu par un sentiment de filiation envers ses maîtres dont on connaît la dimension quasi mythique, l'aura qui entoure leurs villes "littéraires", Moscou et Petersbourg. Moscou ne s'embrase-t-elle pas dans "Guerre et Paix", un soir de guerre napoléonienne, inaugurant un monde nouveau pour les héros ? Petersbourg n'atteint-elle pas chez Dostoïevski et Gogol' une dimension fantastique engendrant de facto son lot de personnages "hors normes" ? La ville semble alors structurer le discours des écrivains avec sa mythologie urbaine comme matrice de comportements sociaux et de trajets de vie.
Qu'en est-il chez Tchekhov ?
Dans ce texte, les villes marquent-elles de leur sceau les personnages ? Les mécanismes sémiotiques complexes qui les caractérisent selon la terminologie de Iouri Lotman dans son livre La sémiosphère, ont-ils un effet sur la ligne narrative des héros ou le contraire ?
C'est l'objet de cette analyse.
Ialta versus Moscou et S.
Moscou, Ialta, la ville de S., clairement invoquées ou plutôt convoquées en tant que jalons au récit, construisent inévitablement le texte selon le schéma d'une opposition des contraires, comme tout texte tchékhovien.
Mentionnée dès la troisième ligne pour Ialta et dès la page suivante pour Moscou et S., leur situation géographique a pour conséquence immédiate de les placer dans une confrontation binaire - deux villes du nord face à une ville du sud. Les deux personnages, distingués par leur appartenance à ces villes russes du nord - Moscou pour Gourov et S. pour Anna -, la ville du sud, Ialta, peut leur sembler étrange car elle leur est étrangère à tous deux.
Aux codes de la bienséance s'oppose dès lors celui du laisser-aller, à l'hiver insupportable de froid - Moscou n'est représentée dans le texte que pendant l'hiver -, la douceur du climat de la Crimée, à l'impossible, le possible. C'est en effet au cours d'une fin d'après-midi estival qu'Anna accepte sans crainte la suggestion de Gourov de terminer la soirée dans sa chambre d'hôtel et devient sa maîtresse, ce qui ne lui serait certainement pas arrivé à S.
La ville du sud n'est-elle pas dans l'imaginaire collectif russe, tout comme Grenade rapidement évoquée, berceau d'ennui (skučno - ennuyeux, repris de manière récurrente) mais tout autant lieu de sensualité ? N'est-elle pas, dans la littérature, la terre d'amours hors normes où l'on peut embrasser devant tous et de manière fougueuse une jeune femme qui n'est pas son épouse, la faisant passer pour une femme facile (alors il l'embrassa, la contempla puis l'enlaça subitement et l'embrassa sur les lèvres, P.S.S, X, chap. 2, p. 131) ?
N'est-elle pas, cette contrée du sud, la terre qui a vu le Démon de Lermontov embrasser Tamara, ou encore Rousslan enlever Lioudmila dans le poème de Pouchkine et encore le lieu où "Un héros de notre temps" est séduit par une jeune ondine qui veut l'entraîner dans les flots ? Ne se passe-t-il pas là dans ces villes du sud des faits et gestes inimaginables en Russie, à Moscou ou à S., ces villes du nord pétries de conventions ? Pour meubler sa vie sans fin ni commencement, Anna ne s'est-elle pas, jusqu'alors dans sa ville de S., contentée de jouer du piano (P.S.S., X, chap. 3, p. 138) et donner son affection à un petit chien - sur la digue marchait une jeune femme de taille moyenne, blonde, un béret sur la tête et derrière elle, un petit chien blanc (P.S.S., X, chap. 1, p. 128) et Gourov n'a-t-il pas passé ses soirées au Cercle des médecins (Doktornyj Klub) avec des amateurs d'esturgeon, fût-il de mauvaise qualité - au fait, vous aviez raison, l'esturgeon n'était pas frais ! (P.S.S. X, chap. 3, p. 137)
Au-delà du sud, Ialta fait apparaître, au même titre que Pétersbourg où Anna a vécu avant son mariage, son caractère d'excentricité : la ville est située "au bord" de l'espace culturel, en bord de mer -˗ le long de la digue -˗ dont l'unité isotopique donne cohérence à l'articulation du chapitre 1. "L'antithèse alors activée n'est pas seulement terre/ciel comme dans une ville concentrique comme Moscou, mais naturel/artificiel", dit Iouri Lotman dans La sémiosphère. Même si elle est une ville petite, Ialta est fondée comme un défi à la nature et lutte avec cette dernière. Des prédictions de ruine, de destruction et la victoire des éléments maritimes font partie de sa mythologie, comme Petersbourg où Anna a été éduquée, toute chose égale par ailleurs. Cette ville ouverte topographiquement et architecturalement, n'est-elle pas alors propice précisément à l'aventure, cette béance dans les vies "codifiées" de Gourov et d'Anna ?
Moscou, à l'opposé, est une ville concentrique, bâtie autour de son Kremlin, et garde un caractère fermé par ses boulevards-anneaux qui la cernent et la contiennent tout à la fois, elle est à l'image de l'existence de Gourov, une vie "rangée" qui tourne rond, eu égard au Code de la famille en ces années estampillées "autocratie, orthodoxie, nationalisme" ? Non que Gourov soit homme fidèle, mais ses rencontres féminines ne durent qu'un instant et ne remettent pas en cause l'équilibre familial.
S., quant à elle, a été conquise sans doute sur la steppe, construite par les Russes, fiers de leurs forces et de leur pouvoir. Pour y célébrer sa russité, on y a construit un théâtre, à la russe. Et l'administration russe y est "magnifiquement" représentée par un mari-laquais, à la russe, ce "petit homme" (malen'kij tchelovek) qui depuis Gogol' hante les bureaux de l'administration et la littérature.
Qui plus est, Moscou et S. sont bâties dans des plaines. Le plat y est lieu de vie mercantile et, selon la Weltanschauung de Tchekhov, synonyme de mort psychologique. La vie ne s'y est pas implantée naturellement, mais après de longues batailles pour y asseoir un pouvoir qu'on a pris par la force, par le sang. La seule vraie hauteur de Moscou, encore au XIXe siècle, réside dans le beffroi d'Ivan, une hauteur construite, fabriquée et ainsi dévoyée et non transcendante - l'édifice dépasse tous les clochers de la ville, signe de sa trivialité. Moscou, ville de marchands, de gens d'argent, de pouvoir temporel, est de facto dépourvue donc d'éternité.
S. inaugure, elle aussi, un manque de hauteur, de transcendance. La célèbre clôture grise hérissée de clous qui fait fuir dans un premier temps Gourov venu voir Anna - Ot takogo zabora ubei', Devant une telle barrière, on a envie de s'enfuir -, est là qui protège la maison du mari laquais et montre son pouvoir sur tous ceux qui franchissent cette barrière. Dans la ville de S., il n'est qu'une hauteur, celle de l'escalier du théâtre - Dans l'escalier étroit et sombre où on pouvait lire "Entrée de l'amphithéâtre, elle s'arrêta (P.S.S., X, chap 3, p. 140) où Gourov et Anna se retrouvent et se jurent fidélité, le bas du théâtre où elle est assise au côté de son mari, symbolise par contraste la trivialité, le manque de spiritualité de la vie du petit fonctionnaire au dos courbé :
C'était sans doute son mari qu'à Ialta, elle avait qualifié de laquais. Et, de fait, dans sa longue silhouette, ses favoris, sa légère calvitie, il y avait une sorte de réserve de domestique, il souriait mielleusement, et à sa boutonnière, brillait une sorte de médaille universitaire qui ressemblait à un numéro de garçon d'étage (P.S.S., X, chap. 3, p. 139).
À l'opposé, Ialta et la falaise d'Oreanda. Même si Ialta, au niveau de la mer, ce qui signifie le niveau zéro, n'est qu'un lieu prosaïque où curistes, généraux et voyageurs se tiennent au coude à coude, Ialta n'est qu'à quelques verstes d'Oreanda, le village sur une hauteur naturelle. C'est là, loin au-dessus de la ville, là-haut, près d'une église qui plus est, que Gourov entraîne Anna en promenade. Comme s'il avait envie déjà de délaisser le monde d'en bas pour ne faire qu'un avec celui d'en-haut.
Oreanda, ils s'assirent sur un banc, non loin de l'église, ils regardèrent la mer à leurs pieds et se turent. À travers la brume matinale on apercevait à peine Ialta ; au sommet de la montagne, des nuages blancs demeuraient immobiles. Les feuilles des arbres ne bougeaient pas, les cigales criaient, et le bruit sourd et monotone qui montait de la mer parlait du repos, du sommeil éternel qui nous attend. Ce bruit-là avait résonné en bas quand il n'y avait encore ici ni Ialta ni Oreanda, il résonnait encore et il résonnera toujours, aussi indifférent et sourd, quand nous ne serons plus là. Dans cette constance, dans cette indifférence complète à la vie et à la mort de chacun d'entre nous, se dissimule peut-être le gage de notre salut éternel, du mouvement continu de la vie sur terre, de la perfection continue.
Assis près d'une jeune femme qui, à l'aube, semblait si belle, apaisé et ensorcelé par ce décor féérique, la mer, la montagne, les nuages, le ciel immense, Gourov pensait que, en somme, si l'on y prête attention, tout est sublime dans ce monde, tout sauf ce que nous pensons et ce que nous faisons quand nous oublions les buts suprêmes de l'être et notre propre dignité d'homme (P.S.S., X, chap. 2, p. 133)
Une lecture attentive de ce passage laisse voir dans une sorte d'arrêt sur image introduite par un complément circonstanciel de lieu, "à Oreanda", plusieurs frontières qui divisent le topos, sans que Gourov et le lecteur en aient encore conscience. La promotion de détails oppose la trivialité "d'en bas" où Gourov s'était laissé aller à une aventure sans lendemain comme il a coutume de le faire auprès des femmes qu'il traite de "race inférieure" (P.S.S., X, chap. 1, p. 128), Ialta, à la beauté édénique d'Oreanda, "en haut" qui adjoint Gourov à ne pas se contenter du plaisir qui semble lui tendre la main mais à chercher à retrouver sa dignité d'homme. Le lexique qui s'apparente à la féérie - la mer, les montagnes, les nuages, le ciel immense, le murmure des feuillages, leurs tonalités -, place les deux amants dans une perspective existentielle - la vie et la mort, l'existence et l'essence - dont le but ultime est l'esse.
Moscou versus Moscou
Une importante et nouvelle opposition se fait connaître dès lors qui trouve ses origines parmi les thèmes universels du folklore mondial, celle de la "maison" versus "la forêt". Quitter la maison y est, en effet, toujours synonyme de danger quasiment mortel car la forêt est le repère du diable ou de la sorcière.
Il est intéressant de noter que ce modèle archaïque est resté vivant jusqu'à l'époque moderne dans les contes. Cette tradition est particulièrement significative dans la poétique de Pouchkine, Gogol', Dostoïevski et surtout Tolstoï. Tchekhov, contrairement à eux, ne voit dans la "maison" que source de malheur familial, un nid pernicieux qui asphyxie à petit feu hommes et femmes et qu'il faut fuir si l'on veut survivre.
Pour sortir de cet emprisonnement, il faut impérativement aux héros tchékhoviens une force physique et psychologique qui leur permettent de traverser la frontière et quitter ce qui n'est plus à leurs yeux une "maison" mais une "anti maison", selon la terminologie de Iouri Lotman, ce qui semble correspondre dès le chapitre 3 à Moscou et à S.
Dès le chapitre 3, cependant, par la seule magie et la seule force de ses souvenirs, Gourov se libère de l'emprisonnement de "l'anti-maison" moscovite.
Un mois passerait et Anna, lui semblait-il, se couvrirait de brouillard dans sa mémoire et ne lui apparaîtrait que rarement en rêve, avec son sourire touchant comme d'autres lui étaient apparues. (P.S.S., X, chap. 3, p. 136)
Mais le mois suivant était largement passé, l'hiver profond était là, et sa mémoire demeurait claire, comme si c'était hier qu'il avait quitté Anna. Ses souvenirs flambaient de plus en plus fort [ ] Soudain, tout ressuscitait dans sa mémoire : la scène sur la jetée, et l'aube brumeuse dans la montagne, et le paquebot de Féodossia, et les baisers. Il marcha longtemps dans la pièce, et se souvint, puis il sourit, et les souvenirs se transformèrent en songes, et le passé se mêla dans son imagination à l'avenir. Anna ne lui apparaissait plus en rêve : elle marchait derrière lui partout, comme une ombre, elle le surveillait.
Fermant les yeux, il la voyait comme si elle était vivante, elle lui semblait plus belle, plus jeune, plus tendre qu'elle ne l'était, et il se voyait lui-même mieux qu'il n'avait été alors à Ialta. Le soir, elle était dans la bibliothèque, dans la cheminée, derrière l'angle et elle le regardait, et lui, il entendait sa respiration, le froufrou caressant de ses vêtements (P.S.S., X, chap. 3, p. 136).
Une autre frontière s'inscrit ainsi dès cet instant dans la trame narrative en s'insinuant dans l'esprit de Gourov et par voie de conséquence dans "l'anti maison" par un processus de contiguïté fondé sur un rapport d'inclusion dans l'ensemble que Gourov et cette anti maison forment. La conséquence directe est de partager les villes où vivent Gourov et Anna (P.S.S., X, à partir du milieu du chapitre 3, p. 136) un mois après leur retour de Ialta, en divisions signifiantes comme si chacune d'elles offrait une spécialisation de ses fonctions :
Un mois un plus tard, l'hiver s'installait véritablement, mais tous ses souvenirs revenaient clairement, comme si la séparation avec Anna Sergueevna s'était produite la veille (P.S.S, X, chap. 3, p. 136).
Si l'on concrétise les déplacements non pas tant géographiques qu'existentiels de Gourov et d'Anna, nous obtenons pour chaque ville concernée un rectangle qui forme un espace artistique symétrique du type "monde réel/monde caché" et qui correspond à l'évolution de l'intrigue. Lorsqu'ils sont considérés suivant l'axe horizontal, ces déplacements constituent une seule et même ville à deux moments différents de l'histoire ("répartie" le long d'une échelle linéaire de l'intrigue), tandis que, suivant l'axe vertical, elles forment les différentes perspectives de cette ville.
La "maison" et la "forêt" forment alors des espaces parfaitement identifiés les uns par rapports aux autres de chaque côté de la frontière séparant les sphères internes et externes ou la façade mondaine des personnages et leur vie intérieure sans toutefois changer la situation topologique et géographique initiale.
Dès lors, la vie de Gourov place Moscou dans une perspective nouvelle. D'un côté, Moscou bercée par l'image d'Anna, cachée aux yeux de tous et qui ne vit que dans son esprit et de l'autre, "l'anti-Moscou", où il poursuit sa vie dans une sorte de songe éveillé. L'analyse des détails qui caractérisent sa vie moscovite à cet instant n'est pas moins porteuse de significations. Si l'on considère en effet, jusqu'à la fin du chapitre 3 et le départ pour S., le lexique afférant à Moscou, on s'aperçoit qu'il appartient uniquement au registre connu en langue russe sous le vocable de polost', autrement dit, la trivialité : les deux maisons, la banque où il travaille alors qu'il a fait des études de philologie, le club où il rencontre ses amis, joue aux cartes, les restaurants où il est capable d'engloutir une portion d'ufs ou de l'esturgeon qui n'est pas frais, la Petrovka, cette rue aux nouvelles boutiques parisiennes à la mode, toutes occupations qui sont des anti-occupations dans des anti-maisons où il ne séjourne qu'en "touriste".
Quelles murs effroyables, quels visages ! Quelles soirées sans conversations, quelles journées inintéressantes, en rien remarquables ! Parties de cartes effrénées, goinfrerie, ivresse, toujours les mêmes échanges. Actions inutiles et conversations inintéressantes prenaient une grande partie de son temps, épuisaient ses forces, et finalement, il lui restait sa vie de dilettante, terre à terre, quelque bêtise, il n'avait nul endroit où partir, s'enfuir, comme si il se trouvait dans un asile d'aliénés ou dans une geôle (P.S.S., X, chap. 3, p. 137)
Ialta, au-delà de l'attractivité qu'elle peut représenter à première lecture, voit tout autant le champ lexical y afférant dénoncer un artifice, une illusion : on n'y vit que l'espace de quelques semaines, on y habite un lieu de passage - un hôtel - on y prend ses repas au restaurant - Chez Vernet - on s'y promène dans le jardin de la ville et dans le square - créations artificielles. Tout un chacun prisonnier de son oisiveté (prazdnik - oisiveté x 4) ne trouve d'autre but à sa vie que la forfaiture - une aventure estivale que l'on croit sans lendemain au même titre que celles que l'on a déjà eues. Ialta est, elle aussi, une ville gagnée par la mort psychologique, avant que parfois elle ne vous rattrape par la mort physique, car Ialta est le dernier lieu où se rendent les phtisiques avant de mourir.
Ialta est ainsi, elle aussi, une anti-ville.
Il est primordial alors de remarquer que dans la montée vers le vrai et le beau (pravda i krasota, P.S.S., X, chap. 4, p. 141-142), les oppositions Ialta versus Moscou/S., tout d'abord prépondérantes, sont désormais dépourvues de tout repère géographique. Apparaît alors une nouvelle opposition de l'espace sémiotique, ouvrant une nouvelle perspective, non plus Ialta versus Moscou, tant elles se ressemblent dans leurs espaces sémiologiques, mais Moscou versus Moscou.
Comprenez, Anna, comprenez Je vous en supplie, comprenez-moi !
Et j'avais envie d'oublier, d'oublier, mais pourquoi, pourquoi êtes-vous venu ? Vous devez partir. Vous entendez, Dmitri Dmitrič. Je viendrai vous voir à Moscou. Je le jure, je viendrai à Moscou. Mais, maintenant, séparons-nous ! Mon cher, mon chéri, mon aimé, séparons-nous !'(P.S.S., X, chap. 3, p. 140)
Cette nouvelle répartition de l'espace sémiotique et le glissement qui s'en suit prennent place de manière particulièrement subtile. En effet, on croyait que les topoï définis géographiquement, topographiquement dans une opposition nord/sud, froidure/chaleur, haut/bas, ne pouvaient se réaliser qu'en s'affrontant.
Or, ce qui se produit sous nos yeux n'est pas affrontement, loin de là, mais un entrecroisement de deux forces, telles qu'elles sont suggérées par la fameuse métaphore goethéenne du tissage : une force diurne qui tend vers la fondation de l'ordre social et une force nocturne, transgressive, subversive. C'est bien de subversion en effet qu'il s'agit dans ce texte, non pas l'idée de faire entrer le chaos dans les familles, mais l'idée que l'amour est la seule loi qui compte, concept tchékhovien récurrent de la poétique qui semble particulièrement subversif en cette fin de siècle russe. C'est en effet, pendant une nuit de fin d'été que Gourov retrouve à Oreanda, en aimant hors mariage une femme déjà mariée, l'humanité dont il était encore le tabernacle sans le savoir, c'est de nuit, qu'il se rend au théâtre de S. et, qu'à la faveur des ténèbres qui l'entourent, il déclare sa flamme à Anna et l'embrasse sans se soucier d'être observé ou non, contrairement à ce qu'il faisait à Ialta au chapitre 1 ˗ il se retourna avec inquiétude dans la crainte d'avoir été vu (P.S.S., X, chap. 2, p. 131).
L'analyse de la lumière qui irradie le texte est alors très féconde. Dans la gamme chromatique, les tonalités du nord et du sud s'opposent, c'est indéniable, de même que la végétation, mais l'écho qu'ils se font l'un l'autre, né de leur entrecroisement, réfute les poncifs attachés aux lieux géographiques.
À cet égard et qui tient lieu de lien, la transparence de l'eau, la rosée qui scintille sur l'herbe au petit jour à Oreanda (P.S.S., X, chap. 2, p. 134) et son pendant, le givre, cette eau glacée dont les cristaux irradient les tilleuls et les bouleaux moscovites (P.S.S., X, chap. 3, p. 136), les larmes que verse Anna après ce qu'elle considère sa chute dans la chambre d'hôtel à Ialta (P.S.S., X, chap. 2, p. 132), et ses larmes encore, mais d'émotion, lorsqu'elle retrouve Gourov au Slavjanckii Bazar (P.S.S., X, chap. 4, p. 142).
Enfin, la couleur grise entretisse le texte, qu'elle soit la poussière de Ialta, celle de la chambre d'hôtel de S., de la couverture de soldat oubliée dans cette chambre, la barrière qui entoure la maison d'Anna, les cheveux de Gourov et surtout la robe d'Anna, celle que Gourov préfère et la teinte de ses yeux qui brillent. Cette tonalité amène cohérence au texte et par sa répétition tout au long des lignes, elle est signe et annonce la translation d'un espace à l'autre.
Moscou versus Ialta
Moscou devient à partir du chapitre 4, le seul topos évoqué explicitement. La ville de S. est, en effet, reléguée au loin dorénavant dans le statu quo ante, elle n'est plus qu'un lieu de mensonge, ce qu'elle a toujours été puisque Anna n'aime pas son mari (obmen, lo' - tromperie, mensonge, repris de nombreuses fois dès le chap. 1) où vit le mari-laquais qui croit ou ne croit pas (veril i ne veril) les excuses avancées par son épouse pour se rendre à Moscou deux ou trois fois par mois (P.S.S., X, chap 4, p. 141). Quant à Ialta, elle semble ne plus être invoquée, du moins, explicitement à première lecture
Une microscopie du dernier chapitre éclaire alors l'intuition initiale d'une mise en abyme de la signifiance de l'espace.
Le très court dernier paragraphe - quatre lignes - voit en effet le verbe "commencer" repris deux fois à deux lignes d'intervalle. Une première fois à la forme perfective - natchetsja, va commencer - une deuxième, au présent imperfectif, mis en exergue par sa présence à la dernière place du récit - natchinaetsja, commence - le plaçant, par le jeu de sa répétitivité, dans un subtil effet de miroir au-delà du simple dénouement existentiel qu'il inaugure.
L'emploi en effet d'un verbe à la forme perfective présent et donc futur, imprimatur de Tchekhov dans les textes de la maturité, marque la cassure du texte dès les retrouvailles au théâtre et induit l'irréversibilité du procès de ce verbe dont la charge sémantique est intraduisible en français. Argument "d'une vie nouvelle et belle" (P.S.S., X, chap. 4 p. 141), il signifie précisément que la vie des deux amants a franchi une frontière - même si elle reste du domaine de l'esprit et du cur - sans possibilité dorénavant d'un quelconque retour au statu quo ante, ces deux cages où le sort (zastavili) les oblige à vivre séparés.
Le deuxième et dernier verbe, natchinaetsja, au présent imperfectif, argumente la structure ouverte du récit ; il vise, par son atemporalité, à renforcer la notion d'un temps étiré, réitéré, répété et à établir une frontière entre les deux verbes, ce qui a pour effet d'entraîner cette partie de Moscou - le Slavianckij Bazar - dans une éternité - dont la fin est encore loin, très loin - assimilant in fine la ville non plus aux temps guerriers et barbares révolus et à leur destruction inéluctable mais au temps cosmique d'Oreanda.
Il peut cependant sembler problématique que le lieu où se manifeste l'attachement sentimental des deux personnages trouve sa matérialisation dans un espace clos - une chambre d'hôtel dont la destination manifeste pourrait l'assimiler au monde de la trivialité si l'on se souvient du chapitre 1 et de l'attitude de Gourov qui dévore une portion de pastèque après être devenu l'amant d'Anna, tandis qu'elle se désole de sa nouvelle condition de femme déchue dont le mythe est très prégnant en Russie tsariste.
On pouvait comprendre que Gourov et Anna aient pu s'accorder dans l'environnement cosmique qu'est Oreanda. Comment se peut-il qu'un espace clos, qui plus est un lieu de péché (Ce n'est pas bien, dit-elle, vous serez le premier maintenant à ne plus me respecter [ ] Je suis une femme mauvaise et vile, je me méprise , P.S.S., X, chap. 2, p. 132) devienne espace ouvert, lui aussi, et passe du statut de chaos à celui du cosmos, rejoignant la falaise d'Oreanda ?
Le Slavjanckij Bazar réunit in fine dans son appellation les notions de nord - slavjanskij - et de sud - bazar - terme connoté des villes du sud Lorsqu'il est fait mention de cet hôtel dans le chapitre 4, Moscou est sous la neige par une température de trois degrés au-dessous de zéro. Gourov et Anna y sont comparés non pas à des stranniki, des errants qui ne sauraient où se poser comme Nina, la mouette, mais à deux oiseaux migrateurs Le Slavjanckij Bazar devient terre de migration a contrario et évoque ainsi Oreanda de manière symbolique et particulièrement poétique substituant in fine Moscou à la Crimée. L'hiver moscovite est dès à présent pour eux, un refuge. Moscou devient ainsi leur nid, le lieu de leur liberté, au même titre qu'Oreanda, même si à cet instant, ils ne savent pas encore comment se libérer de jougs insupportables et trouver leur chemin - kak osvobodit'sja ot nevynocimyx put (P.S.S., X, chap. 4, p. 135).
Notons que le train et le télégraphe rapidement évoqués (P.S.S., X, chap. 2, p. 143) nouveaux fils d'Ariane, relient de manière certes modernes mais, ô combien symboliques, les topoï, leur ôtant dès lors toute signification géographique.
Les oppositions nord/sud, bas/haut, froid/chaud, dehors/dedans, sombre/clair, beau/laid ayant été levées par l'amour que les deux amants se portent l'un à l'autre, les noms des villes invoquées ou plutôt convoquées, perdent en acuité. Dans leur perspective romanesque, ces villes bien réelles, voient en effet leurs dimensions altérées et deviennent in fine fictionnelles. Leur vision devient alors subjective, théâtrale car elles ne vivent que par le regard du narrateur de plus en plus proche en ces années de Tchekhov. Elles deviennent alors non plus une réalité mais une sorte de rêve et ce n'est pas par inadvertance que les verbes "s'éveiller", "s'endormir" (P.S.S., X, chap. 2 et 3, p.132, 133, 135, 136) qui concernent Gourov sont utilisés à des multiples reprises.
Les images subtilement introduites par le verbe "kazalos'", "il semblait", véritable imprimatur de Tchekhov dans les textes dits de la maturité, viennent brouiller la vision de l'espace et l'entraînent dans une sorte de non-vision. Repris plusieurs fois dans le texte concernant ˗ l'épouse de Gourov (P.S.S., X, chap. 1, p. 128), l'époux d'Anna (P.S.S., X, chap. 3, p. 139), Gourov (P.S.S., X, chap. 1, p. 128, 129, chap. 2, p. 135, chap. 3, p. 136, p. 139,), Anna (P.S.S., X, chap. 2, p. 133, 134, 135, chap. 3, p. 136) ou les deux amants (P.S.S., X, chap. 4, p. 143), le verbe accentue par sa forme impersonnelle le peu de prise personnelle qu'ont les différents personnages sur le topos et met en avant, au contraire, le poids de ce même topos sur leurs comportements sociaux et existentiels.
Par leur présence récurrente, le brouillard et les ténèbres de la nuit ajoutent à la non-identification de l'espace. Ils s'étendent sur la mer (P.S.S., X, chap. 1, 130), masquent Ialta à la vue des deux amants (P.S.S., X, chap. 2, p. 133), envahissent Moscou (P.S.S., X, chap. 3, p. 136) lorsque Gourov se souvient d'Anna et qu'elle lui apparaît derrière la bibliothèque de son bureau et tamisent la lumière sur les lustres du théâtre de la ville de S. (P.S.S., X, chap. 3, p. 139). Dès que les deux amants sont sûrs des sentiments qu'ils éprouvent l'un pour l'autre et "organisent" leur vie dans une clarté connue d'eux seuls (P.S.S., X, chap. 4, očevidno, il est visible que, p. 142, яcno, il est clair que, p. 143), le brouillard disparaît, laissant place à la neige. Au-delà du phénomène météorologique dont elle est le témoin, cette dernière reste un miracle tombé d'en haut, du paradis où l'imaginaire collectif le situe, elle enfouit les êtres et Gourov en particulier sous la pureté qu'elle symbolise, elle accompagne l'évolution psychologique des deux amants et donne au récit une tonalité particulièrement tchékhovienne.
Les contours brouillés et la vision du monde tout autant fragmentée par le truchement d'une lorgnette (P.S.S., X, chap.2, p. 131 et chap.3, p. 139), la répétition des détails devenus diégétiques par l'écho qu'ils envoient tout au long de la fabula, permettent alors par un subtil jeu de miroirs le glissement de la perception de chaque ville jusqu'à la confusion, en un topos unique où les mots aimer, croire, vivre se bousculent dans l'esprit des deux amants qui ne font plus qu'un dorénavant.
L'analyse de l'espace sémiotique des villes de "La dame au petit chien", au-delà de l'intuition initiale amène à une découverte. Tout y semblait figé depuis des siècles Et pourtant
Une microscopie de l'assise, de l'architectonique, de la destination et de la destinée de ces trois villes, met en avant la complexité de la ville, où, dans un subtil jeu de miroir, chaos et cosmos se côtoient jusqu'à se confondre et se fondre dans un équilibre précaire.
Dans "La Dame au petit chien", il ne s'agit pas de la lutte du paradis et de l'enfer et encore moins de celle du Mal contre le Bien. La ville est le centre d'un entrelacs d'ombre et de lumière, un lieu qui, au-delà de toute géographie, devient un lieu éthique actualisé en secret par deux amants.
La ville échappe alors à tout naturalisme, elle est une et multiple dans une perspective subjective, car d'un côté, son image est créée par les personnages, mais inversement elle influe activement sur eux qui s'y trouvent immergés.
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Françoise Darnal-Lesné
Docteur en études slaves
Notes :
1. Anton Pavlovitch Tchekhov, Polnoe Sobranie Sočinenij i pisem v 30 tomax, pis'ma v 12 tomax [uvres complètes en 30 volumes, lettres en 12 volumes], Moskva, Izdatel'stvo "Nauka, 1973-1983, La dame au petit chien, Dama s sobačkoj, X, p. 128-143.
Cette édition sera notre référence tout au long de cette étude.
Les renvois à cette édition sont constitués des italiques P.S.S. suivies du titre du récit puis du titre original, de sa date et de l'édition de sa parution. Les citations des textes sont suivies du numéro du tome où elles apparaissent dans l'édition, transcris en chiffres romains, suivis du numéro de la page où se trouve la citation.
Lorsqu'il s'agit de lettres, la mention pis'ma suit les italiques P.S.S., le numéro du tome où elles figurent est donné en chiffres romains suivi du numéro attribué à chaque lettre donné en chiffres arabes. Le nom du correspondant auquel la lettre est adressée est mentionné, suivi de la date d'écriture.
Toutes les traductions des textes sont de nous.
2. Iouri Lotman, La sémiosphère, Presses Universitaires de Limoges, 1999. La présente traduction est basée sur le texte original russe de Iouri Lotman, L'Univers de l'Esprit, ed. Université de Tartu, coll. "Les langages de la culture russe", Moscou, 1966. Elle présente la seconde partie de cet ouvrage : "La sémiosphère", chapitres 8 à 13, pages 163 à 295 de l'ouvrage.
Dreyfus et le Petchenègue Colloque "Etre russe et écrire à l'étranger"
"Etre russe et écrire en France", thème du présent colloque, a-t-il alors une influence sur son écriture ? En d'autres termes, être sur la Riviera au moment de l'Affaire Dreyfus donne-t-il à l'écrivain une nouvelle perception du monde présente dans ces deux récits et que l'on devine déjà refrain lancinant, non dans une imitation du fameux "J'accuse" de Zola, mais en un credo dont il a fait part à Plechtcheïev dès 1888:
"Je hais le mensonge et la violence sous toutes ses formes et je trouve également répugnants les secrétaires du consistoire Le pharisaïsme, la stupidité et l'arbitraire ne règnent pas seulement dans la demeure des marchands et dans les mitards, je les vis dans la science, la littérature, parmi la jeunesse C'est pourquoi je n'ai de penchant particulier ni pour les gendarmes, ni pour les bouchers, ni pour les savants, ni pour les écrivains, ni pour les jeunes. Je tiens les étiquettes et les marques de fabriques pour des préjugés. Mon Saint des Saints, c'est le corps humain, la santé, l'intelligence, le talent, l'inspiration, l'amour et la liberté la plus absolue, la liberté vis-à-vis de la force et du mensonge où qu'ils se manifestent".
Le fait d'être à Nice dans cette France aimable où néanmoins se passent des choses indignes, permet-il ou non à Tchekhov, par le regard d'un narrateur devenu de plus en plus subjectif et proche de lui, de mettre des mots sur ce qui se passe d'indigne en Russie?
Un Petchenègue à Nice
Pour éclairer mon propos, je porterai plus précisément mon analyse sur le récit Le Petchenègue dont le titre connoté pour l'imaginaire collectif russe est exemplaire dans la poétique.
Le récit enchante Bounine qui le tient pour l'un des meilleurs textes tchékhoviens de l'année 1897. Le cousin germain de Tchekhov s'enthousiasme à son tour et écrit de Taganrog dans une lettre du 2 décembre 1897 qu'il "a lu Le Petchenègue, un excellent récit. La table de travail et la plume étrangères ont certainement inspiré ta main"
Le Petchenègue n'a pourtant pas donné lieu à de véritables critiques lors de sa parution en Russie hormis celles d'un journaliste littéraire resté anonyme qui prend fait et cause contre des hommes tels ce Petchenègue4. Cependant, comme tout texte tchékhovien, il ne peut être tenu pour anodin, car une chose est sûre, Tchekhov n'écrit jamais pour rien, sans avoir en tête, un sous-texte plus complexe et profond que la simplicité apparente de l'intrigue où chaque mot a son importance secrète.
Enfin, dernier argument de l'intérêt de son auteur pour le Petchenègue, le texte fait partie des récits donnés dès 1898 à l'éditeur Marks après que Tchekhov lui a vendu ses droits sur une partie de son uvre. Le récit figure ainsi dans les tomes 8 et 9 au même titre que Douchetchka, En service, L'homme à l'étui, Les groseilliers, De l'amour, Une visite de routine, Chez des amis, La nouvelle datcha, En chariot, Des gens sympathiques, En mer et Récit d'un vieux jardinier, minutieusement corrigés par ses soins, non pour tenter une révision tardive de la fabula mais pour se rapprocher le plus possible de la perfection musicale de la langue.
Ce qui intrigue d'abord est d'importance et réside dans le choix du titre. Un personnage dont le nom, Le Petchenègue, sous-entend un monde de fureur et de violence, fût-il lointain, plonge, en effet, le lecteur in medias res et devient donc le signifié et le signifiant du récit alors qu'un autre personnage, le capitaine Dreyfus, occupe jusqu'à la fascination, semble-t-il, l'esprit de l'écrivain si l'on s'en tient à la correspondance de cette époque.
Dans ce récit, un ancien cosaque règne dorénavant en maître sur ses terres aux marches de l'Empire; c'est un rude sauvage sans foi ni loi en toute apparence, mais qui, en son for intérieur, a envie de faire une démarche spirituelle et suivre le cheminement intérieur apparent de son protagoniste appartenant à l'intelligentsia, soulignant à l'avance la Weltanschauung de l'écrivain qui écrira à Orlov en 1899:
"Je ne crois pas en notre intelligentsia, hypocrite, fausse, hystérique et paresseuse. Je ne la vois pas quand elle souffre et se plaint. Je vois le salut en des personnes venues de toute la Russie, qu'elles fassent partie de l'intelligentsia ou de la paysannerie. C'est en elles qu'est la force bien qu'il y en ait peu. Elles jouent un rôle non négligeable dans la société, elles ne dominent pas mais leur travail est visible",
attitude qui consiste à dénoncer les a priori de la société russe face à ceux qui restent pour elle mystérieux et obscurs, ce que Tchekhov ne cesse de stigmatiser depuis ses débuts dans la littérature sérieuse, une dizaine d'années auparavant.
Le Petchenègue est la rencontre fortuite de deux hommes dans un train qui les ramène de la ville, deux êtres qui se voient pour la première fois et ne se reverront plus, schéma quasi répétitif dans la poétique, qui permet précisément à chacun des personnages de se découvrir à l'autre sans peur ni faux semblant, ce qui a pour effet la venue de la vérité. L'un, surnommé le Petchenègue par un hôte de passage qui le jugeait "barbare" est allé faire son testament chez son notaire suite à l'alerte cardiaque qui l'a frappé il y a peu; l'autre est un chargé de pouvoirs privé mandaté en ces lieux pour affaires.
Le décor est immédiatement planté: un monde clos -un wagon de chemin de fer puis une ferme isolée sise au bout d'un chemin rocailleux- permet, sur fond de steppe aride, de présenter dans une symétrie parfaite des contraires, deux personnages que tout oppose, l'âge, la stature, les idées, les comportements, la philosophie de la vie. L'un des hommes est loquace, presque trop, l'autre, taiseux, mais, chemin faisant, la conversation s'installe et le deuxième ne refuse pas l'invitation à passer la nuit chez le premier. Leurs échanges semblent des plus légers à première vue et décrivent la confrontation verbale, néanmoins pacifique entre le Petchenègue qui s'interroge devant le refus de son hôte à dédaigner la vodka, le saucisson pour leur préférer l'eau, le pain et quelques cornichons, sans doute parce qu'il est un adepte d'une secte, comportement devenu très à la mode et de facto, nouveau conformisme au même titre que les anciens, contre lequel s'élève Tchekhov, parce qu'il représente à ses yeux un nouveau carcan aussi mortifère que les autres.
Comme dans toute l'uvre de Tchekhov, les arguments du récit se répondent selon le principe d'une polarité exemplaire, non pas le bon face à un méchant ou vice versa, mais au sein même de chaque personnage, le partage entre le bien et le mal, la raison et la déraison qui se contrebalancent dans un équilibre précaire, montrant l'être humain dans sa complexité, son aveuglement et son insatisfaction: ainsi le Petchenègue, accablé tout d'abord par son impuissance face au comportement de son hôte -"Il avait envie de douceur, de paix en son âme et de confiance en soi, comme cet hôte qui ne se nourrissait que de concombres, de pain, et pensait que, ce faisant, il atteindrait la perfection"-, est-il tout autant déconcerté ("pereputal'sja", mot à mot "déboussolé") par sa façon de voir les choses, d'envisager le quotidien, celui des animaux plus précisément, dans le seul but d'atteindre le détachement nécessaire à toute vie réussie ici-bas. L'ironie de Tchekhov est patente qui a donné au Petchenègue le nom de Jmukine, dérivé du verbe "jmurit'" en langue russe, qui signifie "cligner des yeux", comme si cet homme soudain affligé de cécité, cherchait son chemin
L'hôte, en restant inflexible et figé dans ses convictions, signe de sa rigidité d'esprit face à des arguments qui tombent sous le bon sens, se mue en une sorte de procureur, ce qui lui enlève de facto toute dimension humaine. Le Petchenègue, noir et rustre au début du récit, se trouble car les bienfaits supposés "du progrès scientifique n'ont pas entraîné le progrès moral puisque tels étaient les hommes avant l'invention du téléphone et du télégraphe, tels ils sont restés". La ligne axiologique qui concerne son personnage laisse deviner dès lors un être en questionnement : "il avait envie de penser à des choses sérieuses, pas faciles, et de réfléchir à bannir l'oisiveté qui engloutissait ses jours et ses nuits, ses années l'une derrière l'autre, d'imaginer un exploit quelconque, comme par exemple partir pieds nus n'importe où mais loin, très loin, et ne plus manger de viande comme ce jeune homme". Le Petchenègue devient dès l'instant bien moins abominable qu'on pouvait le supposer devant l'étalage de ses "prouesses" militaires au Caucase et sa propension à la misogynie dès qu'il s'adresse à son épouse, attitude loin d'être rare en Russie tsariste 1.
La fabula met donc en avant les préjugés quels qu'ils soient, les attitudes à la mode et, sous de faux semblants, le manque de tolérance, de respect, de liberté que les uns accordent aux autres, surtout lorsqu'ils leur sont étrangers et par là même étranges, toute conduite indigne que l'Affaire Dreyfus met en lumière en cette année.
Entre steppe et riviera
Si l'on poursuit plus avant la lecture et fait l'analyse sémiotique du chronotope, on s'aperçoit qu'il éclaire avec pertinence l'intuition initiale d'un sous-texte, d'une polarité autre, indécelable à première lecture mais dont l'importance est sans ambiguïté sur le sens profond du récit.
L'examen attentif du chronos montre dans le récit la prépondérance de l'emploi du passé imperfectif, soulignant la répétition et donc la stagnation des actions engagées: "il revenait, faisait ses dévotions, écrivait, disait, se mariait, écoutait, regardait, semblait, se dressait".
Le temps, même s'il se déroule selon une linéarité absolue entre un crépuscule qui voit la rencontre des deux hommes, une nuit d'orage pendant laquelle ont lieu les échanges et une aurore qui signale le départ de l'hôte, est tout autant traversé par une succession de "temps" historiques.
La guerre contre la Rous' dès le titre, la colonisation du Caucase par les armées de Cosaques, le XIXe siècle et ses sectes se télescopent amenant ipso facto une superposition de différents paradigmes temporels avec pour conséquence immédiate l'élargissement du seul cadre historique russe. Les déictiques temporels indéfinis "maintenant, pendant, jamais, tardivement, longtemps auparavant, tout de suite, en ce temps-là, une fois, un jour", parce qu'ils ne posent aucune date précise, viennent aussi étayer une image "embrouillée" de l'Histoire qui "embrouille" l'esprit du Petchenègue : le verbe "s'embrouiller, être déboussolé" est utilisé à de nombreuses reprises.
Le présent n'intervient que lors des échanges au cours du repas et pendant les heures d'insomnie.
Le futur imperfectif hormis l'incise "ce sera la paix et le silence" ne s'installe que lors des débats concernant l'avenir à envisager pour les animaux!
"- Les poules et les oies vivront aussi en liberté comme si elles étaient sauvages. [ ]
- Ça, je comprends bien. Comme les corneilles et les choucas qui se débrouillent bien tout seuls. Ouaih! Les poules, les oies, les lièvres, les brebis, tout le monde sera libre, s'ébaudira, et savez-vous, remerciera Dieu, et plus personne aura peur de nous. Ce sera la paix et le silence. Cependant, y a quelque chose que je peux pas comprendre -poursuivit Jmukhine, tout en jetant un regard au saucisson. Et avec les cochons, qu'est-ce que vous ferez?
- Ils feront de même que tous les autres, ils seront en liberté.
Bon. Ouaih. Mais permettez, si vous les saignez pas, y vont faire des petits, savez-vous, alors adieu aux prés et aux potagers. Les cochons, si vous les laissez aller où ils veulent et vous faites pas attention à eux, y vont tout vous saccager en une journée. Un cochon, c'est un cochon, et c'est pas pour rien qu'on l'appelle comme ça "
Le texte semble alors suivre un schéma classique. Et pourtant Le temps se brise soudain au fort de l'orage dans le noir de la nuit 2 de la steppe, non pas dans une certitude mais dans une sorte de vision devant les yeux du Petchenègue et par voie de conséquence ceux du lecteur, s'ouvrant sur une autre perspective, une autre histoire.
Le couple verbal "казалось/оказалось" (il lui semblait que/il avait la certitude de), passage de la forme imperfective à celle du perfectif, si finement commenté par V. Kataev, illustre à la perfection le passage d'un monde à l'autre.
Ce refrain, dont la récurrence devient leitmotiv obsessionnel dans la création tardive, signe la prose de l'auteur, est thème musical autant que narratif et, véritable frontière sémantique, brise en deux parties le monde où se déplace les personnages. Ce rapport verbal tout d'abord linguistique bouleverse et rythme la progression de l'intrigue des récits. Au-delà de la temporalité qu'il représente, il est avant tout prise de conscience du mensonge, révélation.
Dans le récit écrit à Nice, ce rapport verbal ne se matérialise pas de manière aussi explicite puisque seul apparaît le premier verbe du couple. À l'imperfectif présent ("кажется", il semble), repris deux fois à deux lignes d'intervalle, le procès du verbe souligne l'atemporalité de l'événement nocturne tout autant que la matérialité de l'instantané qui se profile dans la nuit dans une sorte de clair-obscur, argumenté par les tonalités noires et blanches ("les sombres forêts, les étoiles, la lune, l'éclair, la neige") qui donnent le gris, couleur fétiche de Tchekhov.
"À droite, on voit dans le lointain la steppe, et au-dessus d'elle les étoiles brillent en silence -tout ce lointain est mystérieux, infini, comme si on regarde dans un profond abîme; or, à gauche, au-dessus de la steppe, des nuages orageux se sont amoncelés l'un derrière l'autre, noirs comme de la suie; leur contour est éclairé par la lune, et il semble que là-bas, il y a des montagnes aux sommets couverts de neige immaculée, de sombres forêts, la mer; un éclair jaillit, un coup de tonnerre encore feutré parvient jusqu'ici, et il semble que dans les montagnes on mène bataille "
Une microscopie de ce passage permet de comprendre en profondeur les divers moyens mis en uvre pour montrer la lutte qui s'installe. Introduit par le regard du narrateur ("смотришь", on regarde, verbe à la deuxième personne du singulier du présent dans une réalisation sémantiquement indéfinie inclusive universelle qui concerne donc le regard du personnage et par voie de conséquence, celui du lecteur), ce passage apparaît tel une incise dans ce paragraphe au passé imperfectif. La promotion des détails de la description s'assortit comme toujours d'un commentaire métalinguistique qui souligne une vision d'épouvante, la venue imminente d'un déferlement cataclysmique. Le lexique qui tient au mystère ("таинсвенно") et à l'infini ("бесконечно"), se partage entre le cosmos harmonieux à droite ("направо"), où la Bible et la représentation picturale chrétienne situent le paradis ("звезды", les étoiles, "луна", la lune, "горы", les montagnes, "леса", les forêts, "море", la mer), alors que ("а") à gauche ("налево"), là où encore la représentation biblique et picturale placent l'enfer, des déictiques témoignent de la béance abyssale du chaos dans le déchaînement des forces primitives ("молния", l'éclair, "гром", le tonnerre, "тяжелые грозовые тучи" de lourds nuages orageux, "вспыхивать" jaillir, "навалиться" s'amonceler), signe avant-coureurs de la bataille. Alors que la description suit tout d'abord une ligne axiologique horizontale comme si le regard s'abandonnait dans la contemplation de la plaine steppique, elle prend tout autant une direction qui va du bas ("глубокая пропасть", un profond abîme) vers le haut ("горы" les montagnes, "тучи" les nuages, "вершинах" les sommets) par l'ascension du regard qui dès lors se trouve comme ("точно") hypnotisé par la violence. L'accumulation des vélaires, chuintantes et sifflantes dans le texte russe amplifient la rudesse de la bataille ("сражение") désormais engagée, ce que rend le verbe unidirectionnel antéposé ("идти") dans sa notion d'impossible retour en arrière. Notons que le substantif "bataille" clôt l'incise, suivi de points de suspension, qui selon le vu formulé par Tchekhov, permettent au lecteur d'ajouter les éléments manquants au discours et concourent à mettre tout autant en exergue qu'en abyme, le substantif "bataille".
Dreyfus et la steppe
De facto les frontières éclatent sous nos yeux. Il semble qu'à l'intérieur de cet espace textuel se passe un autre événement. Parfaitement délimité par des indications géographiques précises, fait rare dans la poétique -la station de la ligne de chemin de fer Donetskaja, la ville de Novotcherkassk où il faudrait scolariser les enfants du Petchenègue, le village de Diuevka où se rend l'homme d'affaires- il renvoyait le texte à La Geste du Prince Igor3 ou aux révoltes fomentées par l'ataman Pougatchev sous le règne de Catherine II, dans un monde typiquement russe (vodka, cornichons, saucisson), on voit, maintenant, sous nos yeux, se dessiner les contours d'un autre topos qui n'est plus russe mais français.
Les images introduites par le verbe "кажется" (il semble) peignent in fine sans doute possible la contrée de Nice, la mer qui la borde, les montagnes neigeuses qui l'entourent, la terre où une autre bataille sauvage et archaïque se livre entre dreyfusards et antidreyfusards. L'espace fait dès lors disparaître les contours des personnages russes et entraîne une revalorisation de tous les paradigmes dans une mise à plat du texte plus complexe qu'une simple inversion des situations initiales.
Soulignée par la structure ouverte du récit, l'assertion "Un cochon, c'est un cochon, c'est pas pour rien qu'on l'appelle comme çà" résonne à double sens et sert de passerelle en favorisant la translation d'un espace, d'une temporalité, d'une religion, d'une philosophie à l'autre et met en avant la question fondamentale que pose le texte, la liberté, la "volja", terme utilisé par Tchekhov, c'est-à-dire la liberté de penser, de croire, de vivre et la tolérance qui en découle. Non pas la "svoboda", la liberté telle que l'on entend communément, mais la "volja", l'autre terme russe pour dire liberté, plus proche de l'idée d'indépendance, d'affranchissement, incarnée par les milliers de vagabonds en quête d'un ailleurs, par les rebelles qui ont osé défier le pouvoir et sont venus se battre dans la steppe, arpenter les routes et aller là où portaient leurs pas
Le sable de la steppe vient se substituer à la terre de Nice en cette année 1897 qui voit ressurgir l'Affaire Dreyfus. Ce capitaine dont les origines sémites en font le coupable idéal, un être méprisable, un nouveau Petchenègue aux yeux d'une partie de l'opinion française, le méchant "avec sa figure de race étrangère, sa raideur impassible, toute son atmosphère (sic) qui révolte le spectateur le plus maître de soi", reste un homme étranger et par là même étrange par sa judéité suspecte aux yeux de la société française, un ennemi qui s'est introduit subrepticement jusqu'aux plus hautes sphères du pouvoir. La montée du regard du narrateur suggère la bataille qui ne se tient plus, en bas, dans l'espace steppique au temps d'Igor, mais là-haut, soulignant de facto non plus l'aspect terrestre des choses mais leur signification spirituelle, car c'est bien un combat des idées, des esprits qui a lieu dans l'Affaire Dreyfus.
"Parce que les cochons, si vous les laissez en liberté et faites pas attention à eux, y vont tout vous casser en une journée." se lit dès lors au sens figuré. Dreyfus n'est-il pas un porc pour certains, un porc qu'il faut enfermer au plus vite, loin, bien loin, à l'Ile du Diable, où on l'aura à l'il et où il ne pourra rien casser en une journée
Le sous-texte du récit révèle alors pour les dénoncer en une longue métaphore filée, l'oppression, la justice partiale, le manque de liberté, les esprits encalminés par les idées toutes faites, les codes, l'absence de réflexion, de distanciation, une société qui se rue tête baissée sur l'homme qui est différent, cette attitude d'envie de "suivre l'essaim" que dénoncera Irène Némirovsky dans Suite Française, "le moment où l'homme ne s'est pas encore dépouillé des habitudes de la pitié humaine, où il n'est pas encore habité par le démon, mais où déjà celui-ci s'approche et trouble son âme".
En 1897, être russe n'est pas ignorer ce qui se passe d'indigne en Russie au nom du maître mot "Autocratie-Nationalisme-Orthodoxie" avec d'un côté les bons, les Russes, et de l'autre, les méchants, les "métèques". Le "Nous sommes tous coupables", qui résonne en lettres de feu dans les lettres de Tchekhov depuis son équipée à Sakhaline en 1890, ne dénonce pas ici "les gardiens aux nez rouges des prisons russes ni la société russe qui a envoyé au bagne des êtres humains sans les juger 5", mais souligne l'universalité du mal.
Dans le pays des droits de l'homme où l'égalité des citoyens est inscrite dans la Constitution de la République depuis un siècle déjà (Nice ayant fait partie du territoire français dès 1793 par un décret de la Convention Nationale), Tchekhov découvre un modèle archaïque de comportement loin de la société respectueuse et tolérante qu'il s'apprêtait à trouver. Pour l'écrivain, né dans un empire où la liberté individuelle n'existe pas en tant que concept, la France par sa Révolution avait inscrit au patrimoine intellectuel de l'humanité, l'invention de l'individu politique appelé citoyen tel que l'humanisme des Lumières l'appelait de ses vux et tel qu'il s'était concrétisé dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Choqué sans aucun doute par la violence de la réaction française face à Dreyfus, l'écrivain se trouve projeté aux origines de violence et d'archaïsme qui ont vu naître son pays. Il emprunte à l'Affaire Dreyfus qui intrigue tant en Russie si l'on en croit le témoignage laissé par O. Mandelstam dans ses souvenirs d'enfance, pour dénoncer en un récit l'univers archaïque et violent de sa patrie. L'Affaire Dreyfus agit alors comme un miroir et la petite phrase apparemment anodine "Un cochon, c'est un cochon " devient soudain encore plus lourde de sous-entendus et s'adresse davantage encore à la bataille ("сражение" et non "бой") qui se déroule en Russie où, suivant avec zèle les recommandations d'Alexandre III et de Nicolas II, les autorités parquent les Juifs dans des zones de résidence, leur imposent des numerus clausus à l'université ainsi que l'interdiction d'exercer certains métiers, comme s'ils étaient des cochons à saigner ("резать"); notons que les deux mots, par un effet de métonymie phonique et leurs racines communes, redoublent la violence des actions engagées contre une race maudite depuis que "sur une montagne, alors qu'ils étaient chassés par Jésus, les démons l'ont prié de les laisser se réfugier dans un troupeau de pourceaux avant de se précipiter dans les pentes escarpées de la mer et de périr dans les eaux", Matthieu, chap. 8, verset 32.
Revient alors à la mémoire une autre petite phrase passée inaperçue en première lecture après l'échange sur les mesures à prendre pour la liberté des animaux: "Ce sera la paix et le silence". Signe d'une mise en séquence d'un acte indexé sur le temps conformément à l'ordre d'une taxis chronologique implacable, le verbe au présent perfectif ("настанет") souligne l'irréversibilité du procès de ce verbe dont la charge sémantique est intraduisible en français et signifie que les personnages concernés ont franchi une frontière sans possibilité dorénavant d'un quelconque retour au statu quo ante. Que signifient ces quelques mots, qui concernent-ils ? Le Petchenègue en est l'auteur et l'idée même de liberté de tous les animaux, les cochons y compris, le déconcerte. Dans sa vie rude d'homme de la steppe qui a toujours été en lutte contre quelqu'un ou quelque chose, cette phrase montre ainsi l'humanité dont il est encore porteur. Si on la transpose à l'idée de la libération de Dreyfus, annonce-t-elle la réconciliation des camps ennemis ? Lorsqu'elle fait écho à la Russie, elle n'est en ces années d'extrême violence policière, d'arrestations arbitraires et d'actions terroristes que rêve au même titre que celui du Docteur Astrov (Oncle Vania) contemplant la boulaie plantée de ses mains ou illusion de Verchinine (Les Trois Surs) qui pensent tous deux aux générations futures qui connaîtront le bonheur, "dans cent ans, deux cents ans"
Ce n'est pas la première fois certes que Tchekhov se dresse contre les jugements hâtifs faits à l'encontre des plus faibles, les Juifs en particulier. Il a dès l'enfance refusé de rester dans une salle de classe où le professeur avait exclu un enfant juif. Il a aussi donné vie à de nombreux personnages juifs dans La Steppe. Il a prêté en 1886 à travers le portrait d'une jeune femme, Suzanna Mosseïevitch Rotstein6, Le Bourbier, des paroles iconoclastes qui passèrent sans encombre la censure. Enfin, dans le personnage d'Anna-Sarah en 1888 dans la pièce Ivanov, il a abordé le problème de l'apostasie en Russie tsariste. Notons cependant qu'il ne leur donne pas pour autant le beau rôle dans une attitude indulgente de sa part, un attendrissement compassionnel à peu de frais devant les souffrances qu'ils endurent en ces années de russification à marche forcée, en les cantonnant dans un rôle de victime de leur milieu et de leur époque. Il s'est au contraire toujours forcé à l'objectivité, ce qu'il a précisé à Madame Kisseleva dans une lettre du 14 janvier 1887, en réponse aux reproches de cette dernière, indignée par la parution du récit Le Bourbier qui était à ses yeux un "fumier":
"L'écrivain n'est pas un confiseur, ni un maquilleur, encore moins un amuseur; c'est un homme lié à la conscience de sa dette et de son devoir Il se doit d'être aussi objectif qu'un chimiste: il doit délaisser la subjectivité et savoir que les tas de fumier jouent un très grand rôle dans le paysage et que les passions mauvaises font autant partie de la vie que les bonnes "
Signature :
Françoise Darnal-Lesné
Nice et une table de travail étrangère ne semblaient pas avoir une quelconque influence sur la poétique de Tchekhov en cet hiver 1897. Force est de constater que c'est l'inverse qui se lit dans ce texte. Non un récit que lui réclament ses éditeurs, encore moins un bis repetita de "La Steppe". Nice, au contraire, l'entraîne au-delà de la dénonciation des maux qui frappent la Russie dans un acte de résistance.
Le séjour français au milieu de ses compatriotes dans un lieu où l'on se délecte de borchtch et autres zakouski, a, en effet, une première conséquence plus imprévisible que les autres, tant les liens entre les deux hommes semblaient forts, celle de séparer Tchekhov de Souvorine, son ami de plus de 10 ans. Tchekhov cesse pratiquement toute correspondance avec lui et n'écrit plus rien pour Temps Nouveau, journal de droite et antisémite qui le publie depuis 1886, tant il est offusqué par ce qui s'y écrit à longueur de colonnes à propos de l'Affaire Dreyfus 7.
Sept ans avant sa mort, le séjour à Nice a une autre conséquence. Sous la plume de Tchekhov se poursuit dorénavant non pas une évolution mais une révolution dans sa correspondance et dans sa poétique, la dénonciation systématique des a priori, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent. Le Petchenègue en est l'emblème dans un subtil jeu de miroirs où se superposent jusqu'à la confusion deux hommes, l'un que l'on croit blâmable parce que son surnom suffit à le condamner et un autre, dont la société ne sait s'il est ou non blâmable alors qu'elle
Notes :
1 - Françoise Darnal-Lesné, "Anton Pavlovitch Tchekhov, Portraits de femme, un itinéraire d'ombre et de lumière", L'Harmattan, Paris, 2007, ouvrage tiré de la thèse de doctorat d'Etat soutenue publiquement en 2005 à Paris IV-Sorbonne sous la direction de madame le Professeur Véronique Lossky.
2 - Il est intéressant de noter dans la poétique de Tchekhov que la nuit, la lune et la couleur noires sont symboles de découverte et de vie retrouvée, donnant à l'astre de la nuit la place dévolue au soleil et utilisant la gamme chromatique a contrario puisque le noir n'est plus symbole de deuil mais associé au renouveau psychologique après que les personnages ont découvert leur vérité qui les mène à la liberté intérieure.
3 - La Geste du Prince Igor, récit épique, est considéré come le texte fondateur de la nation russe. Il est un hymne à la grandeur et à la beauté de la terre russe, ainsi qu'à la vaillance de ses habitants qu'Igor appelle à s'unir contre les envahisseurs en 1185.
4 - Les petchenègues sont un peuple nomade d'origine turque qui apparaît à la frontière sud-est de l'empire khazar. Un premier prince Igor tente en 945 de les détourner vers l'empire byzantin mais son fils Sviatoslav est tué en les combattant. Ils sont définitivement battus par Jean II Comnène et se dispersent dans les Balkans dans un territoire qui est de nos jours la Transylvanie.
5 - A. P. Tchekhov, "Lettres de voyage - Moscou, Sakhaline, Moscou - Paris, Editions L'Harmattan, traduit, préfacé et annoté par Françoise Darnal-Lesné, 2009, lettre à A. Souvorine, 9 mars 1890, pp. 30-32.
6 - Françoise Darnal-Lesné, Suzanna Mosseïvna Rotstein, une femme juive en Russie tsariste, Colloque de l'Association franco-britannique pour la culture russe, Paris, avril 2010, www.comprendre-tchekhov.fr et fiche auteur Harmattan.
7- "Tout ce qu'écrit Souvorine dans Temps Nouveau au sujet de Zola est simplement ignoble. A ce sujet, j'ai échangé des lettres (toujours sur un ton aimable) et nous nous sommes tus tous les deux. Je n'écrirai plus pour Temps Nouveau, ni ne lirai plus de lettres dans lesquelles il justifie l'inconvenance de son journal par le fait qu'il aime les militaires", lettre à Alexandre Tchekhov, 23 février 1898.
"L'attitude de Temps Nouveau vis à vis de Zola dans l'affaire Dreyfus est ignoble", lettre à Alexandre, le 30 juin 1898.
"Dans l'Affaire Dreyfus, Temps Nouveau se vautre dans le mensonge. Quelle honte ! Brrr!", lettre à Alexandre, le 28 novembre 1898.
A Moscou ! A Moscou !1 Le thème de l'exil dans la pièce Les Trois Soeurs Toulouse 2 Le Mirail 8 et 9 avril 2001
Quel champ sémantique recouvre le substantif "exil" ?
Que signifie tout d'abord être exilé ?
Est-ce un voyage extérieur entraînant la perte de ses racines qui empêcherait toute construction d'un futur possible dans un topos étranger?
Est-ce la manifestation d'un état psychologique, un vide intérieur sans aucun espoir de renaissance ?
Ou, enfin, l'avènement d'une nouvelle perception du monde entraînant dans son sillage une révision des paradigmes connus jusqu'alors, l'espoir d'une vie seconde où l'uvre d'un artiste, loin de se consumer, connaît une fulgurance ?
En d'autres termes, que devient l'écriture confrontée à l'exil ?
Toutes ces questions si vives se retrouvent dans l'uvre tardive de Tchekhov.
Condamné à vivre à Yalta où il passe d'abord les hivers, puis toute l'année lorsque sa maladie réclame un climat beaucoup moins rude que celui de Moscou, Tchekhov se sent en exil dans cette région qu'il nomme bien vite sa "chaude Sibérie", c'est dire s'il s'assimile à un relégué.
Dans l'abondante correspondance de cette époque 2, il clame son ennui. Moscou y revient de manière récurrente. De même, dans ses écrits dès l'année 1900, se lit la souffrance des personnages qui expérimentent un déplacement géographique ignoré des textes précédents où l'exil était intérieur, la représentation paroxystique étant Belikov, l'homme à l'étui 3.
Avant de devenir omniprésent dans La Cerisaie, le thème de l'exil est déjà central dans Les Trois Surs, opus écrit à Goursouf, baignade au pied de la falaise Pouchkine et à Nice - hauts lieux d'exil politiques ou sanitaires à cette époque. Un sentiment complexe habite Tchekhov au quotidien, fait de solitude, d'enfermement, de nostalgie pour la ville aimée. L'espoir insensé qu'il faut vivre au-delà de tous les chagrins (il édifie une maison, il plante des arbres), semble alors envahir son esprit et son cur et se transfuser goutte à goutte aux trois soeurs Prozorov.
Mon propos est ainsi aujourd'hui de mettre expressément en avant dans la pièce éponyme le décalage qui s'installe dans et à cause de l'exil entre un "là bas" et un "ici", voyage extérieur, un "ici" et un "autre là-bas", voyage littéraire, et enfin un "ici" et un "là bas", voyage intérieur, lorsque les illusions font place à la vérité.
Contenu
Mon propos n'est cependant pas de réduire le texte au seul thème de l'exil et à la souffrance de l'auteur. Tchekhov a d'ailleurs soigneusement mis en garde tous ceux qui voulait le voir dans les propos de ses personnages, en particulier lors de la publication d'Une banale histoire. Le 17 octobre 1889, il dit à Souvorine :
"Quand on vous offre du café, n'essayez pas d'y voir de la bière. Dans les réflexions du professeur, croyez moi, n'essayez en rien d'y trouver des pensées tchékhoviennes. Je vous en remercie vivement. Dans toute cette nouvelle, il n'est qu'une seule pensée que je partage et qui se trouve être dans l'esprit du gendre du professeur, ce coquin de Gnekker, et qui est - "le vieux a perdu la boule". Tout le reste est imaginé, fabriqué "
Je laisse tout autant et volontairement de côté les critiques sur le côté novateur de l'écriture, l'influence morale de la pièce ainsi que les sarcasmes qu'elle suscite devant les tendances sociales et politiques à valeur dénonciatrice de la société exprimées par les différents personnages qui méritent une autre analyse.
I - Un là bas/l'ici : un voyage extérieur
a. Le topos :
Tchekhov dans cet opus nous conte l'histoire de trois surs et d'un frère cadenassés dans un lieu, des enfants qui crient, dès la première ligne du premier acte, leur désespoir de ne plus être - À Moscou ! À Moscou ! - parce qu'ils ont été "enlevés" à la ville, à la rue, à la maison où ils sont nés. Quatre personnages expérimentent ce qui leur semble être une dépossession suivie d'une relégation depuis onze ans dans une bourgade de la province russe où ils ont suivi leur père, militaire de carrière, décédé depuis un an maintenant, ce qui souligne l'inutilité de leur séjour "ici".
L'analyse sémiotique des deux topoï mène alors à une antithèse géographique fondamentale : le "tam", Moscou, et le "zdes'", la ville de garnison, le "là bas" contre "l'ici", deux mondes qui s'affrontent sans qu'il semble possible de les réconcilier. Dans un rapport qui évolue au fil des actes, équilibré à l'acte 1, il se déséquilibre pour s'inverser dans l'acte 3, perspective confirmée à l'acte 4 lorsque Moscou disparaît presque du discours. (Là-bas, Moscou, acte 1, 5, acte 2, 9, acte 3, 2, acte 4, 2. Ici, ville de garnison, acte 1, 5, acte 2, 5, acte 3, 9, acte 4, 9).
Moscou, la ville concentrique bâtie autour de son Kremlin protège dans les souvenirs enfiévrés des quatre enfants ses habitants par son climat, ses fleurs, son monde éduqué, chaleureux, civilisé. Ne la connaît-on pas sous le nom de Troisième Rome ?
Moscou appartient à leur mythe et assure l'univocité de sa référence dans le discours des Prozorov sans qu'aucune réflexion disparate à son sujet vienne jamais le troubler. Dans leur élan oratoire, plus que la nostalgie, il s'agit d'un "mystère" remontant à leur origine. Moscou est leur rodina (acte 1), c'est-à-dire la terre qui les a engendrés (du verbe rodit', naître), elle est leur matrice, ce que ne contient pas dans son champ sémantique la traduction française de "patrie", qui est la terre du père. Moscou, par leur naissance et la mort de leur mère retournée à la terre moscovite au cimetière de Novodievitchi, est le témoin de leur commencement et de leur fin et les associe de facto à leur éternité.
La ville de garnison, "l'ici", sans emplacement géographique précis, sans nom et par là même anonyme et sans intérêt, offre un tout autre topos. "Ici", il n'est point de lignes concentriques protectrices mais, au contraire, des lignes excentriques ouvrant sur un large fleuve et l'immensité de la forêt, séjour, comme dans les contes, du diable et des sorcières. Le danger y rôde : le froid, les moustiques, la trivialité des habitants. Pour les quatre enfants Prorozov4, "ici" est un anti monde. Seuls peuvent y être heureux des hommes et des femmes matérialistes et sans culture.
Notons que Moscou est entourée de verbes unidirectionnels dont le nombre va s'affaiblissant, montrant le travail de deuil qui s'accomplit dans l'esprit des trois surs au fur et à mesure que le temps passe.
Verbes unidirectionnels employés par les trois surs concernant leur départ de la ville en direction de Moscou :
Acte 1 (16), Acte 2 (9), Acte 3 (18), Acte 4 (4)
b. Le temps : un avant et un après
Cet écartèlement concerne tout autant le temps. Même s'il suit un ordre chronologique, le temps se déchire entre le passé enjolivé, voire déformé, en totale opposition à celui de la représentation de la cité faite par Verchinine. Ce passé est ainsi scandé par les dates qui se rapportent tout autant au vécu familial qu'à l'évocation de l'incendie de Moscou lors de l'invasion napoléonienne. Le futur, selon que l'on parle du départ à Moscou ou d'un bonheur possible dans cent ou deux cents ans appartient à une nébuleuse oratoire.
La seule référence au présent concerne la fugacité du temps et la récurrence de la phrase - le temps passe (vremâ idët) - tend à souligner l'angoisse des trois soeurs.
Temps des verbes prononcés par les trois surs :
Passé/Présent (79,105,145,55) Futur (3, 1, 2, 24)
Évocation de Moscou par chacun des enfants Prozorov.
Moscou aux différents actes
Irina (7, 4, 4, 1)
Olga (6, 0, 0, 1)
Macha (0, 1, 0, 0)
Andreï'0,5, 0, 0)
L'évocation de Moscou montre par ailleurs un partage en une arithmétique presque parfaite entre 11 passés et présents contre 11 futurs jusqu'à l'acte 3, pour disparaître pratiquement du discours lorsque "l'ici" supplante le "là-bas".
Moscou, nouvelle grotte platonicienne qui empêche les trois surs de "philosopher", toujours citée au cas oblique par sa localisation (v Moskvu, v Moskve, iz Moskvy), change au fur et à mesure de son évocation au fil du temps. D'abord incantation - Au plus vite à Moscou ! -, elle devient passion dès l'acte 2 - Je rêve de Moscou chaque nuit -, puis supplication jusqu'à l'acte 3 - Je t'en supplie, partons à Moscou, Olia, partons ! - et se change en acceptation à l'acte 4 - s'il ne m'est pas possible de partir à Moscou, et bien, c'est le destin ! -, lorsque coûte que coûte, "il faut vivre".
c. La terreur et la pitié
La maison où les enfants sont cadenassés est tout autant exil. Ce lieu qui devrait être refuge protecteur est, au contraire, lieu de terreur comme par ailleurs dans toute l'uvre de Tchekhov. Uas i alost', autrement dit "terreur et pitié", rythment, sans coup férir et sans guerre apparente, la vie des personnages. Ces termes dont se réclame Aristote dans sa Poétique comme signe de la tragédie, que ce soit sous la forme verbale, adverbiale, adjectiviale ou substantiviale, dénoncent l'atmosphère qui règne dans la maison familiale, "l'ici".
Tableau comparatif des termes "terreur et pitié" prononcés par les trois surs aux différents actes :
Terreur (5, 2, 14, 1)
Pitié (4, 3, 2, 2)
Les conventions donnent encore prépondérance au frère en ces années bien que financièrement la maison appartienne aux quatre enfants. Mais, pour des raisons autant sociétales que familiales, par une secrète inclination à leur statut de femmes non émancipées socialement, les trois surs ne peuvent ou ne savent pas se rebeller contre lui. Il exerce de facto sur elles une véritable tyrannie bientôt relayée par son épouse. Il est intéressant de remarquer que cette dernière a l'instinct de ne jamais les affronter réunies mais l'une après l'autre de crainte de créer une sorte de coalition contre elle dont elle n'est pas sûre d'être victorieuse.
Petit à petit, l'exil qui était géographique et sociétal devient familial et domestique.
Le choix matrimonial de leur frère le déclasse d'abord à leurs yeux - comment a-t-il pu s'amouracher d'une jeune fille aux joues rouges qui plus est ne sait pas choisir ses tenues. Puis l'impudence, la rapacité, l'esprit de revanche de Natacha, déçue dans son mariage et se sentant de son plein droit maîtresse de maison parce qu'épouse du fils, les étourdit, les privant de toute réaction.
Non que Tchekhov les présente comme des anges de douceur - pour elles, au contraire, campées dans leurs réflexes aristocratiques, Natacha n'est qu'une bourgeoise avec tout le mépris que ce mot présente à leur esprit. Mais ces femmes aristocrates se révèlent incapables par leur éducation et une secrète complaisance à leur faiblesse, de sortir de leur étui pour défendre la vieille nourrice Ou refuser de quitter leurs chambres
Natacha - Bobik est glacé. Je crains qu'il n'ait pris froid dans sa chambre. Il faudrait, au moins jusqu'au beau temps, le mettre dans une autre chambre. La chambre d'Irina, par exemple, est juste ce qu'il faut pour un enfant ; elle n'est pas humide ; il y a du soleil toute la journée ; il faut le lui dire. Elle peut, en attendant, rester dans la même chambre qu'Olga Cela lui est égal, puisqu'elle ne vient ici que pour se coucher Pourquoi ne dis-tu rien ? (acte 2)
Les terrorisent tout autant le manque de volonté de leur frère à être professeur, ses pertes au jeu :
Irina - Il a perdu, il y a deux semaines ; il a perdu en décembre ; qu'il perde tout au plus vite ; alors, peut-être quitterons-nous cette ville !
Macha - Il ne faut pas, seulement, que Natacha, de quelque manière, apprenne cette perte.(acte 2)
Macha - C'est vraiment révoltant. C'est comme une barre ; je ne puis m'en défaire Je veux parler d'Andreï Il a hypothéqué cette maison à la banque et sa femme a pris tout l'argent. Mais la maison n'est pas à lui seul ! Elle est à nous quatre ! Il doit savoir cela, s'il est honnête (acte 3)
Les ragots enfin qui circulent en ville sur la supposée liaison de Natacha avec le président du zemstvo, et qui les désespèrent, entraînent leurs esprits enfiévrés dans un ailleurs autre :
Irina - En effet, comme notre Andreï a baissé ; il a perdu tout son entrain, et comme il a vieilli auprès de cette femme. Jadis il se préparait au professorat, et, hier, il se félicitait d'être devenu membre de la Commission du zemstvo !... Il en est membre, et Protopopov est le président Toute la ville en parle, se moque ; lui seul ne sait rien Tout le monde a couru à l'incendie ; lui est resté dans sa chambre sans y faire la moindre attention Il joue du violon, et c'est tout. C'est horrible ! Je ne peux plus le supporter Je ne peux plus . (acte 3)
II Entre l'ici et d'autres là bas
a. Une autre là-bas, un autre exil, le Caucase
Devant l'impossibilité de quitter ce qui pèse, Macha est la première à manifester un désir aussi brûlant que secret d'un autre "là bas" et qui a pour nom le Caucase.
La récurrence de la première phrase du poème de Pouchkine, Russlan et Lioudmila, Ou lykomor'ja doub zelenyj qu'elle récite quatre fois en tout, dont deux fois à l'acte 1, montre son envie de trouver un refuge hors de la ville maudite et par delà Moscou où elle sait ne pouvoir retourner puisqu'elle est mariée à Kouliguine.
Macha - "Près de l'anse marine, un chêne vert ; sur ce chêne, une chaîne d'or."
Macha - "Près de l'anse marine, un chêne vert ; sur ce chêne, une chaîne d'or." Pourquoi dis-je cela ? Cette phrase me poursuit depuis ce matin.
Son invocation incessante aux oiseaux migrateurs, aux oies sauvages volant vers le sud en cette saison, vient alors appuyer son envie d'évasion vers une anse marine qui bercerait au gré de ses eaux limpides son spleen, sa vie manquée et tranche avec le désir d'Olga et d'Irina de retourner à Moscou.
La terre du Caucase de Macha, haut lieu d'exil historique et politique, hante de fait les conversations. Soliony ne se présente-t-il pas en nouveau Lermontov dont il serait une sorte de réincarnation par son caractère amer (l'étymologie de son nom renvoie d'ailleurs à cette idée de sel, d'amertume ?) et ses envies de duel où il a déjà tué deux adversaires avant que de le faire une troisième fois en la personne du baron Touzenbach ?
Ces allusions assimilent in fine les personnages à de nouveaux "Prisonniers du Caucase", reliant cette contrée lointaine à "l'ici" Il n'est plus alors question de relater un itinéraire "d'un ici" vers "un là bas" mais de vagabonder dans une réalité spatiale où les esprits sont seuls concernés, les corps en étant totalement absents. Ce procédé d'écriture vise alors à montrer une réalité bien loin de l'orientalisme romantique. Comme l'évocation de l'incendie de Moscou tendait à rejeter les personnages vers un passé historique, l'évocation du Caucase de Pouchkine et de Lermontov rejette les personnages vers un passé littéraire et souligne l'ironie de Tchekhov.
Le Caucase dont la magie reste mystérieuse aux Russes, entre alors de plain pied dans la pièce par des détails à première lecture exotiques et sans grand intérêt et pourtant d'importance car ils conditionnent le futur. "Là-bas", pas de sensations de plaisir, ni de raisin succulent de Gourzouf mais de la tchekhvartma (ragoût de mouton) ou de la tcheremcha (compotée d'oignon) ou encore de la tchesnoka (compotée d'ail, acte 2), et prétexte au premier différend entre Soliony et Touzenbach, trois plats qui commencent par la syllabe "tche", comme Tchekhov...
b. L'amour
L'envie d'évasion se manifeste tout autant dans l'amour, autre "là bas" par excellence.
Comme dans l'uvre tout entière, il entretisse le texte par sa chaîne de désirs rêvés et non aboutis. L'amour en effet apparaît, comme toujours dans la poétique de Tchekhov, tel une terre promise dont l'horizon s'éloigne au fur et à mesure qu'on s'en approche.
Quand il se réalise, comme c'est le cas entre Macha et Verchinine, il se cache derrière des mots d'emprunt, un autre "là bas" - Tram, tram, tra, tra - car dès la première seconde de la première heure, il se sait condamné - les deux amants sont mariés et ne peuvent dénouer les liens sacrés du mariage.
Lorsqu'il s'agit de s'adresser à son mari, Kouliguine, qu'elle n'aime pas, Macha conjugue par dérision le verbe "aimer" en latin
L'amour dont a rêvé Irina dès la première ligne du premier acte, un amour "dont elle a tant rêvé que son cur est comme un piano qui est fermé à clé et dont la clé est perdue" (acte 4), un amour partagé, cet amour s'avère impossible.
Carcan psychologique qui l'empêche de se laisser aimer - "J'attendais toujours que nous nous installions à Moscou, et je pensais y rencontrer un véritable époux ; je rêvais à lui, je l'aimais " -, prémonition de sa condamnation dans un futur très court - "Aujourd'hui tout m'effraie. J'ai déjà tout préparé et j'expédie mes bagages après dîner" -, le sentiment qui fait accepter la demande en mariage du baron n'est pas pour Irina, amour mais loyauté "Ce n'est pas en mon pouvoir ! Je serai ta femme fidèle et soumise ; mais pas d'amour ; que faire ? Je n'ai pas aimé une seule fois en ma vie J'en rêve depuis longtemps, les jours et les nuits".
Le sentiment qui l'habite alors en cet instant n'est pas transport qui l'entraîne hors "d'ici" vers un autre "là-bas", mais voyage sur place qui l'enferme déjà dans un autre "ici".
Dans la poétique tchékhovienne, en effet, le mariage sans amour n'est pas départ vers un "là-bas" mais répétition de l'enfermement de "l'ici", désillusion, mort psychologique.
Parce qu'il a été en effet décidé souvent par autre que soi-même - "Marie-toi avec le baron. On ne se marie pas par amour, mais pour faire son devoir ; du moins, je le pense ainsi ; et je me marierais sans amour" -, parce qu'il a été ressenti comme une obligation - "On m'a mariée à dix-huit ans et je craignais mon mari parce qu'il était professeur au lycée ; je venais de finir mes classes. Il me semblait alors extrêmement savant, intelligent et grave ; mais maintenant, ce n'est plus cela, malheureusement !" -, un moyen pour changer de catégorie sociale et non comme un choix du cur, le mariage, même si au départ il est fondé sur l'amour, n'est pas félicité mais joug nouveau. Il enferme la jeune femme dans des rets peut-être encore plus serrés que les précédents car, à la rêverie enfantine, succède la désillusion d'autant plus profonde que l'espoir a été immense. Ce qui prévaut désormais aux jours s'appelle désespoir. Un sentiment de frustration, de dénégation accompagne celle qui se sent soudain coupable de ne pas avoir su éveiller chez son alter ego les instants d'intimité qui rendraient la vie plus agréable, plus belle pour tout dire - "Je ne parle pas de mon mari ! je m'y suis habituée maintenant".
Les analyses de la psychologie d'échec que donne Tchekhov à travers l'exemple de l'amour non partagé est d'une rigueur impitoyable et c'est sous cet aspect qu'il est profondément novateur parce que d'une part, il rehausse le propos dénonciateur en démontrant que la société n'a pas seulement abîmé la réalité extérieure de certains destins mais aussi les a corrompus de façon intérieure, les a viciés au cur d'eux-mêmes et que d'autre part, il montre avec beaucoup d'autorité et d'équité que les femmes et les hommes ne sont pas assez déterminés psychologiquement pour résister à la pression sociale.
c. le travail
Le travail comme possible "là-bas" ouvre tout autant la porte à l'espérance et à la beauté alors qu'il a toujours été raillé, méprisé dans le monde d'êtres oisifs où vivent les personnages. Même si Ol'ga et Kouliguine travaillent tous deux dès l'acte 1, ils ne cessent de rêver de repos.
La récurrence des substantifs "travail", "peine", des adjectifs "fatigué", des verbes "travailler, peiner" versus "se reposer, être libre", est instructive et vient dénoncer la paresse de toute une catégorie sociale qui ne voit pas la tempête révolutionnaire se lever, même si Touzenbach et Verchinine sont conscients que de gros changements sociétaux sont en cours.
Touzenbach - On m'épargnait le travail ; mais a-t-on réussi à m'en préserver ? J'en doute ! Le temps est révolu ; quelque chose de formidable s'avance vers nous, une forte et salubre tempête se prépare, qui bientôt balaiera de notre société la paresse, l'indifférence, le préjugé contre le travail, l'ennui pestilent. Je travaillerai, et dans quelque vingt-cinq à trente ans chaque homme travaillera, (ate 1).
Lorsque Irina clame urbi et orbi qu'il faut travailler, "être pastoureau, carrier ou machiniste au chemin de fer, ou mieux encore être plutôt un cheval qu'une jeune femme qui se lève à midi", cette envolée lyrique apparaît cependant comme une farce pieuse que l'on se ferait à soi même et qui aurait pour titre "Moi versus Une autre que je rêverais d'être".
Irina - Cher Ivan Romanytch, je sais tout : quel qu'il soit, l'homme doit peiner et travailler à la sueur de son front, et en cela, seulement, consistent le sens et le but de sa vie, son bonheur et ses extases On a parfois aussi soif de boire quand il fait chaud, que moi j'ai le désir de travailler. Et si je ne me lève pas de bonne heure désormais et ne fais rien, retirez-moi votre amitié, Ivan Romanytch. (acte 1)
Qui se change bien vite en "Je suis fatiguée" :
Irina - Il faut que je me repose, je suis fatiguée. Comme je suis fatiguée. Je suis fatiguée Non, je n'aime pas le télégraphe ; je ne l'aime pas. Il faut que je cherche un autre emploi ; celui-là ne me va pas. Il n'a rien de ce que je désirais tant, de ce à quoi je rêvais. Du travail sans poésie, sans idées (acte 2)
III - L'ici / le là bas : un voyage intérieur ou le retour sur soi :
a. Kazalos' ou les illusions
Après tous ces vagabondages des esprits, la vérité entre "l'ici" et "là bas" se fait jour néanmoins.
À la fin de l'acte 3 se situe l'acmé de la pièce. Fidèle à l'imprimatur de sa création, Tchekhov fait apparaître okazalos' alors que jusqu'ici il n'a été question que de kazalos'. Ce refrain, procédé d'écriture dans la prose tardive, brise le texte et, véritable frontière sémantique, scinde en deux parties l'exil des trois surs. Il se réalise certes mieux dans les nouvelles mais, ici aussi, il permet l'évolution des personnages.
La récurrence de kazalos' ou kaetsja, "il lui semblait que" ou "il lui semble que", est de 4 pour le premier acte, de 4 pour le second, de 1 pour le troisième et de 0 au quatrième acte. La forme verbale okazalos', "elle avait la certitude de", n'intervient qu'une fois, à la fin de l'acte 3, à la page 168 (le texte va jusqu'à la page 187), dans la bouche d'Irina :
kazalos'/okazalos' aux différents actes :
Kazalos'
(il lui semblait) (4, 4, 1, 0)
Okazalos'
(elle avait la certitude) (0, 0, 1, 0)
Au-delà de la temporalité qu'il représente, ce rapport est avant tout prise de conscience psychologique et philosophique.
Le rapport avant/après y est mis en avant autant que celui de bas/haut. Il est en effet, signe de découverte de la vérité qui mène à la liberté intérieure.
L'emploi du temps futur devient alors possible car les trois surs tournent désormais le dos à leur vie d'emmurée pour se projeter vers l'avenir.
Répartition des temps futurs prononcés par les trois surs aux différents actes : (3, 1, 3, 24)
b. Okazalos' ou la découverte de la vérité
Okazalos', prononcé par Irina, est catharsis et l'entraîne vers un futur qui ne passe plus par Moscou.
Irina - J'attendais toujours que nous installions à Moscou, et y rencontrer un véritable époux ; je rêvais à lui, je l'aimais Mais j'ai eu la certitude que c'est une billevesée, une billevesée pure
Alors que Irina prononce le début de sa réplique en s'impliquant directement par le je du pronom personnel à la première personne du singulier non obligatoire en russe, que cela concerne le départ à Moscou ou l'amour qu'elle y trouverait, okazalos' apparaît alors sans pronom à la forme impersonnelle comme si Irina était effrayée dans un premier temps de sa propre découverte.
Le départ de Verchinine est pour Macha tout autant catharsis. La première phrase du poème de Pouchkine qui hante une troisième et une quatrième fois son esprit à l'acte 4 alors que le colonel lui a fait ses adieux, lui permet de montrer derrière le malheur qui l'accable, une grandeur qui l'élève.
Macha - Quand on lit un roman, il semble que tout ce qu'on lit est vieux, compréhensible ; et quand on aime à son tour, on voit que nous ne savons rien et que chacun doit tout résoudre lui-même Mes chéries, mes surs Je me suis confessée. Désormais, je me tairai Je serai comme le fou de Gogol ! Silence Silence !
La curiosité, la sentimentalité qui ont d'abord présidé à l'amour, puis la voix masculine, les paroles qui ont agi comme un philtre et apporté un attachement physique inconnu, le long baiser de séparation, sont apaisement dans le sens de catharsis, purgation de la passion qui permet à la jeune femme de prendre sa véritable dimension de personne à part entière.
L'amour condamné dans le temps puisque la brigade quitte la ville, le déchirement consécutif à la rupture, placent Macha dans une toute autre perspective, celle de la connaissance et de la liberté intérieure, "Je vais me calmer, je ne veux pas aller là-bas, je n'irai pas à la maison, non je n'irai pas", et lui permet de décider en toute conscience de sa vie future "Il faut que j'aille là-bas, que j'aille à la maison, il faut vivre, il faut vivre".
La locution verbale, "il faut", même si elle exprime un destin jusqu'ici marqué par la fatalité, est le témoin de ce que la jeune femme a quitté un monde fallacieux pour entrer dans une autre dimension, celle de la vie coûte que coûte. Macha est maintenant sortie de sa prison, elle parvenue à sa vérité.
La mythique Moscou de ses surs, l'anse dont les eaux limpides berceraient au gré de leurs vagues le spleen qui semblait devoir gouverner sa vie, laissent place à la connaissance de soi et relègue l'anse marine dans un passé définitivement révolu et unit Macha à ses surs.
c. Si l'on savait (Esli by znat') ou le voyage intérieur :
Abandonnant tout espoir d'un affranchissement physique de l'espace, les trois surs rompent avec la trivia1ité (polost'), les intrigues, le matérialisme (n'étaient-elle pas effrayées à l'idée que leur frère avait hypothéqué la maison qui leur appartenait pourtant à part égale et donné l'argent à son épouse, les spoliant au passage) et se projettent dans un monde autre où tout est encore possible.
Signe d'une vérité enfin appréhendée, le verbe cognitif znat' (savoir), à l'hypothétique, dernière réplique d'Olga tenant dans ses bras ses deux surs, conduit à la connaissance et laisse présager la fin d'une vie première et le commencement d'une vie seconde.
"Si l'on savait" signifie que désormais "elles savent".
Mûries, dépossédées, les jeunes femmes font une quête de soi et abandonnent le superficiel pour une ascension intérieure qui les mène à la liberté intérieure. Les nombreuses références à Dieu, au ciel, aux oiseaux, aux ailes, aux voiles, aux étoiles, aux nuages, déictiques qui relèvent de la hauteur, ne sont pas fortuites :
Irina - J'ai décidé que si le sort ne veut pas que j'aille à Moscou, qu'il en soit ainsi ; c'est le destin ! Il n'y a rien à faire Tout est la volonté de Dieu, c'est vrai.", p. 176.
Irina - Et, tout à coup ce fut comme si des ailes avaient poussé à mon âme ; je suis redevenue gaie ; je me sens légère, et veux de nouveau travailler, travailler Seulement, hier, il s'est passé quelque chose ; une sorte de mystère plane au-dessus de moi p. 176
Macha - Et les oiseaux de passage s'envolent (Elle regarde en l'air). Ce sont des cygnes ou des oies Heureux oiseaux que vous êtes ! p. 178.
Conclusion :
Dans l'uvre de Tchekhov, il est vrai, l'exil est le plus souvent associé au monde intérieur dans l'appréhension qu'ont les personnages à réévaluer leur vision du monde ainsi que dans leur peur à l'idée de quitter ce qui pèse.
À partir de l'installation définitive à Yalta cependant, l'exil des personnages s'accompagne d'un déplacement géographique.
Cependant et contre toute attente, cet exil devient vie seconde, il les entraîne, tout en restant "ici" par un cheminement secret vers un "là-bas", un espace intérieur de liberté existentielle - il ne s'agit pas d'abdication mais de vision. En effet, Moscou n'est plus parce qu'elle ne peut plus être. Il leur est alors possible de vivre dans une autre perception du monde - nado zhit' (il faut vivre) - d'oser l'espoir après que les illusions laissent place à la vérité.
Une vérité auréolée de beauté qui semble se transfuser, goutte à goutte, par une secrète et mystérieuse alchimie, de la plume de Tchekhov à trois surs qui, par ricochet, servent d'exorcisme à la souffrance de l'écrivain.
Notes :
1 Anton Pavlovitch Tchekhov - Oeuvres complètes et lettres en 30 tomes, lettres en 12 tomes, Moscou, ed. Naouka, Les trois soeurs, t. 12-13, p. 117-188. Cette édition est notre référence.
2. H. I. Gitovitch, Chronique et Vie de Tchekhov, Moscou, 1955, p. 594 "Bien évidemment je m'ennuie ici jusqu'au désespoir. Le jour, je travaille et vers le soir, je me prends à me demander à quoi m'occuper, où aller - et alors que vous êtes au théâtre et qu'on y joue le deuxième acte, je suis déjà au lit. Je me lève alors qu'il fait encore sombre, peux tu imaginer ces ténèbres, le vent qui souffle, et la pluie qui tombe ?
3. L'homme à l'étui, dans la Pensée russe, livre VII, 1898.
4. Andreï : "Notre ville existe depuis 200 ans d"éjà ; elle a cent mille habitants ; et aucun qui diffère de l'autre. Pas une façon de héros, ni dans le passé, ni dans le présent ! Pas un savant ; pas un artiste ; pas un homme tant soit peu connu qui suscite l'envie, le désir ardent de lui ressembler !... On ne fait que manger, boire, dormir ; puis on meurt... D'autres naissent ; et eux aussi mangent, boivent, dorment et meurent. Et pour ne pas périr d'ennui, ils cherchent la diversion dans les cancans infects, l'alcool, les cartes ou les procès... Et les femmes trompent leurs maris. Et les maris mentent, font semblant de ne rien voir, de ne rien ente", ndre. Et une influence irrémissiblement triviale pèse sur les enfants ; et l'étincelle divine meurt en eux ; ils deviennent des cadavres aussi pitoyables l'un à l'autre que leurs pères et leurs mères", acte 4.
La Cerisaie1., un théâtre crépusculaire ou un envol pour l'éternité 2. ?
Simple, quotidienne, banale est la trame de sa dramaturgie où le grand et le profond n'apparaissent pas à première lecture. Ce qu'on lui reproche évidemment évidemment3..
Cette simplicité apparente est, de fait, beaucoup plus complexe qu'on peut le supposer. En effet, parce qu'il s'intéresse à la sphère privée de la société, la vie de chaque jour, Tchekhov met à jour un système d'oppression et de manque de liberté qui vire à l'esclavagisme consenti sans que quiconque y prenne garde. Il n'est certes pas le premier à dénoncer cette dérive, mais il va plus loin.
Son théâtre a d'autres enjeux.
Le thème principal qu'il expose est la faiblesse humaine. Et le choix de ce thème oppose sans doute ses pièces au drame classique qui s'attache à montrer la "vertu", l'énergie vitale ou morale de ses héros.
La tragédie selon Aristote dans sa Poétique devait susciter "terreur et pitié", ce que font aussi les tragédies de l'âge classique français. Les drames de Tchekhov ont créé, sur le mode mineur, une forme originale de terreur et de pitié partout présentes dans la vie saccagée, peut-être parfois dans une goutte d'eau, mais où un futur bonheur est cependant possible, là où on ne l'attend jamais En d'autres termes, chez Tchekhov, "la mort de Phèdre ne rend pas au jour sa pureté".
La mort d'un jardin le peut
La Cerisaie est-elle alors un simple témoignage d'un monde crépusculaire ou plus encore, un envol pour l'éternité, telle est la problématique à laquelle je vais tenter de répondre dans cet essai.
Contenu
A. Genèse
Dans une lettre à Stanislavski, il écrit : "Après le 20 février je pense me mettre à ma pièce et la finir pour le 20 mars. Tout est prêt dans ma tête. Elle s'appellera La cerisaie, aura 4 actes ; dans le premier acte, par les fenêtres, on voit les cerisiers en fleurs, comme si le jardin était tout blanc. Les dames habillées de blanc. Dehors, il neige"4
Lors de la première de La cerisaie, Tchekhov a 44 ans ; on fête son jubilé littéraire, et il est malade à mourir L'écriture de la pièce fut une des plus douloureuses de sa carrière littéraire et ses hésitations sur beaucoup de points essentiels se prolongèrent jusqu'à la phase finale. Dès février 1903, un an avant la générale, il confesse à ce sujet : "J'écris dix-sept lignes par jour, ma tête à couper, je ne peux faire davantage".
Dernier opus et le plus abouti par la symbolique de l'écriture, ses histoires secrètes qui se répondent l'une l'autre dans un caléidoscope de mouvements incessants et concentriques qui ont toutes affaire au jardin, La Cerisaie se différencie cependant par le fait que n'y claque pas un seul coup de feu ou d'épée.
Ici, la mort est plus subtile. Elle rôde en un jardin.
L'accueil de la pièce est mitigé. Toutefois, la majeure partie de la critique apprécie ces adieux élégiaques à la Russie d'autrefois et ne manque pas l'occasion de reprendre les vieux débats traditionnels sur "les hommes superflus" dont les héros de Tchekhov, "ces vieux enfants" seraient une nouvelle version. Des interprétations politiques et sociales s'interposent également entre Tchekhov et sa pièce. Souvorine, son éditeur de Temps Nouveau, loue la pièce et justifie le manque d'action. Pour ces gens "qui dansent sur un volcan", "tout, de jour en jour, est la même chose, aujourd'hui comme hier". Tchekhov, dit-il, qui n'est pas d'extraction noble, a su montrer que "s'effondre quelque chose d'important, peut-être en vertu d'une nécessité historique, mais néanmoins c'est une tragédie de la vie russe, non une comédie ou un divertissement". La critique de gauche s'émerveille des personnages de l'ancien moujik devenu marchand et de l'étudiant, tous deux perçus comme deux combattants marchant la main dans la main vers la révolution, même si Trofimov semble manquer d'énergie. Les symbolistes restent sur leur quant à soi
B. Étude de la pièce
Il est toujours tentant de rapporter la fiction d'un auteur à son environnement direct. Il faut cependant convenir que le sujet - la vente d'une propriété - est monnaie courante en Russie en ces années. Témoin de ce fait, les coupures de journaux mentionnent à longueur de pages des annonces similaires qui tendent toutes à un seul et même but, vendre, vendre et vendre des domaines devenus ingérables à la suite des réformes d'Alexandre II, en particulier celle de l'émancipation des serfs assujettis à ces propriétés.
Des traces du synopsis apparaissent dans les petits carnets (dnevniki) de Tchekhov des années 1896-1897 lorsqu'il écrit Le Petchenègue, Ma vie, etc mais c'est seulement dans ces mêmes petits carnets des années 1897-1904 qu'il donne un titre aux quelques informations rassemblées. Olga Knipper, son épouse depuis 1901, en reçoit enfin la confidence en 1902, les répétitions commencent en 1903.
■ Choix du titre et sa spécificité
Alors que trois des pièces phares portent le nom de leurs propriétaires ou la métonymie de ces propriétaires et semblent n'exister que par eux et pour eux tant ces titres viennent épauler le personnage choisi dans son entreprise, La Cerisaie marque sa différence.
La langue française traduit mal le titre russe et ainsi La Cerisaie mine l'intériorité et la complexité que sous-entend le titre choisi par Tchekhov. Vichnevyj sad, est, mot à mot, le jardin des cerises ou un jardin des cerises, ou encore un jardin de cerises puisqu'il n'est pas d'article en russe, la confusion reste totale. Tout est dit dans la querelle qui prend place d'ailleurs dès le premier acte entre Lioubov' et Gaev d'un côté et le marchand Lopakhine de l'autre.
Lioubov - Abattre la cerisaie ! Pardon, mon cher, vous n'y entendez rien ! S'il y a dans toute notre province quelque chose d'intéressant, de remarquable, c'est notre cerisaie.
Lopakhine - Il n'y a de remarquable dans votre cerisaie que son étendue ; il n'y a des cerises que tous les deux ans et alors même on n'en sait que faire ; personne ne veut les acheter.
Gaev - Même dans le Dictionnaire encyclopédique, il est parlé de cette cerisaie !
L'adjectif fut mal orthographié sur la première copie - en place de l'accent tonique sur la première syllabe vichnevyj, il fut écrit vichnëvyj qui sous-entendait le côté commercial du jardin et non sa symbolique. De même Tchehov n'a pas utilisé le substantif "verger" ni "cerisaie" qui sont respectivement "ogorod" et "vichnennik" en russe.
Le choix d'un titre n'est jamais fortuit, il est le signifiant et tout autant le signifié d'un texte. Tchekhov lui-même mettra beaucoup de temps d'après Stanislavski à faire passer les acteurs d'un titre à l'autre. Devant son insistance, ils comprirent enfin que son désir était de dépasser l'histoire d'une propriété pour dessiner la parabole de la destinée, et de montrer à quel point le verger au-delà de l'histoire de la Russie est avant tout mirage, envoûtement.
Le titre est-il le nom de la maison ou celui de la propriété tout entière ?
Là encore, il y a ambiguïté. Les noms de domaines en Russie se terminent en oe, comme Tsarkoe Selo, parce qu'ils sont l'adjectif neutre qui qualifie le substantif neutre village, selo. Ou alors en ogo, Domodiedogo, adjectif au génétif, qui signifie l'appartenance à une famille.
La Cerisaie est ainsi le titre le plus emblématique de la dramaturgie tchékhovienne.
Pour les maîtres, il semble que La Cerisaie et ses premiers arbres, ceux que l'on voit du salon et des chambres, dépasse dans leur cur, le manoir, elle est leur vie, un microcosme auquel les rattache leurs souvenirs, elle est comme le dit Gaston Bachelard, "leur coin du monde, leur premier univers. Elle est vraiment un cosmos. Elle est la plus grande puissance d'intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l'homme. Elle est le centre d'ennui, de solitude, de rêveries qui se groupent pour mieux constituer la maison onirique plus durables que les souvenirs dispersés de la maison natale"5
Lioubov' - Je ne conçois pas la vie sans la cerisaie, et, s'il faut la vendre, qu'on me vende avec elle c'est ici que mon fils s'est noyé (acte 3)
Pour Lopakhine, l'ancien moujik devenu riche marchand, la cerisaie n'est qu'une valeur marchande par son immensité et sa situation (les lots pourraient rapporter 25 000 roubles par an grâce à l'arrivée du chemin de fer)
Pour Firs, le valet de chambre, elle est souvenir de l'ancien temps, celui avant le malheur de l'émancipation
Firs - Dans le temps, il y a quarante ou cinquante ans, on faisait sécher les cerises ; on les conservait dans l'eau, dans le vinaigre ; on en faisait des confitures ; il arrivait Il arrivait qu'on envoie à Moscou et à Kharkov des charrettes entières de cerises sèches. Ça faisait de l'argent. Et les cerises, alors, étaient douces, juteuses, parfumées ; on savait la manière de les préparer
■ Synopsis
Comme toutes les pièces de Tchekhov, La Cerisaie est un huis clos étouffant, une sorte de thriller, où la date du 22 août apparaît telle une menace qui rôde dès le ler jour du premier matin - c'est ce jour-là que tout se jouera - la vente de la maison ancestrale ou son sauvetage. La propriété est cependant la seule de la dramaturgie où la maison est condamnée, vidée, abandonnée, puis aveuglée avant sa destruction au dernier acte.
La pièce compte quatre actes d'inégale longueur, le nombre de pages allant décroissant, le premier de 17 pages, le deuxième, 13, le troisième, 12, le quatrième, 11.
À première lecture, on peut dire que l'action dure 6 mois, de mai à octobre :
1er acte : ou l'Eden retrouvé :
Mai - Lioubov' Ranevskaïa, sa propriétaire aristocrate, revient de Paris après avoir fui pendant 5 ans le domaine où son fils s'est noyé. Une vente aux enchères est prévue le 22 août pour cause de dettes. Tous se retrouvent et se placent sans ordre aucun dans la joie des retrouvailles malgré le chagrin. Seul à garder son sang froid, Lopakhine, l'ancien petit moujik devenu homme d'affaires, propose un plan de sauvetage - construire des datchas. Lioubov' et son frère se récrient
2ème acte : ou le monde vacillant des illusions
Juillet - Lioubov' comprend que tous ses rêves, son désespoir, ses songes et ses fantasmes ne la mènent nulle part ni à rien, que le temps a passé sans pouvoir revenir. Tous, aristocrates et domestiques, sautent du coq à l'âne, Lopakhine excepté, qui poursuit son plan de sauvetage sans que quiconque ne prête attention à ses paroles.
3ème acte : ou Un nouveau jardin des oliviers
22 août au soir, acmé de la pièce. Lioubov' donne une soirée au son de l'orchestre juif qu'elle a tenu à faire venir malgré son manque d'argent. Charlotta fait des tours de cartes. On danse pour oublier la vente aux enchères, on veut oublier à tout prix, se voiler les yeux. Comment échapper au chagrin ? En dansant À la faveur de l'anxiété, les masques tombent, les âmes se délivrent et ne se cachent plus derrière des faux-semblants. La tension est à son comble Lioubov' n'est pas encore capable de voir la vérité en face :
Lioubov' - Quelle vérité ? Vous voyez où est la vérité et où est l'erreur ?... moi, j'ai comme perdu la vue ; je n'y vois rien Vous tranchez hardiment ; mais, dites-moi, mon cher, n'est-ce pas parce que vous êtes jeune et que vous n'avez pas eu le temps encore de vivre aucune de ces questions là ? Vous regardez hardiment en avant.
La vente prend place à la fin de l'acte 3 Le domaine est vendu.
Lioubov' s'effondre. Lopakhine, d'abord si fier d'être le nouveau maître, pleure lui aussi.
4ème acte : L'exode
Octobre - Tous quittent le domaine. Le petit fils de l'ancien serf, celui qui n'avait même pas le droit de pénétrer dans la cuisine et courait pieds nus dans le parc. Lopakhine qui s'évertuait à sauver la Cerisaie, va la détruire en abattant les arbres pour construire des datchas qu'il louera aux estivants. Il n'est plus de cerisaie
■ Etude des personnages
Dans le choix de ses personnages, Tchekhov fait, une fois encore, concurrence à l'histoire. La Russie compte encore quelque 10% d'aristocrates que les révolutionnaires effarouchent par leurs idées. Tchekhov convoque tout son monde, le médecin excepté. On trouve pèle mêle et sans ordre hiérarchique : l'aristocrate désargenté, homme superflu qui ne cesse de ratiociner - Gaev -, le valet qui tient tête aux maîtres et imite leur langage - Iacha -, la jeune femme qui rompt avec sa famille - Ania -, la femme oisive - Lioubov' - la femme nécessaire - Varia -, le serviteur qui parle du bon vieux temps - Firs -, l'étudiant révolutionnaire qui parle par slogan interposé - Trofimov -, et l'ancien moujik devenu riche marchand - Lopakine.
L'acte 1 excepté qui comprend 2 scènes dont la première très courte - quelques lignes d'exposition où n'interviennent que Lopakhine et Douniacha la femme de chambre qui attendent l'arrivée des voyageurs -, tous les autres actes voient les personnages évoluer pèle mêle sans découpage de scène ni aucune préséance - ce qui souligne l'évolution des murs.
Les personnages sont au nombre 12.
Point de focalisation de tous les regards, le seul centre possible est le verger qui devient de facto personnage à part entière et devient le numéro 13 au début de la pièce. On assiste alors à une atomisation où l'on peut identifier des éclats d'un centre, la fameuse choralité tchékhovienne. Ce centre se brise en se diffractant comme dans le tableau de Malevitch, Carré blanc sur fond blanc, où il y a fusion sans cependant qu'il y ait confusion entre les différents coups de brosse, comme si Tchekhov, très proche des peintres par son frère et son ami Levitan, avait inventé l'Avant-garde russe et le mouvement du Structuralisme auquel le tableau appartient. On passe du centre ainsi à une figure qui se dessine autour de deux centres, Lioubov' l'aristocrate et Lopakhine, le futur nouveau maître, que tout oppose par leur naissance dans une symétrie des contraires tant ils se ressemblent dans leur approche subversive de la société nouvelle. Lioubov' n'a-t-elle pas désobéi par amour aux codes de sa caste en épousant un roturier - ce dont son frère ne s'est jamais remis.
Lopakhine, quant à lui, est devenu riche marchand après avoir été fils de moujik, mais il veut plus, il veut être propriétaire.
Même si ce que ces deux êtres ont fait ou font est permis, leur démarche reste encore mal perçue tant les nouveaux codes sociétaux restent encore suspects.
Autour d'eux, des satellites qui s'agrègent tantôt à l'un, tantôt à l'autre, que sont Gaev et Trofimov, dont l'importance est capitale car ils mettent en avant les contradictions, suscitent les aveux et apportent la cohésion théâtrale dans leur diversité.
Il est intéressant encore de remarquer une convergence des oppositions sociétales au moment où la pièce commence puisque tous sont dans la propriété. Mais elle vole bientôt en éclat lorsque les visions de chacun se séparent autour de l'idée même de garder ou de vendre la maison et devient divergence lorsque le schéma initial est rompu par l'achat par un bourgeois d'une propriété aristocratique.
■ Cadre spatio-temporel
Le topos de La Cerisaie, se résume à une propriété perdue dans la campagne avec son manoir et son parc. Lorsqu'elle la revoit, Lioubov' se sent d'ailleurs pousser des ailes.
Lioubov' - La chambre des enfants. Comme je l'aime, comme elle est jolie ! J'y couchais lorsque j'étais petite Et encore aujourd'hui, je suis comme toute petite.
Est-il possible que je sois ici ? (Elle rit) Je voudrais sauter, battre des mains (Elle se couvre le visage de ses mains). Est-ce que je ne rêve pas ? Dieu le sait, j'aime tendrement mon pays !
Je ne peux tenir en place. (Elle se lève et marche avec agitation). Je ne pourrai survivre au bonheur d'être de retour. Moquez-vous de moi ; je suis folle Cette chère armoire ! (Elle l'embrasse) Cette chère petite table !... (acte 1)
Ce domaine apparaît tel un conte de fées et l'on pourrait presque commencer la pièce par Il était une fois
Ce thème de la maison prend naissance dans le folklore mondial au sein d'une opposition fondamentale, celle de la maison versus la forêt (la maison en tant que lieu appartenant à l'individu et la forêt, en tant que lieu étranger, de mort temporaire, où réside le Diable ; le fait de s'y rendre équivaut à un voyage dans l'après-vie).Les modèles archaïques de cette opposition sont restés vivants et on essaimé jusqu'à l'époque moderne dans les contes.
Tchekhov suit cette tradition.
Ainsi, aussitôt qu'elle regarde par la fenêtre, dans le verger que l'on peut assimiler à la forêt archaïque, Lioubov' voit-elle la mort dans le fantôme de sa mère qui court entre les cerisiers et se souvient de son fils Gricha, noyé dans la rivière devant les yeux du jeune étudiant Trofimov, celui qui enseigne à la jeune Ania que "chaque tronc de cerisier renferme le corps d'un esclave disparu, c'est pourquoi l'écorce des cerisiers geint la nuit venue".
La Cerisaie est ainsi un lieu maudit, un lieu diabolique
Bordée par une allée de peupliers dont la symbolique est liée à la mort depuis que Héraclès s'est fait une couronne de rameaux de cet arbre lors de sa descente aux Enfers, La Cerisaie, dont les fleurs blanches prises par le gel sont mortes, s'associe aux fleurs blanches du chemin de peupliers qui y mène. La proximité d'un vieux cimetière rajoute encore à l'impression.
La maison qui a survécu dans son aspect physique n'est plus cependant un lieu de vie puisque après la mort de Gricha, Lioubov' s'est enfuie à Paris. Elle n'est plus qu'une coquille vide, abandonnée à la mort. C'est une non-maison d'où les habitants se sont envolés, et, pour accentuer l'effet, Varia montre à sa mère les chambres restées dans le statu quo ante et d'où la vie s'est enfuie.
Dans ce qui fut un lieu de vie, il n'est plus question que d'argent, de dettes, de roubles et de date de la vente aux enchères Un détail qui peut passer inaperçu mais qui est d'importance, on y boit du café alors que l'idée de la "maison russe" s'accompagne de thé Cette simultanéité produit alors l'image d'un monde fantasmagorique, anormal, d'ailleurs traversé par des errants, les stranniki, un peu des Fols-en-Christ, ces personnages étranges qui mendient et devant lesquels tout Russe prend peur pensant qu'ils sont envoyés par le destin.
Ce monde défait est travaillé par une brisure, qu'est l'autre topos, Paris, cette ville de l'extravagance dans l'imaginaire collectif russe - on demande à Lioubov' si "elle y a mangé des grenouilles ? Non" dit-elle "des crocodiles."... Paris s'invite en Russie de manière explicite par le biais des télégrammes que Lioubov' reçoit chaque jour, déchire d'abord avec empressement puis lit avec avidité Mais Paris est tout autant une non-maison. C'est après avoir vendu sa villa de Menton pour payer des dettes que Lioubov' s'est installée à Paris dans une mansarde enfumée, lieu qui tient de la hauteur certes mais une hauteur dévoyée puisqu'on y loge les domestiques contrairement à ce que l'on fait en Russie où ils sont parqués dans les sous-sols.
Paris et la cerisaie sont ainsi baignées de la même symbolique. À Paris, la neige, en Russie, le givre, à Paris, la fumée, en Russie, le brouillard. Comme si Lioubov' vivait continuellement dans un chaos travesti en maison rendant impossible la naissance d'une demeure véritable.6
À ce cercle spatial se superpose celui de la temporalité.
Le temps dans la Cerisaie suit une représentation linéaire - 4 jours avec des espaces de plusieurs semaines, en tout, six mois -, où la fugacité du temps, le retour impossible du passé, un sentiment confus envahissent la comédie humaine pour la tacher de tragédie où l'amour et la mort s'étreignent en permanence.
Le temps dans La Cerisaie, même s'il suit le temps chronologique n'est pas temps "normal" mais temps "subverti".
Comme dans le reste de son uvre, Tchekhov oblige ses personnages à le vivre plus douloureusement que dans l'existence ordinaire. Après les retrouvailles joyeuses du retour, ne s'éternise-t-on pas à trouver des solutions et à proférer des arguties pendant plus de deux mois sans écouter le plan de sauvetage élaboré par Lopakhine ?
Le temps s'étire jusqu'au moment de la pointe de la pièce - la vente le 22 août à la fin de l'acte 3 - où il éclate en faisant fi des lois fondamentales de la temporalité où chaque heure compte soixante minutes égales entre elles alors que ces mêmes heures semblent des siècles à Lioubov' - pour preuve, l'adverbe "longtemps" est répété sans cesse et scande la première partie de l'acte 3.
Ainsi la cerisaie n'a-t-elle pas un rythme unique, mais un rythme affolé, qui par ses zigzags témoigne de l'agitation syncopée qui trouble son monde. Tout se joue en effet entre la langueur du deuxième acte et la précipitation du quatrième, entre l'effervescence du premier et le mouvement syncopé du troisième acte - Vendue ? Achetée ? Vendue ? Achetée ?
Le temps a alors une valeur sémantique.
L'analyse précise de la ligne narrative de Lioubov', montre qu'elle parle d'abord au passé dans le 1er et le 2ème acte, puis au présent dans le 3ème et que le temps futur n'intervient qu'au 4ème acte - elle utilise cependant beaucoup l'impératif à tous les moments de la pièce, signe qu'elle est la maîtresse et a gardé en elle les codes de son milieu d'origine. Jusqu'au début du 3ème acte, elle redevient l'enfant qu'elle aurait sans doute toujours voulu être, le temps d'avant la première catastrophe - son mariage - et surtout celui de la deuxième catastrophe - la mort de son fils - le temps où la cerisaie était pour elle une sorte d'utérus, une grotte platonicienne où il n'était aucune lumière, où l'illusion servait de vérité. Puis le schéma se retourne d'un seul coup, et voit les présents et les futurs affluer.
Le seul personnage à vivre le temps dans son déroulement linéaire, passé, présent et futur, en comptant d'abord les semaines, puis les heures et enfin les minutes, est l'ancien moujik, Lopakhine et sa phrase - Le temps passe (Vremia idet : notons le verbe unidirectionnel qui sous-entend qu'il n'est aucun retour en arrière possible) - est leitmotiv qui devient son motif ornemental. Le passé se borne dans sa mémoire à rappeler les coups que lui donnait son père, moujik buveur, et l'amour qu'il porte à Lioubov', la jeune et jolie demoiselle, la fille des maîtres, qui était venu le soigner et le consoler devant la porte de la cuisine où il n'avait pas le droit de pénétrer.
C. Analyse thématique
Ne faire qu'une approche purement socio-historique serait cependant réducteur même si La Cerisaie reflète les changements historiques, l'oisiveté de la noblesse et son appauvrissement, la montée de la bourgeoisie, la marche socialiste puis révolutionnaire des opposants, les années de plomb des règnes d'Alexandre III et de Nicolas II où le slogan "Autocratie-Orthodoxie-Nationalisme" prôné par les réactionnaires fait le jeu des terroristes qui pensent que la fin justifie les moyens.
Comme tout texte, La Cerisaie contient un sous-texte, "une substantifique moelle" qu'il nous faut aller chercher si nous voulons apprécier à sa juste mesure le caractère subversif de cette pièce - j'ajoute que ce n'est pas la première fois que cette tendance à la subversion se manifeste dans ses écrits et Tchekhov fut très souvent en butte à la censure. Car il s'agit bien de pieds de nez frondeurs sous le couvert d'une âme policée.
Tchekhov suit encore et toujours ici le credo auquel il ne déroge jamais, et qui est de dire qu'en chaque être humain réside l'entière liberté de choisir sa voie vers sa vérité à travers des chutes et la rédemption qui peut s'en suivre, faisant de ses personnages des êtres porteurs d'humanité et non des morts vivants.
La récurrence de la vérité-pravda versus le mensonge-nepravda, de verbes voir-videt' et de ne pas voir-ne videt', fermer les yeux-zakryt' glaza, savoir-znat' et ne pas savoir-ne znat', de verbes de mouvements unidirectionnels marquant la fuite, bezhat', argumentés par la présence de substantifs qui ont à voir avec le regard, glaza, le châtiment, nakanunie, infléchi par le pardon, prochtchenie, la foi, vera, l'amour, ljubov', toujours contrebalancé par la présence de la mort, smert', qu'ils soient amour d'un jardin ou amour d'un homme, mort d'un jardin ou mort d'un enfant, suscite bien des interrogations.
Dans la lutte que se font sous nos yeux le bien et le mal, le paradis et l'enfer, ce texte de la maturité, au-delà du brûlot politique, met à mal la soi-disant générosité des élites populistes qui croit à la pureté du peuple, à l'utopie marxiste pour qui "l'homme nouveau", le fameux "novyi tchelovek" dont naîtra "homo sovieticus", est issu immanquablement des anciens esclaves, à l'obscurantisme des socialistes enfoncés dans la révolution sociale aussi bien que les vertus affichées par les confits en orthodoxie qui condamnent une femme qu'ils estiment pécheresse sous le couvert d'un seul but, garder ses privilèges de classe dominante.
Cette dernière pièce laisse percer un ton nouveau - Tchekhov est en train de mourir. Lui, l'athée proclamé, l'agnostique revendiqué et de fait, le croyant caché, s'appuie sur un texte qu'il affectionne - la Bible - dont il ne cesse de relire les pages, se tourne vers un enseignement d'amour tel qu'il nous a été donné par le Christ et qui est fondateur de sa pensée.
■ La Cerisaie, un jardin des oliviers a contrario
Au-delà de la connotation païenne du conte, avec sa morale élaborée où le bon est gratifié et le méchant puni, ce texte témoigne en effet d'une dimension spirituelle qui passe à première lecture inaperçue et où seul l'amour prime.
Nous avons vu que la cerisaie était un anti-monde où une anti-maison se dressait. Lorsqu'on examine le topos non plus d'un point de vue purement géographique et architectural, on s'aperçoit qu'il s'agit de bien plus encore et qui a des conséquences à l'opposé de ce que nous attendions.
Nous pensions que Lioubov' la pécheresse, l'inconstante, bref, la méchante du conte, serait condamnée dans ce qu'elle a de plus cher, sa cerisaie. En effet, lorsqu'elle revient après cinq ans d'absence dans sa propriété, nous avons le sentiment qu'une sorte de solidarité mystique l'envahit à sa "terre natale". Et comme le dit Mircéa Eliade7,
"il ne s'agit pas d'un sentiment profane d'amour de la patrie ou de la province ; ce n'est pas l'admiration pour un village familier ou la vénération pour les ancêtres, enterrés depuis des générations autour des églises des villages ( ) [Elle] se sent être des gens du lieu, et c'est là un sentiment de structure cosmique qui dépasse beaucoup la solidarité familiale et ancestrale".
Lioubov' a l'impression d'avoir été enfantée par la Terre-mère dans une sorte d'expérience cosmo-biologique et, dit-elle, "s'il faut tuer la cerisaie, tuez moi avec elle !"
Pour elle, le monde s'est longtemps assimilé au domaine dans une assise sécurisante. La cerisaie fut ni plus ni moins un paradis sur terre, un Eden qui s'ouvrait chaque matin de chaque mois sur la blancheur immaculée - Ô ! Mon enfance, ma pureté, les anges ne t'ont pas quittée ! (O moe destvo, tchistota moïa, angely ne pokinuli tebia) (acte 1). Lioubov' y était aussi insouciante qu'Ève avant le péché.
Dans le monde d'illusions où elle se complaisait, Lioubov' n'a pas vu que la cerisaie n'était pas une réplique exacte de l'Eden. C'est un pommier qui se dressait dans le jardin de l'Eden, l'arbre de la connaissance. Dans de nombreux récits, Fleurs tardives, La Fiancée, Ma vie, la prise de conscience des jeunes femmes du mensonge dans lequel elles vivent se passe dans un verger de pommiers Or, dans La Cerisaie, il est fait mention de cerisiers uniquement, des arbres qui ne sont pas venus là de façon naturelle, mais ont été plantés il y a plus de cent ans par des esclaves. Ces arbres ont été travaillés, greffés, et sont donc aculturés. La cerisaie n'est pas alors un phénomène naturel, elle est un artifice. Qui plus est, sa rivière n'est pas de lait, elle tue et l'eau qu'elle charrie a agi telle un baptême satanique puisqu'il a entraîné la mort de Gricha et la mort psychologique de la mère par contamination.
Elle n'est plus alors un Eden, mais un enfer, un lieu de péché :
Mes fautes, les voici !... J'ai toujours jeté l'argent sans compter, comme une folle, et je me suis mariée à un homme qui ne faisait que des dettes. C'est le champagne qui l'a tué ; il buvait affreusement. Et, pour mon malheur, j'ai aimé un autre homme ; j'ai cédé, et, juste à ce moment-là, première punition, comme un coup sur la tête, mon fils s'est noyé ici, dans la rivière. Et je suis partie à l'étranger pour toujours, afin de ne plus revoir cette rivière Je fuyais les yeux fermés, éperdue, et lui m'a poursuivie, sans pitié, durement. J'ai acheté une villa près de Menton, où il était tombé malade, et trois ans, sans repos ni jour ni nuit, je me suis épuisée à la soigner. L'an dernier, quand il a fallu vendre la villa pour payer nos dettes, je suis partie pour Paris. Il m'a tout pris, m'a quittée, puis il a rencontré une autre femme, et j'ai voulu m'empoisonner C'est si bête, si honteux Seigneur, Seigneur, sois miséricordieux, pardonne-moi mes péchés ! Ne me punis pas davantage ! (acte 2)
Cette confession prend place dès l'acte 2 devant Lopakhine, mais c'est à l'acte 3 qu'elle prend toute sa signification évangélique. Le discours de Lioubov' apparaît non pas comme un continuum chaotique où les mots s'entrechoqueraient sans aucun sens, mais plutôt comme une prise de conscience, un moment que les Russes nomment révélation, qui peut être illumination (ozarenie), lucidité (prosvetlenie), recouvrement de la vue (prozrenie), et qui signifie l'arrivée de la connaissance, le passage des ténèbres à la lumière, qui entraîne le personnage vers un après et une hauteur.
D'abord concentré sur le passé imperfectif itératif où se détache le verbe de la connaissance - elle ne savait pas (5 passés imperfectifs contre 1 présent puis 19 passés perfectifs). Face à Trofimov, dans le deuxième monologue, elle reprend mot à mot le même récit mais elle utilise le verbe de la connaissance au présent - je ne sais pas - signe qu'elle ne sait pas encore mais qu'elle se situe déjà dans le présent qui domine à égalité dorénavant avec le futur - 9 à contre 8. Enfin, tout lui devient clair - iasno - elle ne se cache plus sa vérité - ne skryvat' - elle ne se tait plus - ne mol'chat' - elle voit qu'elle aime repris 4 fois - Ja lioubliou - et dorénavant elle peut - Ja mogou, (15 présents). Elle est parvenue à la connaissance. Alors qu'au deuxième acte, son âme se désespérait - doucha vysokhla - et qu'elle touchait le fond au point de se suicider - probovala otravit'sia - ses paroles suivent maintenant un mouvement inverse qui part du bas vers le haut.
Elle sait qu'un jour - celui du jugement dernier ici clairement exprimé par l'adverbe strachno (terrifiant) placé à côté du verbe (ne osouzdaite menia) qui contient le substantif soud, (le jugement) évoquant explicitement strachnyi soud qui est au russe ce que nous nommons "Le Jugement Dernier" -, elle devra avouer ses fautes devant Saint Pierre. Ici, c'est à un Pierre (Pëtr) qu'elle fait part de sa découverte, de cette pierre (kamen') qu'elle porte au cou comme une croix, mais qui a pour nom, l'amour qu'elle porte à un homme. Les substantifs pardon, prière, don s'enchâssent alors l'un dans l'autre sans qu'aucun ne prenne la prépondérance. La vérité (pravda) apparaît en place du mensonge (nepravda) qui l'habitait auparavant et l'entraîne vers le destin qu'elle s'est choisi - il faut comprendre ceux qui aiment (nado ponimat' tex, kto lioubit).
Cette confession prend place devant Pëtr, nous l'avons dit. Il est intéressant de noter que cet étudiant éternel - qui appartient de facto à l'éternité -, porte le nom de Trofimov, de trophe en grec qui signifie nourriture que l'on apporte à un disciple - ce qu'il fait pour Ania, la fille de Lioubov' à qui il permet de prendre conscience de la fausseté de la cerisaie.
Que fait Petia devant qui Lioubov' avoue aimer par trois fois cette pierre ou bien cet homme puisque le substantif "pierre" est masculin en russe et qu'il est tout autant la métonymie de l'homme ? Petia-Pierre lui demande de renoncer à cet amour qu'elle a revendiqué trois fois.
Tchekhov organise dès lors une "excursion" dans un autre temps et conduit à un élargissement du seul cadre historique faisant appartenir le texte à plusieurs temporalités à la fois : Lioubov' et Pëtr sont dans le jardin des cerises, dans la campagne russe, l'histoire de leur pays, mais tout autant dans une contrée évangélique, invités à un voyage dans une terre autre, dans une autre nuit, dans un autre jardin, celui des oliviers
La trahison et la mort qui s'en suit ne sont pas loin
■ La Cerisaie, une Cène subvertie
Nous avons cru que nous étions "à l'extrêmité de la métaphore"8. Et voici que Tchekhov suit "l'épure de cette métaphore " pour interpréter le cheminement de la femme qui va vers sa liberté dans sa vérité.
Alors "qu'elle ne savait pas" encore, elle avait invité l'orchestre juif pour organiser une "petite soirée" La didascalie est très éclairante dans ses indications des différentes figures en français, représentation d'un monde englouti depuis les guerres napoléoniennes et qui a subsisté dans quelque coin de province peu touché par l'invasion des troupes françaises. Il s'agit donc d'une grande soirée. Dix personnes sont présentes dont un employé de la poste et un chef de gare réquisitionnés. Le onzième personnage est le jardin. Gaev et Lopakhine manquent à l'appel. Ils sont partis le matin même pour la vente aux enchères.
L'institution du bal est un concept de cour certes, mais tout autant un phénomène social qui se déroule à la ville dans les salons des maisons aristocratiques et à la campagne dans les propriétés seigneuriales. Il n'est pas qu'un seul concept de distraction. Il est à la base une institution qui vise à faire se rencontrer des familles de même milieu pour forger des liens et ainsi espérer unir les destins de leurs descendants. Concept sociétal, il atteint son apogée au moment de l'écriture des romans de Tolstoï, Guerre et Paix et Anna Karenina, et permet l'éclosion de l'amour entre le Prince Andreï et Natacha d'une part, et d'Anna et de Vronski d'autre part.
Ici, il est clair que le bal organisé ici est un contre-bal puisque les paires formées ne sont pas de milieux sociaux équivalents.
Ici le bal est vide. L'attente du retour de Gaev et de Lopakhine éprouve les nerfs. Tous les personnages présents tournent comme des mouches prises dans un bocal. Un bourdonnement confus les accompagne. Seule musique à résonner trois fois - la cerisaie est-elle vendue ? qui mène Lioubov' au seuil de l'asphyxie.
Gaev et Lopakhine arrivent. Le frère, empli de terreur face à la sur (oustal ja ouzhasno), et crucifié (stol'ko ja vystradal !) s'enfuit. Lioubov' fait face à Lopakhine.
Lioubov' - La Cerisaie est-elle vendue ?
Lopakhine - Oui.
Lioubov' - Qui l'a achetée
Lopakhine - Moi !
La langue russe, plus concise que la française, permet une juxtaposition de sons, une euphonie qui résonne telle deux coups de feu, comme un tir à la cible. Deux claquements secs sans intervalle. Les trois syllabes, Kto koupil, Ja koupil repris deux fois, suivi du bruit des clés que Varia jette par terre, résonnent comme un tocsin. La cerisaie est morte, foudroyée.
Lioubov' pleure. Lopakhine rit puis pleure lui aussi.
La métaphore est claire. Lopakhine est arrivé le dernier à la fête, comme Judas au dernier repas. Il est le treizième convive si l'on compte le jardin en tant que personnage central, celui qui comme Jésus est voué à la mort. Le repas et le bal qui s'en est suivi est ainsi une cène subvertie.
Lopakhine est arrivé sur la pointe des pieds, comme Judas. À la question de Lioubov', il répond doucement que Gaev est revenu. À l'autre question, "la vente a-t-elle eu lieu", il dit toujours doucement que la vente a eu lieu. Et comme Judas, il ne se cache pas, ni ne s'enfuit. Il va au devant de Lioubov'. "La cerisaie est-elle vendue", Lopakhine répond, "oui", sachant pertinemment que Lioubov' savait. En cet instant, il est comme Judas, heureux de son geste.
La seule différence entre Judas et lui ne tient qu'à une opération comptable supplémentaire. Judas a reçu de l'argent pour donner Jésus, Lopakhine a tout d'abord donné de l'argent pour acheter le jardin, mais, dans son esprit, dans le seul but de recevoir encore plus en le transformant en opération purement mercantile.
Ensuite, Judas a pleuré de désespoir, Lopakhine en fait tout autant.
■ La Cerisaie, un nouveau Golgotha
Dans sa compréhension vertigineuse de l'humain avec la violence crue et souveraine qui est sa signature, Tchekhov explore le domaine du cur, ce domaine où tout cohabite, le haut et le bas, le dehors et le dedans, la chair et l'esprit, la vie et la mort, les certitudes et les ténèbres, ce domaine de "la liberté absolue de l'Homme, de la vérité sous toutes ses formes, son affranchissement de la violence", des préjugés, du diable et des passions.
La liberté de Tchekhov saute alors aux yeux, et s'inscrit dans une Russie dérangeante, tout à la fois évoluée et raciste, athée et religieuse, figée et audacieuse, une Russie où les choses changent et ne changent pas. Tchekhov s'affranchit alors de tous les tabous, les contourne dans une démarche salvatrice et qui par son courage, dépasse l'anecdotique pour aller à l'essentiel, surmonte l'existence pour tendre à l'essence. Il ne dénonce pas une émancipation sociale, il souligne la possible transfiguration de l'être après les chutes et les renoncements.
Les larmes que verse Lioubov' lorsqu'elle sait la cerisaie vendue, sont catharsis, cette purgation qui mène à la rédemption.
Ces larmes sont frontière.
Jusqu'à ce soir, en effet, Lioubov' n'avait fait que des allers et retours. Elle avait fui la Russie après la mort de son fils, pensant ne jamais y revenir - sa fuite était marquée par des verbes unidirectionnels. Puis, lorsqu'elle était à Paris, elle avait eu envie de revoir sa cerisaie. Dès son arrivée, elle est certaine que tout était fini avec Paris (acte 1) et que son retour dans la cerisaie était définitif.
La vente de la cerisaie la met sur le chemin de son salut. Elle aurait pu, selon les codes familiaux russes, demander après la perte de son domaine - imenie -, refuge dans la propriété seigneuriale de son frère - ousad'ba -, et rester dans le monde des illusions. Elle choisit une autre voie, celle du pardon et de l'amour, en toute connaissance de cause, dans un mouvement violent - my ouedem9.
Alors qu'à première lecture, Lioubov' semblait égoïste, insouciante, dispendieuse, oisive, en un mot une pécheresse, elle devient allégorie de son prénom, Amour. . Ne s'enquiert-elle pas du domestique plusieurs fois pour savoir si il a été conduit à l'hôpital ? Elle redevient la femme aimante qui avait soigné le petit moujik Lopakhine.
Lopakhine - Je me rappelle, quand j'étais un blanc-bec de quinze ans, mon défunt père, qui tenait une boutique dans le village, me flanqua un coup de poing dans la figure, et mon nez se mit à saigner. Nous étions venus ici je ne sais pourquoi, et mon père était un peu ivre. Lioubov' Andreïevna toute jeune encore, toute mince, me mena à ce lavabo, dans cette chambre des enfants, et me dit : "Ne pleure pas, mon petit moujik ; avant ton mariage il n'y paraîtra plus." Mon petit moujik, c'est vrai que mon père était paysan !
La vente de la cerisaie a été son Golgotha, passage obligé pour arriver à la révélation. Elle était revenue déchue, elle repart, non pas triomphante - la pâleur de son visage en témoigne -mais digne et habitée (Il faut comprendre ceux qui aiment ). Assumant tout - elle parle toujours à la première personne, elle construit sa vie en un avant et un après, signe de son ascension spirituelle. Le déplacement géographique qu'elle entreprend va alors l'entraîner vers l'Être.
La mort du jardin laisse place à l'amour. Eros ne conduit donc pas à Thanatos. C'est le contraire qui se produit. Qui plus est Thanatos ne conduit pas simplement à Eros, l'amour qui prend, ni à Philia, l'amour qui réjouit et qui partage, mais à Agapè, l'amour qui accepte et qui protège, qui donne et s'abandonne
Le 22 août, jour de la Saint Gricha, de la Saint Pëtr, Lioubov' clôt le cercle infernal dans lequel elle était prisonnière.
Il est bon de remarquer que le train dont l'apparition en Russie remonte à quelques vingt ans et souvent dénoncée comme l'arrivée du diable, revêt deux significations à l'opposé l'une de l'autre dès que l'on se place au début ou à la fin de la pièce.
Au premier acte, il venait de Paris et conduisait Lioubov' vers la Russie vers ce qu'elle croyait être le paradis sur terre. Il était désir de se retrouver dans un milieu qui l'entraînait dans la trivialité, la terrible pochlost' (trivialité) contre laquelle se bat Tchekhov et à laquelle Lioubov' ne s'est pas laissée prendre - datchi i datchniki - èto tak pochlo, prostite (des datchas et des estivants - pardon, mais c'est d'un tel mauvais goût !),acte 2. Il pouvait alors être assimilé au serpent de la tentation. Lorsque Lioubov' repart, le train peut être alors assimilé à un fil d'Ariane et permet à Lioubov' de sortir du dédale où elle se perdait ses jours.
Il en va tout autrement de Lopakhine. Les larmes qu'il verse sont, elles aussi, passage, mais dans une ligne axiologique diamétralement opposée à celle de Lioubov' dont il devient alors le symétrique dans une opposition des contraires.
Ermolaï Alekseevitch Lopakhine, est le représentant de la classe des marchands qui devient une couche sociale importante au milieu du XIXème siècle. Il est habillé de blanc et porte des chaussures jaunes, deux couleurs associées à la mort. Son prénom est dérivé d'Hermès, le messager des dieux grecs et tout autant le saint des marchands russes et pourtant il ne parvient jamais à délivrer son message ni à Lioubov', ni à Gaev. Le suffixe, laï, vient du grec "laos" et signifie peuple, ce qui signifie qu'il vient du peuple. Son patronyme, Alekseevitch, vient d'Aleksej qui signifie "défense" en grec. Son nom Lopakhine vient du verbe russe, lopat', qui signifie dévorer, avaler, ce qu'il fera de la cerisaie.
L'achat de la cerisaie qui le réjouit quelques instants, le temps infinitésimal où il se souvient qu'il est le maître d'une propriété où son grand-père et son père étaient esclaves, ce temps fugace le désagrège plus vite qu'il ne le construit.
Lui qui apparaissait comme le sauveur de la cerisaie, lui qui était uniquement occupé de se sortir de son milieu par la méritocratie, lui qui se voulait l'ange gardien de Lioubov' qu'il aimait comme quelqu'un de sa famille (Ja vas lioubliou kak rodinouiou bol'che tchem rodnouiou), n'est que le fossoyeur du jardin. Dans son esprit enfiévré de marchand - n'a-t-il pas déjà l'idée de semer des pavots rouges pour en recueillir les graines très utilisées dans la cuisine russe et ce, dès le printemps pour faire travailler la terre, fleurs qui rappellent par leur couleurs le jus des cerises, le sang des esclaves -, dans sa tête uniquement encombrée de rapports économiques, lui le marchand, retourne à la pochlost', la terrible trivialité que Tchekhov dénonce sans relâche.
Son récit de la vente s'apparente à un récit épique, où seul contre tous, Lopakhine gagne. Son exploit est toutefois entaché de mercantilisme Il commence par le verbe "acheter". Le pronom personnel à la première personne est repris 19 fois en 28 lignes, le jardin des cerises accolé au pronom personnel au cas oblique, à moi, repris deux fois. Le nouveau propriétaire parle d'abord au présent, puis au passé lorsqu'il raconte son enfance et sa revanche, au présent pour dire sa peur de rêver, enfin à l'impératif pour donner des ordres, et enfin au futur argumenté par des verbes qui annoncent la mort de la cerisaie - tomber, construire, soulignés par les substantifs arbres, terre et datchas.
Lopakhine - Eh bien, quoi ? Musique, joue plus fort ! Fais tout ce que désire. (Ironique) C'est le nouveau propriétaire de la cerisaie qui passe (Il heurte sans y donner garde contre un guéridon, renverse presque un candélabre). Je paierai tout cela.
Il se posait en sauveur, en ange gardien. Il n'est plus qu'un ange déchu, parce que, contrairement à Lioubov', il s'est perdu.
L'analyse méthodique de la lumière qui baigne La cerisaie souvent absente des représentations théâtrales où le décor joue une note souvent ambivalente, est là qui vient étayer notre approche. On sait depuis la Genèse que l'avènement de la lumière fait passer le monde du chaos au cosmos. Sa présence ou son absence a ainsi toujours une valeur sémantique.
Elle est d'abord, au 1er acte, brouillard qui plane sur la cerisaie.
Chez Tchekhov, il précède des révélations importantes. Le brouillard réfracte alors le blanc et rend la vue indistincte. Il souligne le monde d'illusions où Lioubov' ne voit rien alors qu'elle passe son temps à redécouvrir son enfance.
Le deuxième acte se déroule au coucher du soleil, à la nuit tombante, entre couleur rouge et noire, métaphore des cerisiers puisqu'on est en juillet. Lorsqu'on les mélange, le rouge et le noir donnent le gris, couleur fétiche de Tchekhov. Mais là encore, Lioubiov' ne peut rien voir, on est entre chien et loup, cette heure où tous les contours s'estompent Seul Lopakhine voit mais sur sa montre
Le troisième acte, le bal est illuminé par un lustre. C'est ainsi une lumière artificielle et donc dévoyée. C'est une nuit noire où Lioubov' ne voit rien encore, aveuglée qu'elle est par des lampes qui brillent trop, jusqu'au moment de l'éclair - elle voit clairement - avant que le coup de tonnerre ne résonne - la cerisaie est vendue.
Le quatrième acte enfin prend place pendant une journée d'octobre, aussi ensoleillée que ne le serait une journée d'été. Le soleil, symbole de lumière, de chaleur et de vie, a apaisé les personnages au seuil de leur nouvelle vie et illumine l'esprit de Lioubov'. Elle voit.
Le jardin tombé, est maintenant rabaissé à la place que Trofimov lui a toujours assignée, l'horizontalité, au profit de la verticalité redonnée aux êtres - ce dont il persuadait sans cesse la jeune Ania en lui faisant partager sa foi révolutionnaire tout autant que ses slogans10. Ce soleil fait ainsi entrer tous les personnages dans une vie nouvelle.
Le haut et le bas se sont déplacés comme dans nombre de récits et de pièces. Le Bien et le Mal ont échangé leurs masques.
Qui plus est, Lioubov' qui était venue vers l'est - pays de la naissance, lié à toutes les manifestations du renouveau -, croyant trouver son orient, repart vers l'ouest, lieu où réside les pluies fécondantes, la semence céleste, et le sang naissant, offert au soleil pour sa régénérescence, enchaînant la vie et la mort, la mort et la vie.
La Cerisaie est ainsi traversée de contraires qui sont reliés, et se contiennent l'un l'autre, le long de deux axes qui forment une croix où la vie et la mort se disputent le terrain, mais où la vie l'emporte, thème qui court sans discontinuité dans la poétique tchékhovienne.
Conclusion
Nous ne savons pas ce qu'il adviendra des personnages, Tchekhov nous ayant seulement donné des jalons et nous laissant imaginer la suite selon le désir qu'il a toujours exprimé.
Dans l'ombre et la lumière qui jouent leur partition dans cette uvre ultime, créant ce clair-obscur qui est le décor privilégié d'Anton Tchekhov, et trouve dans ici son ultime splendeur, la lumière finit par l'emporter. Le paysage final est celui non d'un voile de deuil mais celui de l'espoir d'un matin, peut-être à première lecture un chemin empreint de regrets et de mélancolie, mais un chemin qui mène au-delà des terres mythiques du paraître et de l'être.
Ce n'est pas alors à un théâtre crépusculaire que nous assistons, mais à un Envol pour l'Eternité, "l'idée d'une éternité qui ne se vit pas en l'absence du temps, mais par l'élimination du temps quel qu'il soit, idée qui sous-entend la mort spirituelle vaincue et l'avènement d'une vie éternelle, d'une essence éternelle", formule du poète Andrej Byely, un Envol pour l'Éternité cet envol devenant alors la représentation d'une vie sans frontière, de la liberté totale et entière sous toutes ses formes, qui ne se cache pas derrière le masque de l'illusion, des illusions, ce dont Tchekhov se réclame tout au long de ses écrits car il est le seul chemin possible.
Douai, décembre 2010
Notes :
1. Anton Pavlovitch Tchekhov, Oeuvre complètes en 30 tomes, lettres en 12 tomes, Moskva, Ed. "Nauka", 1973-1983, t. 12-13, p. 195-254.
L'analyse se fonde d'après le texte russe, toutes les traductions sont de nous.
2. Andreï Biely, "Tchekhov" dans Le monde de l'Art, 1907, 11-12.
3. A. P. Tchekhov, Lettre, "On exige du héros, de l'héroïne, qu'ils fassent des effets. Pourtant dans la vie, ce n'est pas à tout bougt de champ qu'on se tire une balle dans la tête, qu'on se pend, qu'on déclare sa flamme et ce n'est pas à jet continu qu'on énonce des pensées profondes. Non ! Le plus souvent, on mange, on boit, on flirte, on dit des sottises. C'est cela qu'on doit voir sur scène."
4. A. P. Tchekhov, lettres, XI, 3990, 5 février 1903.
5. Gaston Bachelard, "La poétique de l'espace", Paris, Collection Quadrige, PUF, 1957, pp. 24-28.
6. Iouri Lotman, "La Sémiosphère", Collection Nouveaux actes sémiotiques, Pulim, Presses universitaires de Limoges, 1999, p. 124.
7. Mircéa Eliade, "Mythes, rêves et mystères", Paris, Gallimard, p. 203.
8. Gaston Bachelard; "La poétique de l'espace", p. 169.
9. Il est intéressant de remarquer que le rapport des verbes de mouvement unidirectionnel au présent futur utilisés par Lioubov' Raneveskaïa est de 4 à l'acte 1 pour atteindre 17 à l'acte 4, respectivement "porte d'entrée" et "porte de sortie" du lieu qui est le point de focalisation de ses pensées à toute apparence. Il est de 10 à 9 pour Lopakhine.
10. Trofimov emploie plusieurs fois l'adverbe "en avant" qui n'est autre que le nom de la revue socialiste que Lavrov, compagnon de Bakounine, publie à Zurich puis à Londres - Vpered !. Ania et sa mère Lioubov' l'utilisent à leur tour par contamination.
L'image de la femme dans l'oeuvre de Tchekhov, un itinéraire poétique
Cette nouvelle liberté d'agir qui devrait lui donner un potentiel de liberté autant sociologique que spirituel le fait néanmoins souffrir de maux aussi intenses que ceux de ses surs en littérature. Elle lui fait suivre cependant un cheminement de vie qui l'entraîne vers une découverte de soi menant à la vérité intérieure.
Alors que l'art de Tchekhov est qualifié d'impressionniste dès qu'il s'agit de la description de l'opulente beauté de la campagne russe incendiée de soleil, de nuits étoilées pleines des promesses de l'aube, cet art reflète au contraire une uniformité "grise", un laconisme constant dans la représentation de la femme et se résume à une tenue vestimentaire, ce qui a pour conséquence de tendre à une certaine abstraction de la représentation du personnage féminin.
Faut-il parler de symbolique des apparences dont les coïncidences frappantes placent la création tchékhovienne en corrélation avec les peintres de cette époque ? Il nous faut remarquer que Tchekhov consomme, de même que ces derniers, une rupture radicale avec la représentation traditionnelle de la femme, idéal romantique de grâce et de beauté qui a encore cours dans la Russie du début du XXème siècle.
À cette uniformisation correspond ce que l'on appelle de nos jours, un formatage psychologique. L'institut, où la jeune fille passe ses jeunes années, enfouit au plus profond d'elle-même toute velléité de réflexion et une quelconque maturité. Sous le couvert de l'amour, l'hyperprotection dont on entoure la jeune fille cache une véritable ambition d'étouffer le désir de vivre selon sa vérité.
Face au lent processus d'accablement qui dévaste sa vie infortunée, elle rêve d'un ailleurs qui romprait cette tuante monotonie.
Tchekhov suit alors l'évolution de celle qui cherche à s'oublier dans les yeux d'un autre, voir à travers l'autre, et se réverbérer en lui. Le mariage est encore en ces années, la "porte de sortie" et il n'est pas un texte, pas une pièce, où il ne soit évoqué. Dans l'univers tchékhovien, il n'est pas félicité mais épreuve où le sinistre et le funèbre se sont invités. Les constructions cycliques des textes, Volodia le grand et Volodia le petit, Au pays natal, Anna au cou, Jour de fête entre autres, où les clausules reprennent mot à mot les incipit, accentuent l'impression d'emprisonnement nouveau béni par l'église et les hommes qui enserre la femme.
Les analyses de psychologie d'échec que donne Tchekhov à travers ces récits, sont non seulement d'une rigueur impitoyable mais d'une extraordinaire modernité.
L'auteur n'hésite pas, en effet, à rehausser le propos dénonciateur en démontrant que l'état de la société n'a pas seulement abîmé la réalité extérieure de certains destins mais les a aussi corrompus de façon intérieure. Cette réalité révèle toute une série de problèmes que l'époque élude tant elle est absorbée par la révolution sociale, ceux de la qualité et de la liberté autonome de l'individu, de la médiocrité d'âme.
Cette vision du monde permet de découvrir de nouvelles catégories de souffrances subtiles et tragiques, la sclérose entraînée par les habitudes, l'usure du temps auquel rien ne résiste, tourments nouveaux qui s'exercent parallèlement aux contraintes de la société.
Contre toute attente cependant, la jeune femme évanescente et qu'une première lecture nous laissait deviner figée dans l'ombre à jamais, cette jeune femme se rebelle. Ce n'est pas dans un mouvement d'humeur qu'elle se dresse soudain mais parce qu'au fil des ans, sa transgression des codes normatifs est devenue question de survie.
Plongée dans la solitude extrême, la jeune femme prend conscience que pour vivre, il lui faut suivre d'autres exemples. Le suicide est l'une de ses tentations (L'épouse de Verchinine ou bien Irina, Les Trois Surs), la résignation en est une autre (Varia, La Cerisaie, Anna-Sarah, Ivanov). Le personnage tchékhovien choisit souvent la rébellion.
Elle est moyen de résistance, franchissement de la barrière qui l'encercle et que l'on peut assimiler à une frontière qui, dans l'uvre de Tchekhov, se matérialise de mille et une façons. Les propriétés, les isbas, les maisons, les trains, les bateaux, les tavernes sont frontières car ils maintiennent hommes et femmes dans un espace clos et passer leur seuil équivaut à un exode. Les portes et surtout les fenêtres par lesquelles s'échappent les regards sont frontières, elles aussi. Le jardin, la ville omniprésente sans qu'on la voit jamais (À Moscou !), les voies pour parvenir à ces paradis rêvés, sont également frontières. Qu'elle soit rivière, lac, étang, pluie, larmes, l'eau n'est pas seulement une entité géographique, météorologique, esthétique ou affective, mais une frontière qui se hausse dans l'uvre à un niveau mystique.
Ce concept de frontière joue un rôle déterminant et sépare le monde en deux parties : celui du dedans et du dehors, de l'ici et du là-bas, de l'avant et de l'après mais aussi du bas et du haut car elle s'attache plus à l'esprit qu'à tout autre chose.
Les moyens mis en action pour franchir cette frontière restent souvent dérisoires et bien peu couronnés de succès dans leur penchant pour le dévergondage et l'insubordination aux règles canoniques de l'église. Force est de constater que Tchekhov brise dans son uvre, l'image de la femme traditionnelle, pudique, innocente et pure.
Est-elle cependant véritablement futile, insignifiante, légère, superficielle et vaine, est-elle destructrice cette femme qui évolue sous nos yeux, Agafia, Susanna (Le bourbier), Ariadna, Lioubov Ranevskaïa (La Cerisaie), et que l'on se plaît à voir sous un jour funeste, est la question que Tchekhov pose. Souvent infidèle, provocatrice et coquette mais sous les dehors de la légèreté et de l'insouciance, l'auteur donne à voir une femme que sa fragilité psychologique conduit inexorablement à l'échec dans sa tentative de sortie qui se borne à des allers et retours au statu quo ante.
Le dévergondage est un moyen de survivre certes, mais il en est un autre lorsque le destin vous est contraire. Pour certaines, il s'agit de prendre une revanche au tourment subi, de profiter de la faiblesse de l'homme pour prendre le pouvoir d'une manière ou d'une autre et mettre l'autre, tous les autres, sous son emprise.
Le narrateur des récits concernés n'a pas cependant une vision manichéenne partageant en une arithmétique parfaite le malheur des jeunes femmes face aux autres personnages mais montre que tous les intervenants sont coupables au même titre que ces jeunes femmes. Tchekhov reprend un thème qui le poursuit depuis longtemps, celui de la culpabilité commune, ce qui en fait un précurseur dans la pensée russe. Ce "Nous sommes tous coupables" résonne il est vrai, dans l'uvre post-Sachaline, comme si l'expédition au bagne lui avait permis d'exprimer un sentiment qui l'habitait depuis longtemps et qu'il développera dans ses personnages à partir des années quatre-vingt dix avec plus de vérité qu'auparavant.
Tchekhov nous montre que la domination n'est pas une question purement sociale due aux conditions historiques. En se plaçant systématiquement d'un point de vue épistémologique, il prend à contre-pied les tenants de l'école réaliste qui dénoncent les méfaits de la société sur les individus. Parce qu'il refuse les mainmises idéologiques de toutes sortes qui imposent une manière définitive de voir ou d'agir, parce qu'il ne supporte pas tout ce qui peut écraser l'individu, tant sur le plan moral que spirituel, Tchekhov s'insurge contre la mesquinerie des habitudes, les sentiments petit-bourgeois qui derrière les alibis permettent d'accepter la compromission, la soumission à des normes, à des conformismes.
Le besoin de repousser la limite, de vouloir aller plus loin qu'on ne l'avait permis, au-delà des choses, des lois, des contraintes, la tendance à la transgression sont thèmes qui tissent l'uvre.
L'itinéraire de la femme dans l'uvre de Tchekhov prend alors date dans la littérature russe du XIXème siècle, il est exode que chacun se doit d'accomplir pour faire vivre la lumière qui est en lui. C'est une véritable révolution que les femmes concernées accomplissent car leur geste est d'une violence infinie. Parce qu'elles refusent d'intégrer les paradigmes culturels, elles quittent leur maison natale devenue enfer pour un lieu qui leur est inconnu, un espace dont elles ignorent tout. Pour ne pas étouffer parce qu'autour d'elles, tout étouffe d'étouffer, ces jeunes femmes s'inventent un avenir. Un besoin de transgression devenu priorité de vie est tout d'abord épaulé par la complicité d'un homme qui permet leur départ, (Nadia, La Fiancée, Nina, La Mouette, Machenka, Les Paysannes). On devine alors en elles, quelque chose d'impérieux, une secrète ligne de force qui vibre sous l'anxiété des interrogations et des doutes. C'est la seule réponse que ces jeunes femmes trouvent à la maladie la plus grave qui soit dans la Weltanschauung de Tchekhov, celle de l'homme souffrant de l'homme, celle de la violence, fût-elle feutrée, qui sévit au sein de la famille, du travail de démolition psychologique et spirituelle constant qui aliène l'être humain dans son intégrité.
L'uvre cède alors la place à l'optimisme.
Il nous faut observer que la dichotomie de l'Empire plongé dans une période de reculs politiques et d'avancées révolutionnaires, de liberté nouvelle irréversible et de régression et de répression, d'athéisme et de renouveau religieux, se transmet à la poétique de l'uvre où à côté des vaincus, se trouvent des vainqueurs.
Cet aspect moral et métaphysique de vie inscrite au cur de chacun comme besoin, fondement de la dignité humaine selon le credo de l'auteur, se plaçant au-dessus du seul contexte socio-historique, appelle les personnages à un effort de discernement et de conversion et élève le champ de leur réflexion au domaine philosophique et plus précisément spirituel.
L'exode qui emmène alors la femme la jette hors de sa terre natale, seul chemin pour accéder à sa vérité. La récurrence du mot "pravda" accrue par l'emploi fréquent de toutes les formes d'expression de la non vérité, est une des formes de l'exigence de l'auteur dans sa poétique. Le fonctionnement syntaxique des verbes en est une autre. Contrairement en effet à la forme imperfective qui est souvent le marqueur des textes "fermés" où la femme reste dans l'ombre, la voie perfective souligne le départ vers la lumière. Elle est signe de ce que la jeune femme a traversé un état pour parvenir à un autre, et au-delà de sa valeur grammaticale et lexicale, elle est ligne de passage sémantique, catharsis qui mène à la transcendance. L'emploi du futur divise la structure temporelle des récits en deux parties, "kazalos'/okazalos'", autrement dit "il lui semblait que/elle avait la certitude de" et amène le changement radical nécessaire à l'évolution des personnages. Le temps n'est plus dans ce cas une unité de mesure scientifique juxtaposant la mesure cosmique à celle de l'individu liée à l'aune de la vie des personnages, à l'époque socio-historique, il est tout à la fois, instant fugitif mais aussi temps éternel, philosophique, épistémologique que les personnages vivent de façon différente, il est temporalité multiple, objective et subjective à la fois et dépend de chacun, il se désintègre, mélangeant en lui le temps de l'instant et celui de l'éternité.
Mais l'auteur ne s'arrête pas à cette seule brisure. Il projette ses personnages féminins dans un autre monde où elles prennent leur envol, et les textes concernés ont une structure ouverte, explosion de vie qui se tourne vers le futur à tout jamais. Les clausules sont alors verbes au perfectif, Raïsa (La sorcière), Natalia (Dans la nuit de Noël), Sonia (Oncle Vanja), ou verbes unidirectionnels qui témoignent de ce qu'aucun retour n'est plus ni envisageable ni possible (Nina (La Mouette), Ania (La Cerisaie), Julia (Trois années).
La femme franchit alors une muraille beaucoup plus difficile à dépasser qu'une barrière psychologique que les analystes allemands dénomment le "Ich-Raum" et que l'on peut traduire par le Je. Elle passe alors de l'ignorance, je ne savais pas, à la connaissance, je sais, (Nina, La Mouette), elle entre dans un univers nouveau, celui de soi. Par sa conviction intérieure, elle est parvenue à ce que Tchekhov réclame de tous ses vux, son Saint des Saints, celui qui existe au sein de chacun, dût-on en mourir. (Machenka, Les Paysannes).
Ce cheminement est celui où le vrai et le bien convolent sous les auspices du beau. Ce concept de beauté érigé en principe, s'apparente tout au long de l'uvre, au monde de la liberté qui ne connaît pas de limite lorsqu'il s'agit de défendre les valeurs auxquelles on croit. La femme dépasse alors le problème de l'émancipation en ne se plaçant pas au seul niveau social de la question mais en lui attribuant une dimension philosophique, et se trouve en quête de verticalité.
Son chemin est ascèse et la conduit à la connaissance et à la transcendance. Il dépasse le topos, les pesanteurs de l'histoire, la fixité des conventions humaines, il est aventure. Il est métaphore supérieure de l'existence humaine avec ses rites de passage du non-être à l'être.
Passage d'une situation existentielle à une autre, cet exode induit une modification du statut social, l'arrivée d'un vocabulaire nouveau où vouloir, aimer et vivre se bousculent, où le Je recouvre un espace sans fin.
La femme qui vit dans cette lumière est une itinérante, et en mettant en route le personnage féminin qui sort de l'ombre, Tchekhov met l'accent sur le caractère hasardeux de sa vie. Il est alors perçue sur le vif d'un étonnement, Nina (La Mouette), Nadia (La Fiancée), Julia (Trois Années), Anna (La Dame au petit chien), Lipa (Dans la combe), Natalia (Dans la nuit de Noël), Ania (La Cerisaie) en sont la représentation.
La femme devient une exilée, un oiseau qui ne sait où se poser, et ce n'est pas par inadvertance que Nina se donne trois fois le qualificatif de mouette. En comparant Nina à une mouette, Lipa à une alouette, Tchekhov pare la femme du symbole de l'oiseau, celui de l'infini, il lui donne la dimension du ciel, il offre un visage à l'azur. Cette expérience s'illustre de façon particulièrement éloquente dans l'uvre par une multitude de symboles ascensionnels qui dans la poétique, représentent la montée de la vie, l'évolution graduelle de la femme vers les hauteurs, sa projection vers le ciel.
La présence répétée d'oiseaux et d'ailes (La Mouette, Les Trois Surs), d'anges et d'étoiles (Oncle Vania), de flocons de neige (Une crise de nerfs) permet de mettre en évidence l'envie de légèreté qui parcourt l'uvre mais surtout une nécessité impérieuse d'évasion. La femme ne voyage plus alors seulement dans l'espace et le temps, elle voyage par l'esprit matérialisé par un élan vers le haut rehaussé par l'emploi répété de déictiques spatiaux (en haut, plus haut, haut), de substantifs (la hauteur, la colline) renforcés par les images hautement symboliques de l'échelle (Dans la nuit de Noël), de l'arbre (La Fiancée, Ma Vie, La Cerisaie, Les Trois Surs), et de la montagne (Dans la combe, Le Duel).
Dans les textes où la femme sort de la captivité imposée, on est ainsi frappé par l'esprit d'entreprise dont elle témoigne, l'audace lucide qui la conduit, l'obstination et la qualité de son intelligence, on est émerveillé de la voir se conduire librement. Elle fait dans un mouvement de kenôse, le vide en elle, elle se dépouille et peut enfin s'ouvrir au mystère qui désormais l'habite. Elle fait une quête de soi et, pour ce faire, délaisse l'horizontalité au profit d'une dimension verticale, elle abandonne le superficiel pour une ascension intérieure qui la mène vers la transcendance. Son Golgotha, passage obligé pour arriver à sa vérité, la fait entrer dans une vie nouvelle et privilégiée, il ne s'agit plus alors de l'opposition "byt/bytje" (existence/essence) mais de la sublimation du "bytje" en un "inobytje", (essence/esse), vie seconde, espérance, optimisme.
On comprend mieux alors l'extrême concision figurative dans la représentation littéraire de la femme, on découvre l'exigence de mystère qui se manifeste au plus haut point dès qu'il s'agit d'elle, on devine les raisons qui poussent l'écrivain à attacher si peu d'importance à son apparence faisant affleurer ainsi la signification intérieure et dépasser la simple image par-delà chaque histoire. On saisit alors toute la profondeur où ce personnage tout juste esquissé nous entraîne par une réflexion métaphysique, au-delà du paraître et de l'être.
Bien que l'auteur nous donne à voir des portraits de femmes qui ne se battent pas au-delà de ce que l'époque historique permettait de faire, force est de constater que, dès ses débuts littéraires, il existe tout autant dans son uvre, des femmes prêtes à souffrir et se laisser guider par une étoile qui les mènera vers la lumière. La femme qui choisit cette voie se trouve devant la vastitude de sa liberté intérieure. Cette jeune femme possède seule, la difficile science de renoncer, de quitter ce qui pèse, ce qui trouble, d'aller de l'avant, toujours Elle traverse toute l'uvre de sa démarche aérienne et sûre. Silhouette fragile, vêtue de blanc, elle est un âme miraculeusement libre parce qu'elle s'est libérée.
La femme n'est pas alors créée "ex nihilo" mais "ex novo", elle est un personnage passionnant, envoûtant, inexplicablement vivant.
L'idée de l'Orient en Russie Tchekhov et le monde hébraïque Suzanna Mossejvna Rotstejn, une femme juive en Russie tsariste.
Parmi les écrivains qui dans leur combat littéraire témoignent de leur trouble face à l'antisémitisme ambiant, on compte Tchekhov1.
Le récit Тина (Le Bourbier)2 paraît dans le numéro du 29 octobre 1886 de Temps Nouveau, (Novoe Vremja) journal de droite appartenant à Aleksej Souvorine - cela fait un an qu'ils ont fait connaissance -, nationaliste convaincu avec qui Tchekhov se brouille lors de l'affaire Dreyfus (1897).
Le récit marque son entrée dans la littérature "sérieuse", Grigoriovitch lui ayant demandé de "mourir plutôt de faim que d'écrire à la va-vite et de ne pas gâcher son talent3", et relate un fragment de vie d'une jeune femme juive et orpheline, Suzanna Mossejevna Rottejn, à qui deux cousins appartenant à la classe possédante russe, un lieutenant, Sokol'skij, fiancé, et un propriétaire terrien, Krjukov, marié et père de famille, viennent successivement réclamer l'argent prêté à son père défunt sans qu'il leur soit possible de le recouvrer malgré leurs résolutions.
Comme tout texte, le récit possède différents niveaux d'interprétation4. Pour répondre à l'intitulé du présent colloque, je m'attache à analyser Suzanna, une femme juive en Russie tsariste, et personnage principal du récit, ce qui est exemplaire dans la poétique. Souvent glosée femme perverse d'une rapacité frauduleuse, en un mot, un escroc, qui est cette femme en apparence "vainqueur" des deux hommes ? Ne serait-elle pas tout autant un portrait orientaliste, une image inversée des conventions dans un paysage "typiquement russe" ou un "pont" entre l'Orthodoxie et la religion juive ?
Un portrait orientaliste
Lorsqu'il écrit Тина, Tchekhov n'a pas encore rencontré le peintre orientaliste Ivan Constantinovitch Aivazowky dont il fera la connaissance en 1896 à la datcha que Souvorine possède à Feodossia. De même il ne connaît pas encore personnellement Constantin Egorovitch Makowsky, artiste orientaliste lui aussi, avec qui il dînera au restaurant tatare de Moscou, le Rossia, en octobre 1893. Ni enfin Kuzma Petrov Vodkin qui fait son portrait en 1900.
Lui, le "peintre" du byt russe, du quotidien slave, admire l'originalité que dégagent ces portraits à l'encontre de l'académisme et du classicisme ambiants pourtant déjà battus en brèche par les Ambulants5 auquel appartient son grand ami Levitan.
Les thèmes abordés dans la peinture orientaliste - scènes de harem, de femmes alanguies et lascives, de combat ou bien encore descriptions minutieuses des costumes, des particularités de l'architecture, ainsi que les tonalités plus chaudes, la lumière tamisée, les couleurs chatoyantes trouvent un écho favorable en son esprit dans leur représentation d'une autre culture.
Ce contexte est, sans aucun doute, une des composantes du récit :
Le lieutenant traversa après [la servante] cinq ou six vastes salles luxueusement meublées, puis un couloir, et finit par se trouver dans une pièce carrée et spacieuse où, dès le premier pas, il fut frappé par l'abondance des plantes en fleurs et l'odeur un peu sucrée, entêtante, écoeurante même, du jasmin. Les fleurs formaient des rangées le long des murs, cachaient les fenêtres, pendaient au plafond, se tordaient dans les coins, si bien que la pièce ressemblait plus à une serre qu'à une habitation. Des mésanges, des canaris et des chardonnerets s'affairaient dans la végétation et se heurtaient aux carreaux des fenêtres.
La succession de pièces sombres, envahies de jasmin, de torchères, de gravures, de papiers peints bigarrés, de tapis de velours sur les tables, le dédale de couloirs qui mène aux différentes chambres de la maison, le cabinet de travail où se dresse un secrétaire féminin, avec ses tiroirs secrets, suivent, dans la description tchékhovienne, l'architecture spécifique du harem, substantif arabe qui signifie "sacré, défendu" et renvoie à des oeuvres très connues de portraits d'odalisques languides et lascives, des femmes emprisonnées.
Le topos du récit, envoûtant dès les premières lignes, est aux antipodes de la représentation picturale classique russe et des propriétés campagnardes à la Tourgueniev où le jeune lieutenant a évolué et qui est l'imprimatur de Tchekhov dans sa poétique6. Il met ainsi et avant toutes choses l'accent sur le monde labyrinthique chargé des mystères de l'Orient où vit Suzanna avant même que le jeune officier ne la voie. Sorte de Turquerie, il se révèle un monde clos, tel que nous le peignent Delacroix ou Ingres, dont la charge sémiotique faite d'étrangeté et de beauté vient se heurter à l'autre monde, celui de l'usine de vodka, seule terre russe concédée aux ressortissants juifs et dont la laideur est chargée d'ostracisme - elle est juive et on y fabrique de la vodka.
À cette désorientation spatiale, s'ajoute la surprise que constitue pour lui Suzanna.
En place du laconisme constant et extrême dès qu'il s'agit des personnages féminins, au minimalisme jaloux qui irradie les portraits tchékhoviens, on assiste dans ce récit à un débordement stylistique quasi unique dans l'oeuvre :
Face à l'entrée, dans un grand fauteuil de vieillard, la tête rejetée en arrière sur un oreiller, était assise une femme portant une luxueuse robe de chambre chinoise et la tête enveloppée d'un foulard tricoté en laine, sous lequel on ne voyait qu'un nez long et pâle, pointu au bout et légèrement busqué, et un grand oeil noir. La robe de chambre était ample et cachait sa taille et ses formes, mais sa belle main blanche, sa voix, son nez et son oeil permettaient de lui donner vingt-six ou vingt-huit ans au plus.
Et le narrateur d'insister sur les changements successifs de représentation de la jeune femme qui désoriente un peu plus à chaque fois le jeune lieutenant :
La porte s'ouvrit et elle parut sur le seuil, svelte, portant une longue robe noire, la taille étroitement serrée, comme faite au tour. Maintenant, outre le nez et les yeux, le lieutenant voyait un visage blanc et hâve, une tête noire, frisée comme un mouton. Il ne la trouva pas laide, mais elle ne lui plut pas.
Ce n'est pas tant le lexique à connotation dépréciative, que le jugement hâtif qui est d'importance et montre son trouble. Lui, sans doute habitué au charme des jeunes filles slaves dont fait partie sa fiancée, est totalement déstabilisé. Non que Suzanna soit laide, mais parce qu'elle est étrangère, elle est pour lui étrange. Remontent alors à son esprit tous les préjugés que son éducation lui a transmis - le nez, la tête noire frisée comme un mouton, la couleur de la peau blanche et hâve, le corps comme fait au tour.
Et même s'il se raisonne - il ne la trouva pas laide -, il ne peut s'empêcher de marquer son rejet - elle ne lui plut pas -, devant ce qui est pour lui déjà fascination alors qu'il sait pertinemment en ces années que les Juifs sont pour les Russes des êtres dont il faut s'écarter coûte que coûte.
Le lieutenant n'est venu que dans un seul but : récupérer les traites octroyées au père de Suzanna par son cousin, le gentilhomme rural Krjukov. Cet argent, au-delà du fait qu'il doit être rendu à son propriétaire, est le seul moyen que le jeune lieutenant a de faire un beau mariage. Sujet de la lutte entre Suzanna qui ne veut pas le rendre et le lieutenant qui veut le récupérer, il donne à voir l'affrontement de deux mondes, l'un fait de conventions militaires et sociétales, l'autre de sensualité libre et assumée.
La jeune femme qui avait semblé languide, se révèle un être de feu, une véritable hétaïre qui ne peut que mettre à mal les résolutions du jeune homme :
Craignant d'offenser sa féminité et de lui faire mal, il s'efforçait seulement de l'empêcher de bouger et de s'emparer du poing qui tenait les traites, tandis qu'elle, de tout son corps souple et élastique, se tordait dans ses mains comme une anguille, se débattait, le frappait des coudes à la poitrine, le griffait, si bien que les mains de Sokolskij allaient et venaient par tout son corps et que, sans le vouloir, il lui faisait mal et offensait sa pudeur.
Suzanna était passionnée par le combat. Elle avait rougi, fermé les yeux et même une fois, sans le savoir, fortement pressé son visage contre le visage du lieutenant, si bien qu'il en garda un goût un peu sucré sur les lèvres.
Rouges, échevelés, respirant péniblement, ils se regardèrent. Peu à peu, l'expression méchante, féline du visage de la Juive fit place à un sourire débonnaire.
Cette attitude féminine sans fard, unique dans la poétique tchékhovienne, permet de brosser un tableau orientaliste où la femme est perçue mystérieuse, envoûtante et vénéneuse. Le lexique fait d'impudeur - elle avait rougi, fermé les yeux, rouges, échevelés, respirant péniblement, les mains allaient et venaient par tout son corps -, de rappel à l'animalité - anguille, griffait, féline -, et dont la gestuelle mime in fine un coït, ne peuvent en effet qu'émouvoir les âmes tendres dans leur déni que pareille attitude pourrait être celle d'une jeune fille russe de bon milieu.
La critique ne s'y est pas trompée qui a réagi violemment contre ces lignes. Dans une lettre, restée célèbre, Madame Kiseleva reflète ce que tout un chacun pense en son for intérieur :
"Les lecteurs masculins regretteront terriblement que le destin ne les conduisent pas tout droit vers une femme comme votre Suzanna qui pourrait divertir leurs passions débridées ; les femmes l'envieront mais la plus grande partie du public dira : "Ce Tchekhov écrit hardiment, quel gaillard !" Le récit est très bien écrit ( ) mais je suis déçue qu'un écrivain de votre qualité, c'est-à-dire bien loti par Dieu, ne me montre qu'une seule chose, "un tas d'ordure". ( ) Le monde regorge de boue, de chenapans et de vauriens et l'impression que l'on fait d'eux n'est pas une nouveauté ( ) Donnez-moi une perle pour que dans ma mémoire s'efface toute la boue de ce récit ; de vous, c'est ce que j'exige d'abord. Quant aux autres qui ne sont pas capables de faire la différence entre un homme et des créatures à quatre pattes, je ne les lirai plus Peut-être aurait-il mieux fallu que je me taise mais je n'ai pu m'empêcher de vous faire savoir mon indignation à vous et à vos minables rédacteurs qui sans aucun état d'âme salissent votre talent. Si j'étais rédacteur, j'aurais, pour votre service, déchiré ce feuilleton "7
Une image inversée des conventions dans un paysage "typiquement russe"
Suzanna n'est-elle alors que cette séductrice, vénéneuse ou, au contraire, celle qui permet de dénoncer le monde dans lequel les russes se perdent ?
Lorsqu'il écrivait, Tchekhov souhaitait dire à ses contemporains combien ils vivaient mal8.
Le récit est de facto un réquisitoire parfait contre la société russe en ces années où Autocratie, Nationalisme et Orthodoxie, selon le mot d'ordre d'Ouvaroff, sont les trois sédiments sur lesquels l'État russe repose.
Cinq ans après l'assassinat d'Alexandre II en 1881, Alexandre III, borné et réactionnaire, a mis en place les règlements temporaires qui contraignent tous les individus susceptibles de menacer l'ordre, les Juifs, et donc Suzanna, sont les premiers visés. La Russie vit en état de siège partiel, le pouvoir allant jusqu'à organiser des pogromes. La mise en place de la politique de russification voit le retour de restrictions anciennes, les Juifs sont donc interdits d'avoir des biens et des propriétés hors des zones de résidence. C'est ainsi que l'environnement de Suzanna est un lieu de désolation, un topos clos, un ghetto où la mort voulue par les autorités fait son oeuvre, la maison au centre de la distillerie où les tas de verre brisé jonchent le sol, où se voit l'aspect crasseux des hangars couverts de suie et l'odeur
étouffante de l'huile empyreumatique, où nul Russe ne devrait pénétrer, un lieu délibéré d'asservissement qui vient entourer la maison-enfer et contre-jardin de l'Eden, même si elle est embaumée de jasmin - les chardonnerets qui se heurtent aux carreaux des fenêtres ne sont-ils pas la métaphore in praesentia du destin de la jeune femme ?
En face, les Russes vivent dans des mondes clos également, les propriétés campagnardes, mais où le soleil s'égaye sans souci dans les étoiles du lieutenant, dans les tronc blancs des bouleaux, [lorsque] tout resplendit de la beauté saine et claire d'un jour d'été, [quand] rien n'empêche la verdure jeune et juteuse de frémir gaiement en échangeant des clins d'oeil avec l'azur d'un ciel dégagé, et dans lesquelles évoluent les "uezdnye devotchki" qui de Pouchkine à Tchekhov illustrent la littérature russe au XIXe siècle.
La mise en place des contre réformes a permis de contrôler au plus près la pensée des individus9 et a redonné à l'aristocratie ses lettres de noblesse10. La plupart des officiers appartiennent à cette classe sociale et dirigent le pays. Même s'ils n'ont pas été préparés ni par leur éducation, ni par leurs conceptions de vie, ils se sentent une classe supérieure à qui rien ni personne ne doit résister.
Que fait Suzanna sinon résister envers et contre tous à ce lieutenant, fiancé à une jeune femme sans doute charmante mais peu instruite, cousin d'une femme qui supporte les frasques de son mari, attitude communément répandue et acceptée et qu'il est de bon ton d'observer pour ne pas laisser ébruiter un scandale qui entacherait l'honneur d'une famille
Lui, cet homme "formaté" et qui, pour des raisons sociétales, ne s'est jamais vraiment posé de questions, ne peut imaginer dans sa misogynie de bon aloi une femme capable de stratégie dès qu'il s'agit d'argent. Troublé au point qu'il en oublie les convenances - il devrait se retirer sans faire d'esclandre -, il essaie de se fâcher, menace, et reste pour laver ce qu'il ressent comme une malhonnêteté.
Sans doute habitué à tous les clichés de l'époque pour qui la femme reste l'incarnation d'un idéal de soumission et de pureté morale, il espère gagner le combat qui l'oppose à cette femme étrangère qui devant la loi lui doit respect et obéissance absolue.
Sûr d'être dans son bon droit, il découvre ce faisant devant lui une femme qui n'a rien en commun avec la gent féminine éduquée dans les instituts et qu'on a laissée à dessein infantile.
- Vous ne payerez pas ?
- Bien sûr que non ! Si vous étiez un pauvre malheureux sans rien à manger, ce serait autre chose. Mais cette lubie de se marier !
- Ce n'est pas mon argent, c'est celui de mon cousin !
- Quel besoin votre cousin en a-t-il ? Pour acheter des falbalas à sa femme ? Il m'est souverainement indifférent que votre belle-soeur ait des robes ou n'en ait pas.
Suzanna à qui les créanciers ont réclamé leur dû à la mort de son père, a été obligée de tenir tête, pour une question de simple survie. Sans doute lui a-t-il fallu s'insurger et se défendre doublement parce qu'elle est femme et qu'elle est juive, donc deux fois plus humiliable qu'une autre en pareille circonstance. La ruse, ligne de défense devenue seconde nature, entraîne dès lors son attitude mensongère sous une apparence de totale honnêteté intellectuelle. Elle affiche alors une sensualité audacieuse, signe de sa volonté de s'affranchir d'une identité sociétale qui lui pèse et son déni répété des femmes mariées en dit long sur sa souffrance de femme qui sait pertinemment qu'elle ne trouvera pas de mari alentour. Notons qu'elle ne cherche en rien à être l'égale des hommes ce qu'exigent les femmes en mal d'émancipation sociale, Suzanna se veut libre.
Consciente de son succès auprès des hommes, elle a fait de sa séduction un art, un instrument de domination, une revanche délibérée.
- Taratata ! Je le vois dans vos yeux ! La femme de votre cousin ne vous aurait-elle pas fait ses recommandations ? Aurait-elle pu laisser un jeune homme aller voir une femme aussi atroce sans l'avertir ? Ha ha !... Mais comment va votre cousin ? C'est un fameux gaillard et si bel homme
Dans son discours, Suzanna ne se contente cependant pas de revendiquer la seule liberté sexuelle, elle veut davantage : elle veut être reconnue dans sa différence existentielle face au monde des autres femmes, attitude impensable pour une jeune femme russe sans faire entrer le chaos dans la demeure paternelle ou conjugale11 :
- Votre fiancée est-elle jolie ?
- Oui, pas mal
- Hum !... Il vaut tout de même mieux qu'elle ait quelque chose, fût-ce la beauté, plutôt que rien du tout. Et cependant il n'existe pas de beauté qui permette à une femme de racheter sa nullité auprès de son mari.
- Voilà qui n'est pas commun ! fit le lieutenant en riant. Vous êtes femme vous-même et si misogyne !
- Est-ce ma faute si le bon Dieu m'a donné cette enveloppe-là ? Je n'en suis pas plus coupable que vous d'avoir de la moustache. Ce n'est pas le violon qui choisit son étui. Je m'aime beaucoup, mais quand on me rappelle que je suis femme, je me prends à me détester.
Le discours de Suzanna est ainsi recherche de la vérité, fondement de toute personne. Les hommes qui se trouvent en face d'elle n'ont visiblement pas encore trouvé cette vérité, prisonniers qu'ils sont encore, au début du récit, des préjugés et des conformismes de leur classe sociale, le gentilhomme rural Krjukov :
Par l'esprit et l'intelligence, Aleksej Krjukov appartenait à cette espèce de personnages répandue parmi nos classes cultivées : il était cordial et débonnaire, bien élevé, ouvert aux sciences, aux arts, à la foi, aux idées les plus chevaleresques sur l'honneur, mais peu profond et paresseux. Il aimait bien boire et bien manger, jouait parfaitement au wint, s'y connaissait en femmes et en chevaux ; pour le reste, il était lent et placide comme un phoque, et, pour le tirer de son impassibilité, il fallait quelque chose d'extraordinaire, de résolument insupportable : alors il oubliait tout au monde et faisait preuve d'une extrême mobilité : il exigeait des duels, écrivait au ministre des placets de sept pages, galopait ventre à terre à travers l'arrondissement, traitait publiquement les gens de coquins, portait plainte, etc
Dans la liberté qu'elle pense avoir acquise, Suzanna est cependant prisonnière et reproduit les mêmes maux que ceux des jeunes filles russes. Son oisiveté fait d'elle une femme "superflue" et "non nécessaire"12, sa sexualité débridée l'assimile à une prostituée, ou du moins à une femme déchue13. Elle est de facto le contre exemple des jeunes femmes dont l'éducation a-sexuelle entraîne des conséquences de morbidité et d'hystérie que la toute jeune École de Vienne sous l'émulation de Freud tente de déchiffrer et de guérir et que Tchekhov examine et écoute chaque jour dans son cabinet de médecin14.
- Une fois par mois, il faut se rafraîchir avec quelque chose qui sorte de l'ordinaire, pensait Kriukov, quelque chose qui produise une secousse, une réaction, dans un organisme encroûté. Cela peut être un coup à boire, cela peut être une Suzanna. Impossible de s'en passer,
Dans sa liberté existentielle revendiquée, dans son refus des conventions, Suzanna, bien que prisonnière physiquement, élève toutefois sa pensée en cherchant une issue au-delà des tabous qui voudraient la voir suivre une seule voie - la soumission. Dans sa rébellion contre son statut de femme au XIXe siècle en Russie tsariste, dénoncé par Tchekhov dès ses premiers récits, Suzanna résiste comme le feront d'autres personnages féminins dans la poétique. Elle se dresse contre le joug imposé par la société, relayé par les plus hautes autorités dont l'Église, et qui enferme dans les propriétés où nul bruit subversif ne peut venir les atteindre, des êtres sans défense qui meurent à petit feu sous les yeux de leurs proches persuadés d'agir pour leur bien15.
Un pont entre l'Orthodoxie16 et la religion juive
Suzanna s'évade et ouvre par sa réflexion une perspective d'intelligence, elle atteint en cela une vérité qui témoigne sinon d'une certaine transcendance, du moins d'une recherche intellectuelle dont le fondement est la tolérance. Notons qu'elle ne prône en rien un retour vers la Terre Promise17, et se borne à bousculer les idées religieuses en Russie en ces années estampillées "Autocratie-Orthodoxie-Nationalime", où le mythe de La Sainte Russie est en train de resurgir, repoussant au loin le monde non-chrétien18.
La jeune femme ne semble pas se rebeller ouvertement contre l'Autocratie, nous l'avons vu. La liberté qu'elle revendique en revanche se dresse contre le nationalisme et la répétition du substantif "juif" dans son discours (dans le texte qui comporte en langue russe 17 pages, le terme evrejka et non jid est prononcé dix fois par elle-même et huit par le narrateur) en dit long sur sa souffrance intériorisée devant les actions nationalistes menées à l'encontre de son peuple.
Mais la liberté que défend avec acharnement la jeune femme est surtout religieuse et vient combattre toutes les superstitions véhiculées par l'église orthodoxe.
- J'ai vu [votre cousin] plusieurs fois à la messe. Pourquoi me regardez-vous comme cela ? Je vais très souvent à l'église ! Tous les hommes ont le même Dieu. Pour une personne cultivée, ce n'est pas l'apparence qui compte, c'est l'idée N'est-ce pas votre avis ?
Ce faisant, Suzanna ne peut que troubler le lieutenant. Non qu'il soit obscurantiste, mais la société civile renfermée sur elle-même et bigote de la Russie impériale ne lui a pas donné les clés pour comprendre pareille diatribe.
Que met en avant alors la jeune femme sinon les couardises des Russes ? La causticité, voire son cynisme affiché font alors ressortir toutes les peurs associées depuis la nuit des temps non seulement aux Juifs et encore plus aux femmes libres. Pour le lieutenant, en tant que juive et libre - elle est âgée de 27 ans, ce qui est un âge canonique au XIXe siècle pour ne pas être mariée -, elle ne peut être qu'une diablesse, une sorcière, dont les pouvoirs lui sont ténèbres19.
Le cousin Krjukov persuadé qu'il va ne faire qu'une bouchée de la jeune femme, succombe tout autant à son tour aux pouvoirs supposés maléfiques de Suzanna :
- Au diable notre arrondissement ! Par toute la Russie on ne trouverait pas un caméléon pareil ! De toute ma vie, je n'ai jamais rien vu de pareil, et pourtant je suis connaisseur, non ? J'ai vécu, je crois bien avec des sorcières, mais je n'ai rien vu de pareil. Brrr !
Sorcière, Suzanna ? Un peu, du moins pour le lieutenant et le gentilhomme rural dans leur vision manichéenne du monde qui montre l'abîme de sottises dans lequel s'enfoncent les Russes.
Dès lors, il semble qu'il n'y ait plus pour eux d'autre alternative que la fuite vers leur monde codifié, loin des pensées subversives et déstabilisantes de la jeune femme tout en restant fascinés au point de revenir chacun son tour voir cette Suzanna dont ils ne peuvent plus se passer dans leurs vies désormais sans attrait à leurs yeux :
Une semaine encore se passa. Depuis le matin, Krjukov errait sans but par la maison, regardait par les fenêtres ou feuilletait des albums qui l'ennuyaient depuis longtemps. Quand ses yeux tombaient sur sa femme ou sur ses enfants, il se mettait à grommeler d'un ton bourru. Il lui semblait ce jour-là que ses enfants étaient insupportables, que sa femme surveillait mal les domestiques, que les dépenses ne correspondaient pas aux revenus, bref, tout ce qui arrive aux châtelains quand ils sont de mauvaise humeur.
L'attitude de Suzanna, au-dessus des a priori sociétaux et religieux, et au-delà de l'attrait des sens - le jasmin, détail diégétique dont le parfum entêtant et oriental imprègne le texte du début jusqu'à la fin, embaume la veste du lieutenant et le conduit chez la jeune femme, -, mène à un bouleversement, une remise en cause du monde, une recherche de la vérité pour les deux hommes.
Le récit dénonce sans doute la faiblesse de la chair devant les choses codifiées - la morale, le sexe -, et matérielles - l'argent -, mais beaucoup plus la faiblesse de l'esprit, l'intolérance, la prédominance des idées reçues.
Les deux hommes et leur milieu - dans la maison sont venus en effet d'autres hommes qui appartiennent tous à la classe des gentilhommes ruraux puisqu'ils se connaissent et font tout pour s'ignorer -, sont en effet entraînés dans une tragédie dont ils ne peuvent sortir indemnes, écartelés qu'ils sont entre la fascination et le rejet de tout ce qui touche à ce qui leur est étranger, chargé de mystères à leurs yeux et leurs esprits.
La prise de conscience de Krjukov, venu rendre visite Suzanna dont il ne peut désormais se passer et qui y rencontre son cousin Sokol'skij - ce dernier lui a menti pour avoir l'argent nécessaire à son mariage et séjourne depuis une semaine dans la maison maudite alors qu'il désirait tant se marier au début du récit -, cette rencontre n'est plus blâme qui lui faisait dire :
- Si tu avais envie d'effronterie et de cynisme, tu n'avais qu'à prendre une truie dans sa fange, et la manger toute crue ! Au moins ça aurait coûté moins cher. Là, il y en a pour deux mille trois cents roubles Je sais que tu me les rendras, mais est-ce qu'il s'agit d'argent ? Au diable l'argent ! Ce qui m'indigne, c'est ta veulerie, ta mollasserie Ton odieuse lâcheté ! Il va se marier ! Il a une fiancée !
Elle est catharsis et entraîne Krjukov vers le respect et la tolérance :
- Et que pourrais-je lui dire, hein, pensait Aleksej. Comment puis-je le juger puisque je suis moi-même ici ?
En d'autres mots, "Que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre", fondement de la religion chrétienne.
Il ne s'agit plus pour eux de venir voir "une truie dans sa fange" ni de s'y vautrer avec elle, mais bien de respirer un air moins contraint, plus serein, et de rencontrer un être qu'ils savent différent et qu'on leur a appris à éviter mais qui comble leurs manques non pas tant sexuels qu'existentiels, un être qui leur donne à voir une autre lecture de vie, une nouvelle approche rejetant au loin le monde de fausseté dans lequel ils ont jusqu'ici vécu, remettant en cause leurs croyances et leur conformisme.
Le nom de famille, Rottejn, non allemand donné en dérision aux juifs d'Europe centrale au XIXe siècle en remplacement de leur nom en yiddish et avec une connotation dépréciative, vient souligner l'idée de loi nouvelle qui va peut-être s'instaurer dans leurs vies, il renvoie en effet aux tables de la loi rosissant sous le feu divin puisqu'il signifie "pierre rouge ou pierre rougie" ; le patronyme, Mossejevna, assimile Suzanna à Moïse dont elle devient l'hypostase, ce qui lui confère le rôle de suivre le même chemin que lui, aider plus ou moins consciemment deux hommes à traverser le désert - fût-il sociétal et identitaire -, et ainsi les conduire hors du lieu d'esclavage qu'est leur vie - la poussière de la route où galope le propriétaire terrien n'est-elle pas poudreuse comme le sable ?
Le prénom, Suzanna, évoque la jeune femme juive surprise au bain par deux vieux juges, notables de la ville qui prétendirent l'avoir trouvée en flagrant délit d'adultère dont elle fut blanchie par le témoignage du jeune Daniel ; la lapidation qui lui était promise fut réservée aux deux voyeurs pour faux témoignage.
La lapidation qui aurait pu être le lot de Suzanna en ces années de pogromes, les jets de pierre dans ce récit sont intérieurs et existentiels mais ne s'adressent pas en premier lieu à la jeune femme. La lapidation à laquelle nous assistons et qui concerne les deux hommes n'en conduit pas moins à la mort d'une certaine vie et à l'épiphanie d'une autre, à une mise en abyme faite de tolérance, sans doute devant l'autre, l'étranger, mais tout autant au frère et à soi.
Ces nom, patronyme et prénom dans leur confrontation à ceux des Russes, connotés eux aussi et qui renvoient à une chasse dans le désert - Sokol'skij de sokol, le faucon et Krjukov de krjuk, le crochet -, organisent dès lors une "excursion" dans un autre temps et conduisent à un élargissement du seul cadre historique, faisant appartenir le texte à plusieurs temporalités à la fois. Krjukov et Sokol'skij errent, il est vrai, dans la campagne russe, l'histoire de leur pays, mais tout autant dans une contrée biblique, invités qu'ils sont par Suzanna à un voyage vers une terre autre, dans un nouvel exode. Telle la sortie d'Egypte, leur pérégrination serait alors invention de la liberté.
Il est intéressant d'observer alors que le début du récit, juste après le titre dont le signifiant et le signifié du texte, Le bourbier, commence par un complément de lieu et la description de l'usine de vodka, mettant en avant le lieu de turpitude dans lequel semble s'enfoncer le jeune et élégant lieutenant. Il se termine par la description du départ de son cousin, Krjukov, qui quitte ce même topos, dans un autre complément de lieu, et dans un mouvement inverse, sur la route poudreuse. Les procès des verbes accompagnant ces deux compléments de lieu est d'une grande richesse sémantique et prête à de multiples interprétations existentielles, philosophiques et littéraires. Le premier, déterminé et perfectif - v'exal -, souligne un telos atteint et montre par là même un changement irréversible dans la vie du lieutenant sans qu'un quelconque retour soit possible ; le deuxième, imperfectif - stutchali -, au-delà de la force du tapement sur la route rendu par les allitérations, montre autant l'itérativité que la durée et signifie - genre de la nouvelle tchékhovienne oblige, nous ne savons rien de l'avenir -, que Krjukov peut revenir à une seule ou à de multiples reprises sur son drojki, même si rien n'indique qu'il entrera à nouveau dans la maison. Une remarque s'impose : le verbe concerne le drojki, Krjukov n'étant que la personne transportée. Mais dans la mesure où il est le maître qui commande à l'objet, le drojki le concerne au premier lieu par un processus de contiguïté fondée sur un rapport d'inclusion avec lequel Krjukov forme un ensemble. Par un effet de distanciation qui montre l'ironie de Tchekhov à cet instant, Krjukov tape autant la route dans son dépit que ne le font les roues du drojki.
Le symbole enfin de la route, dernier mot du texte et "chemin vers", où se terminent de nombreux textes de Tchekhov dans la création tardive et qui prend sa place de personnage à part entière, est signe non d'un emplacement dont l'horizontalité serait topographiquement définie, mais quête de verticalité, chemin vers la connaissance. Il dépasse le topos, les pesanteurs de l'histoire, la fixité des conventions humaines, il est aventure. Il est métaphore supérieure de l'existence humaine avec ses rites de passage du non-être à l'être, prise de conscience, dépassement ontologique. En mettant cet homme sur la route, Tchekhov met alors l'accent sur le caractère hasardeux de sa vie, sur l'importance des événements qui prévalent sur la fixité des conventions humaines. L'être humain est alors perçu non pas dans une fuite pourtant mentionnée par le départ rapide du drojki - begovye drojki -, mais dans un mouvement lorsque sa vérité lui a été révélée dans le bris des apparences.
Signature :
Françoise Darnal-Lesné
Dans ce personnage féminin, tout à la fois, portrait orientaliste, image inversée dans un paysage typiquement russe et qui ose mettre sur le même plan l'orthodoxie et le judaïsme, Tchekhov ne remue pas un tas de fumier comme l'ont pensé ses contemporains et madame Kisseleva. Le récit, en une longue métaphore filée, est un brûlot qui bouscule la société tout entière et il est intéressant de remarquer que la censure, si pointilleuse dès qu'il s'agissait de religion et qui menacera de mettre Tchekhov en prison en cas de refus de retirer les pages ayant trait à la religion de son texte Les Paysans (1897), ne s'alarma pas une seconde devant les paroles pourtant iconoclastes de Suzanna, sans doute, parce que proférées par une Juive, elles lui semblaient pures sornettes donc sans conséquences et sans véritable portée !
Que montre pourtant d'importance ce texte et qui est du ressort d'un séisme en ces années ? Que dans un lieu carcéral - une zone de résidence qui devrait conduire à la mort, voulue par les autorités, au milieu de la laideur, de la misère spirituelle et morale -, dans ce lieu de perdition survit la vie de l'esprit, la liberté de l'esprit, alors que dans la campagne russe - lieu de beauté et d'apparente liberté -, les hommes sont en fait prisonniers. Là, les âmes meurent à petit feu dans la stagnation qu'entraînent leur éducation, leur manque de réflexion, les codes institués de leurs propres mains qui les étouffent et les emprisonnent plus sûrement sans que quiconque y prenne garde.
Dès ce texte de 1886, à travers le personnage de la jeune femme juive, naît ainsi le credo20 auquel ne déroge jamais Tchekhov sans qu'il appartienne à aucune chapelle21 et qui marque sa création tardive : pour l'homme Tchekhov, le monde ne se partage pas entre Uebermensch et Untermensch au sens Nietzschéen du terme, il ne se divise pas en une arithmétique parfaite entre coupables et innocents. Y vivent sans doute bien mal, des hommes et des femmes, ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants, mais porteurs d'humanité, fussent-ils étrangers et par là même étranges dans la fascination et le rejet qu'ils suscitent.
Notes :
1 Je laisse de côté l'épisode sentimental qui entraîne Tchekhov à s'intéresser au monde hébraïque et qui concerne ses fiançailles avec Dunja Efros, jeune fille juive qui refusa de se convertir à l'orthodoxie pour l'épouser et qui, certainement, inspirera le personnage Anna-Sarah dans la pièce Ivanov de 1889.
2 Anton Pavlovitch Tchekhov, Polnoe Sobranie Sočinenij i pisem v 30 tomah, pis'ma v 12 tomah, [OEuvres complètes en 30 volumes, lettres en 12 volumes], Moskva, Isdatel'stvo "Nauka", 1973-1983, t. V, p. 361.
3 D. Grigorovitch, lettre du 25 mars 1886, in Letopis' izni i tvorčestva A. P. Čehova, Moskva, izdatel'stvo hudoestvennoj literatury, 1955
4 "Il y a beaucoup de passages que ne comprendront ni le public, ni la critique : aux uns et aux autres ils sembleront insignifiants et sans intérêt, mais je me réjouis à l'avance de savoir que ces passages précisément seront compris et appréciés par deux ou trois gastronomes littéraires et cela me suffit", lettre à Ia. Polonskij, 3 février 1888.
5 Les peintres dits "Ambulants" s'opposent à l'académisme enseigné dans les écoles d'art de Moscou et St Pétersbourg.
6 Rappelons que quelle que soit la maison où les personnages habitent, elle se situe à la campagne et suit une géométrie qui, dans sa répétitivité, encercle les personnages, en particulier les femmes, dans un monde où il n'est pas d'échappatoire. Faite d'une maison avec une colonnade, entourée d'un parc avec un étang où se reflète un saule, cernée par la rivière qui la sépare de l'immensité des champs et de la forêt, elle est celle de La mouette, des Trois Soeurs, de Oncle Vania et de La Cerisaie mais aussi celle de Retour au pays natal, La Fiancée, Trois Années, du Moine Noir, la même maison que celle des jeunes filles pouchkiniennes et tourguenéviennes. Elle est un cloître profane où nul bruit subversif ne vient troubler les âmes des jeunes êtres, dont la solitude voulue par les proches se meut en aliénation proche de la mort psychologique.
7 Lettre de Madame Kiseleva à Tchekhov, 13 décembre 1886, in Čehov v vospominanijah sovremennikov, "Čehov v moej izni".
Tchekhov, pourtant si maître de lui-même en toutes occasions, répond assez durement le 14 janvier 1887 : "Permettez-moi de montrer les dents en ce qui concerne votre critique Comme vous, je n'aime pas la littérature immorale dont vous parlez. En tant que lecteur et citoyen, je m'en détourne mais si vous me demandez un point de vue sincère et honnête, je vous dirais que la question de son droit à exister est toujours ouverte et non résolue Je ne sais qui a raison, Homère, Shakespeare, Lopez de Vargas, qui n'ont pas eu peur de se coltiner des tas de fumier ou bien les contemporains avec leurs manières guindées lorsqu'ils écrivent mais qui sont cyniques dès qu'il s'agit de leurs âmes et de leurs vies.
Que le monde fourmille de boue, de chenapans, de vauriens, est totalement vrai. La nature humaine n'est pas parfaite. Mais penser que pour que vive la littérature, il faille transformer les tas de fumier en perles, cela revient à nier la littérature. La littérature se nomme ainsi parce qu'elle dépeint la vie telle qu'elle est. Son but est la vérité absolue L'écrivain n'est pas un confiseur, ni un maquilleur, encore moins un amuseur ; c'est un homme lié à la conscience de sa dette et de son devoir Il se doit d'être aussi objectif qu'un chimiste ; il doit délaisser la subjectivité et savoir que les tas de fumier jouent un très grand rôle dans le paysage, et que les passions mauvaises font autant partie de la vie que les bonnes
Triste serait le sort de la littérature grande ou petite si on la laissait à la merci de vues individuelles. Ça, c'est le premier point. Le deuxième est qu'il n'existe aucune police qui se sente compétente en matière de littérature. Je suis d'accord sur le fait qu'il ne faut pas lâcher la bride car les chenapans existent même en littérature ; mais que vous le vouliez ou non, la meilleure police en littérature est la critique et la conscience de l'auteur".
8 "On me reproche souvent et même Tolstoï me l'a reproché, d'écrire sur des petits riens, de ne pas avoir de héros positifs, de révolutionnaires, d'Alexandre de Macédoine, simplement de justes. Mais où les prendrais-je ? Je voulais dire aux hommes, loyalement et sans détours, regardez la vie terne et médiocre qui est la vôtre ! Voyez comme vous vous ennuyez ! L'essentiel est que les hommes comprennent cela et quand ils l'auront compris, ils s'inventeront sûrement une vie autre, meilleure", in Bunin, "O Cexove", N.Y., 1955, p. 90-91.
9 À la suite de l'assassinat d'Alexandre II, les mouvements révolutionnaires ont été décimés par les arrestations sans nombre.
10 1883 : une assemblée des doyens de cantons - la Starchina - s'est tenue à Moscou et donne l'ordre à la noblesse d'obéir aux Maréchaux de la Noblesse dans l'armée et le monde de la justice.
11 Ce que feront pourtant nombre de jeunes femmes tchékhoviennes, dont Nina (La mouette), Nadia (La fiancée), Anja (La Cerisaie), entre autres.
12 Jehanne M. Geith, "The Superflous Man and the Necessary Woman : A Re-Vision", in The Russian Review, volume 55, Number 2, April 1996, p. 226-244.
13 O. Malitch, "A typology of Fallen Women in 19th Century Russian Literature", in American Contributions to the 9th International Congress of Slavists, September 1983, vol. II, p. 342.
G. Siegel, "The Fallen Women in the Nineteenth-Century Russian Literature", in Harvard Slavic Studies 5, 1970, p. 81-107.
14 Lorsque paraît en 1888, La sonate à Kreutzer, où Tolstoï décrit l'aversion des femmes pour les relations sexuelles, Tchekhov, le médecin, s'insurge et déplore que le grand écrivain ait écrit ce texte sans en référer à des spécialistes et sans avoir lu aucune revue scientifique.
15 Françoise Darnal-Lesné, "L'image de la femme dans l'oeuvre de Tchekhov", thèse de doctorat d'état soutenue publiquement, Paris IV-Sorbonne, septembre 2005.
16 Depuis 1448, l'église orthodoxe russe est autocéphale après sa séparation d'avec l'église du Constantinople. L'église russe s'identifie de facto à l'état russe et vice-versa, si bien que la fidélité envers l'église relève de la fidélité au tsar.
17 La vague de pogromes de 1881-1884 fut une des raisons qui incitèrent les Juifs à prendre leur destin en main et à concevoir leur avenir lié à un retour massif du peuple juif en Israël. Les progromes accélèrent certainement la perte d'influence des idées de la Haskala (Les lumières juives) et l'abandon de l'espoir utopique d'une assimilation rapide. En quelques mois, des intellectuels juifs changèrent radicalement de position. L'écrivain et journaliste Moses Leib Lilienblum (1843-1910) qui était fasciné par la Haskala devient un des pionniers du protosionisme. S'inspirant des images de l'Exode, Lilienblum lança en 1882 un vibrant plaidoyer en faveur d'une nouvelle traversée de la mer Rouge. Une nébuleuse d'organisations et sociétés locales eurent pour but le retour en Israël. Leur échec fut comparable à celui des Populistes russes et à leur marche au peuple (1874). Cependant par leur esprit héroïque, ces jeunes gens restaurèrent l'image du Juif pionnier et combattant.
18 L'idée de la Sainte Russie : La "Sainte Nation", le "Lieu Saint", le "Royaume saint", ou encore le "Royaume des Saints" - remonte au Moyen Âge. Très fortement marquée par la chute de Constantinople, elle s'impose ensuite au cours du règne d'Ivan le Terrible (1547-1584), puis progressivement, au cours du XVIIe. La Russie s'autoproclame non seulement "sainte" mais encore "pure", en tant qu'ultime et unique dépositaire de la tradition sacrée de l'Église d'Orient. Plus tard, à la faveur des courants romantiques et nationalistes du XIXe et du XXe siècle, cette idée est reformulée et revêt sa forme "moderne", qui a perduré jusqu'à nos jours.
19 Le paradigme de la femme sorcière, possédée et possédante, vient du Moyen Âge. Il a sévi dans l'histoire, les moeurs, l'imaginaire. Les derniers procès en sorcellerie datent de la fin du XVIIe siècle. En Russie, les cas d'hystérie féminine ou кликушество, répandu dans la paysannerie et le monde des petits marchands se poursuivent jusque dans les années soixante-dix du XIXe siècle, in Christine Worobec, Possessed : women, witches and demons in Imperial Russia, Northern Illinois University Press, 2001.
20 Anton P. Tchekhov, lettres, III, 491, lettre à Plečeev, 4 octobre 1888Mon Saint des Saints, c'est le corps humain, la santé, l'intelligence, le talent, l'inspiration, l'amour et une liberté absolue, une liberté hors de toute contrainte et du mensonge, voilà le programme auquel je me serais tenu si j'avais été un grand artiste
21 Anton P. Tchekhov, lettres, III, 491, lettre à Plečeev, 4 octobre 1888, "J'ai peur de ceux qui lisent une appartenance à des tendances entre les lignes et qui voudrait voir à coup sûr en moi, un libéral ou un conservateur ; je ne suis ni un libéral, ni un conservateur, ni un progressiste, encore moins un moine ou un indifférent. Être un artiste indépendant, voilà seulement ce que je voudrais être, et je regrette que Dieu ne m'ait pas donné la force de l'être".
La mort de l'enfant chez Tchekhov prive-t-elle la langue de la catégorie d'un futur possible ?
La mort d'un enfant correspond à un bouleversement de l'ordre naturel du monde, à un scandale qui autorise toutes les révisions, toutes les réévaluations et fait passer de la finitude du domaine de l'avenir à celui de l'expérience. Ce scandale enclenche-t-il diverses réponses, et peut-il priver la langue de la catégorie d'un futur possible, telle est la problématique à laquelle je vais tenter de répondre. Pour asseoir la cohésion de mon propos, j'ai fait le choix d'un récit de Tchekhov où la mort de l'enfant est particulièrement brutale.
Les personnages tchékhoviens, selon le mot de Mérekovski, sont des "êtres malchanceux", ou encore d'après la réflexion restée fameuse de Zinaïda Gippius, "des hommes et des femmes sans existence et par là même, sans essence, des êtres se démenant dans un byt bez byt'ja". Mon analyse, au contraire, est de montrer que certains d'entre eux, loin d'obéir à la loi de l'opinion souvent diffusée, ont une ligne narrative qui laisse présager d'autres horizons.
Je laisse de côté les raisons familiales - Tchekhov n'a pas eu d'enfants -, historiques et sociales - en tant que médecin de district, il assiste à la mort d'enfants en bas âge pour différentes raisons liées à l'époque, à la médecine encore incapable de sauver de nombreuses vies humaines, à la prophylaxie trébuchante ainsi qu'à la misère physique et morale à son comble.
Toutes ces raisons ont un sens. L'oeuvre cependant s'inscrit tout entière dans la Weltliteratur au sens goethéen du terme et peut être lue au-delà de son appartenance culturelle et historique et acquérir une dimension philosophique et universelle.
Cette mort contre nature laisse-t-elle alors entrevoir un futur possible et ne se résume-t-elle plus à un byt bez byt'ja, mais à un byt devenant inobyt'je, c'est-à-dire un futur où l'être se transcende en l'esse?
Avant d'aller plus avant, je voudrais ajouter que la mort de l'enfant tchékhovien concerne seulement les femmes. Pour des raisons biologiques, certes, mais tout autant parce que les hommes, souvent superflus et ratiocineurs ou hommes à l'étui - concept tchékhovien de repli sur soi par peur des agressions du monde extérieur-, restent en retrait par rapport à la vie de leurs enfants et se sentent bien peu concernés par leur mort.
Cette fin concerne des enfants nouveaux nés ou en bas âge - le fils de Ljubov' Ranevskaja, La Cerisaie, et Treplev, celui d'Arkadina, La mouette, étant l'exception -, des enfants très liés encore, quel que soit leur milieu, à leurs mères respectives pour des raisons de survie. Aucune mère ne pleure la dépouille d'un guerrier tombé sous les coups d'un destin funeste - il n'est aucun combat meurtrier sur le terrain extérieur en ces années. De même, aucun récit ne relate la mort d'un jeune adolescent pendant les famines pourtant nombreuses.
Notons encore que la mort frappe :
- par maladie infantile - la petite fille de Julja dans Trois années1, l'enfant de Nina, la Mouette, celui de Katja, Une histoire ennuyeuse, de Marfa, Le violon de Rotschild',
- par accident, la noyade pour le fils de Ljubov' Ranevskaja, La cerisaie,
- par suicide, Treplev, le fils d'Arkadina, La mouette,
- mais tout autant par assassinat - Je veux dormir6, Dans la combe -, morts assez courantes en Russie ruralesi l'on en croit les rapports des médecins de distric
Qu'advient-il alors de ces mères ? La mort de leur enfant prive-t-elle la langue les concernant d'un futur possible ?
Trois réactions s'observent :
La première est le soulagement : les récits dits ruraux et qui ont le paysan ou le petit marchand comme héros principal - Je veux dormir et Les paysans8 -, voient les mères ou les bonnes à tout faire rester indifférentes, voire soulagées. La première est la cause de la mort - elle étouffe le nouveau-né qu'elle considère son ennemi parce qu'il l'empêche de dormir et se recouche sans remords une fois son forfait accompli. L'autre, Maria, a perdu tous ses enfants mâles, elle n'a gardé que les filles et n'exprime aucun chagrin.
Abruties qu'elles sont depuis l'enfance par une vie de bête de somme, vouées aux coups de plus fort qu'elles, les femmes semblent avoir perdu toute humanité et la notion de futur est inenvisageable en ce qui les concerne, tournées qu'elles sont dans leur lutte de chaque jour qui anéantit jusqu'au présent.
La première tentative de suicide de Treplev trouble sa mère Arkadina sans en laisser cependant de traces perceptibles car elle continue à l'ignorer, voire à jalouser ses succès littéraires, toute tournée qu'elle est par sa propre réussite théâtrale et l'amour qu'elle porte à Trigorin, son amant, écrivain talentueux. Lorsque Treplev se tue à la fin de la pièce, le bruit de révolver l'angoisse quelques instants certes, mais elle se replonge bien vite dans sa partie de loto
L'analyse sémiotique des lignes narratives concernant ces femmes, le lexique, les procès des verbes donnent une structure fermée hors de toute échappatoire.
La deuxième réaction voit la chute des mères sans qu'aucun futur envisageable autre que la fuite en avant ou l'exil intérieur ne puisse se manifester : Gria s'est noyé dans la rivière de la cerisaie alors qu'il était sous la garde de son précepteur, l'étudiant Pëtr Trofimov. Cette mort est le premier coup porté aux arbres du verger et la terre que l'on a jetée sur le cercueil a résonné comme les coups de hache qu'on leur portera. En effet, c'est en entendant ce bruit que Ljubov' s'est enfuie à Paris pour ne plus voir, pour ne plus entendre. La mort de l'enfant a donc ruiné tout futur possible pour elle et pour le jardin des cerises.
La structure circulaire de la ligne narrative de Ljubov' Ranevskaja est patente : la pièce commence par son retour de Paris, elle se termine par son départ pour Paris. Entre deux, on assiste à sa chute inexorable, par des signes, qui au-delà de leur présence en tant qu'indices, sont détails diégétiques - le premier, la pierre qu'elle mentionne et porte à son cou et qui est son amant ; le deuxième a pour nom le cinquième étage où elle habite à Paris, celui des
domestiques ; même s'il se situe en hauteur, il est une hauteur dévoyée et non un signe de verticalité et entraîne dans la chute sociale une femme de l'aristocratie. Les télégrammes enfin de ce même amant qu'elle réduit d'abord en poussière puis lit avec avidité et la privent de la raison qui pourrait encore épargner la cerisaie
La mort de l'enfant aux cheveux blonds, Le violon de Rotschild', a laissé Marfa inconsolée ; le jour de sa propre mort, elle se souvient de la berge de l'étang où ils allaient tous deux jouer à l'ombre d'un arbre, des chansons que Iakov et elle lui chantaient Le père, quant à lui, a tout oublié et Marfa a sombré dans un exil intérieur où les coups qui lui étaient portés ne pouvaient plus l'atteindre
La troisième réaction enfin et la plus intéressante parce que la plus inattendue, apporte la renaissance.
Dans la ligne narrative des personnages féminins concernés, elle entraîne d'abord la chute due à la douleur, c'est indéniable. Puis le chagrin qui lui succède se sublime, il est catharsis et, au prix de ce que le philosophe Berdjaev9 nomme "transcendentement", la mort apporte la rédemption et une vie nouvelle. Qu'entend Berdjaev par "transcendentement" et comment ce concept fait-il écho dans la poétique tchékhovienne ?
Pour Berdjaev*, penseur chrétien, comme pour Tchekhov, penseur humaniste, l'accom-plissement de la personne humaine ne se fait que dans l'épreuve d'une déchirure, dans une envie constante de dépassement qui permet la découverte en soi d'un être plus profond.
La mort de l'enfant incarne cette déchirure. Dans le combat rendu nécessaire pour ne pas faiblir dans son deuil, la femme tend alors par un "transcendentement" à trouver la lumière qui vit encore en elle malgré la tragédie.
Ce cheminement est celui de Julja, Trois années, de Katja, Une histoire ennuyeuse, de Nina, La mouette et de Lipa, Dans la combe, jeune paysanne illettrée, entre autres.
La nouvelle Dans la combe, paraît dans izn' en janvier 1900, mensuel littéraire, scientifique et politique qui sort à St Pétersbourg de 1897 à 1901, et devient, dès 1899, l'organe légal de la pensée marxiste. On y édite en effet des articles de révolutionnaires, mais tout autant la prose de Gorki, de Serafimovitch, de Veresaev. Fermé en 1901, il ressort à l'étranger en 1902.
Je laisse de côté les motivations de Tchekhov quant au choix du journal, lui toujours réticent à toute appartenance à une quelconque chapelle ; le récit comme tout texte comporte plusieurs grilles de lecture et il est indéniable que Tchekhov y dénonce l'industrialisation à marche forcée qu'a entamée la Russie et son cortège de maux physiques et psychologiques. Mais ce n'est pas pour autant qu'il montre des paysans et des marchands purement désintéressés
Ce qui nous intéresse ici est la confrontation d'une jeune mère à la mort de son enfant, une paysanne qui suit le cheminement intérieur que l'on attendrait certainement d'un être né dans l'aristocratie ou l'intelligentsia, soulignant s'il en était besoin, la Weltanschauung de l'écrivain qui a écrit à Orlov, le 22 février 1899 :
"Je ne crois pas en notre intelligentsia, hypocrite, fausse, hystérique et paresseuse. Je ne la vois pas quand elle souffre et se plaint. Je vois le salut en des personnes venues de toute la Russie, qu'elles fassent partie de l'intelligentsia ou de la paysannerie. C'est en elles qu'est la force bien qu'il y en ait peu. Elles jouent un rôle non négligeable dans la société, elles ne dominent pas mais leur travail est visible."
Le récit, composé de neuf chapitres, écrit au passé et au présent, nous est fait par un narrateur omniscient. Il relate les événements d'un village situé dans une combe. Le substantif russe sous entend la notion de ravin et rejoint dans sa description la peinture que Dante fait de l'Enfer dans La Divine Comédie.
Le signifiant du titre est ainsi le signifié du texte. C'est en effet un lieu empuanti par les rejets des usines de peausserie. La maladie y est fléau, le brouillard plane en permanence sur la vallée, même en été, les fièvres y sont récurrentes, la famine également, on va jusqu'à y échanger son bonnet pour acheter de la vodka Le nom du village, Ukleego, tiré du verbe russe coller, engluer, vient d'ailleurs, si besoin était, souligner par sa signification la faute commise collectivement par les habitants littéralement collés les uns aux autres.
On y survit en faisant de menus larcins, en trafiquant la vodka, en mentant aux autorités elles-mêmes corrompues, en volant son prochain, en faisant marcher clandestinement les usines qui devraient être fermées, en diffusant de la fausse monnaie Un seul événement a marqué les esprits au milieu de l'hébétude générale, c'est l'histoire du pope qui, un soir de funérailles, a mangé tant de caviar que sa goinfrerie est restée le signe distinctif du village.
Les six premiers chapitres relatent tous la trivialité ambiante, le manque d'humanité, le présent semblable au passé sans qu'aucun futur ne soit envisageable. La description minutieuse des démarches pour le mariage du fils aîné, de la cérémonie à l'église, de l'opulence des mets du repas de noces et de l'état d'ébriété du marié occupe les deux tiers du texte.
Au chapitre VII, on apprend que le jeune marié a été emprisonné pour faux monnayage, lui qui avait impressionné la parentèle par ses cadeaux Il a laissé sa jeune épouse dans sa famille comme le veut la tradition. Elle est enceinte.
La nouvelle bâtie sur une opposition dans une symétrie des contraires met en avant l'histoire de deux jeunes femmes : Aksinja, l'épouse du fils cadet et maîtresse en la maison, est belle, vigoureuse, mais stérile. Elle est comparée à une vipère, animal phallique dont la symbolique renvoie à sa démarche existentielle masculine, kak muik, parce que, comme un homme, elle gère l'argent de la famille, elle pense être de facto l'autorité et imagine que la place qui revient au patriarche est sienne dorénavant.
Lipa, l'épouse du fils aîné, "échangée" selon la terminologie du village d'où elle vient, se contente d'être une aide. Frêle et timide, effrayée d'avoir été choisie par une famille riche, elle se cantonne dans les menues besognes. Notons que les occupations respectives des deux femmes reposent sur le même sème vod -, commerce d'eau de vie pour l'une et lavage à l'eau des sols et des habits pour l'autre
Deux transformations vont cependant changer Lipa. Le départ d'Anissim son mari la libère de sa peur et elle se met à chanter - le narrateur la compare alors à une alouette, oiseau dont la symbolique est le lien entre la terre et le ciel. Contrairement à Aksinja, très attachée aux possessions terriennes et qui rêve de construire une briqueterie sur un terrain appartenant au vieux patriarche, Lipa, par tempérament, se détache déjà du concept du bas pour gagner de la hauteur.
L'autre transformation a lieu lorsque Lipa met au monde un enfant mâle, Nikifor, prénom grec qui signifie "celui qui apporte la victoire", d'autant plus ironique à cet instant du récit que l'enfant est laid et chétif.
Lipa, née pauvre et prête à vivre ainsi jusqu'au bout, en donnant aux autres, hormis son âme terrifiée et douce, [et qui a] peut-être l'illusion qu'en ce monde immense et mystérieux, dans cette série infinie d'existences, elle est, elle aussi, une force supérieure à quelqu'un, est dès lors tournée vers son bonheur de mère, fait rare dans la poétique tchékhovienne.
Après l'emprisonnement de son fils aîné, le vieux, tout à son chagrin de voir sa lignée à jamais salie, décide dans le plus grand secret de léguer sa terre à son petit-fils désormais fils de bagnard. Lorsqu'elle apprend ce qu'elle prend pour une dépossession - n'est-ce pas elle qui fait vivre par son travail toute la maisonnée -, Aksinja est prise d'une crise de folie meurtrière et, trouvant sur son chemin un puisoir rempli d'eau bouillante, le jette sur celui qui est son ennemi puisqu'il lui prend la terre qu'elle convoitait.
L'assassinat, véritable baptême satanique puisqu'il ne donne pas la vie nouvelle mais la retire, survient à la fin du chapitre VII, fait basculer le texte et brise la ligne narrative de Lipa.
L'enfant meurt à l'hôpital au chapitre VIII dans les bras de sa mère.
Tout comme Ljubov' Ranevskaja, Lipa semble tomber puis se relever, tomber de nouveau et se relever de nouveau. Puis elle redescend dans la combe, son enfant dans les bras :
Lipa marchait d'un pas rapide, elle avait égaré son fichu Elle regardait le ciel et se demandait où se trouvait l'âme de son petit : la suivait-elle ou planait-elle là-haut, près des étoiles, sans plus penser à sa mère ?
- Dis-moi grand-père, pourquoi faut-il qu'un petit souffre avant de mourir ? Quand c'est une grande personne, un homme ou une femme qui souffre, ses péchés lui sont remis, mais pourquoi un petit doit-il souffrir, puisqu'il n'a pas péché ! Pourquoi ! Grand-père demanda Lipa, quand un homme meurt, combien de jours son âme erre-t-elle sur terre ?
Sa troisième transformation la fait se tourner vers le futur et commence dès ce retour dans la combe. Lipa qui suit un mouvement qui la mène d'en haut [le ciel, l'âme, les étoiles], vers le bas, [les péchés, souffrir repris trois fois, mourir, les jours, la terre], Lipa est interrogation, vertige humain.
La tentation d'en finir pour toujours, de se jeter dans l'eau de l'étang où elle s'arrête quelque temps dans un bas définitif, n'effleure, même pas une seconde, la jeune femme. Il serait si simple de devenir une Rusalka** pour tout oublier, se fondre dans le domaine des eaux et revenir sur terre, hanter le monde des hommes et ainsi ne plus s'appartenir ni appartenir à quiconque, ni avoir à diriger sa vie.
La mort de Nikifor et le repas de funérailles la confrontent à l'indifférence et la goinfrerie des habitants, rappel du diacre dont tout le monde se souvient encore. Si le récit s'arrêtait tout net, il enfermerait dans sa construction cyclique la jeune femme dans le monde de la trivialité. Soudain, "elle, qui ne savait pas dans quelle pièce aller pour pleurer, sentait que depuis la mort de son petit garçon, elle n'avait plus sa place dans la maison, et qu'elle était de trop ; les autres le ressentaient tout autant".
Lipa, dans un mouvement définitif, véritable sursaut vital, se décide à quitter le monde d'horreur et part - ula, verbe déterminé perfectif qui empêche un retour quelconque -, mue par sa propre vérité.
Le prénom Nikifor tient, à cet instant, la promesse annoncée dans son étymologie et apporte la victoire à Lipa, une victoire sur elle-même et sur les autres.
Au-delà de "l'histoire", l'analyse sémiotique du texte et de la ligne narrative de Lipa, l'étude du chronotope, la sémantique apportée par les différents aspects des verbes démontre le futur possible.
L'axiologie du texte, architectonique du récit, devient sa référence quand il s'agit de Lipa. Il en résulte alors que ses déplacements ont toujours une valeur symbolique, qui, derrière les descentes et les ascensions, témoignent de sa descente ou de son ascension spirituelle. Les notions de bas et de haut, prédominantes dès le titre, ont une influence primordiale sur les actions de la jeune femme.
Le discours de Lipa, quasi autiste dès qu'elle est en bas, que ce soit dans la maison des Tsyboukine, à l'église où l'angoisse la pétrifie - okamenela -, puis pendant le repas de noces où son mari déplore son mutisme, se change dès qu'elle est sur les chemins ensoleillés, en haut, en compagnie d'Elisaverov. Là, Lipa au contraire, se confie en un long monologue où elle exprime sa peur dans un présent atemporel qui se réfère autant au temps présent, au passé récent qu'à un futur proche tant le sentiment de crainte de la jeune femme s'inscrit dans une durée inquiétante face aux êtres terrifiants et diaboliques qui lui font face dans la maison où elle vit dorénavant. Sentant confusément, qu'en haut, il n'est pas d'ennemi, elle confie ce qu'elle devine être vérité à sa personne. Puis dès qu'elle redescend en bas dans la grange, bien qu'elle soit en compagnie de sa mère, elle se tait à nouveau car elle a compris que le mensonge règne naturellement dans l'Enfer que constitue le cabaret-épicerie.
L'opposition de la vérité et du mensonge se place spontanément dans les cercles du haut et du bas dans une binarité fondamentale. Au bas et au haut s'agrègent de facto la confrontation mâle/femelle, clair/sombre, fini/infini.
L'enfant meurt à cause d'une femme masculine dans les bras de sa mère, à l'hôpital. La descente de Lipa vers la combe - lieu du péché -, se passe dans l'obscurité alors que l'hôpital en haut était éclairé par la lumière du soleil. Enfin, la finitude de la vie terrestre se confronte à l'infini de la création lorsque Lipa est dans la nuit au sein de la nature dont la marche n'est en rien ralentie par l'événement humain qui vient de se passer. L'espace de l'enfer n'est pas seulement un lieu confiné où règne la destruction, mais une entité bassement matérielle tout autant destructrice : l'allusion par Lipa elle-même, un temps attirée, aux quatre bocaux de confiture que l'on mange à l'envi, contribuent à bâtir l'univers sémiotique la concernant.
À la fin du récit, après le repas des funérailles, prenant place dans ce milieu clos, Lipa qui a été dans l'attente de la vérité, - "elle ne savait pas dans quelle pièce aller pour pleurer son enfant" -, elle sait maintenant où est sa vérité - "le lendemain matin, elle s'en alla". Les larmes qu'elle a versées pour la première fois après le repas, telles l'eau baptismale, lui apportent une vie nouvelle.
Son départ sur le chemin fait d'elle une itinérante dans un dépassement tout à la fois physique, psychologique et spirituel qui la fait accéder à l'être. Elle quitte dès lors un lieu d'asservissement et prend sa liberté selon sa propre vérité. Elle peut dès lors chanter et saluer tous ceux qu'elle rencontre tout en portant son regard vers le haut dans un autre espace qui lui ouvre la perspective de l'infini du ciel.
C'est alors le départ du dedans pour le dehors.
L'étude approfondie des procès des verbes concernant la ligne narrative de Lipa démontre, elle aussi, l'écriture de la langue au futur.
L'imprimatur de Tchekhov dans les textes de la maturité auquel appartient la nouvelle, met en avant comme technique narrative de brisement des textes, le couple verbal imperfectif/perfectif, "kazalos'/okazalos'", autrement dit, "il lui semblait que/elle avait la certitude de" qui n'apparaît pas dans ce texte où seul "il lui semblait que" est utilisé 8 fois en 27 pages, signe de l'indécision de Lipa jusqu'au chapitre VIII.
Véritable motif ornemental au-delà de la sémantique qu'il véhicule, ce rapport verbal introduit le concept d'un avant et d'un après, d'un passé et d'un futur. Dans cette nouvelle, Tchekhov obtient le même basculement par l'utilisation de l'imperfectif du début qui se transforme systématiquement à la fin en perfectifs et en verbes unidirectionnels perfectifs eux aussi.
La voie perfective souligne l'arrivée d'une autre perception du monde, la préhension de données ignorées jusqu'ici qui se font jour par et à cause d'un événement soudain et fortuit. Elle sous-entend ce que les linguistes nomment un telos atteint, un accompli irréversible.
Lorsque la jeune Lipa prend soudain conscience d'une autre perspective à ses jours, la forme perfective est le signe qu'elle a traversé un état pour parvenir à un autre, quitté un monde pour en découvrir un nouveau, elle est donc frontière. Au-delà de sa valeur grammaticale et du champ lexical qu'elle recouvre, elle est ligne de passage sémantique, elle est catharsis qui amène par un "transcendentement" à la renaissance.
Le discours du narrateur relate les faits concernant la jeune femme à l'imperfectif, ce jusqu'au chapitre IV compris, c'est-à-dire la moitié du texte. Après le départ du mari au chapitre V, le discours la concernant est au perfectif - izmenilas', poveselela, vynosila.
Se succèdent dès lors quelques verbes à l'imperfectif, puis d'autres sémelfactifs qui sont perfectifs sans toutefois engager le futur de manière indiscutable. Le chapitre VII, lorsque l'enfant est ébouillanté, voit l'arrivée en masse des perfectifs qui font basculer le texte et le projettent dans le futur - ulovila, ponjala et pomertvela, umer, ponesla, spustilas', skazala, vstala, poterjala, ostanovilas', skazala, pomer, podumala, pomjagčilo, sprosila, prisluivala, ponjala, zarydala, ostali, skazala, poklonilas', dostala, podala, exceptés ceux relatant le martyre de l'enfant au présent intemporel, sorte d'arrêt sur image. Le chapitre qui se termine par un verbe de mouvement unidirectionnel - ula -, est suivi au tout dernier chapitre par une série de verbes unidirectionnels perfectifs annihilant toute idée de retour.
La nature n'échappe pas à cette brisure. Lors de la descente de Lipa après la mort de l'enfant, le discours du narrateur est à l'imperfectif qui sous-entend la mesure cosmique et montre que Lipa est au sein de la création qui s'obstine dans sa marche. Lorsque Lipa fait le chemin inverse et sort de cette même combe, les verbes sont tous au perfectif - zalo, pogas, prokhadno -, montrant qu'ils l'accompagnent dans sa démarche de survie. Ils soulignent le retournement de situation accentué par le verbe de mouvement unidirectionnel perfectif - poli -, associé au déictique spatial dal'e. Ils tournent alors Lipa vers un nouvel horizon.
Le perfectif qui fait renoncer la jeune Lipa au passé, brise les lois fondamentales du temps et rend possible ce qui ne l'est pas dans la norme, c'est-à-dire le passage du passé au futur sans avoir vécu le présent. Le verbe donne alors un espace poétique à la réflexion de la jeune femme, il lui permet de quitter le dedans pour le dehors et, dans ce mouvement, il l'élève du bas vers le haut dans un mouvement toujours tourné vers l'être.
Il s'agit d'une fin et d'un commencement.
Ce déplacement topographique a pour conséquence immédiate, son entrée dans un autre dedans, celui du "Je". Ce n'est plus une frontière physique, matérialisée, que Lipa franchit, mais une muraille beaucoup plus difficile à dépasser, une barrière psychologique que les analystes allemands dénomment le Ich-Raum.
L'étude de l'utilisation du pronom personnel est alors très féconde. Le pronom personnel concernant le personnage de Lipa, inexistant jusqu'au chapitre V, apparaît peu après le départ de son mari, proféré à la première personne - Ja.
L'utilisation de ce pronom au nominatif et non à un cas oblique - mne, menja -, utilisé par Lipa pour mentionner son mariage et le peu de poids qu'elle a eu dans la décision et le choix du mari - I začem ty otdala menja siuda, Mamen'ka ? -, montre l'évolution inéluctable de la jeune paysanne qui affirme son identité devant tous en tant que sujet de sa vie :
Il est utilisé trois fois au chapitre VI à très peu d'intervalle - očego ja ego tak liubliu, očego ja ego aleiu tak, ja vse ponimaiu ? - lorsque la jeune femme est tout à son bonheur d'être mère. Puis lors de son long retour vers la combe au chapitre VIII, trois fois - Ja v bol'nitse byla, Ja i podumala, Ja s gorja tak vse i padala na pol.
Notons que chaque fois que Lipa profère ce Je sujet, elle parle de son enfant à un interlocuteur, formant une trinité parfaite.
On sait que le jeu du pronom personnel sujet prend appui sur un trait formel que possède le russe et dont le français est dépourvu, à savoir la présence ou l'absence du pronom personnel sujet, rendu non obligatoire par la présence du marqueur de la première personne sur la désinence du verbe. Elle a cependant toujours un sens et apparaît dès lors comme l'un des moyens dont dispose le narrateur ou un personnage pour modifier le statut de sa parole.
Ce "Je" conscient exprimé par le discours direct est ainsi le reflet du long cheminement intérieur et parvient au Je transcendant. Il revendique in fine le rapport que la jeune femme a dorénavant au monde, l'instant où elle prend son destin en main.
Notons enfin la dernière image du texte qui nous montre Lipa sur un chemin, la tête couronnée par les reflets du soleil couchant qui s'étirent dans la nuée au-dessus de sa tête.
Auréolée de rouge et de gris, la jeune paysanne est allégorie de la terre caressée par le rougeoiement du ciel, ensemencement*** poétique qui préfigure la fécondité de son âme. Le regard qu'elle porte vers la lumière - gljadja vverh na nebo -, la fait se projeter dans le futur.
Les éléments transgrédients, extérieurs dans leur finitude à la conscience de Lipa mais néanmoins indispensables à son parachèvement, à sa constitution en totalité, la projettent tout autant vers le futur : Aksinja, matérialisée par la nuée en forme de serpent qui se dresse dans une obscurité mortifère voit sa ligne narrative retourner au statu quo ante par l'utilisation continue de l'imperfectif ; le vieux patriarche qui mendie et à qui Lipa donne le pain et l'eau allongée de vodka de son casse-croûte - véritable eucharistie -, ce, bien qu'il n'ait pas pris sa défense, est signe qu'elle a pardonné et rejette le passé ; le mari Anissim qu'elle ne reverra plus. Dans le refus qu'elle leur porte désormais, ils la projettent dans l'infinitude du futur.
Le verbe krestilis' clôt le texte. Au pluriel, il adjoint la mère et montre les retrouvailles des deux femmes pauvres un instant séparées par la trivialité. Il est signe du chemin spirituel qui s'accomplit. Accompagné du déictique temporel - dolgo -, il sous-entend une durée non close, un tournant vers le futur. Le soleil se couche à cet instant. Auréolée de ses rayons, Lipa marche donc vers l'Est, vers son Orient dans une démarche qui est exode salvateur.
Signature :
Françoise Darnal-Lesné
En conclusion, je dirai que dans l'oeuvre de Tchekhov, on ne peut ignorer les mères qui chutent définitivement après la mort de leur enfant.
D'autres cependant - et elles sont nombreuses dans la poétique -, commencent par tomber et se relèvent cette tragédie.
Le chemin obligé pour arriver au salut et à la révélation les fait entrer dans une autre vie, il ne s'agit plus alors "des êtres malchanceux" de Mérekovski et encore moins de l'opposition byt bez byt'ja de Zinaïda Gippius, mais de la sublimation du byt'je en un inobyt'je, existence nouvelle et privilégiée, vie seconde, espérance, optimisme qui puise autant dans le corps que dans l'esprit, dépassement tout à la fois physique, psychologique et spirituel qui fait accéder Lipa et les femmes concernées à l'esse. Tournant résolument le dos à leur passé, oubliant le présent, elles ne pensent plus alors qu'au futur.
La mort de l'enfant dans la poétique de Tchekhov ne prive donc pas la langue de la catégorie d'un futur possible.
Notes :
* N. Berdjaev, Cinq méditations sur l'existence, solitude, société et communauté, trad. I. Vilde-Lot, Paris, Aubier, 1936. [Le titre original russe est : Ja i mir ob'ektov (Le moi et le monde des objets)]. En particulier, p. 63-64 : "Au-delà de tout être donné se trouve encore un être plus profond : le transcendentement est le passage jusqu'à lui. La notion de transcendance (Трансцендирование), statique et morte, doit être remplacée par celle de "transcendentement" (Транцендентировие).
**Le thème de la Rusalka a été source de nombreuses inspirations dans la création artistique en Russie :
1830, A. S. Pukin, Rusalka.
1877, P. I. Čajlovskij, Le lac des Cygnes.
1878, N. A. Rimskij-Korsakov, Nuit de Mai, opéra inspiré des contes de Gogol'.
***L'attachement à la terre en Russie impériale tient du domaine de l'irrationnel, des superstitions venues du fond des temps, du paganisme, et a vu s'épanouir les croyances populaires qui entourent la Mère-Terre humide et tiennent lieu d'oracle. La dévotion à l'égard de la terre repose sur sa représentation du principe féminin qui la place face au ciel, principe masculin, son géniteur. Fécondée par lui, la terre est alors appelée par les paysans, Mère-Terre humide (Mat' syra zemlja) et cette vision est essentielle comme en témoignent les contes, les chants populaires et les bylines, ces poèmes épiques de la Russie ancienne.
La femme est considérée comme terrestre et assimilée à la terre. De même que la vie sort de la terre spontanément ou par ensemencement, la vie sort de la femme parce qu'elle a été ensemencée par l'homme. Terre et femme portent des fruits et sont donc semblables. Après la mort de Nikifor, l'âme de Lipa est de la même manière ensemencée par ce ciel qu'elle regarde
Peut-on parler d'influence de Tchekhov sur la poétique de Mansfield ? Réflexions sur "Jour de fête" (1888) et "Bliss" (1918 Portraits croisés d'Ol'ga et de Berthé
Les similitudes sont en effet troublantes. Si l'origine du sud de Mansfield - la Nouvelle-Zélande -, sa courte vie - elle meurt à l'âge de 34 ans -, son attitude face à l'émancipation de la femme, refusant la seule émancipation sociale, idéal que soutient entièrement Tchekhov dans sa Weltanschauung et son oeuvre -, sa maladie - la tuberculose -, sa mort en terre étrangère - la France -, le genre privilégié d'écriture - la nouvelle -, appellent de facto la comparaison avec Tchekhov - 1860-1904 -, n'est-il pas réducteur d'en dire autant de sa poétique, notamment dans les portraits que les deux auteurs font des femmes en particulier ?
Pour asseoir la cohérence de mon propos, j'ai privilégié deux textes - Jour de fête (Именины2 paru en 1888) pour Tchekhov et Bliss3 (paru en 1918) pour Mansfield, récits se rattachant tous deux à la sphère de la lucidité par leurs titres respectifs et du supposé bonheur qui en découle et qui ont pour personnage principal une jeune femme, respectivement Ol'ga et Bertha, toutes deux à la croisée d'un chemin à une époque où tout pouvoir se trouve encore entre les mains des hommes avec la complicité des femmes, où le paraître prévaut sur l'être dans un monde en plein bouleversement - les conséquences de l'abolition du servage pour Tchekhov, l'après première guerre mondiale pour Mansfield.
Pourquoi ces deux textes ?
La première raison tient au fait que Tchekhov est mentionné dans le récit Bliss au cours du dîner, alors que Bertha est plongée dans ses pensées au lieu de s'occuper de ses hôtes.
They seemed to set one another off and how they reminded her of a play by Tchekof !
La deuxième, résulte de ce que Mansfield est née en 1888, date d'édition de Jour de fête, comme si Tchekhov lui faisait un clin d'oeil.
La dernière enfin, ces deux nouvelles sont des textes où l'écriture de chacun des écrivains a trouvé sa voie - Jour de fête se situe deux ans après que Grigoriovitch a demandé à Tchekhov de ne pas gâcher son talent, d'avoir faim s'il le faut, mais de ne pas écrire dans l'urgence - et Bliss peut être considéré comme un texte de la maturité.
Je laisse de côté la confrontation possible des deux oeuvres fondée sur l'appartenance nationale de leurs auteurs et sur l'encadrement de l'intrigue dans la tradition socio-culturelle de leurs pays respectifs. Les deux nouvelles font partie de la Weltliteratur au sens goethéen du mot. Il serait en effet possible de montrer les traits caractéristiques qui rattachent chacune d'elles au milieu où elle a pris naissance
C'est ainsi dans l'analyse et la mise en évidence des correspondances et des divergences que va s'inscrire ma problématique, Tchekhov a-t-il influencé Mansfield au point que la poétique de Mansfield serait un simple clone tchékhovien d'une autre époque dans une autre langue, ce qui aurait pour conséquence de réduire l'intérêt de son oeuvre ?
Ou, au contraire, Mansfield a-t-elle "inventé" un art propre à elle seule ?
"L'histoire" racontée dans Jour de fête et Bliss est la même et se résume à une party. Pour l'écrivain russe, il s'agit d'une réception qui a lieu dans une propriété et dure une journée, une garden-party, pour Mansfield, c'est une dinner-party, ce qui circonscrit la diégèse à quelques heures.
Au cours de cette party, une jeune femme, murée dans une solitude d'autant plus grande qu'elle est entourée de nombreuses personnes, se trouve plongée dans des réflexions plus ou moins silencieuses dont les registres sont certes différents, mais se rejoignent dans une symétrie des contraires.
En effet, dans la mise en place des portraits, à la mélancolie tchékhovienne d'Ol'ga se substitue le "bliss", la félicité de Bertha, dans un mot à mot presque parfait dès les premières lignes des textes respectifs, attitude que les deux femmes se doivent de cacher sous peine de faillir à la loi sociale :
После именинного обеда, с его восемью блюдами и бесконечыми разговорами, жена именинника Ольга Михайловна пошла в сад. Обязанность непрерывно улыбатьтся и говорить, звон посуды, бестолковость прислуги, длинные обеденные антракты и корсет, который она надела, чтобы срыть от гостей свою беременность, утомили её до изнеможения.
Oh, is there no way you can express it without being "drunk and disorderly ?" How idiotic civilisation is ! Why be given a body if you have to keep it shup up in a case like a rare, rare fiddle ?
La description minutieuse de leurs activités tout à la foi prosaïques et mondaines sert de fond au développement de la tension essentielle des deux nouvelles - à un paroxysme de mensonge va s'affronter un autre paroxysme, celui d'une vérité que les deux femmes attendent secrètement et dont l'arrivée les frappe de plein fouet à la fin des nouvelles : un accouchement difficile pour l'une suivie de la mort de l'enfant et le départ de son époux, la liaison qu'entretiennent son mari et sa meilleure amie, pour l'autre
L'écriture rapproche également les deux textes : récits tous deux écrits avec de longs monologues intérieurs extériorisés à la troisième personne par les narrateurs respectifs, ils mettent en scène les personnages féminins avec une vivacité extraordinaire. L'emploi particulièrement efficace de ce que l'ancienne rhétorique appelait "hypotypose", qui se manifeste par une description vive et frappante, présente un tableau où il nous est donné à voir plutôt qu'à concevoir.
Il en va de même de la longueur et du rythme des phrases. Au rythme ternaire dès qu'il s'agit des digressions des narrateurs, elles se muent en rythme binaire lors des échanges entre les époux ou les différents personnages.
Dans les discours des narrateurs, les phrases sont longues, voire très longues, la répétition adjectivale est constante, des segments de phrases sont repris mot pour mot à très peu d'intervalle, voire à la suite l'un de l'autre, les constructions des phrases sont répétitives, introduites dans les langues concernées par une succession de conjonctions de subordination, d'adverbes, de compléments identiques. Ce style d'écriture permet avant tout de placer les fils conducteurs de l'intrigue, les répétitions volontaires prennent in fine et de facto une dimension sémantique. L'euphonie du substantif "bliss" par exemple, répété 5 fois s'associe ainsi au B de Bertha, mais aussi à celui de "Little B.", plongeant l'enfant dans une sorte d'anonymat, de non existence identitaire renforcée par le fait que Bertha "likes her" alors qu'elle "loves her friend".
Dans les dialogues - le discours de Pëtr Dmitritch excepté -, la parataxe est récurrente, les points d'interrogation omniprésents, ce qui donne aux dialogues une impression de juxtaposition de monologues, procédé tchékhovien par excellence, et qui se transmet à l'écriture de Mansfield avec peut-être plus d'acuité encore, dans la dénonciation de l'incommunicabilité existentielle des personnages.
La structure des textes montre tout autant les correspondances entre Tchekhov et Mansfield. Le texte de Tchekhov comprend 5 chapitres, celui de Mansfield, 5 scènes.
Dans Jour de fête, l'antithèse propre au genre de la nouvelle, repose sur la confrontation de la vérité et du mensonge, je l'ai dit. Le traitement qui devient l'imprimatur de Tchekhov dans la création tardive et brise les textes par un procédé grammatical qui devient, par sa répétition, motif ornemental de la prose tchékhovienne et acquiert une dimension sémantique - казалось/оказалось - il lui semblait que, elle ou il avait la certitude de -, n'est pas présent dans le récit. Durant toute la diégèse, ей казалось, il lui semblait que, repris 9 fois, rythme la démarche d'Ol'ga sans qu'elle parvienne au basculement de sa vie qui la ferait sortir du monde des illusions.
Le texte de langue anglaise est, quant à lui, scandé par
She seemed to see on her eyelids the lovely pear tree
All what happened seemed to fill again her brimming cup of bliss
Pour finir par
She saw... Harry with Miss Fulton...
ce qui équivaut à dire de cette situation :
It turned out that they are lovers.
Le récit de Mansfield reprend donc dans un mot à mot presque parfait la technique structurelle tchékhovienne si finement analysée par le professeur Vladimir Kataev4.
Le narrateur de chacun des textes parle au nom de la jeune femme et fait en toute subjectivité le constat de la situation : Ol'ga et Bertha, chacune à sa manière, s'est laissée engloutir dans un mariage avec un "homme de peu" qu'elles aiment certes mais qui lui est étranger et les plonge dans la solitude dont elles n'ont pas encore totalement conscience :
Что сказать ему ? Я скажу, что ложь тот же как лес, qui reste cependant au niveau des intentions
What had she to say ? She had nothing to say...
Tchekhov utilise le motif de "l'homme de peu" ou homme superflu explicitement.
Pëtr Dmitritch, tout comme Ol'ga, est las de sa vie et ne trouve plus sa place ni au tribunal dont il est le président, ni dans la propriété de son épouse au milieu de gens pseudo-cultivés qui philosophaillent, et encore moins en contant fleurette aux jeunes ingénues qui s'esclaffent à la moindre de ses paroles.
Le mensonge qu'est devenue la façade mondaine et futile derrière laquelle ils s'abritent tous deux pour ne pas avoir à affronter une réalité beaucoup plus contrastée, leur est devenu insupportable depuis longtemps déjà.
Chez Mansfield, ce motif n'est pas exprimé aussi brutalement, Harry n'est pas un "homme de peu" à la mode fin dix-neuvième siècle, mais un homme qui se prétend "surbooké", et dont on ne connaît pas les occupations - il fait en effet retarder le dîner pour une raison inconnue. La fin du récit apporte la preuve de son mensonge par la vie parallèle qu'il mène et laisse supposer sa lassitude profonde dans le couple qu'il forme avec Bertha.
Le personnage Harry est cependant plus ambigu chez l'auteur anglais que chez l'écrivain russe car la tromperie de Pëtr est moins explicite - il se contente de mentir pour des riens. À la fin des textes, le cynisme de Harry éclate alors qu'on assiste à la douleur de Pëtr devant la mort de son enfant.
Le point commun entre les deux hommes se résume donc à un snobisme certain, pour l'un un tolstoïsme de bon aloi, très à la mode en ces années post "marche vers le peuple", mâtiné d'une réelle vision sur les défauts de la société civile nouvelle.
У нас на первом плане стоит всегда не лицо не факт а фирма и ярлык. Учитель какой бы он негодай и был всегда прав потому что он учитель ; трактирщик же всегда виноват потому что он трактирщик и кулак
Pour l'autre, il s'agit d'une pseudo culture branchée dans les milieux artistiques du Londres de l'immédiat après première guerre mondiale lorsque les cercles artistiques se faisaient et se défaisaient dans une recherche forcenée à la seule fin de découvrir des voies artistiques nouvelles.
He wants to write a play for me - one act - decides to commit suicide. Gives all the reasons why he should and why he shouldn't. And just as he has made up his mind to do or not to do - Curtain. Not half a bad idea !
Les femmes ne sont pas cependant en reste dans leur attitude de "femme de peu".
Dans Jour de fête, Ol'ga, pour tenter de sauver sa vie, ne cesse, en toute conscience, de jouer une comédie douce-amère sans vouloir sortir du monde de l'illusion. Sa décision de ne pas montrer à tous et à elle, en particulier, son ventre arrondi par une grossesse de sept mois en serrant son corset en dit long sur son état d'esprit, ce, bien qu'elle pense au petit homme et déteste ses invités qui l'empêchent précisément de se consacrer à lui.
Mansfield comme Tchekhov nous montre l'incapacité de son héroïne à appréhender "correctement" le monde où elle se trouve car Bertha se fait, elle aussi mais sans en avoir conscience, le même mensonge qu'Ol'ga et laisse l'illusion du bonheur dominer sa vie.
Really - really - she had everything. She was young. Harry and she were as much in love as ever, and they got on together splendidly and were really good pals. She had an adorable baby. They didn't have to worry about money. They had this absolutely satisfactory house and garden. And friends - moderne, thrilling friends, writers and painters and poets or people keen on social questions - just the kind of friends they wanted. And then there were books, and there was music, and she had found a wonderful little dress-maker, and they were going abroad in the summer, and their new cook made the most superb omelettes...
Il serait particulièrement intéressant d'étudier le champ lexical que recouvre le vocabulaire de ce paragraphe. Y apparaît en effet une véritable descente aux enfers existentielle dans un mouvement qui va du haut vers le bas - de l'enfant à la cuisinière qui fait de merveilleuses omelettes...
D'autres motifs rapprochent encore les deux textes et les deux auteurs.
Les personnages sont gens de milieux favorisés.
Chez Tchekhov, les attitudes des uns et des autres sont liées aux réformes d'Alexandre II qui ont eu pour conséquence une nouvelle société civile où les hobereaux ne se reconnaissent plus de légitimité. Cela fait presque trente ans qu'ils se mentent à eux-mêmes, incapables qu'ils ont été de résister aux raznotchintsy, dont fait partie Pëtr. C'est bien ce qu'Ol'ga rumine en son for intérieur, ayant toujours à l'idée que si son mariage bat de l'aile, la cause en est à l'origine sociale de son époux, et qu'il lui est de facto étranger.
Le rêve que poursuit Ol'ga, chimère entre toutes les chimères, est celui d'une société plus policée - rêve partagé explicitement par Sonia dans Oncle Vania -, moins efficiente, moins autoritariste, plus artistique, microcosme qui se retrouve précisément dans Bliss et entoure Bertha.
Chez Mansfield, même s'il ne s'agit pas d'aristocrates à proprement parler de la Upper-Class anglaise pétrie de conformismes et privilégiée dans son mode de vie "British Empire" avec tout ce que cela sous-entend de ghettoïsation avant la lettre, le monde décrit appartient au cercle artistique de la capitale anglaise, une sorte de "Upper artistic circle", de l'après première guerre mondiale, ce dont les personnages sont persuadés, leurs allusions à la middle class en faisant foi, mais tout aussi fermé, factice et normatif que celui provincial de Tchekhov et qui ferait penser au petit monde pseudo-artistique de Poprygun'ia, ces milieux snobs avant la lettre que les deux auteurs passent au pilori avec une régularité de métronome.
Il est loisible de comparer certaines phrases :
Ү вас облако кричит !
I wonder if you have seen Bilks'new poem called Table d'Hôte, said Eddie softly. It's so wonderful. In the last Anthology. Have you got a copy ? I'd so like to show it to you. It begins with an incredibly beautiful line : "Why Must it Always be Tomato Soup ?"
Les analogies entre les deux textes ne vont cependant pas plus loin.
Sous plusieurs aspects, le récit de Mansfield paraît même opposé à la nouvelle de Tchekhov.
Les différences du canevas narratif qui se manifestent sur la base de certaines ressemblances, sont alors d'un intérêt incontestable. En simplifiant, on pourrait dire que la même intrigue - une femme prend conscience de la fausseté de sa vie -, apparaît sous deux éclairages différents et a des conséquences différentes dans les nouvelles russe et anglaise.
Les différences entre Tchekhov et Mansfield apparaissent ainsi au niveau même des motifs constituant l'intrigue narrative.
Le cheminement des personnages est certes diamétralement opposé au départ.
Tchekhov plonge Ol'ga dans le dégoût de soi et des autres dès la première ligne du récit, ce qu'il fait dans toute son oeuvre, alors que Mansfield laisse à penser que la félicité, celle du bonheur partagé entre tous ne s'arrêtera pas, même si des signes inquiétants et chargés d'une interrogation rythment le texte :
I am too happy, too happy.
Un personnage féminin apparaît alors qui diffère des autres et n'a pas de corollaire dans la poétique de Tchekhov - même si on trouve Le moine noir où les apparitions d'une sorte de fantôme plongent un homme dans la plus grande interrogation - il s'agit d'une maladie mentale, le sous-titre du récit étant Historia Morbis. Un autre texte - La Sorcière -, pourrait laisser penser que Tchekhov aborde le genre fantastique, mais il n'en est rien. La sorcière est seulement le surnom qu'un époux jaloux donne à sa femme.
D'abord invisible, mais Bertha parle d'elle dès le début du texte dans la félicité qu'elle ressent après avoir rencontré une femme aussi indéchiffrable, puis annoncée par des phénomènes incompréhensibles et qui n'émeuvent en rien Bertha, l'arrivée de Pearl Fulton apporte l'étrangeté dans le récit.
Pearl arrive la dernière à la party, auréolée d'un certain mystère. Elle est le sixième convive. Dans l'Apocalypse, le nombre 6 aurait une signification nettement péjorative. Il serait le nombre du péché.
Elle est la nouvelle grande amie de Bertha qui ne sait rien d'elle.
Elle est habillée d'argent - ne s'appelle-t-elle pas Pearl ?-, la perle dont le symbole la lie à la lune, à l'eau et à la femme -, un lien argenté tient sa chevelure blonde. Elle sourit, paupières mi-closes, parle à peine, se contentant d'écouter. Parce que c'est la nuit, qu'elle est nimbée de la clarté de la lune, qu'elle a été associée à une vie de mouvements constants dans les taxis - nouveaux balais -, précédée par des chats gris et noirs qui se promènent devant un parterre de fleurs rouges et jaunes, Pearl évoque des forces maléfiques avant-coureurs d'un sortilège qui planerait sur la dinner-party.
Pearl apparaît alors telle une sorcière - ou une bonne fée ou une mauvaise fée, selon que l'on se place d'un côté ou de l'autre des conformismes sociétaux -, elle est un être qui fait entrer le fantastique ou le féerique dans le texte et envoûte Bertha définitivement alors qu'elle l'a déjà fait de Harry, ce que nous apprenons à la fin du récit. Par sa qualité de personnage fantastique, Pearl est donc l'instigatrice du vertige qui saisit et Harry et Bertha, vertige qui seul permet de passer du paraître à l'être.
Une différence fondamentale entre les deux tient alors à la représentation du corps romanesque des femmes.
Le texte de Tchekhov suit la règle du minimalisme tchékhovien et ne livre rien d'importance qui puisse influer sur la perception que nous avons d'Ol'ga - hormis le corset, premier signe de la tragédie à venir. Car ce corps que la jeune femme enserre est bien le symbole de la négation de la vie qu'il porte en lui, même si l'esprit d'Ol'ga est préoccupé par l'enfant à venir. Le corps romanesque de la jeune femme qui devrait nous être tangible et accessible à la description, est absent de la mise en scène collective, il n'est qu'une fausse évidence enfouie derrière tout de qui le tue. Je peux ajouter que cette démarche est une loi dans la poétique tchékhovienne, comme si l'écrivain avait voulu estomper les traits physiques de la femme pour que l'on se tourne vers la complexité de sa psyché.
Mansfield agit de manière opposée. Dans le récit qui met en scène trois femmes et trois hommes, les tenues féminines sont décrites dans les moindres détails. On sait tout du mauvais goût branché de Mug avec sa robe jaune banane rebrodée de petits singes
Bertha porte une robe blanche ceinturée de jade, des chaussures vert pâle.
It wasn't intentional., dit-elle.
Bertha a pensé à cette tenue inconsciemment alors qu'en toute conscience il y a déjà bien longtemps, elle a assorti sa tenue à l'arbre comme elle l'a fait des fruits et du tapis.
Une autre différence se révèle fondamentale dans le traitement du topos.
Chez Tchekhov, les éléments qui le décrivent sont d'inspiration propre à la littérature russe du XIXe siècle qui, de Pouchkine à Tolstoï en passant par Tourgueniev, voit évoluer les personnages. La configuration même des lieux a pour effet d'emprisonner les personnages, les femmes en particulier, qui n'en sortent que pour aller dans d'autres maisons identiques en tous points et dont l'uniformité géométrique simplissime parce que répétitive permet de mettre en avant la complexité intérieure des personnages.
La propriété, première enveloppe, limitante, abritante, devient carcérale et meurtrière car son seuil n'en est pas ouvert. Rien ne pénètre dans ce microcosme revendiqué et filtré avec un soin diligent si bien que de rêverie au détour d'une allée, cette enveloppe se subvertit en aliénation, mouvance d'une mort spirituelle due à l'isolement des personnages.
La tradition littéraire à laquelle se nourrit Mansfield est différente : le topos a une importance dans sa poétique parce que sa représentation est à l'opposé de celle de Tchekhov.
L'histoire de Bliss se déroule dans une maison citadine dont les fenêtres donnent sur un jardin citadin lui aussi. Son seuil n'est pas fermé. Bertha va et vient dans cette maison au gré de sa fantaisie et en sort visiblement de manière très libre. Ne revient-elle pas seule de la ville lorsque le récit commence ? De plus, contrairement à la maison tchékhovienne qui nie la vie parce qu'elle est lieu d'enfermement, cette maison semble être un lieu où il fait bon être, où Bertha ressent particulièrement la félicité, le bliss qui l'habite.
On n'est pas non plus très regardant sur les personnes qui y viennent puisque qu'on y invite des personnes, certes attirantes, mais dont on ne sait rien, Pearl en est l'exemple parfait.
On avait presque l'impression que le motif de la nature rapprochait les deux textes - en l'occurrence la présence de poiriers.
Si, au début de Jour de fête, Ol'ga fait aller, en effet, ses pas dans les allées à l'abandon du verger planté de poiriers sauvages, cette promenade est comme chez Rousseau un moment de réflexion philosophique - la nature dont la grandeur détachée du monde humain est le reflet de l'âme de la jeune femme, met en place une interrogation. C'est en effet pendant ce moment de solitude qu'Ol'ga réfléchit à sa vie. Les allées envahies de mauvaise herbe soulignent la capitulation de la jeune femme, son renoncement à ses rêves. Dans ce moment d'infinie tristesse, le jardin apparaît comme un labyrinthe dans lequel Ol'ga se perd et dont elle ne peut sortir indemne.
La blancheur des toiles d'araignée qui entoure le visage du personnage russe au début du récit, métaphore in praesentia de son voile de mariée, se change à la fin, en couleur noire des moucherons qui tournent autour d'elle et rouge des framboises, sang des couches et voile de la mort à venir
Chez Mansfield, le topos est accompagné d'une série d'autres motifs qui le mettent en cause et le problématise.
La contemplation du poirier qui se dresse dans la cour, n'est pas pour Bertha méditation, mais éveil du désir qu'elle ressent pour son mari, et ce, pour la première fois. Le jardin est découverte d'une partie d'elle-même qu'elle ignorait jusqu'à cette soirée.
She was waiting for something divine to happen that she knew must happen infaillibly
Le mimétisme entre les fleurs du poirier, le feuillage ténu et la tenue blanche de la robe de Bertha ceinturée de vert pâle est absolu.
Contemplé par Bertha seule tout d'abord, et comme si elle le voyait pour la première fois, le poirier devient le signifiant du récit et est le premier tournant de la nouvelle.
Le poirier, évoqué une deuxième fois car il reste présent à son esprit, n'est plus associé cependant à Harry mais à Pearl - Notons que le prénom Pearl contient le substantif pear
Il semble alors à Bertha qu'elle est en totale harmonie de pensée avec sa nouvelle amie, et le poirier forme in fine le deuxième tournant de la nouvelle.
Puis Pearl demande à voir le jardin. Sa tenue argentée l'assimile au scintillement de la lune - astre de la féminité -, qui éclaire les deux jeunes femmes, le poirier permet alors à Bertha de ressentir un désir naissant enfoui jusqu'à ce jour en elle. L'arbre fruitier fait-il écho dans son corps et son psychisme avant de faire sens en elle car elle ignore encore la portée ?
How long did they stand there ? Both, as it were, caught in that circle of unearthly light, understanding each other perfectly, creatures of another world, and wondering what they were to do in this one with all this blissful treasure that burned in their bosoms and dropped, in silver flowers, from their hair and hands ?
For ever, for a moment ? And did Miss Fulton murmur : "Yes. Just that". Or did Bertha dreamed it ?
Bertha, sorte de double du poirier se dresse près de Pearl-lune, entité féminine, dont elle attendait un signe et qui a donné le signe.
And the two women stood side by side looking at the slender, flowering tree. Although it was so still, it seemed, like a flame of a candle, to stretch up, to point, to quiver in the bright air, to grow taller and taller as they gazed - almost to touch the rim of the round, silver moon.
L'ambivalence sexuelle et identitaire de Bertha - sans qu'elle tente cependant de la concrétiser au-delà du désir naissant qu'elle sent monter en elle -, qui expliquerait son attitude lointaine face à l'enfant et sa froideur dans les relations avec Harry, lui serait alors révélée à cet instant dans une connivence qu'elle croit partagée et dont elle rêve avec Pearl qui, notons le, ne fait rien pour écourter l'instant. S'agit-il d'une véritable communion d'esprit et de corps de la part de Bertha, où est-ce l'interprétation qu'elle en fait dont le bliss déclaré avec autant d'intensité dans le moindre détail, est le signe d'une faille - l'apparente richesse matérielle qui l'entoure ne serait que pauvre compensation triviale la rendant incapable de désirer, d'écouter en elle ce quelque chose qui fait vaciller son monde intérieur qui n'affleure que dans ce moment d'émotion révélée par l'élégance et le mystère de Pearl.
S'arrêter à cet instant qui entraîne Bertha hors du temps et de l'espace dans un univers qui lui est encore étranger, mais peut-être porteur d'une vérité nouvelle, semblerait cependant problématique et de facto réducteur -, le texte ne s'arrête pas à cette phrase d'ailleurs. Une autre révélation qui va la ramener à la réalité - la liaison de Harry et de Pearl, cause sans doute de son retard à la dinner-party -, va lui être faite dans très peu de temps et devant ce poirier dont la présence énigmatique et silencieuse renforce la brisure inconsciente des êtres devant la nature qui s'obstine à vivre.
Ce récit n'est-il pas plutôt, au-delà de la découverte que fait Bertha, le signe d'un toujours possible, à savoir ici que la vie d'une femme peut basculer au moment où elle s'y attend le moins et dans un lieu où elle s'y attend le moins, un objet - ici le poirier - étant le signifiant déclencheur du passage de l'inauthentique à l'authentique, du mensonge à la vérité, que cette dernière soit existentielle, philosophique ou physique ?
Par le truchement du personnage fantastique, les deux nouvelles différent très nettement du point de vue de la conception du temps.
Dans la nouvelle de Tchekhov, le temps, beaucoup plus long et beaucoup plus lent et répétitif de l'imperfectif - ей казалось.
Pendant longtemps rien ne se passe, on est entouré de petits gestes presque insignifiants qui donnent l'impression d'une existence ennuyeuse certes, mais rassurante. On pourrait s'attendre à une déception, mais pas à une tragédie. Et celle-ci n'intervient qu'à la fin, par la mort de la petite fille. Notons que le départ de Pëtr n'est pas une tragédie puisque les deux époux ne montraient plus qu'une unité de façade. les protagonistes sont montrés comme des individus à caractères opposés et même si Tchekhov ne tombe pas dans la confrontation schématique et systématique traditionnelle des bons et des méchants, du vice et de la vertu, voire de l'imposture et de l'innocence, sa nouvelle est construite suivant une double antithèse qui évoque dans chaque personnage la confrontation du bien et du mal. Les personnages sont ambigus, leur simplicité apparente cache une complexité intérieure dont ne se défend en rien le mari d'Ol'ga lorsqu'il clame qu'il faut "chaque vie doit avoir une part secrète".
La fin de la nouvelle est fermée, entourant Ol'ga d'un cercle sans fin ni commencement, étouffée qu'elle est par sa renonciation - la répétition de la locution impersonnelle, было душно, rythme d'ailleurs le récit.
Mansfield procède d'une façon différente. Chez elle, l'action fébrile et angoissante annonce inévitablement un coup de tonnerre qui a d'ailleurs été précédé de trois éclairs... - Les trois références au poirier. Dans un certain sens, le temps de Mansfield est un temps ponctuel, mettant en évidence les moments forts de l'action, sans reproduire l'enchaînement tranquille de petites expériences de la vie quotidienne. On a l'impression d'un temps "hérissé" qui ne coule pas, mais se précipite par endroits pour s'arrêter plus loin et recommencer sa course incontrôlée et menaçante qu'introduit le personnage fantastique de Pearl dont les doigts irradient - moonbeam fingers.
La fin du récit de Mansfield pourrait cependant apparaître tout autant fermée par la présence insistante du poirier entraînant le texte dans une structure circulaire. La dernière phrase introduite par le déictique adversatif mais suivi du substantif poirier déterminé par ses qualités de charme éternel - as lovely as ever, d'abondance de fleurs - full of flowers -, et son aspect statique - still -, pourrait laisser supposer qu'aucun changement n'adviendra dans la vie de Bertha.
Lorsqu'elle découvre l'infidélité de son époux, lorsqu'elle est confrontée à la connivence des deux amants, elle ne se contente pas de rester comme l'héroïne tchékhovienne, dans son indifférence à tout, elle sanglote :
What is going to happen now ?.
Comme le veut le genre de la nouvelle, nous ne saurons rien de l'avenir, mais il nous est loisible de supposer que Bertha sera amenée à remettre sa vie en question d'une manière ou d'une autre. Bertha parvient à une vérité qui n'existe que pour elle puisque Harry et Pearl ne l'ont pas vue.
Tandis que le dernier verbe de Tchekhov concernant Ol'ga est à l'imperfectif, не покидало, accentué par le déictique всё ещё duratif et répétitif, le dernier verbe concernant Bertha est à la forme progressive, what is going to happen accentué par l'adverbe de temps, now, suivi d'un point d'interrogation.
Signature :
Françoise Darnal-Lesné
Ces quelques réflexions ne portent aucun jugement de valeur et il serait absurde de se demander lequel des deux textes est le meilleur.
Il n'en reste pas moins que leur analyse permet de remettre en cause quelques clichés bien enracinés et qui auraient pour conséquences de penser que Mansfield ne fait que copier Tchekhov.
En effet les deux auteurs se ressemblent dans leur manière de ne pas partager le monde entre bons et méchants, entre ce qui est bien et ce qui ne l'est pas dans une arithmétique parfaite
Force est de voir que Tchekhov se permet de révolutionner - ô combien - le personnage féminin, lui insufflant une identité nouvelle bien loin de la tradition réaliste pour qui elle reste l'incarnation d'un idéal d'excellence et de pureté morale et de la représentation de Tolstoï vieillissant pour qui elle n'est que la tentatrice, la pécheresse, le diable en personne.
Dans un clair-obscur devenu tchékhovien tant il est inimitable, Tchekhov scrute, en effet, pour le mettre en évidence, le monde intérieur qui, seul, laisse éclater la complexité du personnage féminin dans son cheminement psychologique et philosophique devant l'inauthenticité de la vie où il se trouve plongé. Peu nombreuses sont les femmes qui réussissent ce que l'on peut appeler une "révolution", elles sont néanmoins une
représentation poétique remarquable et attachante qui fait de Tchekhov un grand novateur, un écrivain moderne.
Dans sa représentation du personnage féminin, Mansfield décrit le moment de sa mise en danger dans un monde tout autant inauthentique et alors qu'il pensait être dans la plus grande sécurité, précisément à l'intérieur de sa maison. Pour ce faire, elle utilise un objet - ici un poirier - dont la symbolique envahit le propos de manière particulièrement significative et devient l'acteur de la brisure du personnage.
Mansfield suit cependant les conventions du XIXe siècle - métaphore, suggestion symbolique et personnage fantastique -, mais emprunte un chemin inverse à celui de Tchekhov. Pour rester dans le domaine des arbres, je dirais que lorsque la cerisaie est abattue, ce changement a pour origine les personnages qui n'ont pas trouvé leur vérité et restent perdus dans le monde des illusions, entraînant le chaos autour d'eux. Et non le contraire Ce n'est pas en effet la cerisaie qui entraîne Lioubov' Ranevskaïa dans une fuite éperdue, mais la mort de son fils dans la rivière, la pierre qu'elle porte à son cou et qui a pour nom son amant de Paris, la vérité qu'elle ne trouve pas,
Le baiser qu'échangent Harry et Pearl fait retomber la félicité, le bliss de Bertha, comme le ferait le soufflé dont il a été question quelques lignes auparavant parce qu'il est le dessert que la jeune femme a servi à ses hôtes et pour lequel Harry la complimente. Mais l'effondrement du bliss n'entraîne en rien la mort du poirier - au contraire, il reste as lovely as ever et full of flowers
Tchekhov avait montré la force du détail - rappelons-nous l'homme à l'étui qui porte son parapluie et ses caoutchoucs même par beau temps -, Mansfield l'utilise en lui donnant une dimension diégétique qui le situe au niveau événementiel du texte car il tisse la trame du récit dans son rôle de révélateur psychologique et de catalyseur narratif.
En conclusion, je dirais que si on peut dire que Mansfield est "sortie" du "Manteau" de Tchekhov, elle y a ajouté des broderies très personnelles, et si vous me permettez de continuer à filer la métaphore, je dirais que Manfield a "customisé" le "manteau" Haute couture tchékhovien non pour en faire une copie, mais pour créer un nouveau modèle Haute couture, lui aussi
Notes :
1 Texte de l'intervention faite au Colloque international British-French Association - Université de Paris X - Nanterre - 3 et 4 avril 2009.
2 A. P. Čehov : Polnoe Sobranie Sočinenij i pisem v 30 tomax, pis'ma v 12 tomax, [A. P. Tchekhov : OEuvres complètes et lettres en 30 tomes, lettres en 12 tomes], Moskva, Izdatel'stvo "Nauka" 1973-1983.
3 Katherine Mansfield : Selected Stories, Edited by Vincent O'Sullivan, A Norton Critical Edition, New York, London, 2006
4 V. B. Kataev, Proza Čehova : probemy interpretacii, [La prose de Tchekhov : problèmes d'interprétation], Moskva, Izdatel'stvo moskovkogo uniersiteta, 1979
Tchekhov et le monde paysan Les paysans et autres récits
Pour asseoir la cohérence de mon analyse, j'ai décidé de ne retenir que les cinq récits que j'ai récemment traduits. Le personnage du paysan est certes omniprésent dans la création tchékhovienne, mais dans les récits de l'édition L'Harmattan - Les paysans, Les paysannes, Agafia, La nouvelle datcha et Dans la combe1, écrits sous les règnes d'Alexandre III, de Nicolas II, et imprégnés du règne du tsar réformateur Alexandre II, il est le personnage central et à ce titre mérite une attention particulière de par son statut social qui change - une première dans la longue histoire de l'Empire russe -, et les conséquences que cette disposition a fatalement sur son monde à venir.
Ces récits forment in fine un à part au milieu de l'oeuvre par le scandale qu'ils provoquèrent lors leur parution ; menace fut faite d'arrêter Tchekhov s'il ne supprimait pas les pages ayant trait à la religion. Ces dernières furent réintégrées dans l'édition finale des oeuvres par Marks, ce qui a pour effet de témoigner au-delà du simple constat socio-historique et anthropologique, de leur signification particulièrement complexe.
Il nous semble bon d'ajouter que la dichotomie qui divise en ces années l'Empire en deux entités, selon les avancées révolutionnaires et les reculs politiques, l'athéisme et le renouveau religieux, une liberté irrépressible contrebalancée par autant de régression, se transmet aux textes où à côté des vaincus, se trouvent des vainqueurs, mouvement qui touche toutes les couches de la société - hommes et femmes y luttent à chaque instant, se défont dans ces textes de leurs maigres biens, et tournent le dos à une vie de confort relatif pour trouver leur vérité dans leur liberté intérieure.
Signature :
Françoise Darnal-Lesné
Alors qu'une première lecture ne laissait deviner dans ces textes qu'ébriété et cupidité, méchanceté et violence noire, alors qu'on les assimilait à de la prose noire, un coin de ciel bleu se lève qui laisse monter l'espérance car dans la force irrésistible du Mal, naît la grâce, certains personnages allant jusqu'à atteindre une dimension christique. Ce sont les années où Tchekhov bien proche de la mort ne cesse, lui aussi, de chercher un sens à la vie.
Dans ces lignes, la vision d'événements liés aux souvenirs d'enfance et à ceux des villages où il fut médecin se fusionne de manière subtile dans une alchimie philosophique qui oblige sans cesse à réfléchir, à faire la part des choses sans aucun manichéisme.
Une poétique aussi intéressante ne peut laisser personne indifférent, elle fait de Tchekhov un grand novateur, un écrivain moderne. En tournant définitivement le dos aux écoles réalistes et naturalistes, aux grands courants de pensée normatifs que l'époque a fait naître, elle annonce les mouvements symbolistes et avant-gardiste russes.
Douai, le 13 mars 2009
Notes :
1 A. P. Tchekhov, Les Paysans et autres récits, Paris, Éditions L'Harmattan, traduction et postface de Françoise Darnal-Lesné, 2008.
La traduction se réfère aux textes parus dans les oeuvres complètes d'A. P. Tchekhov - Polnoe Sobranie Sočinenij i pisem v 30 tomax, pis'ma v 12 tomax, Moskva, Izdatel'stvo "Nauka", 1973-1983. Cette édition est notre référence tout au long de notre étude.
Je et les autres dans les lettres de Sakhaline d'Anton Pavlovitch Tchekhov
Au-delà de toute velléité partiale et subjective, et parce que nous venons de mener un travail sur les lettres du voyage que Tchekhov accomplit à Sakhaline, il nous a paru pertinent de scruter les relations que Tchekhov entretient avec les autres, lui, dont la personnalité reste encore une énigme à bien des chercheurs. D'autres exemples, sans aucun doute, abondent dans l'immense correspondance entretenue pendant de nombreuses années, mais la période à laquelle le présent exposé fait référence, assez courte, 9 mois, nous semble particulièrement féconde parce qu'elle montre un "Je", seul face "aux autres", quels qu'ils soient, ce qui lui arrive rarement, surtout pendant ces années de fièvre médicale et littéraire.
En 1890 Anton Pavlovitch Tchekhov (1860-1904) décide de partir à Sakhaline. Les raisons, ou plutôt racines de ce voyage particulièrement dangereux, sont intéressantes à plus d'un titre. Ce n'est pas la première fois que Tchekhov est éloigné des siens - rappelons brièvement qu'il le fut dès ses dernières années de lycée lorsque son père quitte précipitamment Taganrog pour Moscou et évite de facto la prison suite à la faillite de son commerce d'épicerie. Le jeune Anton, alors âgé de 16 ans, est ainsi une première fois, témoin de la confrontation qu'un "Je" peut être distinct "des autres" qui suivent le père à Moscou, le laissant seul au monde et sans logis puisque la maison familiale a été vendue.
Lorsqu'il part à Sakhaline, "Je" se retrouve pour la deuxième fois totalement isolé "des autres". Mais cette fois-ci, la situation ne lui est pas imposée, elle est choisie, ce qui est d'importance dans le cheminement du "Je" face "aux autres".
La première question que l'on peut se poser est d'ordre purement logique. Quelles raisons poussent un personnage récompensé, un "Je" reconnu - il a reçu le prix Pouchkine - à mettre de la distance avec "les autres ?" Plus précisément, un "Je" à quitter "les autres", avec l'entière conscience, volens nolens, d'aller à la rencontre, à la découverte d'autres "autres" ?
Les biographes ont cherché des réponses :
La première serait d'ordre médical : l'équipée à Sakhaline vient remplacer une recherche que "Je" avait décidé d'écrire après avoir terminé ses études médicales en 1884.
La deuxième peut être liée à plusieurs hypothèses :
Il s'agirait pour l'écrivain de fuir un amour malheureux ou sa famille devenue trop pesante, de se libérer tout autant de l'emprise qu'a Tolstoï sur les jeunes créateurs auxquels il appartient, Tolstoï apparaissant à cette époque, un impossible à atteindre. La fuite serait alors celle d'un "Je" qui se révolte contre "les autres", contre "L'Autre" plus précisément.
Une autre encore, tiendrait à l'impossibilité de concevoir le roman que "Je" a l'ambition d'écrire, à ses ennuis incessants avec "les autres", critiques littéraires qui, ne comprenant pas l'aspect novateur de ses écrits, lui reprochent son manque d'intérêt pour la vie
sociale, ou plutôt politique, de l'époque. "Je" sentirait ainsi confusément que l'indépendance défendue hors de l'effervescence idéologique est une position inconfortable.
La notoriété enfin a apporté au "Je" une inquiétude intérieure, la crainte de ne pas être toujours et encore parfait face aux "autres".
La mort de son frère Nikolaï, enfin, confronte "Je" à la perte irrémédiable de "l'autre", alter ego dans la maladie. Rappelons qu'avant de partir à Sakhaline, Tchekhov a déjà eu onze hémoptysies.
Le genre inhérent aux lettres met en place une sorte de fiction du "Je" qui se raconte après un temps plus ou moins long, est dominé par son évolution intérieure, les marques de son approbation ou de son refus des valeurs étrangères. Écrire le voyage, en tant qu'auteur, narrateur et acteur, impose, en effet, une distance certaine pour observer le détail, noter la différence.
Ainsi, dès la première ligne de la première lettre, se trouve-t-on de facto devant le rapport du "Je" à "l'autre" ou "aux autres".
Les lettres sont-elles alors simple journal où "Je" ne ferait que se mettre en avant et s'avèrent-elles "un commerce avec les fantômes", ce que pense Kafka lorsqu'on lui écrit ?
Il ne le semble pas. "Je" poursuit une sorte de dialogue fictif, une conversation in absentia, et, au delà de l'anecdotique, on assiste in fine plus qu'à la mise en scène de soi par soi, au jeu du narrateur omniscient qu'est devenu "Je" dont le point de vue subjectif entraîne le destinataire au-delà du non fictif.
▪ L'AUTRE AU SERVICE DE JE
Dans la première partie des lettres de Sakhaline, celles de l'avant-voyage - 20 février-21 avril 1890 (13 lettres), "Je" est dominant. Il prépare ce qu'il appelle avec humour "la guerre" et "bombarde" "les autres" de missives qui lui servent de faire-valoir. Car que serait-il s'il était dans la solitude la plus totale sans possibilité de témoigner ?
Centré uniquement sur lui-même, "Je" questionne, quête, instruit, demande des services, distribue les rôles et prend en otage "les autres" qui se résument à "Vous". Ce sont des lettres de pure exaltation à l'idée de l'aventure qui attend "Je" et au sentiment non moins agréable qu'il a de laisser "les autres" dans les brumes moscovites. "Je disparais" revient comme un leitmotiv - Notons que Tchekhov emploie à plusieurs reprises le verbe "disparaître" qui se situe entre "le quitter" et "la mort". Derrière les boutades accompagnant ce verbe, se cachent tout autant l'envie de découvrir, ici bas, "un monde autre" et la peur d'aller dans "l'autre monde"
Cette démarche "Je" versus "les autres" est, en effet, à analyser avec plus de précision.
Derrière l'exaltation de "Je", satisfait, en effet, d'avoir gagné le rapport de forces sur "les autres" en maintenant son idée de voyage alors qu'ils lui recommandaient d'abandonner pareille folie. Il est aisé de percevoir l'angoisse de ce même "Je", pris à son propre piège et qui ne peut plus reculer devant le vide qu'organise en lui la démarche que "Je" accomplit. Car, qu'il le veuille ou non, il est "menotté" "aux autres" de Moscovie, bien qu'il s'en défende dans un processus d'individuation qui le sépare d'eux devenus source de souffrances. Ce départ reflète la quête déjà exprimée en 1888 dans une lettre adressée à Plechtcheev:
"Je voudrais être un artiste libre [ ]Mon saint des saints, c'est le corps humain, la santé, l'intelligence, le talent, l'inspiration, l'amour et la liberté la plus absolue, la liberté vis-à-vis de la force et du mensonge, où qu'ils se manifestent"1.
Notons qu'il s'agit, cette fois, d'un "Je" impossible à atteindre dans son corps miné par la maladie et son esprit, miné lui aussi, par la mélancolie.
Tchekhov a le droit de ne pas se sentir libre : chef de famille devant l'incapacité du père à tenir son rôle, sa position est particulièrement ingrate pour qui devrait être sous les ordres du père selon les critères sociétaux en vigueur au XIXe siècle. La quête d'un "Je" est donc l'écho d'un narcissisme et d'un égoïsme salutaires.
En partant, Tchekhov délaisse provisoirement la médecine, la littérature et "tous les autres" pour laisser un témoignage unique dans l'ensemble de son oeuvre. C'est ainsi que le livre Ostrov Sahalin, qu'il écrit en 1893, est le reflet des retrouvailles du "Je" avec la Russie profonde - il habite alors Moscou et n'a pas encore acheté la propriété de Melikhovo dont il parle "aux autres", pour la première fois pendant ce voyage. Le voyage participe ainsi à la reconstitution du "Je" hors de la médecine et de l'art - notons au passage que ce statut n'est pas une illusion puisqu'en tant que créateur, "Je" a déjà créé une réalité "autre".
▪ LES PARADOXES DE L'AUTRE
Le discours change dès le lendemain du départ dans les lettres du voyage proprement dit - 22 avril-11 juillet 1890 (40 lettres et deux télégrammes).
Le voyageur, en quête d'un ailleurs, témoigne d'un topos autre- de Moscou à la Manche de Tatarie - et d'un chronos autre tout autant. Les lettres sont ainsi le reflet d'un chronotope nouveau.
L'espace infini - rappelons que Tchekhov est un habitué des villes, Taganrog et Moscou -, alors qu'il s'enfonce dans l'immensité russe d'abord, sibérienne ensuite, se heurte à un emprisonnement continuel : la cabine d'un vapeur sur la Volga pour cause de brouillard, une "corbeille" posée sur un tarentass, un équipage qui ne cesse de se casser dans la boue, et les relais où il attend.
Longtemps adversatif, boue, vent, pluie, neige - il suit la Vladimirka, la route des prisonniers politiques -, puis poussière, chaleur implacable, le topos ne devient récompense au centuple de la détermination à vouloir continuer, de la patience à attendre l'arrivée du beau dans une liberté retrouvée que lorsque Tchekhov parvient au Baïkal, le 20 juin après deux mois de traversée de la Sibérie, puis lors de la navigation sur le fleuve Amour.
En chemin, "Je" n'est qu'un orphelin, un abandonné qui perd ses racines - il ne reçoit aucun courrier des siens -, un expatrié nostalgique de sa terre natale et qui doit se reconstruire en territoire "autre" :
"Lorsque je me rends compte que je suis séparé du monde par dix mille verstes, je sombre dans l'apathie. J'ai l'impression que je rentrerai à la maison dans cent ans"i.
L'incarcération spatiale, oxymoron imposé par les conditions mêmes du voyage, déboussole "Je" au point que, le dépit aidant, elle lui inspire une réflexion qui mérite attention : "Une femme à ma place aurait pleuré !..."ii.
1 Lettre à Plechtcheev, 8 octobre 1888.
Cette phrase ne signifie en rien un quelconque dédain pour l'autre - fût-il femme. Il laisse, en revanche, percer la part autre, féminine, et inhérente à chaque homme. Il est bon de rappeler que Tchekhov, médecin, aurait souhaité être psychiatre et qu'il est parfaitement au courant des découvertes psychiatriques de l'École de Vienne et des travaux de Charcot. Cette phrase sous-entend les larmes que Tchekhov ravale, en toute connaissance de cause, au fond de son âme.
Tout autant "Je" ne parvient plus, dans son désarroi, à penser que "d'autres", en l'occurrence les épouses des Dékabristes sont passées par les mêmes tourments que lui quelque soixante années auparavant lorsqu'elles allaient rejoindre leurs époux. L'histoire raconte que Marie Volkonski avait mis son piano dans ses bagages
Le temps n'a pas moins d'effet sur "Je" :
"Chez vous, c'est la Trinité, et chez nous, les saules ne sont pas encore en bourgeons ; la rive du Tom est sous la neige"iii.
Mais ce temps joue tout autant le rôle d'aimant sur le "Je". Attiré qu'il est par les horaires à respecter, Tchekhov ne cesse de considérer le retard qui lui ferait rater un vapeur et calcule, lettre après lettre, et dates à l'appui, le nombre de verstes à parcourir jour après jour pour être à l'heure au rendez-vous du bateau qui traverse la Manche de Tatarie. Le manquer rendrait le voyage à Sakhaline impossible à cause des conditions climatiques.
Le temps est alors chaos où passé, présent, futur se bousculent sans ordre aucun. L'aspect des verbes presque toujours unidirectionnels, n'obéit à aucune règle de mise en marche de la ligne narrative, ni d'une succession d'actions singulières indexées sur le temps, conformément à l'ordre du temps chronologique. Le temps s'étire, se rétracte, se rétrécit, se catapulte et se désintègre soudain en une autre dimension. Il n'est plus une entité objective, mais est devenu "autre" dans sa subjectivité et sa symbolique qui ne dépendent plus que de "Je". La lettre s'écrit alors dans un espace-temps "autre", ce que Bergson nomme le "temps-longueur" et le "temps-invention".
"Un temps-longueur" parce que la durée du voyage doit être intégrée, cet espace vide pendant lequel la vie de "Je" racontée est figée. Composée parfois en plusieurs étapes pour diverses raisons, la lettre devient alors un millefeuille, ce qui donne parfois une impression de décousu, "de salade russe" car chaque partie est le reflet d'un moment différent.
"Temps-invention" où la primauté de "Je" subsumerait le calendrier. Au contraire. Les lettres de l'épopée sakhalinienne sont toutes datées avec beaucoup de soin. Leur contenu, cependant, saute du coq à l'âne dans la narration des faits, enjolivant ou occultant les détails temporels selon le bon vouloir de leur auteur. Mais "Je" est atteint : il se sent souvent un Homo Sachaliensis ou Votre Antoine !, même si presque toutes les lettres, dont celles adressées à sa famille, sont signées "A. Tchekhov" ou "Votre A. Tchekhov", votre accentuant le lien qui rattache "Je" aux "autres". Volonté d'être Tchekhov, d'être toujours et encore le même "Je" dans cet espace-temps "autre" : "J'ai l'air d'un vagabond, mes traits disparaissent !"iv
Après avoir dépassé les montagnes de l'Oural, "Je" perçoit un nouvel "autre" : l'homme asiatique, le juif, le Polonais exilé ou le prisonnier politique, chacun chargé d'une histoire différente, portent alors les éléments d'une étrangeté, d'une identité, d'une sensibilité "autre" qu'il faut à tout prix que "Je" envoie "aux autres" laissés en Moscovie. Lorsqu'on lit les lettres, on est surpris, par l'interrogation permanente de "Je" face aux "autres" rencontrés en chemin, dont il ne peut se retenir de parler "aux autres" laissés en Russie, qu'ils soient famille ou amis.
"Je" est alors pris entre deux mondes "autres", entre deux altérités de grandeur et d'importance différentes mais qui sont semblables dans leur entité géographique, historique, humaine, linguistique et philosophique. "Je" est dorénavant une médiatrice entre "l'orientalisme occidental" et "l'occidentalisme slave", deux concepts intimement imbriqués sur la terre sibérienne par l'histoire "des uns et des autres" lors de la colonisation.
Le rapport lexical n'est plus alors exclusivement "Je/Vous" mais tout autant "Je/Ils" - successivement les gens avec qui "Je" a affaire, principalement les voituriers, les passeurs de bacs, les marins, les militaires qui partagent son équipage, en fait, tous ceux qui se dressent contre lui.
La tâche se complique par le fait que l'on trouve aussi pendant cette période qui couvre 2 mois et demis, tout autant "Je/Nous", selon que "Je" se compte ou non au nombre de ceux qui font l'action et s'associe "aux autres" : "Nous naviguons".
"Je/On" apparaît lorsqu'il se dissocie "des autres", et se traduit en langue russe par un indice verbal sur la troisième personne du pluriel qui exclut Tchekhov :
"On a dit qu'il y avait une barque. On m'a donné des chevaux. On m'a donné une voiture"v
S'y insère en grande quantité "Je/Tu", un tu collectif dès qu'il s'agit d'actions relevant de la survie de "Je" en milieu hostile, réalisé dans la langue russe par un indice verbal sur la deuxième personne du singulier qui inclut "Je", traduit souvent indifféremment par "tu" par "on" : -
"De la vodka, il faut en boire sinon tu deviens bête et tu t'affaiblis Tu crois qu'il est encore midi, tu regardes ta montre tu te poses dans un petit coin, tu dors".vi
"Je" tout seul ne revient qu'en cas de colère froide :
"J'acquiesce rapidement et ensuite je dois voyager sur n'importe quel équipage J'ai commencé par ne plus accepter Si je refuse d'aller en télègue, si je m'obstine, infailliblement un attelage arrive vii".
Cette succession de "Je" versus "les autres", en ordre apparemment dispersé au sein de la même lettre, suit in fine un ordre linguistique implacable. "Je", bâti en premier lieu sur une antithèse grammaticale, devient de manière subtile, antithèse sémantique puis métaphysique qui prend tout son sens lorsque "Je", en proie à la solitude la plus totale, fait face à l'encerclement "des autres", ce qui a pour effet inattendu non de rompre cet isolement mais de l'accroître dans un jeu de symétrie des contraires, qu'elle soit environnementale :
"En voyage il vaut mieux être seul, j'ai quitté les officiers qui m'accompagnaient, ils m'ennuyaient"viii,
existentielle, où la vie :
"Je suis vivant, je ne tousse plus"ix,
et la mort s'affrontent à chaque instant :
"Probablement la veille, Mère avait prié pour moi. Si je m'étais endormi, ou si la troisième troïka avait suivi de plus près la deuxième, j'aurais été mis en pièces ou estropié à vie."x
▪ JE COMME UN AUTRE
Une fois revenu chez les siens, "Je" retrouve "les autres", ceux de Moscovie et narre son voyage, lettre après lettre.
Même si "Je" retrouve sa place dominante face "aux autres" dans les lettres de "l'après-voyage" - 17 juillet-24 décembre 1890 (6 télégrammes de Sakhaline et 7 lettres, 3 télégrammes et 5 extraits de lettres à Moscou), même s'il s'agit du même "Je" physique, ce "Je" est entièrement "autre".
Au cours du voyage, "Je" s'est bâti sur l'expérience de "l'autre" dont la différence ou l'éventuelle similitude a participé à la connaissance de soi. La simplicité et la misère du quotidien aux champs ou à la mine, le visage de l'homme de la terre ou celui d'un bagnard, et surtout le regard que "Je" porte à l'autre, représentent un retour aux sources, celles de la vie telle que l'a connue "Je" dans la brutalité de son enfance et qu'il a essayé d'oublier.
"Je" se fait désormais l'écho d'une éthique et d'une esthétique qu'il renvoit à celle d'une culture tout entière : la souffrance physique et morale endurée, le froid et la faim, la solitude, ont joué le rôle de catharsis, cette purification qui dans un mouvement de kénôse, fait le vide en l'homme, le dépouille et peut l'ouvrir au mystère qui désormais l'habite.
"L'autre", celui de Transbaïkalie, de Bouriatie, de Sakhaline, a répondu à la seule quête d'émotions de "Je". Il lui a suffi de voir le visage de "l'autre" pour se sentir encore plus responsabilisé à tout jamais dans le rôle du "Je" sujet. Il avait déjà témoigné par l'écriture de ce souci à son éditeur Alexis Souvorine avant de partir. L'interrogation persistait néanmoins en filigrane car le doute pouvait encore subsister :
"Dans votre lettre, vous me dites que Sakhaline n'est utile à personne ni intéressant pour quiconque. Puisse cela être vrai ? Sakhaline est inutile et inintéressante à la seule société qui n'enverrait pas des milliers de gens et ne paierait pas pour les hommes qu'elle expédie là-bas. Sakhaline est un lieu d'insoutenables souffrances Maintenant toute l'Europe sait, que ne sont pas coupables seulement les surveillants de prison, mais nous tous ! "xi.
En chemin, "Je" a intégré la douleur d'un coeur qui saigne pour son pays. Russe jusqu'à la moelle des os, il ne supporte pas la vue du gâchis fait par les Russes, uniquement par des Russes :
"Je suis allé à Vladivostok. Je ne dirai qu'une chose du littoral maritime et en général de tout notre littoral oriental avec sa flotte, ses problèmes et ses rêves de Grand Océan : une pauvreté criante ! Une pauvreté, une ignorance et une nullité qui peuvent conduire au désespoir. Un honnête homme pour quatre-vingt dix-neuf voleurs qui déshonorent le nom de Russe "xii
Dans les lettres, "Je" pose alors une problématique philosophique qui se construit jour après jour et où apparaît la Weltanschauung de Tchekhov, celle qui est désormais son credo et marque les personnages de la création tardive, celle de l'après-Sakhaline : la dénonciation de l'homme par l'homme, du mal contre le bien, la violence faite sous le couvert des institutions, l'absence de liberté.
Entre la lettre de "l'avant-voyage", 9 mars 1890, et celle de "l'après-voyage", 9 décembre 1890, toute deux adressées à Souvorine, son éditeur, propriétaire du journal Temps Nouveau, neuf mois ont passé, - le temps de la gestation d'un être humain.
"Je" était parti pour dénoncer le bagne. Devant le Sinaï, "Je" dénonce l'humanité tout entière, y incluant "Je" et "les autres" :
"Que notre univers est beau ! Il n'y a qu'une seule chose qui ne soit pas belle : nous. Comme nous avons peu d'équité et d'humilité ! Il n'y a pas d'équité, l'idée d'honneur ne va pas plus loin que "l'honneur de l'uniforme", uniforme qui sert habituellement d'ornement à nos bancs d'accusés Il faut travailler et tout le reste peut aller au diable. Il faut surtout être juste, quant au reste, il s'ajoutera de soi.".xiii
Signature :
Françoise Darnal-Lesné
L'analyse entre "Je" et "les autres" dans les lettres de Sakhaline contribue à une réflexion polymorphe sur la confrontation de l'altérité qui, loin de se réduire à quelques figures choisies dans l'environnement immédiat de Tchekhov, est abordée sous l'angle à la fois culturel, historique, épistémologique.
En neuf mois, "Je" est devenu "autre" : on assiste, dans ces lettres, à la naissance d'un artiste qui, désormais, développe une éthique et une esthétique hors des chemins balisés par ses contemporains et se démarque de toutes les influences, celle de Tolstoï en particulier. Le voyage a aussi permis à "Je" de décapiter l'Autre :
"Alors que la Sonate à Kreutzer a été un événement pour moi, elle me paraît maintenant dérisoire et dénuée de sens. Soit j'ai mûri pendant le voyage, soit je suis devenu fou. Allez donc savoir ."xiv
L'axe principal des lettres pivote alors autour de la notion d'évolution de "Je" face "aux autres", par rapport "à l'autre". Dans leur tout insécable, les lettres de Sakhaline permettent l'émergence d'un "Je" différent qui n'est qu'un "autre", un "Je" qui n'est plus prisonnier de ses limites ou victime de blessures narcissiques mais définitivement ouvert "aux autres".
Notes :
i Lettre à Souvorine, Manche de Tatarie, 11 septembre 1890.
ii Lettre à la famille Tchekhov, Village de Yar, 45 verstes de Tomsk, 14 mars 1890.
iii Lettre à la famille Tchekhov, Tomsk, 20 mai 1890.
iv Lettre à la famille Tchekhov, Krasnoïarsk, 28 mai 1890.
v Lettre à la famille Tchekhov, Village de Yar, à 45 verstes de Tomsk, 14 mai 1890.
vi Lettre à la famille Tchekhov, Village de Yar, à 45 verstes de Tomsk, 14 mai 1890.
vii Lettre à la famille Tchekhov, Tomsk, le 16 mai 1890.
viii Lettre à la famille Tchekhov, Irkoutsk, 7 juin 1890.
ix Lettre à la famille Tchekhov, Village de Yar, 45 verstes de Tomsk, 14 mai 1890.
x Lettre à Maria Vladimirovna Kisseleva, au bord de l'Irtych, 7 mai 1890.
xi Lettre à Souvorine, Moscou, 9 mars 1890.
xii Lettre à Souvorine, Malaïa Dmitrovka, maison Firgang, Moscou, 9 décembre 1890.
xiii Lettre à Souvorine, Malaïa Dmitrovka, maison Firgang, Moscou, 9 décembre 1890.
xiv Lettre à Souvorine, Malaïa Dmitrovka, maison Firgang, Moscou, 17 décembre 1890.