
Ninou Garabaghi
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Descriptif auteur
Economiste, docteur d'Etat de l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, Ninou Garabaghi a une longue et riche expérience de haut fonctionnaire international qui l’a amenée à se pencher sur des questions complexes et/ou de caractère stratégique intéressant différents aspects de la vie des sociétés et domaines de la coopération internationale et régionale. Elle est l’auteur de nombreux travaux dont le livre « Les espaces de la diversité culturelle » (Karthala) paru en 2010 et plus récemment de plusieurs essais publiés dans la revue Géostratégiques de l’Académie de géopolitique de Paris dont « Les organisations internationales et régionales et les révoltes arabes » (2011), « L’Union européenne en quête de sens » (2012), « Les Organisations internationales et régionales et le progrès du genre humain : quel avenir pour la culture de la paix et l’éthique de la non violence » (2015), « Intellectuel organique sans frontière, questions d’éthique »(2019), « Israël-Palestine : la guerre épistémique » (2025).
Titre(s), Diplôme(s) : Docteur d'Etat (doctorat en Relations économiques internationales et en Econométrie
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Agenda de l’auteur
AUTRES PARUTIONS
- « Israël-Palestine : la guerre épistémique », in revue Géostratégiques N°68, mai 2025.
- « Intellectuel organique sans frontière, questions d’éthique », revue Géostratégiques N°52, avril 2019.
- « Les Organisations internationales et le progrès du genre humain : quel avenir pour la culture de la paix et l’éthique de la non-violence », revue Géostratégiques N°44, avril 2015.
- « L’Union Européenne en quête de sens : mise en perspective du multilatéralisme régional », revue Géostratégiques N°35, janvier 2012.
- « Les Organisations internationales et régionales et les révoltes arabes », revue Géostratégiques N°32, juillet 2011.
- Les espaces de la diversité culturelle, Paris, KARTHALA, 2010.
LES CONTRIBUTIONS DE L’AUTEUR
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
Concept du bonheur à l'ère de l'Anthropocène
Association Franco-iranienne 14 septembre 2023
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,
A deux jours du 16 septembre, date du soulèvement du peuple iranien suite à la mort tragique de Mahsa Amini, permettez-moi avant toute chose de commencer ma conférence par un vibrant et ô combien douloureux hommage rendu à la mémoire de cette jeune fille et au nombre de plus en plus grand de jeunes iraniens sacrifiés sur l'autel du philistinisme, de l'inculture politique et religieuse.
Ceci dit, je voudrais remercier Monsieur Ali Rastbeen, Président de l'AFI, de m'avoir donné carte blanche pour m'exprimer librement et en toute sincérité. Sa totale confiance, pour reprendre les termes qu'il a utilisés, m'honore d'autant plus que, ayant eu l'opportunité de collaborer aux activités de l'Académie de géopolitique de Paris qu'il préside, je suis parfaitement au fait de sa haute exigence intellectuelle.
Je me dois à cet égard de préciser que le président de l'AFI souhaitait que le "sujet d'étude de démarrage de l'association" soit une uvre représentative de la culture iranienne comprise au sens classique du terme persan "bastani". Ce qui est loin d'être le cas de mon livre comme son sous-titre "pérégrinations d'une âme franco-iranienne" le circonscrit. N'étant pas en mesure de répondre à cette attente, j'ai donc dans un premier temps été amenée à décliner l'invitation qui m'avait été faite d'inaugurer ce nouveau cycle des réunions de l'AFI par la présentation de mon dernier livre. Je me dois ici de dévoiler un tant soit peu l'identité de l'auteure de ce court essai que vous êtes invités à écouter.
Azérie, iranienne, française je suis ouverte à la pensée "de tous les êtres lumineux, vivants et morts qui éclairent la voie" à qui j'ai cru bon de devoir dédier "La quête d'alter ego". Ainsi que je le signale en note de bas de page dans mon livre, de fait, multiculturelle et ayant eu, depuis ma prime enfance, l'opportunité de vivre dans un environnement multiculturel et de m'enrichir de ses apports, je réfute l'idée d'une identité monolithique et figée, d'une identité substantielle d'un être qui ignore le changement (identité-idem, pour reprendre le terme consacré par Paul Ricoeur). Complexité oblige, j'estime que, aujourd'hui plus que jamais, les identités sont multifacettes. Et qui plus est, pour perdurer elles se doivent d'être évolutives. Pour nous préserver des méandres du fondamentalisme des uns et de l'identitarisme des autres, il nous faut, me semble-t-il, raisonner sous le prisme d'une identité multiple et ouverte au changement.
Ceci dit, le livre intitulé "La quête d'alter ego" que je suis invitée à vous présenter traite de questions existentielles examinées à la lumière des problèmes d'actualité en donnant la parole à une pléthore d'auteurs occidentaux et à quelques penseurs iraniens. Truffé de citations, de poèmes, d'aphorismes, de fables et de calligraphies, certains
passages de ce livre se prête davantage à la lecture méditative voire même contemplative qu'à la discussion.
Je vais fournir quelques éclaircissements à mes dires. Ainsi que je l'ai précisé ce livre aborde des questions existentielles et tente d'apporter des bribes de réponse aux énigmes cachées de la condition humaine, qui, hier comme aujourd'hui, taraude l'esprit humain et agite son pauvre cur. A savoir :
-Qu'est-ce que l'être humain et quel est sa place dans l'univers ?
-Quel est le sens de la vie humaine, comment donner un sens à sa vie ?
-Quel est la voie pour parvenir au vrai bonheur ?
-Comment faire face au mal-être consécutif au deuil ?
-Comment se débarrasser de la peur de la mort ?
-Quel est l'ineffable mystère ultime qui embrasse notre existence ?
-Pour les croyants : Comment faire l'expérience de la béatitude ?
-Pour les athées : Comment se défaire du mal-être inhérent à l'absurdité de la vie ?
-Pour les agnostiques athées et croyants : Comment connaître la Joie de vivre au quotidien ?
Comme ayant précisément eu carte blanche pour la présente réunion de l'AFI, je ne pouvais me dérober. N'aimant pas trop me répéter, il me restait à choisir une thématique que je pouvais développer et/ou présenter sous un angle différent. Rester à choisir parmi les thèmes traités dans mon dernier livre celui qui me paraissait le plus idoine au regard d'un public franco-iranien d'une part et des problèmes majeurs de notre époque d'autre part.
Ainsi que je le souligne dans mon ouvrage, l'être humain n'étant pas déterminé une fois pour toutes dans sa nature, sa quête, si quête il y a, n'est pas non plus de nature figée dans le temps. Si l'on se base sur les trois phases de l'existence humaine identifiées par Kierkegaard, le grand philosophe danois qui a inspiré les plus illustres philosophes européens des deux siècles passés, l'on constate que durant la phase esthétique, l'être humain est en quête du sens de sa vie, puis vient la phase éthique où c'est sa vie qui fait office de sens et, à l'aurore de la vieillesse, la phase ascétique de la quête du sens de la vie augure la foi censée conjurer la mort néantisante. Une vie réussie et bien remplie est une vie qui permet à l'être humain de connaître d'abord le bonheur, puis la félicité et enfin la béatitude. L'état de béatitude suppose la réalisation de soi.
Ayant été invité à présenter un thème ayant un caractère "bastani" compris au sens préislamique, j'avais pensé choisir le thème de la mort étant donné que dans le chapitre du livre qui traite de la question de la mort, il est longuement question du zoroastrisme première religion monothéiste de l'humanité, qui a inspiré les trois autres religions monothéistes qui lui ont succédé.
Bien que ce thème n'ait pas été traité tristement, il n'est malgré tout pas certain que le choix de la question de la mort puisse attirer foule. Il n'est qu'à voir comment Montaigne, qui commence son traité en déclarant que pour apprendre à bien vivre il faut apprendre à bien mourir, finit par adopter la posture que plus tard Spinoza fera sienne par sa sentence "L'homme libre ne pense à rien moins qu'à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie". Je ne pense pas que ces deux grands penseurs que j'admire aient parfaitement raison, car vivants, nous sommes tous confrontés à un moment ou un autre à la mort d'un être qui nous est cher. Qui plus est, tous mortels ce n'est pas en écartant du champ de notre conscience cette angoisse qu'elle va disparaître comme par enchantement. Au contraire, cette peur diffuse nous empêche de vivre correctement le reste de notre vie. C'est la raison d'être du chapitre sur la mort qui a pour objet d'aider à surmonter l'angoisse de la mort à un moment où, avec la montée de l'athéisme, on souhaite de moins en moins entendre parler de la mort et encore moins la regarder en face. De sorte qu'avant la pandémie du coronavirus le mot "mort" avait cédé la place au mot composé de "fin de vie". Comme si le mot "vie" avait le pouvoir de conjurer la mort.
Depuis la pandémie du coronavirus, on entend moins parler de "fin de vie". Certes, mais est-ce le signe du retour à la raison du mouvement transhumaniste ? Apparemment, non ! Et pour preuve, certains d'entre vous ont probablement été étonné comme moi, par le caractère déroutant du titre oxymorique du documentaire "Tuer la mort" diffusé sur LCP le 23 août 2023. Principe de réalité oblige, aujourd'hui on ne peut certes pas en finir avec la mort mais, comme l'optimisme de la raison est aux commandes, on estime que "demain on le pourra".
Bien que le chapitre de mon ouvrage traitant de la mort ne soit pas triste à mes yeux, j'ai pensé qu'il n'était peut-être pas opportun d'entamer la première réunion de l'AFI avec un tel thème. Ainsi que je me le suis demandé à posteriori, ceux qui ont lu le livre pourrait me demander pourquoi ne pas avoir choisi le thème du Sens de la vie humaine, titre d'un autre chapitre du livre qui a beaucoup à voir avec le zoroastrisme puisqu'il traite du principe zoroastrien de l'acte juste comme réponse à la question de sens. Hymne à la joie de vivre au quotidien, ce principe permet d'annihiler la question du sens de sa vie en la résorbant. Ce principe peut aussi servir de réponse à la question du sens de la vie pour les êtres de foi et/ou permettre de scotomiser la question de l'absurdité pour les athées intransigeants.
Comme mon attention avait été attirée sur le caractère inaugural de la présente réunion, j'ai préféré choisir un thème solaire susceptible de faire consensus. Et quoi de plus solaire que le plaisir, le bonheur et la joie de vivre au quotidien. Principe de réalité oblige, il me fallait tenir compte du changement paradigmatique en cours, j'ai donc cru bon axer mon intervention sur la question du bonheur à l'ère de l'anthropocène. D'où le titre :
De l'hédonisme à la joie de vivre au quotidien : le concept du bonheur à l'ère de l'Anthropocène.
Grâce aux médias, il n'est un secret pour personne que la vie humaine a été mise en danger. Pour ceux qui ne seraient pas au fait de la définition de l'anthropocène disons que, succédant à l'holocène, l'anthropocène, c'est l'ère où l'espèce humaine influe sur la nature et sur sa propre nature. Selon les experts scientifiques, l'ère de l'Anthropocène met au défi l'espèce humaine et ses capacités d'anticipation, de contrôle et de résilience sur les écosystèmes existants.
Pour ce qui est de la notion de bonheur1, il va de soi que, polysémique, ce terme a changé de sens au fil du temps. Il est à noter avant toute chose que contrairement aux apparences, la quête du bonheur terrestre est une question relativement récente. Avant le siècle des Lumières c'est la question du Salut des âmes qui était à l'ordre du jour. La quête de la vie bonne avait pour finalité de s'assurer une vie éternelle dans l'au-delà. Que l'on se réfère à Spinoza (1632-1677)2 ou Fârâbî (872-950), on constate que ces deux philosophes sont en quête de l'homme parfait, "Ensan-e Kamel". Selon Fârâbî, c'est "la perfection spécifique de l'homme qui est appelée le bonheur suprême". L'Éthique de Spinoza vise la libération de l'homme, ce philosophe de la Joie reconnaît que la voie qui mène à la béatitude, stade ultime de la joie active dans sa perfection, est si escarpée et ardue que rares sont ceux qui l'atteignent. Mais ceci est normal, précise- t-il, puisque "tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare".
Venons-en maintenant aux philosophes du siècle des Lumières pour voir comment le bonheur change de sens. Selon Diderot "la jouissance des biens fait la félicité ; leur possession le bonheur ; la béatitude réveille une idée d'extase et de ravissement, qu'on n'éprouve ni dans le bonheur, ni dans la félicité de ce monde". Le problème pour cette grande figure du mouvement des Lumières, est que "la béatitude nous attend dans une autre vie". Ceci du fait que le bonheur dépend de la fortune, la félicité de nous, et la béatitude de Dieu. Et selon M. l'abbé Girard, le bonheur est pour les riches, la félicité pour les sages et la béatitude pour les pauvres d'esprit. Il faut garder présent à l'esprit que Diderot était athée, irréligieux et anticlérical.
Venons-en maintenant à la pratique. Qu'advient-il du concept de bonheur concrètement parlant ? Car s'il y a ce qui est pensé et dit, il y a aussi ce qui est pensé et fait. Avec le premier nous sommes dans le registre de la connaissance (càd) des Sciences avec le second nous frayons dans le registre de l'action (càd) de la Politique. Comme il ressort de la Déclaration d'indépendance des États-Unis de 1776, c'est au siècle des Lumières que les Américains des États-Unis ont promu le bonheur au rang de droit inaliénable au même titre que la vie et la liberté. Treize ans plus tard Saint-Just déclare "la révolution s'arrête à la perfection du bonheur". Et le préambule de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 assigne à la Constitution française la mission de garantir le "bonheur de tous". Comme on le constate, c'est avec la sécularisation et la montée de l'athéisme que le salut a été détrôné par le bonheur comme but de la vie de l'individu.
Ainsi que je l'ai signalé précédemment, dans mon dernier ouvrage, la question du bonheur est examinée à la lumière des problèmes d'actualité. En effet, si l'on regarde de près on constate que les problèmes d'actualité majeurs aujourd'hui ont presque tous avoir avec la question écologique en général et le problème du réchauffement climatique en particulier. Ceci n'est pas sans rapport avec la question du bonheur qui est promu au rang de droit inaliénable disons de l'être humain pour éviter un langage sexiste.
Mais est-ce vraiment le bonheur qui est en cause ou la conception que nous en avons à l'ère de la civilisation matérialiste qui privilégie le visible, le palpable, le mesurable. Le fait que l'économie domine le politique et non l'inverse, n'est un secret pour personne. Et pour preuve, malgré tous les efforts possibles et imaginables déployés par les hommes et les femmes de bonne volonté, le niveau de développement d'un pays continue à être mesuré en fonction de son PIB par tête d'habitant. Pragmatisme oblige, le politique fait plus volontiers référence aux indicateurs économiques qu'aux indicateurs du développement humain. Et pour cause, avec la mondialisation de la civilisation matérialiste-technicienne, l'aspiration au bonheur est assimilée à la recherche du bien- être accessible par la technique et la science. Rien d'étonnant donc qu'on en soit arrivé à mesurer le bonheur à l'aune de la consommation de biens et services, et que l'on ait fini par confondre plaisir et bonheur.
C'est ainsi que les soucis éthiques et les règles de bonne conduite, telle que la soumission à un idéal de pur renoncement, ont été abandonnés au profit des exigences pratiques que requiert l'aspiration légitime à bien vivre. L'aspiration de croquer la vie à pleines dents se concrétise en vouloir consommer, encore et encore. Mais le pire est que ce vouloir consommer se meut peu à peu en vouloir acheter encore et encore sans même avoir le temps de consommer. Avec la complicité des promoteurs de boulimies de tous genres, c'est bien plus la boulimie d'achat que le besoin de consommation qui est satisfait. Nos armoires regorgent de biens en attente d'être consommés. Reste à comprendre le pourquoi et le comment de la persistance du cercle vicieux "désir - plaisir - ennui".
Nous allons voir maintenant comment, pour échapper au tragique du devoir mourir quoiqu'il advienne, les hommes regardent ailleurs, et préfèrent fuir ce qui est, pour convoiter ce qui n'est pas et n'a aucune raison et/ou utilité d'être. En l'occurrence dans l'exemple des récits contés ci-après la satisfaction de besoins superflus.
Philosophe des Lumières, Diderot en ardent défenseur de la raison émancipatrice, récuse la raison instrumentale de la civilisation du colonisateur dans son récit supplément au voyage de Bougainville dont un cours extrait est soumis à votre sagacité.
Je me dois ici ouvrir une parenthèse pour préciser que mon dernier livre étant étayé par des contes philosophiques, j'ai pensé qu'il n'y avait aucune raison qu'il en soit autrement cet après-midi. Il me paraît utile toutefois de rassurer celles et ceux qui auraient lu La quête d'alter ego que les récits que je vais conter n'y figurent pas, ce d'autant plus que je viens de remarquer que les contes cités dans mon ouvrage sont tous d'origine sinon d'inspiration iranienne.
Ceci dit, dans son récit fictif intitulé "Supplément au voyage de Bougainville", Diderot fait état de la répartie du sage Chef tahitien qui déclare à l'explorateur Bougainville qu'il qualifie de "Chef des brigands" ce qui suit : "Laisse-nous nos murs, elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes. Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu'y manque-t-il à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie, mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir de la continuité de leurs pénibles efforts que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler, quand jouirons- nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras. Laisse-nous reposer ; ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.".
Cette réplique du vieux sage tahitien m'a fait penser que bien avant la période des Lumières, des philosophes iraniens ont tenu en mépris le culte du superflu. Nous connaissons tous le récit, du légendaire fou-sage et philosophe azéri du Moyen Age dénommé Mollâ Nasreddine qui demandait à la manche de sa belle tunique de manger les délicieux plats qu'on lui avait servis.
Pour faire bref disons que, invité d'honneur d'une cérémonie, Mollâ Nasreddine se rend à l'heure prévue à la réception organisée en son honneur mais il se trouve refoulé pour cause de tenue inadéquate. Forcé et contraint à devoir assister à la cérémonie, il se rend chez lui pour changer d'habit. Arrivé avec retard à la cérémonie vêtu de son costume d'apparat, il est conduit et installé à la place d'honneur. L'odeur des délicieux plats ayant attisé la faim des invités, ceux-ci commençaient à manifester des signes d'impatience, puisqu'ils ne pouvaient entamer leur repas avant l'invité d'honneur. Alors qu'ils avaient tous le regard fixé sur Mollâ Nasreddine, ce dernier fait signe à la manche de sa tunique de manger. Craignant une crise de folie, le chef de la cérémonie demande à savoir ce qui lui arrivait. Mollâ Nasreddine répond calmement que c'était bien à son costume d'apparat que l'on rendait hommage et non point à sa personne.
Il nous faut maintenant délaisser le monde de la fiction littéraire pour nous confronter à la réalité du monde de l'économie. Selon André Comte-Sponville, le bonheur c'est obtenir tout ce que l'on désire. Tout un courant de pensée d'inspiration bouddhiste dira le contraire. Mais admettons qu'il devrait en être ainsi puisque le système capitaliste mondialisé est fondé sur ce principe. Le problème comme nous allons le voir est qu'avec la satisfaction, cesse le désir et donc le plaisir : d'où l'ennui, pain béni des marchands des gadgets de tous genres et de leurs publicistes guérisseurs du mal-être versus ennui généré par le vide ressenti suite à la satisfaction des désirs. Nous allons maintenant examiner plus en détail le "pourquoi du pourquoi", càd la raison du maintien du système d'aliénation collective qu'est le système capitaliste prédateur. Il nous faudra pour ce faire comprendre le fonctionnement au niveau neurophysiologique des mécanismes de dépendance et d'addiction qui uvrent au maintien du cercle vicieux de l'hédonisme de l'avoir.
CARBURANT DU CAPITALISME PREDATEUR : RAISON D'ETRE DU CERCLE VICIEUX "DESIR - PLAISIR - ENNUI"
La crise environnementale majeure devrait, bon gré mal gré, mettre un terme aux abus de la société de consommation où les experts en publicité et lobbying génèrent et entretiennent les achats compulsifs des personnes atteintes d'oniomanie (manie des achats en ligne). La société de surconsommation créatrice de faux besoins en abondance génère des formes contemporaines de nihilisme. S'il est normal, voire salutaire à certains égards, que l'être humain ne se contente pas de satisfaire ses besoins essentiels mais qu'il prenne plaisir à se nourrir, se vêtir, se loger, à faire du sport, à voyager, à jouer, à prendre soin de sa santé, etc., il ne devrait pas pour autant s'y aliéner au point d'en devenir l'esclave comme en témoignent les nouvelles pathologies telles que la boulimie, l'oniomanie, la bigorexie, la ludomanie, la dromomanie, l'hypocondrie, etc.3.
Comme on le constate, les excès de la société de consommation a entraîné la création de tout un jargon pour en décrire les méfaits. L'humanité a certes de tout temps connu des êtres humains fascinés par la prise de risque, attirés par des expériences extrêmes. Le problème avec la société de surconsommation est que cette prise de risque n'est pas le produit d'un choix délibéré, mais résulte d'une manipulation opérée à l'insu de la volonté des victimes. Les victimes ont ceci en commun qu'elles ont besoin de se sentir vivre. Elles fuient en quelque sorte ce sentiment d'insatisfaction que Schopenhauer qualifie d'ennui. Et le pire tient au fait que la société de surconsommation, loin d'y apporter un remède, entretient ce sentiment de mal-être quand elle ne l'attise pas.
Dans les sociétés démocratiques, nous avons l'avantage d'être inondés d'informations, mais étant donné que la démocratie de marché et la recherche de la vérité ne font plus très bon ménage, nous avons plus souvent affaire à de la propagande et à des pratiques lobbyistes douteuses qu'à de la saine et objective publicité. La raison tient au fait qu'arrivé à saturation, l'individu ne parvient plus à ressentir les bienfaits que devrait lui procurer la consommation. Dans le jargon des économistes à ce moment précis, l'utilité4 marginale du bien consommé est nulle. De sorte que le publicitaire doit de plus en plus faire preuve d'ingéniosité pour l'inciter à continuer à acheter. L'utilisation d'images subliminales à des fins commerciales se voyant progressivement interdite, il aura recours à d'autres techniques de persuasion, telles que les séquences de manipulation mentale par des messages implicites dans ses spots de publicité. Légale, la technique de la perception implicite permet par exemple au vendeur de recourir à des images de femmes au corps sculpté à la perfection en train de siroter un cocktail au bord de la piscine de rêve qu'il cherche à vendre, en faisant croire au client potentiel qu'il désire la piscine, alors que celui-ci est en fait bien davantage attiré par la beauté de rêve qui se prélasse en bikini sexy au bord de la piscine.
Dans un régime démocratique, les actions du gouvernement sont censées ne pas porter atteinte aux libertés individuelles et au libre choix du consommateur tenu pour être responsable des dommages que les industries du tabac, de l'alcool, du fast food, les réseaux sociaux, etc. causent à sa santé. Mais pour que l'individu puisse s'astreindre à une consommation responsable, encore faut-il qu'il soit en mesure de s'armer contre les mécanismes de dépendance et d'addiction. Pour ce faire il a besoin de les connaître et d'en maîtriser les rouages. D'après les neuroscientifiques, le sexe, le jeu, le shopping compulsif, le surfing sur les réseaux sociaux augmentent la libération de la dopamine dans le centre de la récompense du cerveau, ce qui provoque la sensation de plaisir. Si contrairement au tabac, à l'alcool, aux opiacés, ces pratiques ne créent pas de dépendance5, elles peuvent en revanche être addictives. Le problème avec l'addiction est que, pour pouvoir bénéficier du même effet, il faut à chaque fois augmenter la dose du produit ou activité dont la consommation provoque la sensation de plaisir.
Étant donné que 40% du chiffre d'affaires de la Française des jeux (FDJ) provient des personnes qui ont des problèmes d'addiction aux jeux, on est en droit de conclure que le jeu est un bien de consommation qui peut tout autant procurer du plaisir que générer de l'addiction. Il en va de même pour le sexe. Et ceci explique pourquoi la polygamie et la pédophilie ont été légalisées dans certains pays de confession musulmane.
Lorsqu'on médite sur la question du bonheur on doit garder présent à l'esprit que la pire de toutes les misères humaines n'est pas la pauvreté matérielle mais l'état d'asservissement. La vie et la liberté sont les deux véritables richesses de l'être humain. La vie sans la liberté n'a aucune valeur. Le misérable sort d'éternelles mineures qui est réservé aux femmes dans certains pays musulmans, à commencer par l'Arabie Saoudite et l'Afghanistan, est d'autant plus déconcertant que le Coran instaure d'emblée une égalité ontologique entre l'homme et la femme.
On est en droit de se demander pourquoi, si ce n'est pour satisfaire les "plaisirs pervers" des hommes que la plupart des pays de confession musulmane, ont maintenu ou, pire encore, réinstauré, comme c'est le cas dans la République islamique d'Iran, des pratiques archaïques discriminatoires à l'encontre des femmes. Si l'on regarde de plus près on constate que la légalisation des plaisirs pervers des hommes a servi en fait d'instrument de leur maintien dans un état de servitude. Pendant que les hommes sont occupés à assouvir leurs pulsions sexuelles perverties par une législation discriminatoire, ils ne pensent pas à se révolter contre leur servitude, et cela d'autant plus qu'une telle révolte suppose qu'ils veuillent se défaire de tous les autres privilèges qu'ils se sont indûment attribués au nom d'une interprétation littéraliste des textes sacrés de l'islam. Autrement dit, dans certains pays de confession musulmane, la gent masculine préfère "l'inégalité des genres dans la servitude à l'égalité des genres dans la liberté".
La crise écologique mondiale et la pandémie du coronavirus ont certes mis le capitalisme mondialisé à mal, mais le véritable problème, pour l'heure inextricable, est que le système capitaliste, qui est fondé sur le principe de la minimisation des coûts et de la maximisation du profit, se doit pour perdurer de maintenir le mode de fonctionnement d'un système basé sur la satisfaction de la demande solvable. Une telle demande ne peut être entretenue que par le recours à un mécanisme de récompense prévoyant la consommation de biens et de services génératrice de plaisir via le processus de libération de la dopamine. En d'autres termes, sans les achats-plaisirs qui dopent la consommation de biens et services de plus en plus sophistiqués à l'échelle planétaire, le système capitaliste mondial risque l'effondrement. Et le pire dans cette affaire est que si la société hédoniste peut en effet contribuer au bien-être des individus, la dynamique de frustration orchestrée par la société d'hyperconsommation risque de leur barrer l'accès au bonheur. D'où la sensation d'insatisfaction permanente savamment entretenue par des informations subliminales qui leur font croire sans cesse qu'ils sont misérables et le demeureront tant qu'ils n'auront pas goûté aux bienfaits de la multitude des nouveaux biens et services6 destinés à leur procurer un plaisir à ce jour inédit.
En effet, d'après les neuroendocrinologues, le plaisir et le bonheur sont deux sensations différentes qui dépendent de neurotransmetteurs distincts. La dopamine est à l'origine du plaisir, tandis que c'est la sérotonine qui produit la sensation de bonheur. Ce que tous les philosophes sensés, de l'antiquité à nos jours, remettent en cause et qui peut être résumé dans la formule le plaisir désespérément, c'est bien cette quête désespérée du bonheur assimilé à un plaisir fondamentalement insatiable dans la mesure où il doit être entretenu à l'infini pour éviter la douleur du manque. La quête du plaisir est sans fin puisque la satisfaction d'un désir compris au sens d'appétit de vivre crée un vide destiné à être comblé aussitôt par la recherche d'un autre. Et le plus douloureux dans cette affaire est que la dopamine, hormone du plaisir, régule à la baisse la sérotonine qui est un neurotransmetteur communément dénommé "hormone du bonheur", laquelle induit une sensation de contentement, de plénitude, un état de relaxation, d'union avec le monde si elle est normalement dosée. S'il est vrai que l'eudémonisme est le bonheur des sages, et l'hédonisme est le bonheur du commun des mortels, encore faut-il savoir que le sage véritable ne se prive pas de tout plaisir, tout au contraire, mais de façon sélective et à des doses homéopathiques pour certains ce qui équivaudrait à la "sobriété heureuse" des écologistes.
J'ai commencé mon exposé en évoquant des récits de fiction littéraires, il serait judicieux de le clore en appelant à votre bon souvenir le film de science-fiction Matrix oh combien évocateur de la situation dans laquelle l'humanité s'est enfermée. Machine à production de faux besoins voués, de plus en plus, à une rapide obsolescence, le système capitaliste prédateur met au défi tout un chacun sans lui offrir l'opportunité d'avoir à choisir entre la pilule bleue et la pilule rouge. Comme l'humanité ne semble nullement décidée à quitter la matrice dans laquelle elle s'est elle-même enfermée, il semblerait qu'elle ait choisi la pilule bleue risquant ainsi de mettre fin à sa propre histoire et du même coup à celle du système capitaliste prédateur.
Pessimisme de raison et optimisme de volonté commandent, le choix de la pilule rouge nous permet d'accéder à une panoplie de quatre options alternatives selon que l'on opte pour le principe de réalité ou le principe de plaisir. Et que l'on se situe dans le registre de l'être ou de l'avoir.
Pour ceux qui optent pour le principe du plaisir il y a :
1) La fuite de l'inconfort pour les inconditionnels de l'hédonisme de l'avoir ;
2) Le salut dans l'au-delà pour les croyants qui privilégient ici-bas l'hédonisme de l'être.
Parmi les agnostiques qui optent pour le principe de réalité nous avons :
3) Les athées qui s'accommodent sans joie ni tristesse avec le réel ;
4) Les êtres de foi qui acceptent avec joie le réel identifié au bonheur.
Comme on le constate, il est fait ici une distinction entre un croyant et un être de foi. Avec le premier nous sommes dans le registre de l'adhésion totale d'un être humain à une croyance religieuse tandis qu'avec le second nous avons affaire à une adhésion totale, après un long cheminement spirituel, à un idéal et/ou une croyance qui le dépasse, ex. foi politique, philosophique ou spirituelle. Ces derniers ont le privilège de vivre en quasi permanence un état de félicité7. Ces êtres lumineux arborent un sourire apaisant, reflet de la joie désintéressée qui les habite. Ce sourire imperceptible que Léonard de Vinci a cherché à éterniser. Morts ou vivants, ces êtres d'exceptions ne sont pas des privilégiés de naissance, encore moins des êtres prédestinés à le devenir. En quête de perfection, ils ont uvré leur vie durant pour atteindre cet état de liberté intérieure. Ils se sont libérés de leur ego selon les soufis persans. Ils ont poli le diamant brut que chacun possède en son for intérieur selon les bouddhistes. Ils ont débarrassé leur ego des scories selon Plotin, des passions tristes selon Spinoza que sont : la cupidité, la haine, l'avarice, la jalousie, l'orgueil, l'arrogance, la peur. En quête du Graal, ils ont, au terme de leur périple, fini par trouver, au fond d'eux cette conscience pure que les mystiques orientaux (indiens, persans) qualifient : l'Âtman, le Soi.
DE LA MONTEE DES NOTIONS AU CONCEPT DU BONHEUR
Comme il n'est pas question de conclure je dirais pour terminer, que fidèle au principe de la "liberté créatrice", concept clef de la pensée iranienne, j'estime que chacun doit être libre de décider de ce qu'il estime être "la vie bonne". Principe de réalité oblige, ceci ne m'exempte pas pour autant du travail de définition du concept de bonheur à l'ère de l'Anthropocène. Ainsi qu'il a été précisé le mot "bonheur" est polysémique. Au sens générique il englobe à la fois toutes les définitions du mot spécifique bonheur et tous les mots spécifiques apparentés exprimant une idée de gradation tels que : hédonisme, eudémonisme, félicité et béatitude. A la lumière des multiples notions intériorisées au fil du temps, je propose de définir le bonheur suprême comme l'état ressenti par le sage qui, ayant acquis toutes les facultés inhérentes à l'homme parfait "Ensan-e Kamel", pratique en tout moment et en toute circonstance l'acte juste (càd, la pensée juste, la parole juste et l'action juste). Comme on le constate si tout un chacun peut à un moment ou l'autre de sa vie vivre un tel état d'âme, nul ne peut atteindre un niveau de perfection tel qu'il puisse vivre en permanence un état de bonheur suprême. Il s'agit bien plus d'un idéal que d'une réalité atteignable sur terre. Il définit une voie à suivre. C'est pourquoi il est qualifié de suprême. Pour ce qui me concerne, je me délesterais volontiers du qualificatif de suprême au profit du terme "concept" qui par définition devrait être atemporel et universel.
Comme à l'ère de l'Anthropocène, c'est la vie humaine, c'est-à-dire la vie de l'humanité, qui est en danger, il n'est plus permis de faire appel au mot composé de "fin de vie" pour nous libérer de la peur de la mort. Le système capitaliste a uvré à l'intériorisation de la conception hédoniste du bonheur. Le principe de réalité qui se déploie à l'échelle planétaire à travers le douloureux spectacle des pandémies, des méga- incendies, des méga-canicules, des méga-inondations, les uns plus meurtriers que les autres. L'instinct de survie des jeunes qui se manifeste, entre autres, via des actes de désobéissance civile comme instrument de contestation du système capitaliste prédateur. Tout nous somme de changer de mode de vie et pour ce faire d'uvrer pour un reformatage des esprits qui amène à un changement des comportements des différents acteurs, à commencer de ceux qui sont aux commandes.
Je vous remercie de votre attention.
1 Considéré plus souvent comme un idéal que comme une réalité, le bonheur est pour les Grecs l'état ressenti par le sage qui, ayant épanoui toutes ses facultés, contemple et pratique le Bien. On appelle eudémonisme, une philosophie qui, comme celle d'Aristote, vise le bonheur et hédonisme, celle qui valorise le plaisir.
2 Il est à noter à cet égard que, lorsqu'on demande à Einstein s'il croit en Dieu, il répond : "Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l'harmonie de tout ce qui existe mais non en un Dieu qui se préoccuperait du destin et des actes des êtres humains."
3 Accros du shopping, du sport, des jeux du hasard, des voyages, de la médecine esthétique, etc.
4 Dans la société de surconsommation on a bien plus souvent affaire à une utilité imaginaire qu'à une utilité réelle.
5 On parle de dépendance lorsque l'individu souffre du syndrome de sevrage suite à l'arrêt brusque de la consommation du produit incriminé.
6 Massages, voyage, gastronomie moléculaire (cuisine technico-émotionnelle" selon la terminologie espagnole), nouveau modèle de mobiles, tablettes et ordinateurs de plus en plus performants, nouveaux robots ménagers, etc.
7 La Félicité c'est bénéficier de la joie de vivre au quotidien. Et l'eudémonisme, qualifié de vrai bonheur, c'est avoir peu de désir càd avoir opté pour l'hédonisme de l'être et beaucoup de disponibilité pour jouir des multiples merveilles en nous et autour de nous.